David, alias Daoud, alias Souleiman, fait partie du groupe Khorasan -des vétérans d'Al-Qaeda-, visé par les frappes du 23 septembre. Il serait toujours vivant.

David, alias Daoud, alias Souleiman, fait partie du groupe Khorasan -des vétérans d'Al-Qaeda-, visé par les frappes du 23 septembre. Il serait toujours vivant.

Collection privée / L'Express

Il est tout juste minuit, le mardi 23 septembre, et la nuit syrienne se change en jour. Des éclats de lumière déchirent le ciel pour s'abattre sur huit bâtiments disséminés dans la campagne, près d'Alep. Les frappes de la coalition internationale antidjihadistes viennent de commencer. Deux navires de guerre américains lancent leurs missiles Tomahawk en direction du nord-ouest, près de la frontière turque.

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>> Mise à jour du 6 novembre : David Drugeon aurait été abattu par un drone américain

Leur cible: Khorasan, un groupuscule dont l'existence a été révélée récemment, et qu'ils suspectent de préparer desattaques contre les Etats-Unis et d'autres pays occidentaux. Le feu américain tente de neutraliser ces survivants d'Al-Qaïda "première époque". L'organisation responsable des attentats du 11 septembre 2001 à New York et à Washington n'a pas désarmé. Sous la bannière Khorasan, elle entend toujours frapper.

Comme un symbole, l'US Army a tenu à mener seule l'opération, alors que les raids contre l'Etat islamique - la principale organisation djihadiste - associent certains de ses alliés. Officiellement, c'est un succès: le Pentagone aurait éliminé l'un des chefs militaires de Khorasan. Selon l'agence Associated Press, une cible prioritaire aurait toutefois été manquée: David Drugeon, un Français de 24 ans.

Présenté comme un expert en explosifs, respecté pour ses faits d'armes dans les montagnes afghanes, ce "vétéran" a gravi les échelons jusqu'à intégrer l'élite combattante du djihad mondialisé. Le 5 octobre dernier, sa légende s'est enrichie d'un épisode troublant: le site américain McClatchy évoquait, sans donner son nom, un mystérieux "agent français" qui aurait "fait défection pour Al-Qaïda". L'information a été démentie avec force par le ministère de la Défense. Drugeon, puisque c'est de lui qu'il s'agit, ne serait donc pas un agent, mais bien un djihadiste au destin vertigineux. L'enquête de L'Express, menée auprès de ses proches, de multiples sources du renseignement, recoupée avec divers dossiers judiciaires, permet de retracer son parcours.

David Drugeon, toujours inscrit sur le site Copains d'avant, fut longtemps un gamin sans histoires, né à Vannes, à quelques encablures du golfe du Morbihan. En 1989, année de sa naissance, les moudjahidine afghans chassent les dernières troupes soviétiques. Cette histoire de guerre lointaine, les Drugeon - père contrôleur de bus, mère secrétaire et fervente catholique - la suivent d'un oeil distrait, à la télévision, comme bien des Français. Ils habitent alors Ménimur, quartier classé en zone urbaine sensible (ZUS), un ensemble de petites barres HLM, entouré de maisons individuelles. La population bigarrée mêle cadres moyens, salariés et ouvriers, notamment des familles d'origine maghrébine.

Dans les années 1990, Ménimur, avec ses rues aux noms de poètes et de fleurs, n'a rien d'un ghetto. La famille occupe un grand appartement, allée des Tulipes. Avec son frère aîné, né deux ans avant lui, David connaît une scolarité linéaire: classes primaires à l'école Brizeux, puis collège Antoine-de-Saint-Exupéry, à 600 mètres du domicile familial.

"Islam des caves" et "Breizh Connection"

La grande passion des deux frères reste le foot. David, doté d'un bon pied gauche, joue défenseur central à l'AS Ménimur et voue un culte à l'Olympique de Marseille, un "virus" inoculé par le père. "Je les ai emmenés six ou sept fois au Vélodrome, raconte ce dernier. On partait de Vannes le vendredi soir avec un car de supporters. Je conduisais: 1 170 kilomètres, douze heures de route et retour après le match." A l'époque, David arbore en permanence le maillot de l'OM, même à Noël ou aux anniversaires. Pour un peu, il dormirait avec.

En 2002, l'univers des deux garçons se fissure avec le divorce des parents. Alors qu'ils restent au côté de leur mère, allée des Tulipes, on les aperçoit bientôt auprès de musulmans salafistes, adeptes d'un retour à la supposée religion "des origines". La petite troupe refait le monde de l'après-11 Septembre et s'interroge sur le sort qu'un musulman doit réserver aux "mécréants". Rapidement, les frères Drugeon se convertissent. A 13 ans, David se métamorphose en "Daoud". "Dans le groupe, un jeune adulte semblait avoir beaucoup d'influence sur eux, se rappelle une ancienne voisine. David le tenait par le bras, comme on le ferait avec un grand frère protecteur."

