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« Être frais, c'est beaucoup plus important que d'avoir de l'argent. Si j'ai voulu gagner de l'argent c'est avant tout pour être bien sapé », explique Kanye West (tout de Saint Laurent vêtu), qui sort son septième album. À en croire Jay-Z, Rihanna ou Beyoncé, pour être cool en 2016, il faut porter du chiffon estampillé français… Mais pourquoi le rap s'est-il entiché des griffes du royaume de la haute couture ? Retour sur les étapes d'un fructueux mariage arrangé entre les codes d'une musique née dans la rue et les ateliers de broderie.
Le documentaire Fresh Dressed présenté à Sundance en janvier dernier revient sur l'histoire et l'influence de la mode hip-hop. Des années 1980 au début des années 2000, force est de constater que les marques françaises brillent par leur absence. Des banlieues de LA à celles de New York, le rap contestataire s'épanouit, mais ses dignes représentants préfèrent jouer les gangsters en baggy plutôt que de parader sur les front row de la Fashion Week. « From the ghetto, for the gettho », résume un journaliste.
Run-DMC, première rencontre entre le rap et la mode
« La première rencontre entre la mode française et la rue a lieu en 1986, l'année ou Run-DMC sort son troisième album, Raising Hell, dont l'un des tubes est My Adidas », indique Antoine Zucchet, auteur d'un mémoire consacré à l'inattendue convergence entre la mode et le rap. Ce titre est une chance que vont saisir les dirigeants de la maison aux trois bandes. Pour la première fois, le Madison Square Garden, une mythique salle de spectacle new-yorkaise, accueille un groupe de rap.
Convaincu que la musique des bas-fonds fait son entrée solennelle dans la culture populaire, un responsable marketing d'Adidas va persuader ses dirigeants de faire le déplacement. Bien lui en a pris, car ce soir-là une scène étonnante se produit : « Darryl DMC entonne son ode à la tennis tribande, enlève sa chaussure (une Adidas modèle superstar) et la lève au-dessus de sa tête. Les 40 000 spectateurs l'imitent aussitôt. L'histoire raconte que l'accord financier avec Adidas donnant naissance à la chaussure Superstar DMC et à un tracksuit devenu célèbre s'est signé dans les coulisses de ce concert mémorable », rapporte Antoine Zucchet. Grâce à Run-DMC, Adidas passe des salles de sports aux pavés des grands boulevards.
À la fin des années 1990, l'industrie du rap devient un business florissant et ses nouvelles têtes veulent flamber comme les barons de la drogue de leurs films préférés. Versace, Ralph Lauren, Louis Vuitton, Dior… L'heure n'est pas au raffinement mais à l'accumulation, car rien n'est too much pour cette génération de rappeurs nouveaux riches qui s'exhibent sur MTV. Ni le goût ni le savoir-faire français ne les intéressent vraiment, c'est l'attrait du logo et l'idée de richesse à laquelle renvoient les marques qui les séduisent. On note du reste une préférence pour les grandes maisons italiennes qui cultivent une esthétique ostentatoire.
La classe moyenne remplace les rebelles de bas étage
Les années 2000 voient l'avènement d'une nouvelle génération de rappeurs. Désormais, ce sont davantage des artistes issus de la classe moyenne que des rebelles de bas étage. L'idée de devenir une superstar les motive d'ailleurs davantage que de jouer les caïds ou les justiciers au péril de leur vie. Le rap et plus largement le hip-hop changent de propos, deviennent mainstream et s'écoutent dans les boîtes de nuit branchées. L'industrie du luxe, qui aime avaler les contre-cultures, s'empare de ses codes, de son énergie et de son influence à coups de collaborations plus ou moins opportunistes.
Dans le même temps, les figures de proue de cette nouvelle ère (Kanye West, Jay-Z, Asap Rocky) ne cachent pas leur attrait pour la mode, son histoire et son savoir-faire. La France devient alors une destination de choix pour ces rappeurs esthètes. Ça tombe bien, une nouvelle génération de créateurs fans de streetwear a su traduire le vocabulaire stylistique de la rue dans une grammaire plus couture. C'est l'avènement du streetwear haut de gamme.
