Le bureau, au 3 de la rue du Pape-Jean-Paul-II, en plein centre de Tirana, s’appelle Qkr. C’est ici qu’on enregistre les entreprises nouvellement créées. Devant la façade anonyme du bâtiment, Gaetano Motola s’émeut : « Je suis entré ici lundi 10 mars à 11 heures du matin. J’ai payé l’équivalent de 72 centimes d’euro. Et le lendemain, à midi pile, j’avais entre mes mains tous les documents nécessaires pour ouvrir mon restaurant. Incroyable… »
Emigré à l’envers
L’établissement de cet Italien, La Flèche de Cupidon, fête ses six mois d’existence. On y sert des spaghettis à la tomate, des côtelettes, des strascinati, des tripes. Ce restaurant, c’est l’expression concrète du début de sa nouvelle vie à l’Est. Gaetano Motola gagnait 6 000 euros par mois en décorant des navires de croisière. Il a été licencié, comme nombre de ses collègues, à cause de la crise. Trois ans durant, il s’est essayé à la restauration en Italie, en vain. Maintenant, c’est à Tirana qu’il joue sa dernière carte. Italien d’Albanie. Emigré à l’envers.
Qui l’eût cru ? Au début des années 1990, c’étaient les Albanais qui faisaient le voyage. Ils voulaient rejoindre « Lamerica », comme ils appelaient l’Italie, découverte dans des émissions télévisées captées de l’autre côté de l’Adriatique. Des histoires épiques. Comme celle de ce navire marchand, le Vlora, entré dans le port de Bari le 8 août 1991 avec à bord 23 000 migrants albanais. Aujourd’hui, c’est une tout autre histoire. Outre les nombreux Albanais déçus qui rentrent chez eux (87 000 entre juin 2010 et juin 2014), voilà que des Italiens tentent à leur tour leur chance dans un pays plus pauvre.
« J’avais 200 000 euros de côté, explique Gaetano Motola, que j’ai décidé d’investir dans ma passion pour la cuisine. Mon frère et moi avons ouvert un restaurant à Mombaroccio, un petit village médiéval des Marches. Ce ne sont pas les clients qui manquaient, mais 70 % des recettes finissaient dans les caisses de l’Etat. On travaillait pour rien. Ici, c’est différent : en Albanie, les taxes ne peuvent pas dépasser 20 %. » Nous sommes dans le quartier du Blloku, derrière la Sky Tower. Des bars, des bureaux, des centres d’appel. Une vie grouillante. Chaque nuit, c’est à qui mettra la musique le plus fort. Les filles dansent dans la rue.
« L’Italie des années 1960 »
L’Albanie rêve d’intégrer l’Union européenne. Mais c’est justement parce qu’elle n’en fait pas encore partie que Gaetano Motola est venu ici. « Quand nous faisons 30 couverts par jour entre le déjeuner et le dîner, explique-t-il, cela nous rapporte 17 000 euros par mois. 3 400 pour les taxes, 1 000 pour le salaire du cuisinier et des deux serveurs, 3 000 pour l’achat de matières premières de qualité et 200 pour l’électricité. Ce qui nous laisse 9 400 euros par mois. Une fortune partout, et particulièrement ici. »
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