Frédéric (le prénom a été modifié) affirme avoir été bizuté toute une année au sein de l'ESA

Frédéric (le prénom a été modifié) affirme avoir été bizuté toute une année au sein de l'ESA

LExpress.fr

Devenir médecin, c'était son rêve. Après son bac, obtenu au lycée Henri IV à Paris, Frédéric (le prénom a été modifié) hésite entre la fac de médecine et l'École du service de santé des armées (ESA), qui forme des médecins militaires. Poussé par sa mère, médecin, et un proche militaire, il tente le très sélectif concours de l'ESA, et décroche une place. Motivé à l'idée de s'éloigner du nid familial, pas rebuté par la perspective d'une carrière militaire, Frédéric débarque en août 2002 sur le site lyonnais de l'ESA, à Bron. C'est là qu'il affirme avoir été bizuté pendant près d'une année, au mépris de la loi qui depuis 1998 a fait du bizutage un délit.

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"Le bizutage, pour moi, c'était un truc du passé"

Tout commence au soir du premier jour dans l'école. Les "anciens", en uniforme, réunissent dans un amphithéâtre de l'ESA ceux qu'ils appellent les "bizuths" ou les "foetus". Ils leur font chanter des chansons paillardes très crues, tirées d'un "carnet de traditions" richement illustré, tout en les insultant quand ils ne chantent pas assez fort. Les "tapettes", et les "fiottes" volent bas. Du haut de ses 18 ans, le jeune homme n'est pas très à l'aise, mais n'ose pas quitter l'amphi: "On nous a fait comprendre que si nous sortions nous serions ensuite exclus de la vie sociale de l'école." Au soir du deuxième jour, rebelote. La "soirée" terminée, les nouveaux sont contraints de dormir les uns contre les autres à même le sol, dans les couloirs de l'école. Et toujours les injures, les cris, les menaces.

Puis c'est le départ en formation militaire. Pas un mauvais souvenir pour Frédéric: "On a appris à marcher au pas, découvert le protocole, les grades, les chants militaires... On a fait de longues randonnées, la nuit, avec de lourds sacs, mais c'était normal, ça faisait partie de la formation."

Ce qui paraît moins normal à Frédéric, c'est la façon dont la direction semble tolérer le bizutage des nouveaux par les anciens, au sein même de l'école: "A l'occasion de ces séances de bizutage, on m'a forcé à me photocopier le derrière, on a déchiré mon slip pour me le mettre autour de la tête, contraint à marcher le long des murs sans lever les yeux. Désigné comme "bizuth recal" (récalcitrant au bizutage), j'ai été menacé par des anciens de six ans plus vieux que moi, qui m'ont pris à part pour m'expliquer que si je ne me soumettais pas, mon année se passerait très mal... A propos des cérémonies d'accueil, l'école parle de transmission des traditions. Mais où est l'apprentissage dans tout ça ?"

Miné par un sentiment d'insécurité permanent, le jeune étudiant demande une première fois à quitter l'école, sans évoquer le bizutage, quelques semaines seulement après avoir signé son contrat d'engagement. Mais le commandant qui le reçoit le persuade de rester.

"La direction de l'école a refusé que je démissionne"

Malgré les séances d'intimidation régulières tout au long de cette première année, Frédéric, très bon élève, décroche du premier coup sa première année de médecine. Devenu P2 (deuxième année), il n'a plus à craindre d'être bizuté, mais le lien de confiance avec son école ne s'établira jamais. En 3e année, il obtient le droit de quitter l'internat et de vivre en colocation en ville. "C'est à ce moment-là que j'ai commencé à avoir des attaques de panique. Je me sentais prisonnier. Je ne me voyais pas rester dans un système qui m'avait humilié." A nouveau, Frédéric contacte la direction pour annoncer sa décision de partir. A nouveau, il n'est pas entendu: "Le directeur des études m'a accusé de profiter du système."

C'est un évènement dramatique, au cours de sa cinquième année d'études, qui va faire basculer Frédéric: son ancien compagnon de chambrée, entré à l'école en même temps que lui, fait une tentative de suicide à l'école. "Je me suis dit que si je restais, j'allais finir par faire la même chose que lui, et j'ai donc envoyé ma lettre de démission." Démission refusée, mais la direction de l'école fait comprendre à Frédéric que la seule façon de partir, c'est de rater ses études. La mort dans l'âme, le jeune homme se débrouille pour rater de peu sa cinquième année, et redoubler. À la rentrée 2007, Frédéric est exclu de l'ESA. "Je me suis senti libéré d'un grand poids, c'était le bonheur."

Une dette de plus de 90 000 euros

L'histoire aurait pu s'arrêter là. Mais non. En janvier dernier, Frédéric, qui a terminé ces études fin 2013 et travaille désormais comme assistant psychiatre dans un hôpital public, reçoit un courrier du Trésor Public. Courrier qui lui annonce qu'il est redevable de la somme de 92 163,31 euros correspondant au remboursement de ses cinq années de scolarité au sein de l'ESA. Les étudiants de cette école qui dépend du ministère de la Défense, comme d'autres étudiants de grandes écoles publiques militaires ou non, touchent en effet un petit salaire pendant toute la durée de leurs études.

Pour Frédéric, c'est le coup de massue -- mais c'est la loi: en vertu du décret n°2004-535, tous les élèves médecins qui quittent l'ESS en raison d'un échec universitaire sont tenus au remboursement des rémunérations perçues, "affectées d'un coefficient de 1,5". Frédéric pensait être dispensé de cette dette puisque travaillant dans la fonction publique, et c'était effectivement l'usage jusqu'en 2010. Mais pour profiter de cette dispense, l'étudiant aurait dû demander à en bénéficier avant 2010... "sauf que je n'avais pas de raison de le faire puisqu'un courrier de 2009 m'avait expliqué que si je travaillais dans la fonction publique, je serais exonéré de cette dette !" Imparable.

Après plusieurs échanges de courriers avec le Trésor Public et la direction centrale du service de santé des armées, la situation de Frédéric est aujourd'hui au point mort. Avec son salaire de 2100 euros par mois, le jeune assistant psychiatre ne voit pas comment rembourser rapidement une telle dette, et s'interroge: "Pourquoi me demande-t-on de rembourser une fois et demie ce qu'on m'a versé? Est-ce moral de réclamer de l'argent à des étudiants qu'on a laissés se faire bizuter?" Si Frédéric reconnaît volontiers que c'est la somme réclamée qui le conduit aujourd'hui à révéler le bizutage qu'il a subi, là n'est pas sa seule motivation: "J'ai l'impression d'être bizuté une deuxième fois. A l'époque, on m'a vraiment traité comme une merde. Aujourd'hui, je veux leur montrer que je ne me laisserai pas faire."


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