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Journalistes à Calais : la loi de la « jungle » ?

Pour couvrir le démantèlement, des journalistes du monde entier ont afflué aux abords de la « jungle ». Nos reporters racontent comment ils l’ont vécu.

Par  (avec Maryline Baumard, Marc Bettinelli et Anne Guillard)

Publié le 27 octobre 2016 à 10h04, modifié le 27 octobre 2016 à 15h02

Temps de Lecture 7 min.

Début des opérations de démantèlement de la jungle à Calais lundi sous le regard des journalistes du monde entier.

Nous savions bien que nous ne serions pas les seuls. Que l’opération de démantèlement de la « jungle » – ou de « mise à l’abri », comme aime le dire le gouvernement – des six à huit mille migrants vivant dans l’immense bidonville de Calais serait aussi une opération médiatique. Nous ne pensions tout de même pas être plus de 800 journalistes et techniciens accrédités pour le premier jour : beaucoup de médias européens, notamment britanniques (48 personnes rien que pour la BBC), mais aussi américains (CNN, The New York Times, etc.) canadiens, turcs, japonais et même du Bangladesh… le monde entier avait les yeux rivés sur la France. Le Monde lui-même avait choisi d’envoyer une équipe de cinq personnes – 2 rédacteurs, 2 photographes, 1 journaliste vidéo – aux côtés de sa spécialiste des migrations, Maryline Baumard, plus habituée à croiser à Calais les reporters de La Voix du Nord, de l’AFP Lille, Nord Littoral ou Radio 6 que ceux d’Al-Jazira.

La première surprise était d’ailleurs venue de l’idée même d’avoir à s’inscrire plusieurs jours à l’avance auprès du ministère de l’intérieur pour « couvrir » l’événement. Quel décalage pour ceux venus maintes fois rencontrer les migrants et leur vie de misère dans la « jungle », ses allées boueuses, ses cabanons bricolés de planches et de bâches, ses tentes humides et trouées par la chaleur des réchauds de fortune. Un badge pour raconter une zone de non-droit ? Quelle ironie.

Le dimanche, la foire d’empoigne que fut le moment de récupération des fameux pass augurait de la frénésie du lendemain. Sur son blog, la dessinatrice Lisa Mandel en a donné un aperçu fidèle. Le badge ne sera finalement nécessaire que pour accéder à la zone réservée aux départs en bus, des contrôles systématiques d’identité encadrant les entrées dans la « jungle ».

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Irruption dans l’intimité

Devant le nombre considérable de journalistes arrivant dans leur bidonville, les migrants se montraient, eux, particulièrement patients : ceux dont les cabanes ou les tentes se trouvaient les plus proches de l’entrée ont répondu dix, quinze fois aux mêmes sollicitations pour répondre à des questions, toujours les mêmes, et extrêmement intimes, en quelques minutes.

Des questions qu’en tant que journaliste, on ne s’autorise d’habitude à ne poser qu’à l’issue d’une longue conversation, nécessaire pour installer la confiance et ne pas avoir la sensation de « voler » leurs histoires aux gens : « Pourquoi avez-vous quitté votre pays ? Allez-vous abandonner vos rêves d’Angleterre ? Pourquoi ne prenez-vous pas le bus ? » Ces hommes, ces femmes, ces adolescents, sont à un moment crucial de leur vie, ils ont un choix très important à faire, et nous braquons sur eux nos carnets et micros, les interrogeant parfois avec insistance alors qu’ils ont du mal à savoir où ils en sont et à comprendre ce qui les attend.

« D’ordinaire, l’entretien avec un migrant est un échange autant qu’une interview, ajoute Maryline Baumard, qui aimait jusqu’alors prendre le temps de partager un thé, autour du feu, quand elle venait à Calais les rencontrer. Il existe comme un code qui veut que les journalistes qui suivent la rubrique “migrations” donnent autant qu’ils prennent : ils nous donnent leur histoire, nous racontent de l’intime ; nous en face, leur devons de l’information, ce bien si précieux pour eux. Souvent, ils connaissent mal le droit, ont besoin de savoir ce qu’on a vu dans d’autres reportages, dans d’autres villes… » Un donnant-donnant impossible à installer pour les très nombreux journalistes « généralistes » envoyés à Calais : rares sont les médias qui ont, comme Le Monde ou l’AFP, des reporters spécialistes.

Secteur extrêmement concurrentiel

Lundi matin. Nous redoutons l’hystérie. A 7 heures, il fait encore nuit noire quand nous arrivons sur place, plus d’une heure avant l’ouverture de la grille menant au hangar, sas d’embarquement pour les bus. Les spots des télévisions éclairent déjà une longue colonne de migrants qui servent d’arrière-plan aux reporters en direct à l’image. Qui donc apprécie qu’on lui braque sans demander une lumière dans les yeux ? C’est d’autant plus agressif que ces hommes attendent dans un grand calme. Dans une grande fébrilité aussi : leur vie va basculer dans quelques minutes, c’est pour eux un nouveau saut dans l’inconnu.

