Les aventuriers de l'été #2 : Sarah Marquis, la Terre en marchant

VIDÉO. Animée par des pulsions de "femme originelle", l'exploratrice suisse marche pour retrouver le lien qui nous unit à la Terre. Portrait.

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Temps de lecture : 10 min


La marche lui a tout donné, l'a construite, lui a ouvert ses bras sur l'inconnu. L'inconnu, « cette compote géante d'émotions qui colle aux tripes et ressemble à un malaise, si enivrante qu'elle interdit toute pensée rationnelle, si pleine d'incertitude qu'elle interdit le doute », écrit l'exploratrice suisse Sarah Marquis dans Instincts (Michel Lafon, 2016). L'ailleurs est riche, il déconditionne et nous révèle à nous-mêmes. Sarah sait que le chemin qui mène à soi est sous nos pieds. Aussi a-t-elle enchaîné les destinations et les kilomètres, infusé des odeurs, des saveurs et des bruits de la nature, pas tant pour combler ses angoisses métaphysiques que pour sentir la vie, en elle, au plus près de son être, débarrassé du voile de l'illusion. Nostalgie d'un passé primitif idéalisé ? « Non, c'est un regard du présent, dit-elle. Si tu descends d'un étage, tu vois ce sachet de sucre, c'est le produit d'une betterave cultivée par un paysan. On a oublié cette chaîne. Si on avait les pieds sur la terre, nos esprits ne seraient pas malades et nos corps difformes. »

L'aventure n'est pas l'excuse tardive d'une tête brûlée fuyant la marche du monde. Elle lui est consubstantielle. Depuis longtemps, elle a appris à lire le décor. Sarah Marquis, née d'un modeste horloger et d'une mère passionnée par la flore, a grandi dans un petit village du Jura suisse, à la lisière de la forêt, où elle grimpe aux arbres et observe les oiseaux des heures durant. Son horloge interne est réglée sur celle du soleil. Le temps s'y écoule au rythme des saisons à défaut d'ouvrir des perspectives d'avenir. « On allait aux champignons, à la pêche, à la chasse. La cueillette des plantes avec ma mère était un moment magique. En nous montrant les trous du millepertuis, elle arrivait à en faire un jeu et à nous distiller un savoir. Les vacances, on campait à 30 km de la maison au bord du Doubs. Naturellement, un lien se tisse avec la terre, encore plus avec des enfants. »

Des pumas se sont approchés de ma tente, mais ils ont respecté mon territoire, car j’avais fait pipi tout autour

Sarah Marquis ©  Krystlewright
L'aventurière Sarah Marquis. © Krystlewright

Après la scolarité obligatoire et une expérience peu concluante dans la vente import/export, Sarah endosse le costume de contrôleur de train, une des premières femmes à faire ce métier en Suisse. L'aventure commence sur le Paris-Milan. « J'accrochais des wagons, je dégelais les freins. Les vieux chefs, forts de leur prestige, nous mettaient la pression. » Puis le métier s'est structuré et c'est devenu moins drôle. « Avant, au moins, on faisait des fondues dans le fourgon. Quand je suis partie, j'ai retiré mon fond de retraite, au grand dam de mon père. » Elle fait son sac, et nez au vent, part voyager. Première prise de risque. « C'était une forme de rébellion, sans connotation anarchique, mais dans le sens où on peut faire autrement. » L'aventure ou comment réinventer les choses avec moins de moyens. Des altitudes andines aux jungles poisseuses, du froid sibérien aux déserts australiens, ses pérégrinations sont épuisantes : 14 000 km à travers le bush australien, 7 000 km du Chili au Pérou, via la Bolivie, sur le dos de la cordillère des Andes, les États-Unis de la frontière canadienne à la frontière mexicaine… 4 260 km en 4 mois et 6 jours. Une véritable affaire de comptable.

Mais la Jurassienne compte mal. En 2010, un guide suisse établi au Chili affirme, dans l'émission de la TSR Mise au point, que l'aventurière a omis de mentionner qu'elle a utilisé un vélo et qu'elle a été transportée en voiture. Interrogée alors qu'elle se trouve au Japon, Sarah Marquis s'étonne de cette polémique aussi futile qu'inutile. « Le journaliste m'interroge en 2010 à propos d'une expédition de 2006, que la TSR est venue filmer ! J'avais cassé ma charrette, j'ai dû changer d'itinéraire et prendre un vélo. Je ne m'en suis jamais cachée. On a cherché à me piéger, c'est évident. » L'entreprise de déstabilisation fait plouf, mais « désormais, j'ai un traqueur aux fesses », lâche-t-elle d'un ton désinvolte. En 2014, elle est nominée parmi les « Aventurières de l'année » par National Geographic, et entre dans le top 10 des mastodontes de l'aventure. 

