Présidentielle - Ahmed Néjib Chebbi : "Sans stabilité ni sécurité, la Tunisie ne s'en sortira pas"

INTERVIEW. Ce vétéran de la politique tunisienne est un centriste revendiqué qui s'est opposé à Ben Ali après avoir été emprisonné et torturé sous Bourguiba.

Propos recueillis par notre correspondant , et par

Présidentielle - Ahmed Néjib Chebbi :
Présidentielle - Ahmed Néjib Chebbi : "Sans stabilité ni sécurité, la Tunisie ne s'en sortira pas" © MOHAMED HAMMI/SIPA

Temps de lecture : 6 min

Cet homme aux allures de grand bourgeois se définit comme un "centriste social". Il fait partie du petit club des potentiels présidentiables, malgré la déroute de son parti lors des élections législatives du 26 octobre. Grand ami de François Bayrou, ce centriste à la tunisienne se refuse aux coups bas. Il n'en pense pas moins, mais préfère que ses rares vacheries et ses petites piques à l'adresse de la concurrence demeurent off. Au 2e étage d'un immeuble de bureaux situé au Lac, le quartier d'affaires qui héberge également les sièges de Nidaa Tounes et de l'UPL, Ahmed Nejib Chebbi ne doute pas. Depuis deux ans, il sillonne le pays afin d'établir un diagnostic et une feuille de route pour l'avenir. Cet avocat, pèse chaque mot, s'exprime dans un français châtié, estime que les cinq prochaines années seront déterminantes pour la Tunisie : le début d'une issue économique ou le chaos façon Libye. Ce septuagénaire qui se refuse au populisme mène sa bataille sans allié. Son parti politique, Al Joumouri, a connu un cuisant revers aux législatives avec un seul élu contre dix au sein de l'Assemblée constituante élue en 2011. Entretien.

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Le Point Afrique : Que signifie vouloir être président de la Tunisie en 2014 ?

Ahmed Néjib Chebbi : Assumer une très haute responsabilité à un moment critique de l'histoire de mon pays. Les difficultés de la Tunisie ne sont pas derrière elle. Le consensus élaboré lors des trois dernières années est extrêmement fragile et précaire. Si nous n'avons pas un président qui nous protège des immiscions étrangères, particulièrement régionales, un président qui garantisse la démocratie pour tous sans exception et si ce président n'a pas une vision de ce que sera la Tunisie en 2020, alors la Tunisie risque de déraper vers la confrontation et, à ce moment-là, elle est menacée par l'embrasement libyen. La tentation éradicatrice d'un camp risque de pousser dans l'extrémisme l'autre camp. Et les forces agissantes dans la région feront le reste. La Tunisie deviendrait alors un bois sec prêt à s'embraser.

Quel bilan faites-vous de trois années d'Assemblée constituante ?

Je n'étais pas favorable à une Assemblée constituante. Je pensais que nous avions une Constitution réformable. J'étais pour aller directement à des élections et à l'Assemblée populaire. J'avais demandé un référendum : une constituante pour six mois et uniquement pour rédiger la Constitution. On ne l'a pas voulue et nous sommes allés vers un régime d'Assemblée qui exerce la plénitude des pouvoirs. Et au lieu d'une année, un engagement moral et politique pris par les principaux partis, on est resté trois ans. Cela a coûté énormément à la Tunisie en termes d'image, de brouillage, de reflux du tourisme et des investissements. Qui n'avance pas recule et la Tunisie s'est enfoncée dans les problèmes économiques et sociaux sans oublier le terrorisme. Nous avons une très belle Constitution d'un pays démocrate avancé et en même temps qui rappelle les attributs spécifiques de la Tunisie arabo-musulmane. Elle assure la séparation des pouvoirs, le contrôle par la justice de la constitutionnalité des lois, elle institue cinq corps indépendants qui veillent aux droits de l'homme, aux médias, à la lutte contre la corruption... La Tunisie s'est distinguée du reste du monde arabe par sa conservation de ce caractère pacifique et politique du processus de transition démocratique. Mais le prix à payer a été lourd sur le plan économique. Et au nom de l'égalité, la constituante verrouille le paysage en mettant tout le monde sur le même plan.

On parle plus des présidentielles que l'on a parlé des législatives...