Il fait 8 °C. Nous portons des polaires, des bonnets, des doudounes ; ils n’ont parfois que de simples pulls et des sandales en plastique ; toute leur vie tient désormais dans une valise, parfois même dans un tout petit sac à dos ; nous leur agitons sous le nez du matériel d’une technologie hors de prix. Ce décalage de réalité, courant dans notre métier, est rendu plus outrancier encore par le très grand nombre de journalistes au mètre carré et la situation de grande vulnérabilité des migrants à ce moment précis.

8 heures, les portes s’ouvrent, et l’on voit les premiers mouvements de foule… du côté des journalistes uniquement. Un grand nombre de reporters dans un périmètre restreint où plusieurs actions sont en cours : comme d’habitude la tentation est grande de chercher le « scoop dans le scoop », la petite image, le micro-événement, qui pourra le mieux raconter ce qui se passe en direct et, s’il est envoyé en premier, sera à coup sûr le plus largement diffusé sur les réseaux sociaux. Nous sommes dans un secteur professionnel extrêmement concurrentiel.

Equilibre entre recueil d’informations et respect de l’autre

Or ce sujet humain difficile impose – devrait imposer – une dignité supérieure. C’est un de ces moments où le journaliste se retrouve face à lui-même, son éthique, sa capacité de résistance à la pression de l’effet de masse médiatique et aux exigences de sa rédaction, pour trouver l’équilibre ténu entre recueil d’informations et respect de l’autre.

On a vu, au fil de la matinée, les caméras prendre de moins en moins leurs distances et certains oublier ce fameux équilibre qui dicte la conduite appropriée. D’où ces images gênantes de grappes de journalistes se précipitant au nez de migrants agglutinés entre des barrières et donc incapables de se soustraire à ces objectifs braqués sur eux.

Marc Bettinelli, journaliste vidéo au Monde.fr a exprimé son malaise sur Twitter, dans un message retweeté près de 400 fois en 24 heures :

Ceux qui ont déjà travaillé au contact de migrants savent que ces derniers refusent la plupart du temps d’être filmés et surtout de voir leur visage apparaître dans les médias. Plusieurs migrants arboraient même lundi un petit badge avec un appareil photo barré, pour signifier leur désaccord. Pas par coquetterie : souvent, ils expliquent leur crainte que ces images arrivent jusque dans leur pays, et mettent en danger leurs proches restés sur place. Ils s’inquiètent aussi de la façon dont ces images pourraient les desservir dans les procédures administratives à venir. Le savaient-ils, ceux qui lundi les filmaient malgré tout ? Et que dire de ces photographes prenant des clichés de migrants à l’évidence mineurs alors que c’est interdit par la loi ?

Tout pour une info ?

Marc Bettinelli a essayé de prendre de la distance, les filmant de dos, cadrant leurs pieds ou leurs valises, racontant ce qui se passait autour ou trouvant des intervenants extérieurs capables d’expliquer la situation. « Les filmer à ce moment-là, en long et en large aurait été pour moi m’avouer que je profitais de la situation, explique-t-il. De la même façon, lors de notre Facebook live”, comme la diffusion en direct rend impossible une maîtrise totale de l’image, nous avons fait le choix de ne pas filmer ces migrants, mais de nous placer en retrait des files d’attente, en nous limitant à un chat vidéo avec Maryline Baumard ». Et cela, quitte à accepter un contenu beaucoup plus pauvre en termes d’images, mais, pensons-nous, plus respectueux des personnes.

Mardi matin, de retour dans la « jungle », nous observons des reporters d’images ouvrir des cabanons pour filmer l’intérieur. Sans avoir demandé l’autorisation à personne. Ce sont des cabanes et des tentes de fortune, certes. Mais pour les migrants, ce sont leurs maisons, leurs chez-eux. Partout ailleurs en France, ce serait une violation de la vie privée. Pourquoi pas là ? Parce que ces gens sont démunis, vulnérables, que leurs droits administratifs sont précaires ? Qu’ils n’oseront pas se plaindre ? Pourquoi n’auraient-ils pas droit, eux aussi, qu’on respecte leur propriété, leur dignité, leur intimité, leur droit à l’image ? Leurs droits fondamentaux d’êtres humains ?

Mais, on le constate sur la couverture de chaque grand événement médiatique (attentat, catastrophe naturelle, etc.), plus le nombre de reporters est grand, plus la concurrence est forte, moins on se sent tenu au respect des principes élémentaires, y compris au respect de la loi : les autres s’en moquent, pourquoi pas moi ? Tout pour une info. Comme s’il en allait de nos vies. C’est toujours dérangeant. Mais ça l’est d’autant plus quand ceux sur lesquels nous écrivons, eux, jouent vraiment la leur.

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