Le regroupement des détenus radicalisés, une "bombe à retardement" ?

Le regroupement des détenus radicalisés, une "bombe à retardement" ?
Dans les prisons françaises, les surveillants ne sont pas armés. (FRANK PERRY/AFP)

Le contrôleur général des lieux de privation de liberté publie un avis défavorable après l'expérimentation menée à Fresnes depuis octobre 2014.

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L'annonce n'avait pas tardé. Le 12 janvier dernier, quelques jours à peine après les attentats parisiens, le Premier ministre décidait de généraliser l'expérimentation menée à la maison d'arrêt de Fresnes depuis octobre 2014 : regrouper les détenus considérés comme des islamistes radicalisés. Avec pour but de contenir le prosélytisme religieux radical, de favoriser la prise en charge des personnes radicalisées et de limiter les pressions sur les autres détenus.

Une bonne idée ? Pas si sûr. Dans l'attente d'un rapport de l'inspection des services pénitentiaires, la Garde des Sceaux Christiane Taubira avait exprimé ses réserves. Mi-mars, l'OIP (Observatoire international des prisons), qui s'était procuré le rapport, évoquait un "bilan sévère".

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Adeline Hazan, CGLPL (contrôleur général des lieux de privation de liberté) et ses contrôleurs se sont eux à leur tour rendus, entre autres, à "l'Unité de prévention du prosélytisme" de Fresnes. Et n'en sont pas sortis convaincus. Loin s'en faut. Alors que l'attentat survenu vendredi dans l'Isère révèle la proximité du suspect avec Frédéric Jean Salvi, qui se serait radicalisé en prison, le CGLPL publie mardi 30 juin un avis défavorable au dispositif de regroupement qu'il estime "potentiellement dangereux." 

"Effet démultiplicateur et dangereux"

Bien que regroupés, les 24 détenus concernés à Fresnes ne sont pas totalement séparés des quelques 600 détenus incarcérés dans le même bâtiment. Mais les fenêtres de leurs cellules, côte-à-côte dans une partie du bâtiment, ne donnent pas sur les autres parties de la prison. Ils restent entre eux lors des promenades, des douches, et lors de certaines activités sportives à l'extérieur. Ils peuvent néanmoins participer aux côtés d'autres détenus aux différentes activités (cours, culture, sport...), par petits groupes de deux ou trois. Actuellement, cinq de ces détenus sont en cellule individuelle, les autres sont en cellule double pour la plupart, ou triple.

Le directeur de l'établissement de Fresnes, à l'initiative du projet, affirmait en début d'année, soit peu après la mise en place du projet, avoir d'ores et déjà constaté une "pacification", un effet apaisant sur le reste de la détention. Notamment concernant les détenus n'osant plus prendre leur douche nus, écouter de la musique ou aborder certains sujets. Mais ce n'est pas ce qui ressort des entretiens menés par le CGLPL avec le personnel. 

Le regroupement en quartiers dédiés facilite le prosélytisme. Il constitue un mélange détonant de détenus. Il y a forcément un effet démultiplicateur et dangereux. On risque de créer des bombes à retardement", a déclaré Adeline Hazan mardi matin.

Risque de stigmatisation

Les détenus regroupés ont quant à eux confié aux contrôleurs, rapporte le CGLPL, leur crainte "d'être étiquetés durablement comme islamistes radicaux, et de ne pouvoir se défaire de l'emprise de leurs codétenus, n'ayant désormais plus aucun lien avec la population générale de la détention." Un détenu leur a notamment confié :

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Mon juge va penser que je suis très dangereux car je suis dans ce quartier."

Le CGLPL a en outre recueilli les plaintes de certains détenus affirmant ne pas souhaiter rester dans ce groupe car, rapportent les contrôleurs, ils "se trouvent en présence de personnes détenues qui leur font peur et veulent leur 'mettre la tête à l'envers'". 

Une mère dit que son fils "a eu très peur"

Un fonctionnaire de l'administration pénitentiaire exprime quant à lui ses inquiétudes sur les effets, à long terme, de tels regroupements :

Ce sera tout bénéfice pour les recruteurs. Ils trouveront sur place tous ceux dont ils ont besoin. Et dans dix ans on dira qu'ils se sont rencontrés en prison où ils se sont échangés leurs cartes de visite. Si on veut vraiment séparer complètement ces détenus du reste de la population pénale, il faudrait construire un 'Guantanamo'. Est-cela que l'on souhaite ?"

Le rapport du CGLPL rapporte par ailleurs le témoignage de la mère d'un jeune homme de 24 ans parti en Syrie, mis en examen et incarcéré à son retour en France. Quand il a entendu parler du regroupement, il a paniqué.

Il a eu très peur. Il ne veut pas. Il jure que ce sera une catastrophe. Il est fragile, les autres vont l'influencer. Il dit qu'il va se suicider", dit sa mère.

Critère d'identification "discutable"

Le critère retenu à Fresnes pour intégrer l'unité est celui de la mise en cause ou de la condamnation pour des faits en lien avec une entreprise terroriste. Critère qui, s'il a le mérite d'être "objectif", est "discutable" selon Adeline Hazan.

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Il laisse de côté les cas de personnes détenues pour d'autres motifs, susceptibles d'être davantage ancrés dans un processus de délinquance."

Le CGLPL préconise une identification "précise, pluridisciplinaire, conçue dans le respect des droits fondamentaux." D'où l'importance des modalités de détection devant tenir compte des récentes évolutions et de l'absence de signes ostentatoires. "Depuis la fin de l’année 2014, une consigne de dissimulation semble avoir été donnée pour cesser d’arborer des signes ostensibles de fondamentalisme", peut-on lire dans le rapport. La CGLPL invite à revoir la "grille d’évaluation de la 'dangerosité', qui n'est plus adaptée" à l’évolution du phénomène.

Adeline Hazan estime également que "le regroupement des détenus radicalisés présente des risques qui ne paraissent pas avoir été pris en compte, notamment la cohabitation de personnes détenues présentant des niveaux d’ancrage très disparates dans le processus de radicalisation."

Importance de la proximité avec la famille

Le CGLPL, qui déplore aussi l'absence de "formation particulière" des personnels affectés à ces unités, insiste par ailleurs sur le fait que les regroupements en région parisienne (Fresnes, Réau, Osny et Bois-d’Arcy sont pressentis pour accueillir des unités de regroupement) induisent une coupure des détenus avec leurs familles. Quand nombre d'experts soulignent l'importance qu'elles peuvent avoir auprès d'eux pour les convaincre de changer de voie.

La ministre de la Justice Christiane Taubira a répondu au CGLPL -également inquiète sur ce point- qu'il n'était pas envisagé de créer un "nouveau régime de détention spécifique". Elle a précisé veiller "particulièrement à ce que l'écueil d'un amalgame entre pratique fondamentaliste et radicalisme violent soit évité". Et annoncé que deux des unités de regroupement (Fresnes et Fleury Mérogis) "seront consacrées à l’évaluation des "personnes détenues radicalisées ou en voie de radicalisation". La garde des Sceaux a également rappelé qu'un "travail d’amélioration de la grille d’évaluation a été engagé début 2015." Et qu'elle avait demandé à ses services d'agir "bien avant" les attentats de janvier. 

Céline Rastello 

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