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Greffier de tribunal de commerce, un mal-aimé dans l’univers du droit

Le Conseil constitutionnel a estimé, jeudi 26 mars, que les règles d’installation de cette profession sont conformes à la Constitution.

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Publié le 26 mars 2015 à 18h45, modifié le 19 août 2019 à 13h00

Temps de Lecture 7 min.

Il a l’impression de s’être cogné contre un mur. D’avoir été tenu à la lisière d’un tout petit monde qui ne voulait pas de lui. Il y a une douzaine d’années, Frédéric Puig a souhaité changer de métier. Son ambition : devenir greffier d’un tribunal de commerce. Il en avait côtoyé régulièrement dans son activité de responsable juridique à la chambre des métiers de Bourg-en-Bresse. « La profession m’intéressait », explique-t-il.

Dès le départ, il a dû batailler. D’abord pour être dispensé de l’examen d’entrée, ce qui était normal, à ses yeux, compte tenu de son expérience et de son bagage universitaire – un DEA en droit privé. Le tribunal administratif lui a donné gain de cause, après moult péripéties. Ensuite, il a toqué à la porte de plusieurs greffiers. Certains n’avaient besoin de personne. D’autres l’ont éconduit car ils comptaient, à terme, intégrer un de leurs enfants ou deux nièces. Au bout du compte, rien : « J’ai essuyé des fins de non-recevoir. »

Frédéric Puig en déduit que l’accès à cette profession est « fermé » à double tour. Ou plutôt strictement corseté par une règle qui remonte à la Restauration : le droit de présentation. Inscrit dans l’article 91 de la loi du 28 avril 1816, elle permet à plusieurs catégories de professionnels du droit, parmi lesquels les greffiers de commerce, de soumettre le nom de leur successeur à l’agrément du garde des sceaux. Généralement, la chancellerie entérine la suggestion qui lui est faite.

7 noms de famille pour 21 greffes... sur 134 en France

Frédéric Puig trouve cette disposition contraire à la Constitution, parce qu’elle viole, selon lui, le principe d’égale admissibilité aux « dignités, places et emplois publics » énoncé par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il a d’ailleurs soumis au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). La haute juridiction a rendu sa décision, jeudi 26 mars – soit, curieusement, un jour plus tôt qu’annoncé au départ : à ses yeux, le mécanisme contesté est conforme à la Constitution.

Un recours strictement identique avait été engagé, il y a quelques mois, au sujet des notaires, qui jouissent eux aussi du droit de présentation ; et il s’était soldé par la même décision.

Pourtant, nombreux sont ceux qui militent pour faire table rase de cette pratique, synonyme à leurs yeux de cooptation. Dans un rapport remis en décembre 2014, la députée PS Cécile Untermaier a préconisé un changement de ces « règles d’installation » qui produisent des « effets malthusiens » car les professions concernées auraient tendance à se replier sur elles-mêmes. A l’appui de son propos, elle cite des extraits d’un autre rapport, remis en mars 2013 par l’Inspection générale des finances (IGF), d’après lequel l’organisation des greffiers de tribunaux de commerce « est marquée par le poids des familles qui organisent la transmission des structures entre parents et enfants, sans réelle possibilité de refus de l’administration ». Ainsi, les greffes de Nanterre et de Bobigny, « parmi les plus importants de France », se caractérisent « par l’association d’un greffier et de deux ou trois de ses enfants ». L’IGF ne le précise pas mais il s’agit, en l’espèce, des Doucède, également présents dans les greffes de Nevers, Troyes et Toulon. « Sept noms de familles sont associés à 21 greffes sur les 134 que compte le pays », ajoute l’IGF.

« Il n’y a aucune raison de maintenir le système actuel dont on peut dire sans exagération qu’il est à la fois anachronique et opaque »

Quelques-uns sont dans la profession depuis des lustres. Ainsi des Bahans, à Bordeaux : leur ancêtre, Michel Sanfourche-Laroze, avait été désigné greffier en 1777. Une « situation unique » en France, souligne MJean-Marc Bahans ; autrement dit, n’en faisons pas une généralité. A ceux qui s’élèvent contre le pouvoir des « sept familles », un greffier de l’Est de la France objecte : « Ce qu’il faut retenir, c’est la qualité des gens. » Dans ce milieu, certifie-t-il, il y a des « pointures » et les enfants Doucède « ne sont pas des fils à papas mais d’excellents professionnels ».

C’est très possible, mais l’argument ne suffit pas à dissiper toutes les critiques. Dans une note diffusée en 2013, le Club des juristes qualifie de « dynastique » le monde des greffiers de commerce. Et de conclure par cette sentence cruelle : « Il n’y a aucune raison de maintenir le système actuel dont on peut dire sans exagération qu’il est à la fois anachronique et opaque. » Un tissu d’« injures » et d’« absurdités juridiques », tacle un greffier. Comment peut-on parler d’opacité alors que la profession est étroitement contrôlée ?, plaide un autre.

