Saint-Etienne-du-Rouvray

Avant l’attentat, une course contre la mort

Procès de l'attentat du 14 juillet de Nicedossier
Les enquêteurs possédaient une vidéo du second tueur, mais n’avaient pas réussi à l’identifier avant son passage à l’acte.
par Maïté Darnault, Willy Le Devin et Julie Brafman
publié le 28 juillet 2016 à 20h41

Son nom est d’abord apparu sur une carte d’identité retrouvée peu après l’attentat, au domicile familial d’Adel Kermiche, le premier terroriste identifié. Mais la confirmation de l’état civil du second assaillant n’est survenue que jeudi matin après les résultats d’une comparaison génétique avec l’ADN de sa mère : Abdel Malik Petitjean, 19 ans, originaire de Saint-Dié-des-Vosges, est bien l’autre terroriste abattu le 26 juillet à Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime). Contrairement à Kermiche, qui avait été placé en détention provisoire pour avoir tenté à deux reprises de rejoindre la Syrie, Petitjean, lui aussi fiché S, n’était pas connu de la justice.

«Attachant»

Depuis un an et demi, le jeune homme habitait avec sa mère et sa sœur dans une tour de dix étages d'un petit ensemble HLM à Aix-les-Bains (Savoie). Dans le quartier Franklin-Roosevelt, les voisins sont perplexes. Raymond, 45 ans, dit «le Marseillais», est descendu du bloc d'en face et explique à Libération qu'il n'a perçu aucun signe avant-coureur : «On est bouleversés. Il avait un avenir, il n'est pas né avec la haine dans sa tête.» Dimanche, lorsque Petitjean a quitté le quartier, il lui aurait juste dit : «La famille… Prends soin de toi.» Même sa mère, Yasmina, a d'abord nié que son fils ait «pu commettre un tel acte». Elle est restée longtemps persuadée qu'il était parti chez des cousins. «Hier, des gens du quartier ont essayé de venir présenter leurs condoléances à la maman, elle l'a très mal pris», relate Raymond. Vers 10 heures, ce jeudi, alors qu'Abdel Malik Petitjean a été formellement identifié, elle semble enfin réaliser son décès : «Ils ont tué mon fils !» hurle-t-elle tandis qu'une équipe de télévision la questionne. Une heure et demie plus tard, toujours très agitée, elle fait une brève apparition à sa fenêtre, brandissant un Coran et le frappant de la main. «Venez, on va régler ça !» lance-t-elle aux journalistes.

Dans les environs, personne ne semble avoir perçu la radicalisation du jeune homme. Certes, selon Djamel Tazghat, le président de l'association musulmane d'Aix-les-Bains, Petitjean fréquentait régulièrement la rue des Petits-Pains, mais il ne faisait guère parler de lui : il était «sans histoire, gentil, poli. Ce n'était pas quelqu'un qui cherchait à influencer les jeunes autour de lui». Selim Benmehidi, le secrétaire de l'association, renchérit : «C'était une personne attachante, calme, respectueuse de ses parents. Il jouait au foot trois jours avant l'attentat. Il était habillé comme un jeune de 19 ans, jeans-baskets.» Son CV, rédigé une année plus tôt et consulté par Libération, retrace le parcours d'un élève qui a passé son bac pro de commerce, en 2015, avant d'enchaîner plusieurs stages de «conseillez vendeur» (sic) en entreprises. Dans la catégorie «centres d'intérêt», il indique qu'il «écoute souvent de la musique», joue aux jeux vidéo, apprécie les films de science-fiction et pratique la boxe anglaise. Hakim, 17 ans, un voisin, ajoute : «Son projet, c'était d'aller travailler à l'aéroport de Chambéry cet hiver. Il n'a jamais parlé d'idées noires, il a très bien caché son jeu. Quand on parlait des attentats, il était toujours contre. Après Nice, il m'a dit : "C'est moche. Ces gens-là, il faut les mettre en prison."»