De fait, son comportement change du tout au tout. Au troisième trimestre de l'année scolaire 2004-2005, alors qu'il est en seconde au lycée Alain-René-Lesage, l'élève Drugeon décroche. Ses excellentes moyennes - 18 en initiation aux sciences de l'ingénieur, 17 en histoire-géo- s'effondrent. Il délaisse le stade de foot et lui préfère la mosquée, un bien grand mot pour une salle de prière insalubre, en sous-sol, à deux minutes à pied de chez lui. Dans cet "islam des caves", David/Daoud s'initie à une lecture littéraliste du Coran et apprend l'arabe. A la rentrée suivante, il s'inscrit tout de même en internat dans un lycée professionnel, à Rennes.

Son rêve: devenir architecte. Malgré de réelles capacités, l'expérience tourne court: trois mois plus tard, il est sommé de cesser de "faire sa prière au pied de l'escalier du dortoir", comme le rapporte un membre du personnel. "J'ai été convoqué avec lui par le proviseur, confirme son père. Nous lui avons donné le choix: les études ou la religion. Il a opté pour la religion..." De retour à Vannes, l'ado obtient finalement un BEP mécanique auto. Son frère aîné, lui, poursuit son apprentissage d'un islam rigoriste, mais de manière paisible.

Au fil du temps, David prend de l'assurance, et commence à attirer l'attention de la police. L'antenne rennaise de la DCRI (renseignement intérieur) a eu vent de cette agitation de cage d'escalier du côté de Vannes. Une demi-douzaine de personnes, radicalisées par un imam local, sont alors recensées. Rien de bien inquiétant, juge-t-on, au regard des 5 000 salafistes visés, à l'échelle nationale, par une fiche "sûreté de l'Etat".

"Le nom de David Drugeon revenait régulièrement dans les briefings, note un agent. Mais, entre nous, nous parlions de la "Breizh Connection" sur le ton de la boutade." Peu à peu, les signes de son activisme se multiplient. Entre 2008 et 2010, il effectue trois séjours en Egypte pour parfaire sa connaissance de l'arabe et des sciences islamiques, ce qui attire cette fois l'attention de la DGSE, le service de renseignement extérieur.

Des haltes répétées au Caire et à Alexandrie

A l'époque, les autorités s'inquiètent des phénomènes de radicalisation observés marginalement au retour de ces stages linguistiques. Une note du renseignement intérieur en fait état en 2006: "Par la diffusion d'un islam ultra-orthodoxe, certains individus, radicalisés d'autant plus après leur passage dans une école coranique, contribuent, à leur retour, au renforcement du communautarisme et au processus de dilution de la cohésion nationale. Les plus déterminés, susceptibles de rejoindre le djihad armé, représentent un réel danger pour la sécurité du pays."

Au Caire et à Alexandrie, David Drugeon passe entre trois et six mois dans des instituts religieux, en compagnie d'autres étudiants étrangers. Mais il ne coupe pas pour autant les ponts avec sa famille. De retour en Bretagne, il séjourne toujours auprès des siens. "Durant ces périodes, il travaillait en intérim, dans le nettoyage industriel ou comme chauffeur, poursuit son père. Pour moi, il n'avait pas changé. Il restait le même jeune homme, souriant, sportif, aimant la nature et les sorties en forêt."

Les sorties en forêt? A cette période intervient un épisode qui a alimenté les affirmations du site américain McClatchy sur la supposée appartenance passée du jeune homme à la DGSE. Une source interne au ministère français de la Défense indique à L'Express qu'il s'agit d'une méprise liée à une coïncidence d'ordre géographique. David Drugeon aurait en effet participé à un stage d'entraînement sportif à... Coëtquidan! Ce bourg situé à 70 kilomètres de chez lui abrite Saint-Cyr, l'école des officiers de l'armée de terre. "Il n'a jamais tenté d'intégrer l'armée. Il n'a jamais été sollicité par nos services. Il s'est entraîné dans une structure civile, c'est tout", maintient cette source, en apportant un "démenti catégorique" aux thèses de la presse américaine faisant de David Drugeon un "French Bond".

En 2009, il travaille six mois d'affilée, amassant un pécule pour un voyage qu'il décrit à son père comme semblable aux précédents. Le 17 avril 2010, celuici le voit pour la dernière fois. David/ Daoud part, en catimini, sur le sentier du djihad. Il effectue en covoiturage le parcours Vannes-Bruxelles, où il prend un avion. Escale à Rome, avant de débarquer au Caire. Selon nos informations, il aurait voyagé non pas seul mais avec un proche de l'imam de la "mosquée" de Ménimur.

Au Pakistan, l'une des premières recrues des Soldats du califat

Si la suite de son parcours est plus floue, sa destination finale, elle, est connue. Comme l'a révélé Le Parisien, Drugeon a réussi, dès 2010, à être coopté dans le sanctuaire pakistanais de la nébuleuse d'Al-Qaïda : Miranshah. Situé dans les zones tribales, à proximité de l'Afghanistan, ce gros village est alors l'un des fiefs des talibans et des djihadistes ralliés à Ben Laden. Il restera trois ans dans le secteur, disparaissant des semaines entières pendant l'été, la saison des combats, gagnant au passage ses galons d'expert en explosifs et un nom de guerre: Souleiman.

