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Chronique

Ebola, Thucydide et nous

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Par Roger-Pol Droit

Publié le 23 oct. 2014 à 14:55

« Les médecins étaient impuissants (...). De plus, en contact étroit avec les malades, ils étaient particulièrement atteints (...) On éprouvait de violentes chaleurs à la tête ; les yeux étaient rouges et enflammés ; à l’intérieur, le pharynx et la langue devenaient sanguinolents, la respiration irrégulière, l’haleine fétide. » Cette description des symptômes, bien qu’elle se poursuive, longue et détaillée, ne permet pas d’identifier avec certitude la nature de l’épidémie - celle qui a frappé Athènes, en 429 avant notre ère. L’historien Thucydide, atteint par ce mal, eut la chance d’en réchapper. Il dépeint par le menu l’horreur et les ravages de la maladie (1). Périclès en est mort, ainsi que plus de 4000 soldats. En quelques mois, c’est probablement le tiers de la population qui a péri, au milieu de scènes de chaos effroyables. Certains chercheurs ont forgé récemment l’hypothèse qu’à l’origine de cette « peste » célèbre se trouverait un virus de type Ebola. Mais ce n’est pas pour cette raison que s’impose la comparaison.

Ce qui frappe en effet le lecteur, parcourant ce classique grec en même temps que les titres de l’actualité, c’est d’abord la situation toujours identique de l'humanité – désarmée, désemparée, affolée - face à la virulence d’un fléau qu’elle ne sait comment vaincre. Certes, nos savoirs médicaux sont sans commune mesure avec ceux d’Hippocrate. Malgré tout, leurs limites apparaissent, de manière cruelle et brutale, dès que se répand un mal méconnu et foudroyant. Il est évident que nos croyances, notre conception du monde, notre compréhension de la contagion sont infiniment loin, elles aussi, de celles des hommes de l’Antiquité. Voilà pourtant que se réaniment, à des millénaires de distance, des paniques analogues, voire des délires interprétatifs comparables. Comme si, dans le fond, rien n’avait vraiment changé.

On peut même imaginer que si les ravages du virus Ebola tournaient à l’immense catastrophe, les comportements moraux deviendraient proches de ceux que décrit Thucydide. Car l’essentiel du texte porte sur le changement de mœurs provoqué par l’hécatombe : « Chacun se livra à la poursuite du plaisir avec une audace qu’il cachait auparavant (...) on chercha les profits et les jouissances rapides, puisque la vie et les richesses étaient également éphémères. » Le tableau de cette existence affolée, - assurée de périr, pressée de jouir -, où personne n’est plus retenu « ni par la crainte des dieux, ni par les lois humaines », sommes-nous certains de ne jamais le revoir ? Présomptueux, celui qui affirmerait être sûr et certain que c’est impossible.

Sans doute n’y a-t-il pas lieu de jouer à se faire peur. Chacun sait que les moyens sanitaires, hospitaliers, pharmaceutiques, voire militaires, dont disposent les pays développés les mettent très probablement à l’abri du pire. C’est chez les pauvres - les délaissés, les autres.. - que la mort peut frapper en masse, à coups de négligences, d’impuissances et d’ignorances. Il devient évident, dès lors, qu’Ebola se comporte en quelque sorte comme un révélateur total : il montre ce qu’il en est de l’humain comme de l’histoire. Il donne à voir aussi bien ce qu’il y a d’éternel dans les attitudes humaines que ce qui est nouveau dans la santé mondialisée et inégalitaire. Il permet donc de saisir à la fois tout ce qui traverse les siècles, inchangé, en son fond, depuis Thucydide (fragilité, inventivité, impuissance, crédulité humaines...) et ce qui se transforme, d’époque en époque (savoirs, mentalités, systèmes sociaux, rapports de force...)

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Nul ne sait, à ce jour, ce que pourra produire cette épidémie jugée hors de contrôle. Peut-être plus de peur que de mal. Peut-être une de ces pandémies dont on dira, bien plus tard, qu’à cause d’elle « l’urgence et la misère inspirèrent bien des horreurs ». Ces mots sont de Lucrèce, le poète latin disciple d’Epicure. Des siècles après Thucydide, sa grande œuvre inachevée s’arrête sur une évocation de la peste d’Athènes (2). N’oublions pas cependant que tout ceci eut lieu avant la société de l’information. Les Modernes enseignent qu’on lutte aussi contre les pires contagions par la parole, la circulation des données, la transparence effective : « C’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté ». Thucydide ? Lucrèce ? Virgile ? Non. Celui qui parle ainsi se nomme Bernard Rieux, le médecin-héros de La Peste, de Camus.

(1) Le texte se trouve dans Histoire de la guerre du Péloponnèse, Livre II, § 49 à 54

(2) De la Nature, Livre VI, vers 1293.

. Il donne à voir aussi bien ce qu’il y a d’éternel dans les attitudes humaines que ce qui est nouveau dans la santé mondialisée et inégalitaire.

Roger-Pol Droit

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