Ainsi va la vie pour les quelque 236 personnes – des hommes, en très nette majorité – qui exercent cette mission en France. Le public ignore tout ou presque de leur travail et les rares fois où l’on parle d’elles, c’est pour en dire du mal, bien souvent. La commission Attali, dans son rapport rendu en 2008, avait donné le ton : « L’existence même de greffes privés près les tribunaux de commerce constitue une étrangeté », même une « anomalie », qui doit être supprimée.

« Sans cela, un monde de bandits »

En dehors des vieilles règles de désignation, ce qui insupporte chez ces professionnels, c’est leur statut et leur modèle économique très particuliers. Comme les notaires, les huissiers et les commissaires-priseurs judiciaires, les greffiers de commerce sont des officiers publics et ministériels qui assurent une délégation de service public dans un cadre libéral (excepté en Alsace-Moselle et dans les outre-mer où ce sont des fonctionnaires d’Etat).

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Leurs attributions se situent schématiquement sur deux plans. D’abord, ils assistent les juges consulaires, conservent les actes et archives de la juridiction, authentifient et délivrent des copies des décisions rendues par celle-ci. En outre, ils tiennent le registre du commerce et des sociétés. Une prérogative très importante, qui leur donne un rôle d’officier d’état civil du monde des affaires : lorsqu’une entreprise voit le jour, elle doit se déclarer auprès du greffe, qui vérifie les informations communiquées ; à partir de ces données sont notamment établis les extraits Kbis – la carte d’identité des entreprises qui recèle divers renseignements (noms des dirigeants, adresse, existence éventuelle d’un redressement judiciaire…). Cette masse gigantesque de données peut ensuite être consultée, moyennant rémunération, par le biais d’Infogreffe, un groupement d’intérêt économique fondé par les greffiers de commerce il y a presque trente ans.

Cette fonction-là de recueil et de diffusion d’informations est cruciale pour la vie économique : « Sans ça, nous serions dans un monde de bandits », résume un greffier. Elle permet aussi à ces professionnels d’empocher de jolies sommes. D’après l’IGF, leur revenu net mensuel médian en 2010 s’élevait à 29 177 euros. Une bonne partie de leur chiffre d’affaires provient d’Infogreffe : « 23 % par greffe » en 2013, peut-on lire dans un avis de l’Autorité de la concurrence publié en janvier. Avec des écarts assez importants d’une juridiction à une autre (13 % à Montauban, 40 % à Evry).

Durant la période 2010-2012, le « taux de rentabilité moyen » est estimé à 45 % par l’Insee, un ratio très élevé

Certains chiffres sont sujets à caution, met en garde Me Philippe Bobet, le président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce (CNGTC). D’après lui, le rapport de l’IGF « n’est pas clair sur sa méthode » quand il calcule le revenu net mensuel médian : « Les régimes fiscaux sont complexes et varient fortement en fonction de la structure d’exercice. Obtenir un chiffre global fiable me paraît être un numéro d’équilibriste sans filet. » Me Bobet tient aussi à rappeler l’ampleur des investissements de sa profession pour se moderniser. Et la qualité du service, nettement supérieure à celle des greffes fonctionnarisés en Alsace-Moselle et, surtout, dans les outre-mer, où les dysfonctionnements sont légion. La Cour des comptes l’a d’ailleurs elle-même admis en 2013 dans une lettre à la garde des sceaux, Christiane Taubira : Infogreffe joue un « rôle efficace ». Enfin, insiste le président du CNGTC, n’oublions pas que les tarifs des greffiers sont fixés par la chancellerie. Et ceux-ci ont accepté de faire des concessions, il y a deux ans : baisse de la rémunération sur l’immatriculation d’une société commerciale et gratuité s’agissant des auto-entrepreneurs, réduction des prix pratiqués sur la transmission de certains documents, etc. MBobet reconnaît cependant que lui et ses pairs gagnent bien leur vie.

Une bonne partie du « problème » vient de là. La commission Attali a éreinté les greffes, les décrivant comme de « véritables rentes (…) qui réalisent le plus souvent des marges considérables sans lien avec l’activité concurrentielle normale ». L’Autorité de la concurrence a qualifié d’« injustifié » leur niveau de profitabilité. Durant la période 2010-2012, le « taux de rentabilité moyen » est estimé à 45 % par l’Insee, soit un ratio plus élevé que pour les huissiers, commissaires-priseurs, notaires, administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires – qui sont déjà eux-mêmes bien portants. Les hauts fonctionnaires ont une formule très parlante : le service rendu aux usagers est « surrémunéré », écrivent-ils dans l’étude d’impact réalisée pour le projet de loi Macron, qui cherche précisément à réformer les professions réglementées.

Le texte, qui va être examiné en séance par les sénateurs à partir du 7 avril, chamboule pas mal de choses pour les greffiers. Leurs règles tarifaires, mais aussi leurs conditions d’installation : à l’avenir, ils seront recrutés par concours. En outre, la diffusion des données du registre des commerces et des sociétés (RCS) va être revue de fond en comble et les greffiers craignent d’y laisser des plumes en termes de chiffres d’affaires. Ils espèrent que la discussion au Palais du Luxembourg permettra de corriger le tir.

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