Décryptage

Démantèlement de la «jungle» : une opération à cinq inconnues

Le plan d’évacuation de la jungle et ses répercussions comportent de potentiels risques ou effets pervers.
par Sylvain Mouillard
publié le 23 octobre 2016 à 20h21

Vider, en dix jours, un imposant bidonville, en offrant à chaque habitant une solution de relogement partout en France. Le pari de François Hollande et de son ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, est osé. Car cette cité informelle, située à la périphérie de Calais, concentre depuis une vingtaine d'années une bonne partie des enjeux migratoires sur le territoire métropolitain. Ils sont aujourd'hui entre 6 500 et 8 000 exilés, selon les estimations, à vivre dans la «jungle». La plupart sont arrivés là avec l'idée de rejoindre le Royaume-Uni. Certains ont renoncé à ce dessein, mais pas tous. Ce qui complique le projet des pouvoirs publics, présenté comme «humanitaire» et visant à «mettre à l'abri», alors que l'hiver approche, ces migrants originaires du Soudan, d'Afghanistan ou encore d'Erythrée, puis à leur permettre d'obtenir l'asile en France. Certaines associations redoutent même un coup de communication et alertent sur les risques d'une initiative tournant à l'opération «sécuritaire».

Les irréductibles

Bernard Cazeneuve souhaite proposer un relogement à l'ensemble des habitants du bidonville dans les quelque 280 centres d'accueil et d'orientation (CAO) créés depuis septembre partout dans le pays. Mais quel sort sera réservé à ceux qui préféreront rester dans le Calaisis pour tenter de rejoindre le Royaume-Uni ? Ils seraient, selon Christian Salomé, de l'association l'Auberge des migrants, «entre 1 500 et 2 000». Un chiffre qui semble avoir baissé ces dernières semaines. Une enquête réalisée en septembre par plusieurs associations estimait que la moitié des habitants de la jungle ne souhaitaient pas rester en France. D'importants efforts ont été fournis pour informer les migrants de leurs droits, notamment par les équipes de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra).

La sécurisation de la frontière, même si les passages vers le Royaume-Uni sont repartis à la hausse ces derniers temps, ainsi que la position très dure des autorités britanniques pourraient aussi avoir incité certains exilés à renoncer à leur rêve d'outre-Manche. Les derniers irréductibles seront un enjeu clé du démantèlement. Christian Salomé craint qu'«au bout de quelques jours, quand les journalistes seront moins présents» dans la lande, une «chasse aux exilés» soit menée par les forces de l'ordre. Selon lui, un millier de places auraient été réservées dans les centres de rétention administrative (CRA) du pays. Une stratégie d'arrestation déjà pratiquée par les autorités il y a un an, mais aux résultats incertains. 95 % des personnes enfermées avaient été libérées au bout de quelques jours. «On n'éloigne pas du territoire un Afghan ou un Darfouri», résume Salomé.

Le Calaisis après l’évacuation

La destruction de la jungle débutera dès mardi. Bernard Cazeneuve en a fait une question de principe et d'image : «Calais, c'est fini.» D'importantes forces de police et de gendarmerie auront pour mission d'empêcher la reformation d'un campement. Sans compter les risques de débordement violent avec les 150 à 200 militants No Border, qui prônent l'abolition des frontières. S'il veut empêcher la création de nouveaux bidonvilles, le ministère de l'Intérieur reconnaît aussi que la région, située à 25 kilomètres des côtes anglaises, restera forcément un point d'attraction pour les exilés. D'où la mission confiée à deux experts pour déterminer quelles structures d'accueil ou d'orientation l'Etat peut laisser en place dans le secteur. S elon plusieurs sources, des migrants effectuent déjà des repérages pour trouver des nouveaux terrains.

La prise en charge des mineurs

Ils sont près de 1 300 enfants et adolescents à vivre dans la jungle de Calais. Du fait de leur minorité, ils doivent bénéficier d'une prise en charge spécifique. D'autant que près de 40 % d'entre eux, selon l'association France terre d'asile, ont de la famille au Royaume-Uni et peuvent donc prétendre à la procédure de regroupement familial. Mais les autorités britanniques rechignent pour l'instant à mettre en place un mécanisme permanent de transfert sur leur sol. Place Beauvau, on assure toutefois que les négociations «avancent dans le bon sens». 194 mineurs ont ainsi pu traverser la Manche la semaine passée (contre 70 depuis le début de l'année). Durant le démantèlement, les autres devront patienter dans les conteneurs du centre d'accueil provisoire situé dans le bidonville, en attendant un signe du gouvernement conservateur de Theresa May. Un bras de fer diplomatique qui se jouera sous l'œil des médias britanniques.

Les comités d’«accueil» du FN

C’est une des grandes craintes du ministère de l’Intérieur : voir se multiplier les incidents autour des CAO qui accueilleront leurs premiers migrants cette semaine, notamment orchestrés par des militants du Front national. Dimanche, la députée frontiste Marion Maréchal-Le Pen a manifesté avec une centaine de personnes près d’une petite commune du Vaucluse censée bientôt héberger des réfugiés de Calais. En face, ils étaient entre 400 et 500, derrière des pancartes «Amis, ouvrez-vous» ou «Le FN, ça sert aryen», à manifester leur soutien aux réfugiés. Un épisode qui illustre bien le dilemme de la place Beauvau. Même si l’accueil des migrants se passe bien dans la grande majorité des cas, il suffira de quelques dérapages pour que fusent les critiques.

L’accompagnement dans les CAO

Le pari gouvernemental ne s'arrêtera pas une fois la jungle complètement évacuée. Car, sous réserve qu'une majorité de migrants accepte de rejoindre les centres d'accueil et d'orientation, il faudra ensuite s'assurer que ces personnes entrent bien dans la procédure de demande d'asile. L'Ofpra s'est engagé à procéder à des examens accélérés, dans un délai maximal de trois mois, afin de permettre la fluidité du système. Plusieurs questions restent néanmoins en suspens : comment seront traités les migrants «dublinés», c'est-à-dire ayant laissé des empreintes dans un autre Etat européen, en théorie compétent pour l'examen de leur demande d'asile ? La Direction générale des étrangers en France (DGEF) assure qu'une certaine «souplesse» sera réservée aux personnes «vulnérables», mais indique que les autres (les hommes seuls) seront invités, «sans coercition», à rejoindre le pays censé examiner leur dossier. Ce flou pourrait causer des blocages, voire dissuader des migrants de rester dans les CAO. Il suffit parfois d'un cas difficile pour que le bouche à oreille entraîne des départs massifs dans la nature, qui conduiront, in fine, à grossir les campements parisiens ou du nord de la France. Une statistique est à cet égard éclairante : sur les 6 000 personnes déjà orientées vers un CAO depuis la création de ces structures il y a un an, 2 000 y logent toujours, 2 000 ont rejoint un centre d'accueil pour demandeurs d'asile et 2000 ont «disparu», de l'aveu même de la DGEF.

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