... Les partis de droite et de gauche ont tout fait pour faire précéder les élections présidentielles par les législatives. Et vu l'impératif de temps, toutes les élections devaient avoir lieu avant la fin de l'année. On n'a pas pu étaler dans le temps, avec deux mois d'écart, les deux scrutins. Et la présidentielle se jouant sur la circonscription nationale, elle capte l'attention. Ce calendrier est fâcheux, mais pas décisif. La loi électorale, elle, est décisive. La loi à la proportionnelle au plus fort reste demeure comme en 2011 et le risque d'éclatement de l'Assemblée est grand. Donc, nous allons avoir une Assemblée éclatée avec la nécessité d'avoir un gouvernement d'union nationale. Le rôle du président de la République sera très important pour faire contrepoids. Si on ne prépare pas ce gouvernement d'union nationale par une vision commune de ce que sera la Tunisie en 2020 nous assisterons à un partage partisan des portefeuilles. Avec un risque de confrontation.

Le risque d'une Assemblée ingérable existe-t-il ?

Sera-t-elle plus ingérable que la précédente ? Je ne sais pas. Mais les difficultés de la Tunisie sont devant nous. Tout mon être, toute mon énergie est au service de cette stabilisation. Il y a trois grands besoins immédiats : la stabilisation politique, car sans elle il n'y a rien ; le rétablissement de la sécurité. Avec ces deux conditions, on peut espérer une reprise économique. Sans stabilité ni sécurité, la Tunisie ne s'en sortira pas.

Vous voyagez beaucoup, quel diagnostic en tirez-vous ?

Il y a eu double exclusion : exclusion des jeunes et exclusion de la Tunisie profonde du processus de développement. On ne peut développer qu'en travaillant, mais on ne peut travailler qu'en développant. C'est la question clé du pays. Comment procéder ? En réformant l'école. Le niveau de l'enseignement s'est effondré. Il faut réhabiliter les filières techniques, mettre en adéquation le marché du travail et l'enseignement... Nous avons deux millions d'élèves. Je propose de faire de 200 000 d'entre eux des demi-pensionnaires, de leur assurer le déjeuner, de les prendre en charge de 8 h 30 à 16 h 30. Faire de l'école un lieu d'épanouissement de l'enfant ce qui est le contraire de ce qui se passe actuellement. Il faut des moyens de transport public, il faut prendre les choses à ce niveau-là, sinon ce n'est pas la peine. Nous avons des infrastructures, mais nous devons les développer. Puis nous devons encourager la recherche et le développement.

Qu'en est-il de l'éducation, de la santé ?

La santé, c'est la vie. Deux anomalies la caractérisent : l'éloignement et son financement. Il n'est pas normal qu'à Gafsa, il faille faire 200 km pour accoucher... Quant aux dépenses, l'État en assure 20 %, le secteur privé 25 % et le citoyen 55 %. Ça ne va pas. Il faut une réforme des caisses de financement. Et refaire la carte sanitaire.

Et les transports ?

Il faut deux lignes de TGV. Desservir l'ouest : Tunis-Tozeur et Tunis-Tripoli, mais qui s'arrêteraient pour l'instant à Ben Guerdane. Il faut dé-sen-cla-ver ! Cela va dynamiser les échanges. Tozeur aurait pu être Marrakech, mais, faute de développement, ça a échoué. Mettre Kasserine à une heure de Tunis, cela change tout. Si nous ne faisons pas cela, nous n'avons rien compris de ce qui s'est passé. Les gens des régions intérieures se sentent exclus par leur pays.

Deux lignes de TGV, c'est un budget colossal...

Les chiffres ne me posent pas de problème. Tout le monde en jette sans jamais les respecter, même dans les démocraties civilisées. J'ai pris le coût du kilomètre du TGV au Maroc et je l'ai appliqué à ce projet. Autour de dix milliards d'euros. Je ne conçois pas un gouvernement d'union nationale s'il n'a pas cette vision. Que va-t-il faire pendant cinq ans ? L'idéologie interfère très peu. Qu'on soit communiste ou islamiste importe peu. Comment on va faire pour améliorer la santé ou l'école, ça ne doit pas nous éloigner. Si on est un peu patriote, encore moins. Je ne suis pas là pour jeter de la poudre aux yeux. Voici ma vision. Si tu me crois, si tu y crois, viens. Pour ces débats de 200, 300, 500.000, les citoyens ne suivront pas. Le programme, c'est la vision, qui part d'un diagnostic.

Les revenus sont également au coeur des débats citoyens...

Le smic est à 340 dinars, ce n'est pas normal. Au Maroc, on a un smig équivalant à 530 dinars tunisiens. L'argument des bas salaires pour attirer les investisseurs ne tient pas.