«Menace»

Si Abdel Malik Petitjean semble s’être radicalisé sans éveiller l’attention, cela ne signifie pas qu’il se trouvait hors des radars antiterroristes : depuis dimanche, il faisait même l’objet d’une véritable traque dans toute la France. Tout a commencé le 29 juin par un signalement adressé par les services turcs à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Petitjean a en effet transité par la Turquie, le 10 juin, dans l’intention de gagner la Syrie. Mais il a rebroussé chemin pour rentrer en France le lendemain. Les informations transmises par les Turcs arrivent donc quinze jours après ce périple avorté. La DGSI émet aussitôt une fiche S de surveillance. Mais cela ne donne rien puisque le jeune homme est déjà de retour dans l’Hexagone.

Or vendredi dernier, un «partenaire étranger», selon une source proche du dossier, informe les services français qu'un terroriste s'apprête à commettre un attentat sur notre sol. Son identité est inconnue, seule sa photo est transmise. L'Unité de coordination de la lutte antiterroriste (Uclat) diffuse alors cette fiche à l'ensemble des services - police, gendarmerie et douanes - avec le titre suivant : «Menace contre le territoire national». Une course contre la montre s'engage, mais les enquêteurs ne disposent que du visage du suspect. Aucune cible, lieu, date, ou modus operandi n'est précisé.

Lors d'une perquisition administrative, dimanche, chez un homme fiché S et qui, selon une source judiciaire, est «connu du renseignement pour être velléitaire au départ en Syrie», les enquêteurs découvrent une vidéo dans son téléphone. Selon nos informations, à l'écran, on voit un homme, seul, qui prête allégeance à l'EI. Il correspond à l'individu sur la fiche de l'Uclat, en plan plus resserré, et porte la même tenue, un tee-shirt rayé. Cette vidéo d'allégeance avait été partagée sur un groupe privé de la messagerie sécurisée Telegram, dont est membre l'homme visé par la perquisition.

La menace se confirme mais l’individu recherché est toujours un fantôme. Lorsqu’on le retrouve, il est trop tard : Abdel Malik Petitjean a été abattu sur le parvis de l’église de Saint-Etienne-du-Rouvray.

«Carnage»

De nombreuses questions demeurent : était-il possible de faire le lien entre la fiche S et celle de l’Uclat plus tôt ? Les deux terroristes ont-ils bénéficié d’autres complicités ? Mercredi, un Français de 20 ans, Jean-Philippe Steven J., a été interpellé et placé en garde à vue. Selon une source policière, ce dernier, fiché S, s’est rendu en Turquie en compagnie de Petitjean. Rien n’indique à ce stade qu’il était au courant du projet d’attaque de l’église normande. Sa garde à vue s’inscrit dans le cadre d’une commission rogatoire dans un dossier de filière jihadiste.

Jeudi, l'Express a révélé plusieurs fichiers audio de l'attentat de Saint-Etienne-du-Rouvray. Enregistrés et diffusés dans un cercle de 200 personnes sur l'application chiffrée Telegram, ils narrent avec une rare violence les intentions de Kermiche. Le 19 juillet, le jeune homme estime qu'il est «assez compliqué» de rejoindre le «Shâm» («le Levant») parce que «les frontières sont fermées.» «Autant attaquer ici», déclare alors Kermiche. Qui poursuit, glaçant : «Tu prends un couteau, tu vas dans une église, tu fais un carnage, bim. Tu tranches deux ou trois têtes et c'est bon, c'est fini.»

Plus tard, le terroriste explique que c'est «un guide spirituel» qui l'a inspiré. Ce dernier pourrait être un homme de 32 ans, dont Kermiche a partagé la cellule à la prison de Fleury-Mérogis (Essonne) entre mai 2015 et mars 2016. La veille de l'attaque sanglante, Kermiche diffuse deux autres messages. Il promet «des gros trucs» à venir et demande à «tous ses frères et sœurs» qui le suivent sur Telegram de diffuser sa page privée : «Je vous préviendrai à l'avance, trois, quatre minutes avant et quand le truc arrivera, il faudra le partager direct.» Reste à savoir comment Adel Kermiche et Abdel Malik Petitjean se sont rencontrés et ont échafaudé leur projet macabre.

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