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Une saison de coton : prémices d'un «Grand Roman américain»

En racontant la vie de paysans misérables, James Agee livre une critique ­radicale du système ­américain, de sa morale et de son idéologie. Walker Evans / The Library of Congress

Ce texte de James Agee sur les fermiers misérables d'Alabama annonce Louons maintenant les grands hommes, le chef-d'œuvre du romancier américain paru en 1941.

Louons maintenant les grands hommes (1941), ample méditation écrite par James Agee à la suite d'une visite, en compagnie du photographe Walker Evans, à des cueilleurs de coton blancs d'Alabama, fait aujourd'hui figure de classique absolu. Et on peut sans hésiter le ranger parmi les trois ou quatre plus grands livres américains du XXe siècle, texte inclassable qui invente sa propre forme, lyrique, mystique, cosmique, pour dire ce qu'est l'Amérique. C'est peut-être, plus que bien des romans qui s'annoncent comme tels, ce qui approche le plus de cette inaccessible baleine blanche qu'est le «Grand Roman américain».

On sait que le reportage original de James Agee, commandé par le magazine Fortune, avait été refusé par ledit magazine. Le texte en a été retrouvé dans les archives de l'écrivain (disparu en 1955, à quarante-cinq ans) et paraît aujourd'hui en français.

Broyés par la vie

Le livre est à la fois passionnant, et émouvant. Émouvant en ce qu'on y découvre en quelque sorte la matrice d'un livre majeur, et passionnant parce qu'on peut ainsi constater les différences entre le reportage brut et ce qu'Agee y a rajouté de lui-même, de ses obsessions, de son art, pour parvenir à Let Now Praise Famous Men.

Une saison de coton se présente comme un texte plus politique que Louons maintenantles grands hommes. Non pas qu'Agee y parle de politique stricto sensu, mais la description qu'il fait de la vie de fermiers misérables est en soi une critique radicale du système américain, de la morale américaine, de l'idéologie américaine («Les loisirs du peuple américain semblent encore plus sinistres que son travail») et de ses bons sentiments, tous partis confondus: le «New Deal» rooseveltien, qu'il considère avec une indulgence amusée, est tout aussi impuissant que les politiques économiques antérieures à rendre leur dignité et leur humanité à ces familles dévorées par la misère.

Bouleversante compassion

À la suite d'Agee, on découvre une Amérique immémoriale et enfouie, aux antipodes de celle que Hollywood - gangsters de Scarface aussi bien qu'appartements de Central Park ou de la Ve Avenue - donnait à voir à la même époque.

Agee bat en brèche l'image du Sud colportée par Autant en emporte le vent (riches domaines et bals de débutantes) comme par La Case de l'oncle Tom (de bons Noirs exploités par de méchants Blancs): ses personnages (auxquels il conserve leurs noms véritables, à la différence de ce qu'il fera dans Louons maintenant…) sont au-delà de l'humain, broyés par la vie, ravalés au rang de bêtes. Il ne fait pas preuve à leur égard de sympathie, mais d'une bouleversante compassion. Ainsi, sur le silence qui habite leur cabane une fois terminée la saison du coton: «Le problème, c'est que l'école publique ne leur a jamais appris à parler de choses abstraites et, quand arrive l'hiver, la nourriture, la finalité d'un jour inutile et la vie elle-même ressemblent fort à des abstractions.»

Agee note jusqu'au moindre détail (contrats de métayage, culture du coton, vêtements, nourriture, enseignement) et dresse un constat d'un pessimisme radical. Une éclaircie, cependant: les Noirs, «qui sont en train de créer sans doute le plus distingué des arts lyriques américains», vision prémonitoire à la grande époque du blues et de Robert Johnson.

Une saison de coton est un des plus grands livres parus ces dernières années en Amérique. Et donne envie de revoir L'Homme du Sud, dans lequel Jean Renoir, tout Européen qu'il était, exprimait, à sa façon, une réalité proche.

«Une saison de coton», de James Agee, traduit de l'américain par Hélène Borraz, Christian Bourgois, 190 p., 18 €.

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