Ils sont une bonne quinzaine, sous le soleil de mars, à arpenter le parc des Tuileries, à Paris, le nez collé sur leur smartphone. « On droppe les clés au fur et à mesure et on y va ! » Par petits groupes de quatre ou cinq, ils avancent d'un pas décidé, sans regarder devant eux, s'arrêtent au bout de quelques mètres, tapotent sur leur téléphone, l'air concentré, avant de repartir. « Arnaud, pose ton R8 ! » Les promeneurs, interloqués, les regardent d'un drôle d'œil.
Ce petit manège, c'est celui d'Ingress. Un jeu sur mobile massivement multijoueur qui prend appui sur le monde réel grâce à la géolocalisation. Dans ce « real world game » développé par une filiale de Google, 10 millions de joueurs, répartis dans deux équipes, s'affrontent dans une lutte territoriale mondiale commencée en novembre 2012. Samedi 28 mars, 3 500 joueurs européens ont prévu de se réunir à Hanovre, en Allemagne, pour un événement spécial qui se déroulera simultanément dans une douzaine de villes comme Kyoto (au Japon), Reykjavik (en Islande), Lima (au Pérou) ou encore Denver (dans le Colorado). Certains membres du groupe venus jouer aux Tuileries en feront partie, loin d'être effrayés par les huit heures de trajet qui s'annoncent.
Un univers inquiétant
Le jeu, disponible sur Android ou iOS, consiste à se déplacer, physiquement, d'un endroit à un autre. Objectif : conquérir, grâce à quelques manipulations, du territoire, qu'il faudra défendre face aux attaques de l'équipe adverse. Si le concept se résume assez rapidement, tout un univers a été inventé pour donner de la profondeur à ce jeu de géolocalisation. Sa présentation officielle plonge immédiatement le joueur dans une atmosphère inquiétante :
« Une mystérieuse source d'énergie a été découverte et se répand dans le monde. L'origine et l'objectif de cette force sont inconnus, mais certains chercheurs pensent qu'elle influence notre façon de penser. Nous devons la contrôler ou c'est elle qui nous contrôlera. »
A partir de là, deux choix s'offrent à vous : vous pouvez rejoindre la faction des « résistants » (les bleus), qui considèrent cette source d'énergie comme maléfique, ou celle des « éclairés » (les verts), qui veulent l'exploiter pour faire avancer l'humanité. Chaque équipe doit alors tout faire pour étendre son influence. Comment ? En reliant des « portails » entre eux, afin de créer des champs d'influence.
Ces portails virtuels existent un peu partout dans le monde réel. Ils peuvent prendre la forme d'une statue, d'une fontaine, d'un bâtiment… La pyramide du Louvre en est un, tout comme le Taj Mahal ou le temple d'Abou Simbel. Mais aussi, sans doute, le monument aux morts de votre village, la sculpture bizarre qui orne le rond-point que vous prenez tous les jours, le calvaire qui trône au croisement de la rue. Il en existe plus de 3 millions à travers le monde. A elle seule, Paris en compte plusieurs milliers.
Au parc des Tuileries, on en trouve plus d'une centaine. C'est pour eux que Claire, Yves, David, Arnaud, Véronique et une dizaine d'autres de l'équipe bleue se sont donnés rendez-vous ce mardi, à l'heure de la pause déjeuner. Objectif : « casser » les portails verts et se les approprier, afin qu'ils deviennent bleus. « On est en train de se faire toutes les statues autour du bassin », explique Arnaud, 35 ans.
Consultant dans une société de services en informatique, il est venu jouer pendant sa pause déjeuner, sans quitter son costume, sa chemise à carreaux et ses belles chaussures. En coordination avec les autres, il s'approche de chaque portail, le renforce avec quelques tapotements, avant de passer au suivant. « On tourne le plus vite possible autour du bassin, jusqu'à ce qu'un vert vienne tout casser. Ça ne devrait pas tarder », prévient-il.
« J'aime ce côté social »
S'il est possible de jouer seul à Ingress, le jeu prend une tout autre dimension à plusieurs. Il est plus facile de casser des portails en menant des attaques coordonnées, mais surtout, il est possible de créer des « P8 », les portails les plus puissants et résistants du jeu, ce qui est infaisable pour un joueur solitaire. Jouer en équipe permet aussi de créer un maximum de champs en un temps record.
