Ce qui est fascinant dans le commerce avec les mots, c’est qu’on voyage dans les temps et les espaces pour pas un rond. Tapez « ubuntu » dans un moteur de recherche en français et vous ne récolterez que d’arides fiches techniques pour un système d’exploitation informatique. Optez pour un moteur de recherche qui comprend la langue de Shakespeare et de Chinua Achebe et vous ne regretterez pas la traversée. Mieux, vous gagnerez en sagesse.
Écoutons d’abord l’usage que le président Obama en a fait un jour pluvieux de décembre 2013, dans un contexte singulier. L’histoire retint que c’est dans un stade de Soweto que Barack Obama a prononcé ce jour-là un vibrant hommage à Nelson Mandela disparu quelques jours plus tôt, à l’âge de 95 ans. Les témoins racontent que le président a touché le cœur du public sud-africain en sortant de sa besace un mot quasiment magique dans cette partie du continent : Ubuntu, donc. Mot-viatique, mot-baobab. Mot-concept enfin, difficilement traduisible en langues européennes. Et soudain le brouhaha de Soweto se transforma en une impressionnante clameur. Qu’avait-il dit de si précieux ?
« Au final, Mandela a compris les liens qui tiennent ensemble l’espèce humaine. Il est un mot en Afrique – Ubuntu – qui décrit le plus grand legs que Mandela nous a laissé. Il a reconnu combien nous sommes tous liés d’une manière qui est invisible à l’œil, combien nous faisons un avec le reste de l’humanité. Combien nous n’existons pleinement que dans le partage et dans la relation bienveillante avec les autres. »
Des historiens de ce pays considèrent cette notion si proche des concepts d’humanité et de fraternité, a été l’un des socles spirituels de la longue lutte de Nelson Mandela et de ses compagnons contre la ségrégation raciale mais également de sa politique de réconciliation nationale une fois l’apartheid vaincu.
Si la racine de ce mot est présente dans la plupart des langues bantoues (du lingala au kikongo, du kiswahili au kinyarwanda et kirundi, du xhosa au zoulou), son origine remonte à l’aube des temps. Reste partout le même horizon, la même exigence éthique. Je suis un être humain par et pour les autres. Voilà une philosophie à enseigner dans toutes les écoles africaines ou non. Et répétons-le sur tous les tons, à la suite de ce proverbe zoulou : « un individu est un individu à cause des autres individus ». En voilà un beau slogan à inscrire sur le fronton de nos écoles élémentaires.
Le jovial monseigneur Desmond Tutu nous a montré la voie ubuntu et ses multiples bienfaits tant sur le plan individuel qu’au niveau de la communauté. Garant moral de la pénible mais nécessaire Commission Vérité et Réconciliation en 1995, c’est en homme d’église profondément imprégné par l’idéal ubuntu qu’il a pu mener sa mission jusqu’à son terme.
Enfin, et c’est le but de cette chronique, tout le monde devrait puiser dans cette philosophie tout le temps. L’humain est avant tout relié aux autres mais aussi à son environnement et à ce qui le dépasse et que certains appellent le divin. Le lauréat du prix Nobel de la Paix 1984, l’archevêque Desmond Tutu ne dit pas autre chose :
« Quelqu’un d’ubuntu est ouvert et disponible pour les autres (…) car il ou elle possède sa propre estime de soi, qui vient de la connaissance qu’il ou elle a d’appartenir à quelque chose de plus grand. Il se sent diminué quand les autres sont diminués ou humiliés, quand les autres sont torturés ou opprimés. »
Enfin, laissons le mot de la fin à Madiba qui nous livre sa propre définition de l’ubuntu :
« Respect, serviabilité, partage, communauté, générosité, confiance désintéressement. Un mot peut avoir tant de significations. C’est tout cela l’esprit d’ubuntu ! »
Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti, il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à George-Washington University. Auteur, entre autres, de Aux Etats-Unis d’Afrique (JC Lattès, 2006), il vient de publier La Divine Chanson (Zulma, 2015).
Voir les contributions
Réutiliser ce contenu