Dans une tribune récemment publiée par le Temps, Marie-Hélène Miauton conclut son propos sur Kobané en écrivant "Avoir démasqué l'ami turc sera sans doute le seul effet collatéral positif du chaos qui règne au Proche-Orient". Peut-être est-ce effectivement le cas pour les observateurs les plus extérieurs longuement abusés par la très puissante politique de communication menée depuis de nombreuses années par Ankara. Pour ceux qui suivent les affaires turques de plus près en revanche, l'entreprise de dévoilement a fait long feu. Au pire, il n'est besoin que de se souvenir des câbles de Wikileaks pour se faire une idée de l'appréciation peu flatteuse entretenue par Washington, et sans doute par nombre de chancelleries occidentales, au sujet de leur "allié" turc.
Ce qui est peut-être nouveau en revanche, c'est que les développements en cours semblent attester d'une Turquie désormais moins indispensable à la puissance américaine comme aux acteurs locaux de la crise proche-orientale. Non pas qu'il y ait eu une volonté claire d'écarter Ankara mais plutôt que, par sa position intenable, l'Etat AKP se soit exclu de lui-même.
Les Kurdes, vers l'Union sacrée
Deux initiatives spectaculaires sont récemment venues illustrer ce changement. D'une part, Le Parlement d'Erbil représentant le Kurdistan Autonome d'Irak vient de reconnaître les trois cantons syriens d'un "Kurdistan occidental" autoproclamé, ceux de Qamishli / Hassakeh, de Kobane bien sûr, et même celui d'Afrin situé au nord d'Alep. L'article premier de la résolution adoptée le 15 octobre stipule que "le Parlement du Kurdistan soutient la volonté de la Nation kurde du Kurdistan occidental pour toute décision qu'elle prendrait quant à sa souveraineté.
Le Gouvernement régional du Kurdistan devrait établir des relations officielles et légitimes avec ces cantons". Un message apparemment bien reçu de - sinon directement inspiré par - Massoud Barzani, le Président du Gouvernement en question. Dans la foulée, celui-ci a enterré la hache de guerre qu'il entretenait depuis longtemps avec le Parti de l'unité démocratique (PYD) d'inspiration marxiste pour déclarer avec Salih Müslim, le Président du PYD, que les Kurdes d'Irak allaient désormais soutenir leurs frères syriens et même qu'il enverrait "dans les 24 heures des armes à Kobané, parachutées par avion si la Turquie refuse leur transit sur son territoire".
Certes, en fin politique, Barzani s'est bien garder de rompre tout lien avec le régime turc. N'a-t-il pas quelques jours auparavant rendu un hommage ambigu à la Turquie en soulignant néanmoins la prééminence du rôle de l'Iran ? Selon des sources turques, Ankara aurait ainsi fourni secrètement des armes aux peshmergas débordés par l'offensive de l'Etat islamique. Des sources qui perdent néanmoins en crédibilité en alléguant que la Turquie soignerait des militants des forces d'autodéfense du PYD, et même du PKK. Quoi qu'il en soit, il est difficile de ne pas voir dans la reconnaissance des cantons syriens un acte de défiance vis-à-vis d'Ankara dont le clan Barzani est réputé proche et avec lequel le Gouvernement Autonome du Kurdistan entretient un très juteux trafic d'or noir.
Washington soutient désormais ouvertement le YPG
D'autre part, Erbil n'est certainement pas le seul acteur à avoir tiré les conclusions de la duplicité turque sur l'affaire de Kobané. Selon une dépêche Reuters, "des diplomates américains ont eu des contacts directs sans précédent avec le principal parti kurde de Syrie, dans le cadre des discussions sur l'élargissement de la coalition mise sur pied pour combattre l'Etat islamique". Jennifer Psaki, porte-parole du Département d'Etat a précisé que la rencontre avait eu lieu à Paris et que "Washington n'en était "pas encore" au stade d'envisager d'armer et de former les milices kurdes" et qu'il s'agissait uniquement "d'une brève rencontre".
Il n'empêche, selon des sources plus orientales, des contacts existeraient depuis plus de deux ans entre l'administration américaine et le PKK. Des sources qui précisent que les tractations de Paris, ce 12 octobre, ont réuni Salih Müslim lui-même et Daniel Rubinstein, l'envoyé spécial du Département d'Etat pour la Syrie, et qu'elles auraient portées sur "la mise en place d'une coordination militaire entre les unités de protection du peuple (YPG) et la coalition internationale contre le terrorisme".
Il faut croire que ces discussions sont allées bien plus loin que ce que prétend Mme Psaki puisqu'on apprend ce lundi 20 octobre que l'armée américaine a procédé dans la nuit à des largages d'armes en provenance des Kurdes d'Irak aux résistants de Kobané. Au grand dam d'Ankara: la veille même, Erdogan affirmait à nouveau qu'il considérait l'YPG comme un groupe terroriste. Un retournement d'alliance qui ne s'est certainement pas fait sans concession : Salih Müslim jusqu'alors plutôt bienveillant vis-à-vis du régime de Damas ne vient-il pas de déclarer que le régime d'Assad était désormais "illégitime"?
Le crépuscule de la diplomatie turque ?
Mais l'essentiel n'est sans doute pas là. Pour la première fois depuis longtemps, le régime turc semble n'être pas parvenu à jouer de la position du territoire qu'il contrôle en Asie mineure pour faire prévaloir ses options et ses vues. Une marginalisation d'Ankara nouvelle et qui étonne de la part d'une diplomatie ayant jusqu'à présent toujours réussi à faire passer la Turquie pour un allié fiable et indispensable. L'avènement possible d'une Turquie inutile n'est pas sans conséquence. Sur le plan intérieur, Il est certain qu'un revers d'une telle ampleur affaiblit l'Etat AKP. Il y a quelques jours, le chef du parti kémaliste, Kemal Kılıçdaroğlu, avait déjà vu là l'occasion de redorer le blason de son parti défait aux dernières présidentielle, en accusant le gouvernement de soutenir l'Etat islamique. Il semblerait que depuis lors, la tension politique ne fasse que s'accroître en Turquie. Sur le plan extérieur, la Turquie inutile a été en quelques sortes actée par la communauté internationale : En dépit d'un lobbying intensif, Ankara n'est pas parvenu à se faire élire au Conseil de Sécurité de l'ONU, alors que cela son élection semblait jouée quelques jours auparavant. Mis en perspective des signes sans cesse croissants de réintégration de l'Iran au sein de la communauté internationale, les évolutions en cours pourraient annoncer un bouleversement géostratégique majeur au Proche-Orient.