Ce côté social est ce qui motive la plupart des joueurs rencontrés ce mardi aux Tuileries. Comme Véronique, une chargée de communication de 41 ans :
« On a créé un bon groupe, on est devenus copains. Et plus si affinités ! On a vu des couples naître… J'ai rencontré des gens fabuleux que je n'aurais jamais croisés autrement, comme ce bibliothécaire de 60 ans. Ou ces gamins de 16 ans, très actifs quand il n'y a pas école. On les surnomme la team Minipouces. »
Ce petit bout de femme à la longue chevelure brune a apporté, comme souvent, une bouteille de champagne et une série de gobelets. La plupart des membres du groupe se connaissent déjà, on rigole, on se tape la bise, les blagues fusent – souvent incompréhensibles pour les non-initiés. « J'aime ce côté social », enchérit Claire, 35 ans, responsable comptable. « Quand je vais dans une ville et que je ne connais personne, je rencontre des gens. Il suffit que je leur dise que j'arrive ! »
2 000 kilomètres à pied en un an
En voyage, Ingress leur est aussi indispensable qu'un bon vieux guide écorné. « Ça permet de découvrir des lieux hors des grandes artères touristiques », explique cet informaticien de 30 ans qui, dans le jeu, se fait appeler Mirrdhyn. « On découvre des fontaines cachées dans de petites ruelles, du street art… A Melbourne, je suis même tombé sur une statue de Kylie Minogue affreuse ! » Quid du coût exorbitant d'une connexion Internet à l'étranger ? « Avant de partir, je regarde les sites des opérateurs locaux pour comparer les offres. En arrivant, j'achète une carte prépayée. »
Autre qualité du jeu vantée par ses adeptes : sa dimension sportive. Yves, ingénieur en informatique de 56 ans, joue entre 3 et 4 heures par jour et parcourt quotidiennement 4 à 8 kilomètres, « avec une pointe le samedi à 22 kilomètres », tient-il à préciser. En un an, il a parcouru, à pied, pas moins de 2 000 kilomètres. De quoi se faire les mollets et entretenir la forme.
Intégrer une communauté de joueurs n'est pas bien compliqué : dès votre inscription, vous êtes invités, via le chat interne du jeu, à rejoindre le groupe Google Plus de votre faction locale. C'est là que sont organisés grands et petits rassemblements. Il n'est pas rare que les débutants, surnommés les « padawan » en référence aux apprentis Jedi de Star Wars, soient pris en main par un joueur plus expérimenté, qui prendra le temps, sur le terrain, de leur expliquer les subtilités du jeu – pas toujours évidentes. Une coutume sympathique, mais pas totalement désintéressée : l'objectif est de « recruter », comme ils disent, afin de faire avancer la cause de l'équipe.
« Leur style de jeu était trop intensif pour moi »
Car pour certains, Ingress est une affaire sérieuse. Trop, selon certains joueurs comme Claire, qui en a fait les frais :
« Au début, j'étais verte, car j'avais été recrutée par des amis verts. Mais le style de jeu de cette équipe était trop intensif pour moi, je n'arrivais pas à gérer. Ils me donnaient des ordres. Un jour, alors que je rentrais chez moi à métro, ils ont repéré des bleus très actifs sur mon chemin. Ils m'ont dit de descendre du métro et d'aller casser. J'ai finalement décidé de passer chez les bleus. Suite à ça, certains verts ont refusé de m'adresser la parole. »
Ingress a tendance à rendre ses joueurs accros. « Je suis stupéfait du nombre de personnes qui se sont fait tatouer des symboles d'Ingress sur le corps », confie John Hanke, PDG de Niantic Labs, la filiale de Google à l'origine du jeu. « Des joueurs ont loué des avions, des hélicoptères et des bateaux pour atteindre des portails reculés dans des zones exotiques, de la Sibérie à l'Alaska en passant par l'Antarctique. Nous avons conçu Ingress pour motiver les joueurs à bouger et à explorer, mais ce qu'ils en ont fait est allé bien plus loin que ce que nous attendions. »
L'idée d'Ingress a germé à l'époque où il travaillait sur Google Earth et Google Maps :
« Je rêvais d'un jeu qui puisse me faire sortir de mon bureau. (...) Et, en tant que père, qui me donne une excuse pour jouer avec mes enfants au parc ou partir en balade avec eux. C'est ce rêve, combiné avec Google Maps et une dose de fiction inspirée par la série “Lost”, qui a mené à “Ingress”. »
Avec 127 millions de kilomètres parcourus et 178 millions de portails visités, le pari est réussi. « Ça fait chaud au cœur de voir des gens en Israël et en Egypte jouer dans la même équipe. Des gens en Chine, en Corée et au Japon coopèrent tous ensemble », poursuit John Hanke.
