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L'affaire Nisman, qui secoue l'Argentine, résumée en 5 points

Le procureur s'est-il suicidé ? Pourquoi la présidente argentine a-t-elle dissous les services de renseignement ? Ce que l'on sait de l'affaire qui ébranle le pays.

Par  (Buenos Aires, correspondante) et

Publié le 29 janvier 2015 à 19h47, modifié le 29 janvier 2015 à 21h13

Temps de Lecture 8 min.

Une femme tient une pancarte

Le mystère s'épaissit autour de la mort du procureur argentin Alberto Nisman dimanche 18 janvier. Retrouvé mort, une balle dans la tête, dans la nuit du dimanche au lundi à son domicile, il devait présenter le lendemain au Parlement argentin un rapport sur les attentats meurtriers de 1994 au siège de l'association juive AMIA, à Buenos Aires. Il y incriminait la présidente argentine, Cristina Kirchner, l'accusant d'avoir entravé l'enquête au profit d'échanges commerciaux accrus avec l'Iran, pays qui abritait les principaux suspects.

Après avoir rejeté les accusations du procureur comme de « grossiers mensonges », Cristina Kirchner a annoncé une refonte totale des services de renseignement (SI), lundi 26 janvier. Ceux-ci avaient participé à l'élaboration du dossier à charge du procureur. Dans un climat de rumeurs et d'incertitude, l'enquête piétine toujours, et ne parvient pas à établir s'il s'agit d'un suicide ou d'un meurtre.

Retour en six questions sur les développements d'une affaire qui secoue l'Argentine.

1. LE « DOSSIER NISMAN » : LES ATTENTATS

Le dossier des attentats de l'AMIA, cause de 84 morts en 1994, avait été confié au procureur en 2004 par le président Nestor Kirchner. A l'époque, la République islamique d'Iran avait déjà fait l'objet de soupçons appuyés, mais l'enquête, mal conduite, piétinait. Plus de dix ans plus tard et après avoir lancé des mandats d'arrêts internationaux contre des responsables iraniens, Alberto Nisman s'apprêtait à expliquer au Congrès pourquoi, en janvier 2015, l'affaire demeurait non élucidée.

Tout commence en 2004 : à l'occasion de sa nomination à la tête de l'enquête, Alberto Nisman est présenté par le président à un certain Antonio, dit « Jaime », Stiuso. Créateur d'un réseau tentaculaire d'écoutes téléphoniques, Antonio Stiuso, un homme de 61 ans arrivé en 1972 dans le renseignement argentin, détient un pouvoir croissant à la SI, qui inquiète certains membres du gouvernement. Gustavo Beliz par exemple, ministre de la justice, dénonce la « police parallèle » dont Stiuso tirerait les ficelles, et met en garde le président Kirchner :

« Mettre sur écoute des téléphones vous rend plus puissant, bien sûr, mais vous allez devenir esclave de ceux qui les mettent en place. »

A l'époque, les services de renseignement sont davantage en faveur des Kirchner, et le ministre de la justice est rapidement limogé.

Photographie d'Antonio Stiuso, leader présumé des écoutes téléphoniques au sein des renseignements argentins, présentée en 2004 à la télévision argentine par le ministre de la justice.

Deux ans plus tard, en 2006, Nisman lance huit mandats d'arrêt visant des hauts dirigeants iraniens, dont l'ex-président Akbar Hachémi Rafsandjani, l'ancien chef des Gardiens de la révolution Mohsen Rezai, l'ancien patron des services secrets Ali Fallahian, et Imad Moughnieh, haut dirigeant du groupe terroriste libanais Hezbollah. Téhéran refuse de livrer les suspects.

