Égypte - Révolution : radioscopie d'une douloureuse illusion

Quatre ans après la chute de Moubarak, rien ne semble avoir bougé dans la donne politique et sociale du pays. Alors, si révolution il y a eu, à quoi a-t-elle servi ?

Par notre correspondante au Caire, Sophie Anmuth

Place Tahrir : des supporters du maréchal Sissi manifestent leur joie après sa victoire à l'élection présidentielle en juin 2014.

Place Tahrir : des supporters du maréchal Sissi manifestent leur joie après sa victoire à l'élection présidentielle en juin 2014.

© AFP

Temps de lecture : 7 min

Quatre ans après la révolution de 2011, l'Égypte paraît figée. Les opposants sont les mêmes qu’hier, à savoir les partisans de l’islam politique et les gauchistes ou libéraux qui protestent toujours contre un régime tenu par l’armée, répressif, opaque et corrompu. Et les manifestants tombent toujours sous les balles de la police.

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25 janvier, révolution, commémoration ou fête de la police

Cette année, à la veille de l’anniversaire du début du soulèvement, une jeune femme a été tuée en plein centre du Caire par la police, sans la moindre raison, sans la moindre provocation, selon les témoignages. Elle faisait partie d’un petit rassemblement venu déposer des fleurs sur la fameuse place Tahrir pour commémorer le 25 janvier 2011. Leur action était plus commémorative que revendicative. Et pourtant, Chaima al Sabbagh a perdu la vie le 24, et les nombreuses photos de ses derniers instants, de son visage ensanglanté, une scène surréelle dans une rue familière du Caire, ont déclenché un concert d’indignation en Égypte. Certes, les images de cadavres dans les rues du centre du Caire ne sont pas si vieilles que cela : il y a bien sûr notamment celles du printemps 2011, et aussi celles des affrontements entre manifestants et forces de l’ordre en 2011 et 2012 sous le Conseil militaire – et même celles de l’année dernière, du 25 janvier 2014.

 

Mais c’est apparemment ainsi qu’une partie de l’opinion égyptienne découvre ou redécouvre une police qui tire à balles réelles, sans provocation, sur des manifestants en l’occurrence gauchistes, donc peu susceptibles d’être des terroristes islamistes. Ces temps-ci en Égypte, une partie de la population ferme en effet les yeux sur les méthodes musclées de répression des pro-Frères musulmans. La veille encore, le 23 janvier, une étudiante de 17 ans, Sondos Reda Abu Bakr, avait été tuée, mais n’avait pas suscité la même émotion, car son affiliation politique était différente.

L'Égypte pleure des milliers de Khaled Saïd

"Aujourd'hui, l'Égypte pleure des centaines, voire des milliers de "Khaled Saïd", les martyrs de l’État militaro-policier", écrit l’éditorialiste d’opposition Wael Qandil le 25 janvier dans Al-Araby, journal en arabe publié à Londres. Ce sont des preuves de la torture à mort par la police de Khaled Saïd, un jeune Alexandrin, qui embrasent la toile à l’été 2010. Son visage défiguré en vient à symboliser l’horreur d’un régime policier, et justifie le choix du 25 janvier, jour de la fête de la police, l’année suivante, comme date de mise en marche d’une révolution.

Pas de célébration cette année

Contrairement à l’année dernière, le pouvoir n’a pas organisé de célébration, ni pour la révolution - dont le renversement de Morsi est présenté par le discours officiel comme une continuation, voire une rectification, du 25 janvier -, ni pour la police le jour même. En effet, l’Égypte était en plein deuil national, décrété pour le décès du monarque saoudien. Le Caire dépend beaucoup des généreux donateurs du golfe.Les morts politiques se chiffreraient à plus de 1 000 pour les 18 jours qui ont conduit à la chute de Moubarak en 2011, à plus de 400 pour le Conseil militaire, à plus de 400 aussi pour l’année au pouvoir de Mohamed Morsi, Frère musulman, et seul président non militaire qu’ait connu l’Égypte, et à plusieurs milliers depuis l’été 2013, quand l’armée a renversé Morsi et attaqué ses partisans, selon Wiki Thawra, une organisation indépendante de recensement des victimes. Les chiffres sont peut-être légèrement exagérés, mais il n’en reste pas moins vrai que "tout au long des quatre années, les enquêtes ouvertes et les poursuites engagées n’ont pas permis de condamner les responsables de la mort des manifestants", comme le fait remarquer Negad el Borai, un célèbre avocat égyptien. Certes, en ce qui concerne l’affaire Chaima, le Premier ministre a déclaré qu’une enquête était ouverte. Mais le procureur général a apparemment ordonné l’embargo sur le sujet. Negad el Borai écrit le 26 dans un journal égyptien indépendant, le Chorouq : "Je sais que l'enquête commencera et finira sans réponse, et je sais que le ministère de l’Intérieur dira que c’est une tierce partie qui a tiré, afin de susciter l’antagonisme entre la police et le peuple. Et je sais que nous oublierons le nom de Chaïma comme nous avons oublié tous les autres, et comme nous oublierons tous ceux qui viendront après."