À la rescousse des marques ringardes
L'audace vestimentaire dont font preuve les nouveaux princes du hip-hop interpelle et leur influence épate. Le luxe, qui tend à se couper des réalités de la vie quotidienne, comprend qu'il a tout à gagner à absorber cette nouvelle énergie venue de la rue. Baskets, hoodies et tee-shirts deviennent ainsi les toiles blanches des couturiers de l'avenue Montaigne, ce qui n'est pas pour déplaire aux rappeurs qui voient leurs deux penchants réunis sur un même podium : les gaudillos et les logos !
L'union peut paraître incongrue, mais elle est avant tout pragmatique : l'objectif avoué est d'accroître la cote de désirabilité de marques qui flirtent avec le ringard auprès d'une clientèle plus jeune et plus branchée. Les maisons y vont progressivement. Elles demandent tout d'abord aux superstars de devenir leurs égéries. c'est ainsi que Pharrell Williams, « l'homme le mieux habillé du monde » selon le magazine Esquire , devient l'image de la campagne Vuitton. L'opération est un succès, tant commercial qu'en termes de visibilité chez les jeunes.
Givenchy, roi du rap
L'artiste, également cofondateur de deux marques de prêt-à-porter (BBC et Ice Cream), est à la pointe de la hype. Prenant acte de ses talents, le malletier lui propose en 2008 d'imaginer une collection de bijoux. « Nous étions sur la même longueur d'onde, avec beaucoup de références et de goûts en commun », raconte Camille Miceli, alors responsable de la joaillerie. L'année suivante, Kanye West leur dessine une basket collector (la Louis Vuitton Don, qu'il cite si souvent dans ses textes). Aujourd'hui encore, la chaussure s'arrache pour plusieurs milliers d'euros sur eBay.
L'histoire d'amour entre les rappeurs et les marques françaises est consommée et se mesure en récurrence de citations dans leurs chansons. « Sur les marques de haute couture, c'est Givenchy qui domine depuis 2005 et l'embauche du styliste italien Riccardo Tisci. Ce dernier a d'ailleurs travaillé avec Kanye West et Jay-Z sur Watch The Throne en dessinant la pochette de l'album et en habillant les deux rappeurs sur leur tournée. La nouvelle génération incarnée par A$AP Rocky, Drake ou 2 Chainz arrive avec des références pour des marques comme Rick Owens ou Saint Laurent », explique un spécialiste qui s'est penché sur la popularité des marques dans les tubes de rap américain.
Les maisons qui refusaient de me prêter des vêtements font aujourd’hui marcher la planche à billets pour que je m’habille chez eux. Kanye West
Un temps méprisées, la culture urbaine et sa traduction esthétique en streetwear haut de gamme sont aujourd'hui la poule aux œufs d'or d'une industrie à l'affût d'un filon juteux. Pourtant, il y a 10 ans, l'enthousiasme était encore timide, rappelle Kanye West, jamais avare d'une séance d'autocongratulation : « Je me réjouis de voir que les mêmes maisons qui refusaient de me prêter le moindre vêtement pour mes clips font aujourd'hui marcher la planche à billets pour que je m'habille chez eux. » Il faut dire que la jeunesse bourgeoise suit les pas de ses idoles et s'encanaille volontiers en survêtements luxueux.
Dans « New Slaves » (chanson issue de son album Yeesus), l'artiste va plus loin. Il explique comment l'industrie l'aurait transformé en « esclave d'un nouveau genre », profitant non pas de son travail mais de ses « vibes » et de sa « street credibility ». Pauvre Kanye... La mode a-t-elle été opportuniste en s'appropriant les codes des stars du hip-hop ? « Pas vraiment, nuance Lyna Ahanda, journaliste spécialisée dans la mode urbaine. La mode s'est toujours nourrie des phénomènes culturels contemporains. » C'est aussi une industrie très codifiée qui a su ajuster sa façon de communiquer et de promouvoir ses créations. Si l'idée était à l'origine de faire un joli coup de com pour dynamiser des maisons au patrimoine vieillissant, force est de constater que ce sont finalement les rappeurs qui ont imposé leurs codes.