Ivre de liberté, brûlée d'une intense curiosité, elle papillonne de pays en pays, avec, en chemin, des rencontres, des images, des galères, bref tous les ingrédients qui pimentent une aventure. Il y a les belles rencontres dangereuses. « En Amérique latine, des pumas se sont approchés de ma tente, mais ils ont respecté mon territoire, car j'avais fait pipi tout autour. Aux États-Unis, je tombe nez à nez avec une maman grizzli et son petit. » Sans oublier les loups dans le désert de Gobi. « Un matin, je suis réveillée en alerte. Il y en avait cinq qui hurlaient autour de ma tente. » D'une façon générale, ce sont surtout les dangers humains qui font monter le « trouillomètre ». En Mongolie, tous les soirs pendant deux mois, des cavaliers ivres tournoient comme des loups autour de sa tente. « Voyant que je ne sortais pas, ils se lassaient et partaient. J'angoissais toute la nuit. Je ne dormais pas, j'étais épuisée, jusqu'au jour où j'ai pris une piste sous laquelle se trouvaient de gros tuyaux d'évacuation. C'était un 5 étoiles pour moi. »

Une mémé m’a ouvert sa porte et invitée à venir me réchauffer à l’intérieur, puis elle m’a enfermé à double tour et a appelé la police.

Sarah Marquis ©  Krystlewright
L'aventurière Sarah Marquis lors de l'un de ses voyages initiatiques. © Krystlewright

Il y a des choses moins drôles, comme en Chine, dans le Yunnan, quand des gars bizarres surgissent sur son camp avec des grosses lampes. Dans ces moments difficiles, comme tous les aventuriers, elle a une arme secrète : elle fait du thé, avec des gestes très doux. Un rite pour calmer les esprits et lui permettre d'observer qui se trouve en face d'elle. L'après-midi, elle avait traversé une école gigantesque, au milieu de nulle part, avec au moins 2 000 élèves à l'intérieur. Des gamins l'avaient suivi, s'étaient amusés à l'aider à monter sa tente. « Je chantais avec eux et quand j'ai croisé le regard de la petite fille posé sur mon Black Berry accroché sur mon sac, elle a sauté dessus en un éclair et tous se sont évanouis dans la nature. Le soir, ils étaient venus lui rapporter son téléphone, accompagné d'une lettre qui disait que l'instituteur du village l'avait retrouvé, comme si elle allait gober cette histoire. Les gamins, espions en culotte courte, étaient en mission. "Quand je l'ai allumé, toutes les photos prises en Chine étaient effacées. Un ami m'a dit détruis-le, ils sont en train de te suivre et écouter tout ce que tu dis." Une autre fois, toujours en Chine, elle traversait un village. Il faisait froid. "Une mémé m'a ouvert sa porte et invitée à venir me réchauffer à l'intérieur, puis elle m'a enfermée à double tour et a appelé la police." Comment pouvait-elle deviner que Sarah n'était pas une prostituée, mais une voyageuse, ce qui pour elle signifiait la même chose ?

La plus grande adversité, elle l'a connue au Laos, face à des trafiquants de drogue. Une semaine auparavant, en plein délire et bouillonnante de fièvre à cause de la dengue, elle s'était attaché le pied à un arbre, pour ne pas être tentée de se jeter dans la rivière et risquer de se noyer. Un soir, au milieu de la jungle, affaiblie, elle installe son camp près d'un plan d'eau et se fait chahuter par une quinzaine de gringalets suintants. "Je me lève pour leur montrer comment je suis grande. L'un prend sa mitraillette et tire un coup en l'air. Il avait un fusil automatique plus grand que lui." Elle extrait alors de son dictionnaire cette phrase qu'elle récite comme un mantra : "Je suis une touriste, je viens de Suisse, me comprenez-vous ?" Et cela pendant trois heures, jusqu'à ce qu'un truc se passe. "Tout d'un coup, il n'en reste plus qu'un et, dans un anglais parfait, il me dit : I'm very sorry mam for this inconvenient ! Very good night !" Règle n° 1 : ne jamais s'installer près d'un plan d'eau, où s'abreuvent aussi bien les animaux sauvages que les brigands.

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Commentaires (2)

  • Greenwolf

    Ne jamais s'installer près d'un cours d'eau...
    La nuit.
    J'ai failli me faire "massacrer" par un Sanglier mais alors très territorial...

  • Firetiger

    Le Point oublie les aventures à Noirmoutier !