La famille Moubarak libérée, d'autres corrompus aussi...

La justice égyptienne est coutumière du fait. Le mois dernier, Hosni Moubarak (de pair avec son ministre de l’Intérieur de l’époque) a bénéficié d’un non-lieu pour son implication dans la mort des manifestants qui ont fini par le renverser. Les massacres suivants, que ce soient ceux de 2011 ou de 2013, attendent toujours leurs ultimes développements judiciaires.Gamal et Alaa Moubarak ont été libérés, ont annoncé les autorités le 26 janvier, car ils ont dépassé le délai maximal de détention administrative. Ils sont accusés d’avoir détourné plus de dix millions d’euros d’argent public. Deux hommes d’affaires dont les noms sont devenus synonymes de corruption et de népotisme en Égypte, Ahmed Ezz et Hussein Salem, viennent aussi d’être libérés de prison pour le premier, et de l’inquiétude de devoir y séjourner s’il revenait en Égypte pour le second.

... des révolutionnaires restent en prison

À l’inverse, nombre de figures historiques du soulèvement sont en prison, comme le blogueur Alaa Abdel Fattah ou l’activiste du groupe 6 avril Ahmed Maher. Le socialiste révolutionnaire Haitham Mohammedein a vu ses avoirs gelés – une mesure qui touche pourtant surtout des pro-Frères. Le «chanteur de la place Tahrir», Ramy Essam, est en exil.

Le sentiment d'échec par rapport à la Révolution de 2011

Certains ont l’impression que la révolution de 2011 a complètement échoué. "Ils n’ont pas seulement brisé nos espoirs, ils nous ont brisés nous-mêmes", dit ce sympathisant cairote des Frères musulmans, la trentaine, décorateur d’intérieur, qui préfère garder l’anonymat. "Ce n’est pas seulement qu’on ne peut plus continuer, c’est qu’on n’en a plus la force. Ceux qui ont de l’argent quittent le pays et ceux qui n’en ont pas se contentent d’y rêver", poursuit-il. Amr Hamzaoui, un opposant pourtant de l’autre bord, libéral et séculariste, se désole à l’identique dans le Chorouq du 25 janvier : "La révolution de janvier 2011 n’a pas réussi à apporter un changement démocratique. La justice sociale et la lutte contre les violations des droits de l’homme demeurent lettre morte. La proportion du peuple qui revendique la démocratie et la liberté ne s’est pas assez élargie." M. Hamzaoui est aussi un professeur de sciences politiques qui a eu des ambitions politiques. Après le renversement des Frères musulmans en 2013 et l’arrivée (d’abord en coulisses) de l’armée au pouvoir, il a été interdit de sortie du territoire pendant presque un an.

Les demandes restent les mêmes

"Le peuple veut la chute du régime" : dimanche dernier marquait l’anniversaire du début des 18 jours de ce que l’on a nommé révolution en 2011. Comme l’année dernière en 2014, des appels à manifester contre le régime ont été lancés, et le mot d’ordre, identique à celui de 2011, rappelle un disque rayé. Les pro-Frères musulmans et quelques activistes sécularistes ont espéré relancer la flamme de la révolution, mais les rassemblements n’ont pas été très denses. Les forces de l’ordre ont malgré tout fait des dizaines de morts en dispersant les manifestants, principalement dans un quartier périphérique du Caire, Matareya, ce qui rejoint la géographie des morts de l’année dernière. Mais cette année, les tentatives de sit-ins ont perduré plusieurs jours, à tendance islamiste – à l’image des manifestations hebdomadaires du vendredi. Un slogan, nouveau par rapport à 2011, divise les opposants : il s’agit d’appeler au retour de Morsi. Seuls les sympathisants des Frères y adhèrent, les autres l’ont en horreur.

Scénarios inchangés, amertume croissante

Le 25 janvier dernier, le classique "Police = voyous" était aussi bien présent dans les petites manifestations qui ont eu lieu. Un autre slogan populaire, "À bas le régime militaire", rappelait les manifestations de l’époque où le Conseil militaire était au pouvoir, entre février 2011 et l’élection présidentielle de l’été 2012. "Voilà ce que j’écrivais il y a exactement quatre ans", se remémore l’écrivain et éditorialiste Belal Fadl le 25 janvier dernier : "Je rêve d’un pays où l’on ne se fait pas battre par la police, où l’on ne disparaît pas mystérieusement. D’un pays où l’on meurt à l’hôpital parce que son heure est venue et non parce qu’on n’a pas assez d’argent pour aller ailleurs que dans un centre où les médecins sont incompétents ou corrompus." "À l’époque, je pleurais et je méditais sur cet article, tout comme je pleure maintenant", ajoute-t-il. Belal Fadl a été remercié, ou a changé de journal fréquemment ces dernières années, sa plume trop libre lui valant régulièrement des ennuis avec les administrateurs des papiers. "Il ne me reste plus qu’à espérer maintenant que ces souhaits ne soient plus valables pour republication dans 4 ans à nouveau", conclut-il.

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