« Je suis prêt à faire tout ce que vous voulez. Vous voulez les blancs ou les noirs ? Les noirs ? Non, attendez, on va plutôt tirer au sort. Je vous donne une chance », éclate de rire Victor Kislyi, d'une voix pincée enfantine. Veste de ville sur une chemise au col bleu-blanc-rouge, « parce que vous êtes Français », le président-fondateur de Wargaming ouvre la partie avec aplomb.
Ce Biélorusse de 39 ans, encore méconnu du grand public, dirige aujourd'hui l'un des plus grands empires du jeu en ligne, la société Wargaming.net, responsable depuis sa création, en 1998, à Minsk d'une quinzaine de jeux vidéo de stratégie et de combats militaires. Parmi ceux-ci, Massive Assault, Order of War, et surtout World of Tanks, qui a fait sa fortune.
Depuis son lancement en 2010 ce jeu de bataille de chars d'assaut peut s'ernorgueillir de 110 millions de comptes créés, revendiquer des pointes de connexion à 1,1 million de joueurs en simultané, comme en Russie en janvier 2014, et réunir 200 000 joueurs dans une même ville, comme l'an passé à Varsovie pour la deuxième édition de son tournoi mondial annuel. En attendant les chiffres de la cuvée 2015, qui se dispute ces 25 et 26 avril à Varsovie.
Le jeu des rois
Mi-février, à l'initiative de Pixels, la compagnie nous conviait à Nicosie pour une rencontre autour d'une partie d'échecs avec son président, lui-même ancien joueur et champion de Minsk à l'âge de 14 ans. Victor Kislyi aime les défis : il a accepté.
Au contact du jeu des rois, le gérant biélorusse a appris à peser de manière rationnelle risques et gains de chaque décision. « Dans les autres jeux de stratégie, ce n'est pas tant le cas, mais dans les échecs, on aime analyser chaque coup. On gagne ou on perd. La vie n'est pas un pique-nique ! », lâche-t-il d'un ton débonnaire.
Volubile et pince-sans-rire, Victor Kislyi entame la partie au pas de charge. Ouverture offensive, fou de sortie, et échanges de pièces dès les premiers coups. Un côté tête brûlée, que le Biélorusse théorise avec confiance. « Dans toute chose, il y a des risques. Un succès vous oblige à avancer plus vite. Une occasion, c'est souvent une occasion d'expansion. » Dont acte : portée par son succès et une croissance insolente, sa compagnie compte aujourd'hui plus de 3 500 employés et une vingtaine de bureaux dans le monde.
De ses premières parties d'échecs à 7 ans à la gestion d'une multinationale du jeu vidéo, l'homme a toujours été fasciné par la stratégie. « J'ai une passion, c'est l'histoire. J'ai des centaines et des centaines de livre sur l'histoire, sur Napoléon, sur César, sur Alexandre Ier, je lis des encyclopédies de batailles et des atlas », confie-t-il.
Il est captivé par le jeu des rois, mais aussi par toutes les formes de jeux de stratégie, de Risk à Civilization. « Je n'ai pas fait de grandes études de commerce, mais en jouant à Civilization où je construisais des empires, j'ai appris à bâtir des organisations complexes », déclarait-il l'an dernier au Nouvel Obs.
Civilization, le jeu de Sid Meier, permet de prendre part à une compétition millénaire entre plusieurs grandes civilisations de l'histoire, des Anglais aux Egyptiens en passant par les Russes, les Aztèques, les Zoulous, les Grecs ou encore les Chinois.
« Je joue les Egyptiens, parce qu'ils construisent des merveilles du monde plus vite. J'aime construire de grandes œuvres architecturales et de grands produits parce qu'ils sont rares et vous donnent un avantage », expose le dirigeant de Wargaming.
La prochaine merveille du monde
Sa prochaine « merveille du monde » s'appellera World of Warships, un jeu de bataille navale dont le lancement est étalé sur l'année 2015, et qui recueille déjà les suffrages des premiers à y avoir joué. Objectif : ne pas réitérer le semi-échec de World of Warplanes, jeu d'avions qui, avec ses modestes 10 millions d'inscrits, a conquis onze fois moins de joueurs que le phénomène World of Tanks.
Alors que le milieu de partie s'engage, la conversation s'arrête une première fois, interrompue par un long silence pensif. Victor Kislyi se tient immobile, la main surplombant l'échiquier, calculant toutes les conséquences de son prochain coup.
