Peut-être ne verra-t-on pas tout de suite où je veux en venir, mais je prends le risque. Et voudrais, comme on le fait avant de commencer un dîner, ou un Banquet, un Symposium, vous présenter deux invités, deux amis, qui, comme moi, viennent de l'autre côté des Alpes. Ils ont tous deux des noms assez étranges, mais qui sonnent bien. Le premier s'appelle Marsile Ficin, Marsilio Ficino. Il est né il y a si longtemps (1433) que, hors les spécialistes, tout le monde l'a oublié. Le second est noble, se nomme Jean Pic, Giovanni Pico, comte de la Mirandole et de La Concorde, et a exactement trente ans de plus que Marsile.
Marsilio Ficino, ou l'aspiration à l'unité
À Marsile Ficin, le grand Paracelse a attribué une longévité mirifique: 118 ans. Mais il était en deçà de la réalité. Car si Ficin est mort "normalement," à 66 ans, son "activité" a perduré des siècles, au point qu'à la fin de la Renaissance, on a dû, dans des contrées éloignées de Florence, le croire encore vivant. Rares sont en effet les philosophes qui ont exercé une influence aussi profonde que Ficin, sur des savants, des hommes de lettres, des peintres, des architectes, des astronomes, des mages ou des mystiques. La première raison en est simple. C'est par la traduction qu'en fit Ficin, dans les années 1483-1484, que l'ensemble de l'œuvre de Platon fut pour la première fois révélé au monde occidental. La deuxième, c'est que Ficin a dessiné l'interface entre la pensée grecque et le christianisme, en valorisant le germe de la théologie chrétienne que contient la "théologie platonicienne." Dès lors, si la civilisation européenne, pour son bien ou son malheur, a un "fond" platonicien, elle le doit en grande partie au Florentin, qui a aussi transmis la pensée de Plotin, de Porphyre, de Jamblique, de Proclus --et traduit le Corpus hermeticum du légendaire Hermès Trismégiste, initiateur de l'antique sapience égyptienne et maître à penser des alchimistes médiévaux. L'œuvre maîtresse de Ficin est la Théologie platonicienne de l'immortalité des âmes.
Ce qu'on y lit, c'est avant tout la tentative d'harmoniser philosophie (grecque) et religion (chrétienne), mais aussi celle de souligner l'unicité de la Réalité. Le monde est un, uni-vers --manifestation de l'unité divine. Cet univers est hiérarchisé, ou ordonné selon divers degrés de perfection: de la matière et de la qualité, qui se dissipent dans l'espace et le temps, et à travers l'âme, puis l'ange, sur lesquels le temps n'a pas prise, on parvient jusqu'à Dieu. Sise au centre, l'âme devient "copula mundi," le lien du monde, nœud de conjonction entre le fini et l'infini, le monde intelligible et le monde sensible, en ce qu'elle est tant maîtresse du corps que miroir du divin, et prouve son immortalité par sa capacité à parcourir sans cesse, vers le bas ou vers le haut, les degrés de la hiérarchie. Ce qui consent à l'âme de mettre en œuvre sa fonction médiatrice d'unification du cosmos, c'est l'amour --que Ficin décrira aussi dans son Commentaire sur le Banquet de Platon, et qui deviendra le thème préféré des écrivains et des poètes.
Cette idée de centralité de l'âme traduit également l'humanisme du Florentin, c'est-à-dire la place centrale qu'il accorde à l'homme, principe fondamental de l'ordre et de l'unité du monde. De la même manière, à l'unité de la réalité correspond l'unité de la culture. Ficin a voulu l'incarner, en tissant, comme le fera Pic de la Mirandole, un immense réseau de correspondance avec des intellectuels de toute l'Europe. Mais a aussi voulu l'appeler tolérance. Si le monde est un, la vérité est une: tous ceux qui la cherchent, même par des voies qu'on estime impraticables, philosophes et savants de toute obédience, hommes de toute religion, juifs, chrétiens, musulmans, cherchent la même chose, ont quelque chose en commun, qu'il faut dénicher et protéger. Mais là, la voix de Marsile Ficin n'a sans doute pas porté assez loin. En fait, Paracelse avait raison: il aurait dû vivre 118 ans, et bien plus encore.
