Voilà quelques semaines qu’émerge à nouveau, comme chaque année, le débat sur l’assujettissement des oeuvres d’art à l’impôt de solidarité sur la fortune. Et voilà que s’exercent, comme chaque année, les mêmes forces, qui ont pour elles l’avantage du nombre et, dit-on, des idées. Taxer la culture ? Vider les musées ? Rebuter les mécènes et spolier les collectionneurs ? Les mots sont grands, l’étendard est haut, à la mesure de l’attachement à l’exception culturelle de la France. Cette défense intense et très raide, envahissant les tribunes et mobilisant les couloirs au point d’obtenir le rejet en séance d’un trop bref amendement adopté en commission, signe en réalité la défense très ordinaire d’un intérêt, d’un simple acquis. Comme il en existe tant. Il faut dire que vieux de plus de trente ans, celui-ci est particulièrement précieux, qui consiste ni plus ni moins en un affranchissement du service des impôts. Croyant aux forces de l’esprit, obligeant l’oeuvre créatrice, cette parole résonne brusquement ici bas. L’homme de culture s’oublie parfois.
Si l’on veut bien donner voix à la tolérance et à l’objectivité, il faudra bien dire que cette dispense historique n’a rien pour elle. Car ses partisans ne visent pas les modalités d’un assujettissement, mais son principe même. C’est bien de pure égalité dont il s’agit, de l’idée même de solidarité. Les partisans de cette dispense croient sans doute à la solidarité et à l’égalité. Mais si leur propos, parfaitement respectable, perd sa crédibilité, c’est qu’ils refusent le principe de la contribution, en défendant ainsi les effets d’aubaine qui ramènent l’art, et l’art contemporain en particulier, au rang de simple niche. C’est qu’ils ne tolèrent pas le principe d’un coût de cette solidarité et de cette égalité et, finalement, malgré la hauteur de leurs vues, qu’ils ne les acceptent pas en confiant à d’autres le soin des charges publiques, comme si la vénalité n’avait pas trouvé refuge, aussi, dans la culture et dans l’art. Aimant à contempler leurs œuvres, ces propriétaires sont les spectateurs privilégiés de la solidarité nationale.
C’est effectivement d’un privilège dont disposent aujourd’hui ces investisseurs d’art. Tel qu’il est aujourd’hui infligé aux autres propriétaires, le tête-à-tête dans lequel ceux-ci sont laissés est insupportable. Non que ces derniers soient tout à fait à plaindre, puisque leur assujettissement à l’ISF est la marque d’un confort de vie, mais qu’ils sont victimes à leur échelle d’une inégalité, alors que depuis 1789 l’impôt doit être réparti entre « tous » les citoyens. Cette universalité est précieuse à la cohésion nationale, mais elle est trop couteuse semble-t-il pour être assumée.
Si les modalités d’une l’inclusion des œuvres d’art dans l’ISF doivent être débattues, notamment pour préserver le tissu traditionnel du marché de l’art et le patrimoine culturel de la France, le principe de cette inclusion ne souffre pas la contradiction. Pourquoi cela ? Tout simplement parce que, chacun le sent par le désir de propriété qui l’anime, la situation du possédant est, à revenu égal, supérieure à celle du non-possédant. Indépendamment des revenus susceptibles d’en être retirés, la détention même d’un ensemble de biens et de droits confère en effet une capacité contributive qu’à lui seul, l’impôt sur le revenu ne peut atteindre. Réprouver l’inclusion des œuvres d’art dans l’ISF, c’est en somme valider la comparaison dénoncée dans les années cinquante par Nicholas Kaldor, l’économiste britannique, entre un maharadjah sans revenu mais possédant un stock considérable de bijoux précieux et le mendiant gisant à la porte de son palais, sans revenu comme lui mais ne possédant évidemment, lui, aucun bien ni aucun droit.
L’ISF EXISTE, IL DOIT ÊTRE ÉGALEMENT RÉPARTI
Ne tressaille-t-on pas en se disant que la Table de Teschen, véritable trésor dont le Louvre peine à réunir les 12,5 millions d’euros de son acquisition, ait pu constituer tout ou partie du patrimoine d’une personne qui n’était peut-être pas même imposable à l’impôt sur le revenu ? Juge-t-on plus respectables la thésaurisation et la spéculation dans l’art que l’investissement immobilier, qui détend le marché, améliore l’offre locative et, ce faisant, la situation matérielle des Français ? L’intérêt matériel est universel, et revêt simplement plusieurs formes.
C’est ce parallèle absurde du maharadjah et du mendiant que le Conseil constitutionnel proscrira en 2010, en permettant que les biens non productifs de revenus entrent dans l’assiette de l’ISF. Dans ce débat, derrière les tribunes et les effets de couloir, c’est le principe d’un impôt sur la fortune qui se trouve contesté : mais tant qu’existe cet impôt, il faut qu’il soit également réparti.
En réalité, toutes les inquiétudes peuvent être levées dans les modalités de cet assujettissement. Avance-t-on l’impossibilité d’une définition de l’ « œuvre d’art » que l’on néglige deux siècles de savoir-faire administratif et juridictionnel (le « spectacle vivant » est par exemple défini en matière de TVA). Croit-on aussi dans l’impossibilité d’une évaluation que l’on oublie qu’elle est déjà réalisée pour la liquidation des droits de succession. Du reste, le seuil de l’assujettissement – au moins à 50 000 euros – devra être discuté et celui de l’imposition, aujourd’hui à 1,3 milions d’euros, peut-être même rehaussé. Il est d’ailleurs souhaitable qu’une décote annuelle soit instaurée sur la base d’une durée minimale de détention (par exemple 5 ans puis 10% par an). Aurait-on peur aussi de vider les musées alors que cette mesure enrichira tout à la fois les collections et le travail des conservateurs, comme celui des chercheurs, puisque les propriétaires seront incités à confier leurs œuvres lorsqu’elles seront concernées ? Quant à l’utilité de cette mesure, elle est très grande en dépit d’un faible rendement : c’est le prix de l’égalité.
Se pose surtout la question des taux de l’ISF, dont l’importance, même relativisée par l’existence d’un plafonnement, n’efface pas le sentiment de la stigmatisation. Voilà un combat qui grandirait les partis de gouvernement : prévoir en contrepartie de cet élargissement mesuré de l’assiette un allégement du barème de l’impôt, cette réforme ne devant s’obtenir qu’à produit constant. Si l’art a sa part dans la solidarité, il sert puissamment la société, qu’il élève et, de plusieurs manières on le voit, qu’il enrichit. Répartir également l’impôt, c’est alléger à bon droit la charge de chacun.
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