  • 2013 : début des divergences

Progressivement, l'harmonie entre la présidence argentine et les enquêteurs du SI qui collaborent avec Nisman s'effrite. Friand des nombreuses écoutes téléphoniques à sa disposition dans son enquête, Alberto Nisman surprend, selon ses dires, des discussions entre le gouvernement et l'ex-attaché culturel iranien à Buenos Aires Moshen Rabbani, proposant d'étouffer l'enquête sur les attentats contre l'Association mutuelle israélite argentine (AMIA) en 1994 en échange d'exportations de pétrole. En 2013, la signature d'un mémorandum entre l'Argentine et l'Iran établissant une « commission de vérité » sur l'attentat de 1994 confirme pour le procureur et l'agent Stiuso que leur enquête est mise à l'index.

  • 2014 : face-à-face entre renseignement et gouvernement

En réaction, Alberto Nisman écrit dans son rapport une attaque à charge de la présidente argentine. Il accuse Cristina Kirchner et son ministre des affaires extérieures Hector Timmerman d'avoir « décidé, négocié et organisé l’impunité des terroristes iraniens en fuite » afin de « fabriquer l’innocence de l’Iran », dans le but « de rétablir des relations commerciales pleines d’Etat à Etat afin de pallier la grave crise énergétique argentine, moyennant un échange de pétrole iranien contre des céréales argentines ».

Peu avant la remise du rapport, en décembre 2014, Antonio Stiuso est démis de ses fonctions. On ignore aujourd'hui s’il est en Argentine ou s’il a quitté le pays. Principal informateur du procureur Nisman, il l’aurait averti qu’on allait le tuer.

2. ALBERTO NISMAN S'EST-IL SUICIDÉ ?

Dans l'enquête, aucun élément tangible ne permet pour le moment de confirmer ou d'infirmer la thèse du suicide. L'autopsie n'avait révélé aucune trace de poudre sur ses mains, sans pour autant confirmer l'hypothèse d'un meurtre, car l'arme utilisée, un revolver de calibre 22, ne laisse pas forcément de traces sur celui qui l'utilise. Plusieurs témoignages de l'entourage et de la famille du procureur écartent fermement l'hypothèse d'un suicide. L’ex-femme de M. Nisman, la juge fédérale Sandra Arroyo Salgado, a rappelé que son ex-mari avait reçu beaucoup de menaces.

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Avant sa mort, le magistrat avait affirmé à des députés de l’opposition « avoir été trahi par un agent secret, ajoutant : Cela pourrait me coûter la vie ». Enfin, au cours d'une conférence de presse mercredi, son employé Diego Lagomarsino a rapporté qu'il ne faisait plus confiance à personne, ni même à ses gardes du corps.

Dès l'annonce de la mort du procureur, de nombreux porteños sont descendus dans les rues, avec pour mot d'ordre « Vérité et justice ». Les deux principales entités juives argentines, l’AMIA et la Délégation d’associations israélites argentines (DAIA) ont exigé une enquête sur « les causes véritables de la mort de Nisman ».

3. LE POINT SUR L'ENQUÊTE

Plus de dix jours après le décès du procureur, l'enquête menée par la procureure Viviana Fein piétine toujours.

  • L'emploi du temps du week-end du procureur reconstitué

Le détail des deux journées précédant la mort du procureur continue d'être analysé par la police. Samedi, selon le quotidien Clarin, M. Nisman aurait demandé à Ruben Benitez, chauffeur à son service depuis quinze ans, de lui acheter une arme. A 19 h 30, le même jour, Diego Lagomarsino, son informaticien, serait venu livrer l'arme du crime au procureur.

Dimanche, les deux policiers de garde auraient tardé à alerté leur direction alors que, vers 14 h 30 déjà, ils déclaraient au chauffeur : « Il se passe quelque chose de bizarre », le procureur ne répondant plus au téléphone. Le corps n'était découvert qu'à 22 heures par la mère d'Alberto Nisman, qui avait insisté pour appeler un serrurier.

  • Trois responsables de la protection du procureur limogés

Les deux gardes affectés à la protection du procureur, ainsi que le chauffeur Ruben Benitez, ont depuis été renvoyés de la police fédérale pour leur mauvaise gestion de la situation. Alberto Nisman devait être inhumé le 29 janvier au cimetière juif de La Tablada, près de Buenos Aires.