Pic de la Mirandole, avocat de la paix philosophique
Laissez-moi vous présenter à présent Pic de la Mirandole, l'auteur des 900 Conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques, un texte "mythique," dont De la dignité de l'homme devait constituer l'introduction. Néoplatonicien, scolastique, averroïste, syncrétiste, mage, monstre de mémoire, révolté, ou, au contraire, chrétien malgré lui, héros de la rupture avec le Moyen ge, moderniste, initiateur de la libre pensée, symboliste, existentialiste: de Pic, on a à peu près tout dit. Tout le monde s'accorde à dire que c'était un génie, ou une « fulgurance »: à quatorze ans, il étudie le droit canonique ; à dix-sept, il est familier d'Aristote et d'Averroès, puis de Platon, connaît le latin, le grec, l'hébreu, l'arabe, le chaldéen ; à vingt-quatre, il est admiré dans toute l'Europe comme prince des philosophes humanistes ; à vingt-cinq, il est en prison ; et, à trente et un, il meurt, empoisonné par son secrétaire.
Le jeune aristocrate a tout pour lui: la richesse, la beauté, la prestance, l'habileté oratoire. Il a fréquenté les plus célèbres athénées, à Bologne, à Ferrare, où est née son amitié avec Savonarole, à Padoue, où il a parfait sa connaissance de l'aristotélisme, et à Florence, où il s'est lié à Laurent de Médicis et a rejoint la famille des néoplatoniciens guidée par Marsile Ficin. Il est déjà le "phénix des esprits," voyageant partout, menant vie galante et vie studieuse, "disputant" avec les philosophes les plus renommés. À Paris, où il est entré en relation avec Charles VIII et a fréquenté les maîtres de la Sorbonne, dont la culture lui paraît plus riche de contenu qu'un certain humanisme italien, dénaturé, qui, à la recherche du "principe des choses," préférait la "grammaire" et les formalismes abstraits de la rhétorique. La "grande idée" de Pic est que la vérité est une, qu'elle parle la langue d'Athènes et de Rome comme celle d'Egypte et de Syrie, de Perse et de Babylonie, que toutes les écoles de pensée en ont exprimé une partie. Cette grande idée, c'est une péripétie qui va la lui faire formuler.
Le 10 mai 1486, à Arezzo, Pic "kidnappe" la belle (et consentante) Margherita. Le mari, Julien de Médicis, le prend mal: barouf, coups, blessures, esclandre. Bien que défendu par Laurent le Magnifique, Pic se sent atteint dans son "image," et décide de se retirer à Pérouse, puis à Fratta, pour se vouer à la vie contemplative. C'est là qu'il se consacre à la préparation d'une gigantesque disputatio ayant pour objet "la paix philosophique," qui se tiendrait à Rome et à laquelle il inviterait à ses frais tous les grands esprits du temps. À cet effet, il rédige neuf cents thèses censées recueillir les parcelles de vérité découvertes depuis la nuit des temps par la sagesse des hommes: les Conclusions, donc. Le résultat est une œuvre "impossible," unique en son genre: Pic, sous forme de brèves propositions, et en suivant une chronologie rétroactive, élabore un véritable panoptique de tous les savoirs, en partant des théologiens latins, Albert le Grand, Thomas d'Aquin, Duns Scot et d'autres, pour remonter aux doctrines des Arabes, Averroès, Avicenne, Al-Farabi, Moïse Maïmonide d'Egypte, Mahomet de Tolède ou Avempace, aux écoles aristotéliciennes de Théophraste, Ammonius, Simplicius, aux "doctrines des philosophes appelés platoniciens," Plotin, Porphyre, Jamblique, Proclus, jusqu'aux thèses ésotériques tirées de la mathématique pythagoricienne, de l'orphisme, de Zoroastre et des théologiens chaldéens, de l'enseignement d'Hermès Trismégiste, et des "sages cabalistes hébreux."