Du coup, il obtient la confiance d'un sergent recruteur d'Al-Qaïda, Moez Garsallaoui, un parfait francophone, aussi à l'aise avec un lance-roquettes qu'avec un clavier d'ordinateur.

Quand, en août 2011, ce dernier crée un groupe très actif Jund al-Khilafa (les Soldats du califat), Drugeon fait partie des premières recrues. Cette cellule compte une quinzaine de combattants, venus pour la plupart d'Asie centrale et d'Afrique du Nord. Drugeon, arabophone, passe beaucoup de temps avec les Maghrébins. "Dans ce petit monde, les affinités se nouent souvent sur des critères linguistiques... et de régime alimentaire", précise un bon connaisseur des filières.

A la fin du mois de septembre 2011, un Français un peu paumé, habitué à jouer les saute-frontières (Algérie, Egypte, Afghanistan) dans l'espoir de rejoindre Al-Qaïda, rallie le groupuscule : Mohamed Merah. Il s'initie, non aux explosifs, comme le lui demande le chef Garsallaoui, mais au maniement des armes de poing. Quinze jours plus tard, ce petit délinquant toulousain reprend sa route et rentre en France pour tuer. En mars 2012, à Toulouse et à Montauban, il assassinera sept personnes, dont des enfants juifs...

Avant de mourir sous les balles du Raid, Merah se vante de s'être formé auprès d'Al-Qaïda. Les "frères", ditil alors, "ça a été très, très, très, très, très, très facile de les trouver". Il affirme s'être présenté dans une mosquée d'Islamabad et avoir simplement posé sa candidature. Les spécialistes doutent de ce scénario : Al-Qaïda craint trop d'être infiltré pour accepter si aisément un nouveau venu.

Le 13 juin 2010, un dernier courrier adressé à ses parents

Depuis, les investigations ont montré qu'en réalité Merah avait été recommandé et qu'il était attendu dès sa descente d'avion au Pakistan. Reste à comprendre comment il a été coopté à Miranshah, une zone quasi impossible à rallier pour les Européens. La réponse se trouve peut-être dans l'itinéraire de Drugeon, qui l'a précédé sur place. Le Breton pourrait être le "chaînon manquant" entre Merah et Al-Qaïda. Les deux hommes pourraient même s'être croisés dès 2010 en Egypte.

En 2012, les crimes de Merah, revendiqués par Jund al-Khilafa, signent la fin de ce groupe. Quelques mois plus tard, les proches de Moez Garsallaoui annoncent sa mort, survenue "le 10 octobre 2012", à la suite d'un tir de drone américain. Drugeon, lui, a survécu. Comme la plupart des derniers cadres opérationnels d'Al-Qaïda, il bascule alors vers le conflit syrien. Du côté d'Alep, il intègre l'ultra-secrète Khorasan.

Cette élite de quelques dizaines de combattants rêve d'exporter le combat quand son rival l'Etat islamique pense d'abord à rétablir un califat sur l'ensemble du monde musulman. "Drugeon est l'un des Occidentaux les plus en vue au sein de la mouvance, explique Dominique Thomas, spécialiste des groupes salafistes et djihadistes. Il a un statut de cadre intermédiaire, avec une influence qui lui permet de piloter des projets d'attaque."

De fait, son profil tranche avec ceux des nouvelles recrues de l'Etat islamique, ces petites mains enrôlées après leur radicalisation sur Internet ou via les réseaux sociaux. Drugeon, lui, ne se met pas en scène kalachnikov en bandoulière ou brandissant des têtes coupées. Malgré sa jeunesse (25 ans le 19 novembre prochain), Daoud, alias Souleiman, appartient au temps d'avant : celui des réseaux construits sur la confiance, des liens éprouvés dans le monde réel. Et des correspondances manuscrites...

Ainsi, le 13 juin 2010, depuis un lieu inconnu, il envoie un courrier en Bretagne. A l'intérieur, deux lettres: l'une pour sa mère, convertie sous la férule d'une "soeur", l'autre à l'intention de son père. Il écrit : "Oh papa, je t'appelle à l'islam, car c'est ce qu'il y a de meilleur pour l'homme dans cette vie et dans l'au-delà." S'ils ne se revoient pas, ils pourront se "retrouver au paradis". Dans le salon de sa maison, à une dizaine de kilomètres de Vannes, le père, fataliste, tâche de faire front. "Je me suis préparé. Tous les soirs, je m'attends à ce que deux policiers viennent frapper à la porte pour m'annoncer la terrible nouvelle." Il nous tend une photo : David, debout dans un trou creusé dans le jardin, bras écartés comme pour dire "Mission accomplie". Ce jour-là, son fils l'aidait à planter un olivier, "symbole de paix". C'était en octobre 2009. Six mois plus tard, Daoud entamait son voyage vers l'apocalypse.



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