« Les jeux de stratégie au tour par tour vous apprennent à prendre le temps pour choisir la meilleure décision, reprend-il. Et s'il n'y a pas de décision parfaite, alors réfléchissez encore. »
« Ces jeux vidéo coûtent 20, 30, parfois 100 millions d'euros à faire. Et cela demande de nombreuses années. Si vous vous trompez en amont, que vous vous méprenez sur l'orientation du marché, que vous faites de mauvais choix dans la direction générale du jeu, et que vous le bâtissez entièrement sur des bases fragiles, vous avez dépensé 50 millions et trois ans de travail et vous n'avez aucun retour, ou peu. Il n'y a pas de place pour l'erreur. »
L'erreur : serait-ce la hantise de ce chef d'entreprise au tempérament pourtant affirmé ? « Dans Civilization, vous pouvez perdre quelques batailles et tout de même survivre. Vous bâtissez de nouvelles troupes et revenez à la charge, relativise-t-il. Mais aux échecs il est plus difficile de rebondir après une erreur. Ce peut être la défaite assurée. Et dans les affaires, parfois, vous ne pouvez pas vous en permettre une seule. »
Au-dessus de l'échiquier, le fondateur de Wargaming continue d'aller systématiquement à la confrontation et à l'échange de pièces, mais veille dans le même temps à garder le contrôle du centre et du rythme de la partie.
Un ordinateur plutôt qu'une voiture
Chez Victor Kislyi, ce goût de la réflexion vient de très loin. « Mon père était scientifique, il avait un laboratoire, avec d'immenses ordinateurs moches, grands comme la pièce. » C'est sur ceux-ci, alors qu'il n'a qu'une dizaine d'années, qu'il fait la découverte de son premier jeu vidéo – ou plus exactement de son premier jeu pour ordinateur.
« Il s'appelait Tsarstvo (“Royaume”) ou quelque chose comme ça. » Entièrement textuel, rédigé en caractères verts sur fond gris, il consistait déjà à diriger un royaume, à partir de données telles que l'étendue de son territoire, ses ressources, son nombre de soldats, etc.
« Vous pouviez augmenter les impôts, déclarer la guerre ou faire des plantations, et une fois votre instruction rentrée, le jeu calculait son résultat, et vous donnait l'évolution de votre population. C'était amusant, et très excitant de se dire que derrière cet écran vert et gris il y avait tout un monde d'intelligence et de règles, et que la moindre décision avait une conséquence, immédiate. »
Quelques années plus tard, son père lui offre son premier ordinateur personnel. « C'était cher, la moitié du prix d'une voiture, mais mon père a compris que c'était un bien meilleur investissement. » Son frère Eugène et lui passent des centaines d'heures sur SimCity, Doom II, Dune 2, Red Alert ou encore Warcraft, apprennent à coder. Chaque soir, il passe quatre heures devant le jeu de stratégie mégalomaniaque de Sid Meier, le jeu qui, aux côtés des échecs et de ses études de physique et d'informatique, l'a « rendu intelligent ».
EchecS et tanks
La partie dure depuis déjà plus d'une heure. L'enregistrement témoigne désormais de très longues plages de silence de près de dix minutes, en pleine interview. « Où en étais-je, déjà ? Ah, oui, Civilization », se reprend parfois le Biélorusse, front soucieux dès que la stratégie de son adversaire lui échappe, radieux quand ses pions progressent. « Que ce soit à Civilization ou aux échecs, cela peut prendre jusqu'à une heure pour prendre une décision, parce que pour chaque option, il faut anticiper toutes les conséquences et les réactions possibles de l'adversaire », rebondit-il.
Sa compagnie a longtemps cherché à retranscrire sa passion de la stratégie avec des jeux militaires complexes et sophistiqués, au final réservés à un marché de niche. C'est finalement le jeu en ligne World of Warcraft qui lui donne l'idée d'aller vers un modèle plus accessible. Son premier réflexe était d'en faire un équivalent mâtiné de science-fiction. Mais l'islandais Eve Online arrive avant lui sur le créneau. C'est alors qu'un de ses employés lui suggère un thème plus confidentiel, mais qui parlera aux trentenaires et aux quadras : le tank.
Victor Kislyi, pour qui savoir s'entourer est un art, accepte. Objectif : viser ces pères de famille qui, pour une heure ou deux chaque jour, se délasseront de leur vie de famille dans d'innofensives mais captivantes joutes de chars d'assauts de pixels.
Le succès est massif, d'abord en Russie, puis en Europe de l'Est, et enfin aux Etats-Unis, grâce à une politique d'expansion progressive et maîtrisée. En quelques années, Wargaming.net devient une multinationale, et l'ancien joueur d'échecs règne sur une compagnie capable de générer plusieurs centaines de millions d'euros de chiffre d'affaires avec un seul produit. Après le temps de la conquête, vient celui de la gestion.
A Chypre parmi les puissants
La carte du monde s'étend derrière lui comme la carte d'un jeu de stratégie, avec ses points-clés et ses zones stratégiques. En 2011, le Biélorusse déménage une partie de son empire à Chypre, et son taux d'imposition de 10 % sur les entreprises, l'un des plus faibles d'Europe. L'ancien joueur de Tsartvo assume avec une simplicité déconcertante avoir hésité avec la Suisse, Malte et Singapour, autant d'autres paradis fiscaux pour les entreprises.