  • Le journaliste qui avait lancé l'alerte en fuite

Le premier journaliste à avoir fait état de la mort du procureur Nisman a quitté l’Argentine pour se réfugier en Israël, car il dit craindre pour sa vie. « Je pars parce que ma vie est en danger », a affirmé Damian Pachter, journaliste au Buenos Aires Herald. Selon lui, des hommes des services de renseignement l'auraient suivi après la mort du procureur. A la suite de son départ, l'agence de presse d'Etat, Telam, avait publié sur Twitter les détails de son billet d'avion, supposément pour rassurer le public sur son prochain retour en Argentine.

  • Une arrestation

Diego Lagomarsino, informaticien et homme de confiance du procureur, a été inculpé pour lui avoir prêté son arme personnelle, un délit mineur. Qualifié de « féroce opposant » au gouvernement par Cristina Kirchner, sur la seule base de son compte Twitter, il serait la dernière personne à avoir vu Alberto Nisman en vie.

Diego Lagomarsino, informaticien qui a fourni à Alberto Nisman l'arme qui l'a tué, parle aux journalistes, mercredi 28 janvier à Buenos Aires.

4. POURQUOI DISSOUDRE LES SERVICES DE RENSEIGNEMENT ?

Dans son discours d'une heure diffusé à la télévision lundi 26 janvier, la présidente Cristina Kirchner s'est défendue d'avoir jamais cherché à entraver l'arrestation des suspects iraniens dans l'enquête. Dénonçant un complot des services secrets, elle a ensuite annoncé la dissolution des services de renseignement (SI). 

L'objectif de la présidente pourrait être de mettre fin à un service comptant de nombreux « rebelles » et de refonder une agence « mieux rattachée » à la procureure générale Alejandra Gils Carbo, une de ses alliées. Selon Martin Bohmer, professeur de droit à l'université de Buenos Aires, la présidente « redistribue le pouvoir vers les sphères dans lesquelles elle a nommé des gens qui lui resteront fidèles, même au-delà de sa présidence ».

La Constitution ne l'autorisant pas à se représenter pour un troisième mandat consécutif en octobre 2015, Cristina Kirchner devrait perdre son immunité présidentielle et faire face aux accusations d'évasion fiscale et de blanchiment d'argent qui visent notamment son hôtel de luxe dans le sud de l'Argentine.

Lire (en édition abonnés) : « En Argentine, le patrimoine de la présidente Kirchner est scruté par la justice »

5. QUELLE MARGE DE MANŒUVRE POLITIQUE POUR CRISTINA KIRCHNER ?

Le projet de dissolution du SI devrait être débattu la semaine prochaine au Congrès, où le parti péroniste au pouvoir détient la majorité.

Le chef de l'Union civique radicale (UCR), Ernesto Sanz, a jugé inopportun de discuter de ce projet maintenant, à seulement neuf mois de la présidentielle d'octobre. M. Sanz estime que ce sera au prochain gouvernement de décider. Le maire de Buenos Aires, Mauricio Macri, candidat aux élections présidentielles d'octobre 2015, a dénoncé la mesure : « Pour que les services de renseignement changent, il faut que la manière de faire de la politique change », ajoutant qu'il ne faisait pas « confiance » au gouvernement. Hermes Binner, candidat de la coalition socialiste Frente Amplio UNEN, a estimé que, malgré les efforts du gouvernement pour présenter la réforme comme « un acte hautement démocratique », personne n'était dupe.

On ne peut d’aucune manière associer les actions de la présidente à des « pactes avec des terroristes », a affirmé le gouverneur de la province de Buenos Aires, Daniel Scioli, qui devrait être le candidat péroniste à la présidence.

Depuis la mort de Nisman, Cristina Kirchner est enfermée dans la résidence présidentielle d’Olivos, dans la banlieue de la capitale, entourée d’un cercle intime de conseillers, dont son fils Maximo Kirchner.

Voir le portfolio : Argentine : après dix ans de « kirchnérisme », l'usure du pouvoir

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