Les Conclusions paraissent le 7 décembre 1486. Pic se rend à Rome, triomphalement accueilli. La dispute commence. Elle devait se terminer, dans l'esprit de Pic --n'était-il pas comte des fiefs de Mirandole et de Concorde?-- par un chant de paix, par le constat d'une concorde possible entre les esprits, éclairés par une lumière qui, pour se cacher dans des discours différents, dans la cabale ou la révélation chrétienne, l'enquête philosophique ou l'hermétisme, n'en est pas moins unique. Elle se terminera par une bulle du pape Innocent VIII, qui déclare hérétiques certaines thèses et fait interdire les Conclusions. Pic répond par une Apologie, mais est quand même contraint de fuir en France. Il est arrêté à Lyon et emprisonné au donjon de Vincennes. De retour en Toscane, il écrit l'Heptaplus ainsi que le De ente et uno, où est proposée la conciliation entre la pensée platonicienne et aristotélicienne. Mais on parlait surtout, alors, des prêches apocalyptiques de l'ami du Mirandolin, le moine Savonarole: c'est Pic qui conseille à Laurent de le faire venir à Florence. Installé comme prédicateur -- "prophète désarmé," écrira quelques années plus tard Machiavel, celui-ci prédit les pires calamités pour l'Italie. Ce sera bientôt la "descente des Français," et la fuite des Médicis. Pic de La Mirandole meurt le 17 novembre 1494, le jour même où Charles VIII fait son entrée dans Florence. La paix philosophique rêvée par Pic n'était pas prête --la paix politique non plus.
L'héritage profondément humaniste au XXIe siècle
Que retenir? De Ficin, on retiendra la place centrale qu'il accorde à l'homme, principe fondamental de l'ordre et de l'unité du monde, et l'idée que la vérité est une, qu'on peut la chercher et en découvrir une partie par toutes les voies possibles, quelle que soit l'obédience religieuse ou l'orientation philosophique de chacun.
Pic aussi donne à l'homme une place centrale, pour lui aussi la vérité est une, qu'elle parle la langue d'Athènes et de Rome, d'Egypte, de Syrie ou de Perse, que toutes les écoles de pensée en expriment une partie. Aussi, selon lui, une concorde est possible entre tous les esprits, éclairés par une lumière qui, pour se cacher dans des discours différents, dans la cabale ou la révélation chrétienne, l'enquête philosophique ou l'hermétisme, n'en est pas moins unique. Marsile Ficin et Pic de la Mirandole sont deux figures clé de l'humanisme, grâce auquel la pensée, la culture, la société, les hommes ont connu une formidable "renaissance," ouvert une ère nouvelle à l'Europe, fait un "bond" en avant en retrouvant et vivifiant les racines du passé.
Aujourd'hui, cet élan humaniste semble bien épuisé, comme semble plus faible le "deuxième souffle" que lui ont donné les Lumières. Les utopies du XIXe siècle se sont détruites: le progrès a été certes une religion, a changé le monde du point de vue matériel, mais n'a produit, bien que les droits aient été peu à peu conquis, aucune société sans inégalités. Les totalitarismes du XXe siècle ont même trucidé systématiquement des hommes uniquement parce que c'étaient des hommes. Notre présent continue d'affirmer le primat de la finance sur la politique et celui de l'économie sur nos sociétés. Les seules formes de savoir que l'on encourage sont celles qui ont une retombée immédiate sur le marché du travail et le monde productif. Le critère dominant pour mesurer l'utilité de la culture est celui de sa potentielle incidence sur la croissance économique. Et pourtant le marché du travail est fermé, rejette dans la précarité des millions de personnes, et la croissance économique n'a pas lieu, ou ne va qu'au bénéfice des plus favorisés.
Dans ce contexte, il semble poussiéreux, réactionnaire, de seulement se demander si la prévalence des savoirs techniques sur les savoirs humanistes n'a pas provoqué une décadence culturelle qui touche la société contemporaine dans son ensemble, mais aussi -- quand on songe au "retour sur soi" et aux mille formes d'exhibition de soi qu'induisent les technologies numériques de la communication-- un déficit de démocratie. Mais cette disparition des savoirs humanistes, ou leur mise à l'écart dans l'antiquariat, ne porte-t-elle pas le danger que les regards critiques sur la réalité deviennent myopes, qu'on ne sache plus imaginer un futur parce qu'on a chassé le passé de la mémoire collective? Les humanistes, Pic de la Mirandole, Marcile Ficin et tous leurs amis, ont réussi à ouvrir une ère nouvelle en se nourrissant de la sève que portaient les racines de la civilisation antique. Sommes-nous capables d'effectuer la même opération? D'inventer un monde nouveau, de paix et de concorde, de tolérance, de justice et de libertés, de collaboration des intelligences, un monde dont l'homme resterait le centre, en nous nourrissant de la sève que portent les racines de l'humanisme? Bref, de promouvoir une "Renaissance"?