« Là, en une seule escale, je peux aller n'importe où dans le monde », explique-t-il. Calmement, Victor Kislyi avance un pion au cœur de notre défense. « Nous avons le même nombre de pièces. Sur le papier, nous sommes à égalité. Mais si on regarde le jeu, j'ai le contrôle du centre, et quand on contrôle le centre, on a l'avantage. »
Le Minskois est même devenu l'un des ambassadeurs à Chypre de PricewaterhouseCoopers (PwC), l'un des géants mondiaux de l'audit d'affaire, accusé en février dernier par le Parlement britannique de « promotion de l'évasion fiscale à l'échelle industrielle ». La stratégie financière de Wargaming, entrée à la Bourse de Chypre en 2011 et délistée à la fin de 2014 pour défaut de publication, ne lasse d'ailleurs pas d'intriguer.
Philanthrope de la conservation
Victor Kislyi hausse les épaules : la gestion financière n'est pas son jeu vidéo préféré. A Kotaku, il confie : « La partie la plus barbante, c'est le “corporate business”, la compatbilité, les taxes, mais c'est inévitable dans une grande société, nous sommes 3 500… » C'est pourquoi il embauche des professionnels, « juste pour pouvoir dire : “Yep !'” ». Montrer pattes blanches à l'UE au moment de s'installer à Chypre, tel aurait été l'unique objectif de ce passage en Bourse.
Aujourd'hui maître incontesté du jeu vidéo de guerre, Victor Kislyi est comme un joueur de Civilization en fin de partie : il profite de crédits quasi illimités. L'homme tente de le rendre à ses passions. En 2012, il offre 1 million de dollars pour aider un fermier du Lincolnshire à rechercher les avions Spitfire enterrés en Birmanie. Sa société finance également le fonds annuel américain du Memorial Day, qui devait participer à la restauration du dernier tank Maus – finalement annulée –, ainsi qu'à celle du dernier avion Dornier Do 17.
« Les musées et les partenariats, nous sommes très clairs là-dessus : nous payons notre dette à la société », resitue humblement M. Kislyi. Sa devise officielle ? « Histoire, éducation, préservation. » Eternel joueur, il aime également se rendre aux conventions de World of Tanks, retrouver certains fans qu'il connaît depuis plusieurs années, comme profiter de son nouveau statut et festoyer avec le gratin chypriote.
Moitié gamer, moitié milliardaire
En 2014, il est vu par Bloomberg à Nicosie à une soirée de projection privée de Fury, film de guerre avec Brad Pitt et des chars d'assaut, dont Wargaming est sponsor. Ce soir-là, Victor Kislyi fraye au milieu des bouteilles de champagne et d'hommes de pouvoir comme Harris Georgiades, ministre des finances chypriote, et de plusieurs représentants d'Hellenic Bank PCL, la troisième banque du pays.
A la fin de 2013, la société de jeu vidéo biélorusse en a racheté 26 % des parts, à la surprise de ses propres employés. Un nouveau mouvement stratégique : Wargaming avait perdu 8,2 millions d'euros d'avoirs bancaires à la suite de la crise chypriote. « Nous avons perdu de l'argent, mais c'est la vie. Nous n'en sommes pas morts. C'est comme dans Civilization : parfois votre adversaire vous prend une ville, et il faut faire sans », relativise M. Kislyi.
Son pragmatisme désarçonne. Lui voit l'importance de protéger son empire : « On construit un système qui doit protéger nos ressources, nous permettre de nous étendre et rester solides, même si quelque chose arrive dans ce monde turbulent, comme une crise bancaire ou géopolitique », se justifie-t-il.
« Alors, Victor a gagné ? »
La partie approche désormais les deux heures, et le Biélorrusse a pris un avantage important. En supériorité numérique sur l'échiquier, il finit pourtant par perdre son fou sur une erreur d'inattention.
« Vous voyez, j'ai quasiment partie gagnée, mais il suffit d'une mauvaise appréciation pour perdre une partie de mon avantage », relève-t-il. Son assistant jette un regard inquiet, le même que celui que l'on a pu observer chez plusieurs autres employés, embarqués dans les grandes offensives téméraires de leur joueur de patron.
Mais ce jour-là, Victor Kislyi ne cédera pas. Aux pions, après de longues minutes d'attaque défense, il finit par faire céder notre roi. Un grand sourire enfantin éclaire son visage. « Alors, Victor a gagné ? », s'enquerra un de ses employés, comme si la survie de la société reposait dans les mains d'un joueur d'échecs. Lui a parfois laissé plané le silence, mais jamais le doute. Victor Kislyi ne s'inquiète pas ; Victor Kislyi joue.
Quelques minutes après la partie, sur la terrasse à l'entrée des bureaux de Wargaming, le multimillionnaire savoure sa victoire, une cigarette à la main, buste bombé, le ton fanfaron. « Une fois, je me faisais masser par une femme tellement forte que j'avais l'impression qu'elle faisait du catch avec mes membres. “Vous voulez vous faire masser ou pas ?”, me demande-t-elle avec autorité. C'était comme un défi. Je me suis rallongé, et je l'ai sentie mettre tout son poids et toute sa force. C'était un combat entre elle et moi. Un vrai match de lutteurs. A un moment, j'ai fini par entendre un os craquer. C'était le sien. »