Pigalle, l'armoire de Jay-Z et Beyoncé
En se réappropriant les codes du hip-hop et en s'offrant l'œil expert de ses stars, le prêt-à-porter de luxe aurait pu couper l'herbe sous le pied des vraies marques de streetwear. Pourtan,t une nouvelle génération de créateurs français a su trouver sa place dans les armoires déjà bien remplies des Jay-Z, Beyoncé et Rihanna.
Pour une star du hip-hop, Paris est la capitale mondiale de la mode et Pigalle, la version rive droite de Brooklyn. Pour s'imposer, Stéphane Ashpool, fondateur de Pigalle Paris, va cultiver l'éclectisme. Il s'offre les services de la fine fleur des métiers d'art pour orner les basics de sa mode urbaine. Toutes les broderies du défilé automne-hiver 2016 sont ainsi l'œuvre des ateliers de broderie Lesage. Il va également jouer la carte de l'exclusivité. Depuis qu'ils ont été portés sur les scènes du monde entier par Asap Rocky, les hoodies estampillés du logo blanc sur fond noir s'arrachent, pourtant ils ne sont volontairement produits qu'en toute petite quantité et uniquement vendus dans l'échoppe de la rue Henri-Monnier. « Je n'ai pas envie de profiter de cette soudaine popularité. A$AP est un ami, pas un ambassadeur. Je pourrais tout exploser mais je préfère rester exclusif. J'ai envie que Pigalle reste une marque de niche », explique-t-il.
Ce mix habile entre culture urbaine et savoir-faire couture qui s'affranchit de la grammaire littérale du streetwear tape dans l'œil du jury du grand prix de l'Andam, qui lui décerne sa plus haute distinction. « Pigalle est une jeune aventure, de par l'âge de la marque et l'âge du créateur. Il y a une belle histoire avec beaucoup d'enthousiasme, de créativité et le sens de l'artisanat », justifie Bruno Pavlovsky, président du jury 2015. Rihanna, Asap Rocky et leurs comparses qui veulent jouer les dénicheurs de talents accourent. Reste une question : au-delà du rayonnement dont bénéficie le bon goût français, comment ces petites marques se font-elles connaître des stars du hip-hop ?
Un statut d'artistes bien sapés
« La volonté de se rencontrer est mutuelle », explique Lyna Ahanda. « Jouer les défricheurs de talents permet aux stars du hip-hop d'asseoir leur statut d'artiste bien sapé. De l'autre côté, il est très important pour des créateurs encore à l'aube de leur succès d'être associés à des personnalités aussi influentes. C'est là qu'interviennent les ambassadeurs du streetwear français. » Pionnière, la boutique Colette - temple du cool - offre une belle visibilité à ces marques en faisant cohabiter sur les mêmes portants tee-shirts Hype Means Nothing et robes Alaia.
La presse assure le relais et fait connaître ces jeunes créateurs qui s'affichent en backstage des concerts et revendiquent l'influence de la pop culture sur leurs collections. Des amitiés se nouent et des consultants reconnus pour leur sens du style vont être chargés par les artistes de repérer les nouvelles pépites avec lesquelles il fait bon de s'afficher pour ne pas se laisser démoder.
Voilà maintenant 10 ans que les rappeurs se sont entichés du prêt-à-porter français, au-delà même du luxe qu'il représente mais par goût pour le savoir-faire auquel il renvoie. Combien de temps cette idylle pourra-t-elle durer ? L'industrie qui bat au rythme infernal des tendances à l'habitude de broyer les contre-cultures jusqu'à indigestion...