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Comment réconcilier la société avec l'entreprise ?

LIAN HONG/Madame Figaro

FIGAROVOX/TRIBUNE - A l'occasion de la seconde Fête des voisins au travail, Pierre-Yves Gomez rappelle que l'entreprise n'est pas seulement créatrice de richesses matérielles mais aussi humaines et sociales.


Pierre-Yves Gomez est professeur à EMLYON business School et auteur du Travail invisible: enquête sur une disparition (Bourin, 2013). Il est un des parrains de la fête des voisins au travail.


Comment réconcilier la société avec l'entreprise? se demandent désormais en chœur le gouvernement et le patronat. Le bon sens invite à répondre que, pour assurer une telle réconciliation, il faut comprendre les raisons de la brouille. Et, en particulier chercher ce qui explique qu'aujourd'hui, dans l'expérience des gens, il ne va pas de soi que vivre en entreprise et vivre en société, c'est tout un.

Une raison de cette incompatibilité vient sans doute de l'oubli par les défenseurs de l'entreprise eux-mêmes, d'un principe élémentaire de l'économie: ce ne sont pas les entreprises qui créent la valeur des choses, c'est le travail humain. Que ce travail soit permis, stimulé et rationalisé dans des entreprises bien organisées, est une chose évidente. Mais croire que ce sont les entreprises elles-mêmes qui produisent la richesse et non les êtres humains qui y travaillent, c'est faire preuve d'une vision déficiente des réalités. Elle peut même prendre la forme d'une pathologie: le managérialisme aigu. Frappé de managérialisme aigu, les pilotes de l'entreprise sont persuadés que c'est leur action qui crée la valeur et que le travail doit se soumettre aux systèmes de gestion et de contrôle sophistiqués qu'ils mettent en place. Ils espèrent le diriger à partir de leurs écrans, grâce à des normes et des tableaux de chiffres. À tous les niveaux, ils ne voient que des ratios et des objectifs à atteindre. Le managérialisme aigu rend finalement aveugle à l'activité concrète des gens qui travaillent et qui produisent la valeur économique. La mécanique bureaucratique tourne à plein régime pour rendre le travail invisible.

Source de fierté, d'utilité et de solidarité, le travail est donc bien autre chose qu'une ressource ou une matière première. Il crée de la valeur économique parce qu'il crée de la valeur sociale. Plus encore : il produit des biens et des relations, des proximités et des dépendances, du « vivre ensemble ».

Le managérialisme aigu a connu un pic à la fin des années 2000 et il n'est pas étranger à la crise que nous connaissons, crise de performance, crise d'initiatives mais aussi crise de confiance à l'égard d'entreprises devenues des administrations de la norme plutôt que des communautés de travail.

Pour comprendre cette crise, il faut revenir à la signification anthropologique du travail humain , et son rôle éminent dans l'humanisation. L'être humain transforme intentionnellement son environnement, invente, crée, améliore et, ce faisant, il prend sa place dans la nature. Accomplir une tâche, poser un geste professionnel, exprimer des compétences, lui assure une dignité: il peut (ou non) se sentir fier. En fabriquant, en répondant à une attente, il réalise des objets et des services et il s'ouvre aux besoins des autres: il peut (ou non) se sentir utile. En prenant sa place dans un collectif, il participe à une communauté, entre dans des coopérations qui ne doivent pas tout à l'affect, mais aussi à la responsabilité de chacun dans l'accomplissement d'une tâche commune: il peut (ou non) se sentir solidaire.

Source de fierté, d'utilité et de solidarité, le travail est donc bien autre chose qu'une ressource ou une matière première. Il crée de la valeur économique parce qu'il crée de la valeur sociale. Plus encore: il produit des biens et des relations, des proximités et des dépendances, du «vivre ensemble». Il ne fabrique pas que des objets, il fabrique aussi une société humaine.

En mettant la « vraie vie » au cœur de leur management, c'est-à-dire l'expérience humaine fondamentale qu'est le travail tel qu'il se vit, les entreprises s'inscriront tout naturellement dans la société.

D'où le divorce de l'entreprise avec la société lorsque, dans les dernières décennies, les gestionnaires ont été frappés de managérialisme aigü. En rendant le travail invisible, en le considérant comme une variable anonyme d'ajustement, en réduisant son épaisseur humaine à des chiffres et des ratios, l'entreprise abstraite s'est coupée de la société vivante. Relégué dans les limbes des tableaux de bords, le travailleur, qu'il soit cadre ou ouvrier, n'est plus reconnu, au sens propre du terme: il n'a pas de visage. Et c'est pourquoi on n'évoque plus le travail qu'en termes de qualité, qu'il faudrait restaurer ou pire, de souffrance et de mal-être comme si c'était le dernier moyen d'y mettre un peu de chair. Ce qui n'est pas rendre justice à sa richesse anthropologique profonde.

Heureusement, du fait même de la crise, les entreprises fondées de sur réalité du travail sont de retour. Des praticiens et des chercheurs montrent comment elles sont réellement innovantes en se libérant des bureaucraties sclérosantes et en faisant le pari de la subsidiarité. Les gestionnaires sont invités à lever le nez de leurs tableaux de bords, à ôter leurs lunettes financières, pour revenir au réel, à la connaissance de la manière dont les hommes et les femmes s'emparent de leur travail, l'incarnent, le réalisent et se réalisent en l'assumant. Plus que par des slogans, c'est par ce retour au travail vivant, que la fracture entre l'entreprise et la société se réduira. En mettant la «vraie vie» au cœur de leur management, c'est-à-dire l'expérience humaine fondamentale qu'est le travail tel qu'il se vit, les entreprises s'inscriront tout naturellement dans la société. Parce qu'elle n'en sont, finalement, que des fragments.

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