Partenariats commerciaux
Un déluge de bons sentiments qui ne doit pourtant pas faire oublier la réalité économique du jeu. L'application est gratuite, ne propose aucune option payante ni la moindre publicité. Alors comment Niantic Labs gagne-t-il de l'argent avec Ingress ? Tout d'abord, promet John Hanke, « nous ne vendons pas et ne partageons pas les données des joueurs hors de Niantic Labs. Et nous ne les utilisons pas dans d'autres projets de Google ».
En revanche, Niantic noue des partenariats commerciaux avec des marques un peu partout à travers le monde. En décembre, plus de 20 000 agences Axa sont par exemple devenues des portails, et un bouclier Axa très puissant, permettant de protéger des portails, a été intégré dans le jeu. L'entreprise de location de voitures Zipcar offre des réductions tarifaires aux « agents » Ingress ainsi que des items virtuels. Le groupe Unibail-Rodamco a, de son côté, déployé des portails dans ses 18 centres commerciaux, parmi lesquels le Forum des Halles ou encore Parly 2. De plus, Ingress s'intègre parfaitement au système économique de Google : il faut disposer d'un compte Google pour s'inscrire et les joueurs échangent sur Google Plus, le réseau social que l'entreprise tente, avec difficulté, de populariser depuis 2011.
Jusqu'à récemment, le jeu n'était disponible que pour les téléphones équipés d'Android, le système d'exploitation de Google. Mais depuis juillet 2014, il existe également sur iOS, ce qui a considérablement augmenté le nombre de joueurs. Aujourd'hui, à défaut d'utiliser les Google Glass – dont l'avenir est flou –, Niantic planche sur une adaptation du jeu pour montres connectées, qui « arrivera très vite », promet John Hanke.
En attendant, les joueurs des Tuileries se contentent de leurs traditionnels smartphones, malgré le soleil qui complique la lecture sur écran. La pause déjeuner est bien entamée, le bouchon du champagne apporté par Véronique saute. Les petits groupes continuent leur besogne, la zone est désormais totalement bleue. Aucun vert n'a, jusqu'ici, fait son apparition. Pas même Yoyo75, « un des gros casseurs de Paris », explique Gilles, 27 ans, surnommé « l'annuaire » par ses camarades, tant son érudition est grande lorsqu'il s'agit d'Ingress. « Mais heureusement, il n'est pas à Paris. Hier, il était à Orléans, mais aussi dans le Morbihan, juste pour casser un de mes portails ! Sachant que pour y arriver, il a dû prendre un canoë. »
« On se fait attaquer ! »
Soudain, tout autour du bassin, les joueurs s'agitent, et on entend, ici et là, des exclamations : « Yoyo, c'est Yoyo ! » « Ah ben il est là ! », confirme Gilles, les yeux rivés sur son téléphone, « on se fait attaquer ! ». En relevant la tête, on aperçoit l'agent vert redouté qui se dirige, d'un pas sûr, vers les joueurs bleus, mais surtout vers leurs portails. Grand et élégant dans son long manteau, ce trentenaire, précédé par sa réputation, aime entretenir le mystère qui l'entoure.
D'où vient-il ? Etait-il au travail, a-t-il interrompu son activité pour venir casser les portails bleus ? « Dès qu'il voit un P8, il vient le casser ! », assure un bleu. Lui esquive les questions en souriant. « Je n'étais pas très loin », répond-il, laconique. Etait-il vraiment dans le Morbihan et à Orléans la veille ? A-t-il vraiment pris un canoë pour casser un portail ? « Oui », se contente-t-il de répondre, refusant de donner plus de détails « devant les bleus ». Mythes et rumeurs circulent autour de sa personne. « Je ne sais pas si c'est vrai, mais il paraît qu'il s'est pris une prune car il roulait trop vite à vélo pour dégommer un portail », souffle un joueur. Une autre glisse que les verts « l'appellent le Kraken ».
L'entente est cordiale. Pas farouches, les bleus lui servent un gobelet de champagne. Tous en cercle, un verre à la main, le téléphone dans l'autre, aucun ne décolle de son écran. Immobiles et silencieux, ils se livrent une guerre sans merci à l'intérieur du jeu, Yoyo attaquant, les bleus défendant. Les verts sont-ils l'équipe de tyrans qu'on dénonce ? « On dit la même chose des bleus ! », répond-il sans s'interrompre. « C'est quand même un affrontement. Tout dépend de la façon dont tu joues : en mode guerrier ou en mode amical », poursuit-il, sans préciser laquelle des deux il a choisi d'adopter. Avant de disparaître en courant.
La pause déjeuner touche à sa fin. Le groupe commence à se disperser, les quelques bleus restants cherchent à réparer les dégâts commis par Yoyo, avant de retourner à leur quotidien. Pour quelques heures seulement.