"La Daronne" d'Hannelore Cayre rafle le prix "Le Point" du polar européen 2017 !

Aussi hallucinante que la dealeuse de cannabis de son roman, la lauréate recevra son prix au festival Quais du polar à Lyon ce week-end.

L'avocate, scénariste et romancière Hannelore Cayre, lauréate du prix
L'avocate, scénariste et romancière Hannelore Cayre, lauréate du prix "Le Point" du polar européen 2017 avec "La Daronne". © Le Point

Temps de lecture : 8 min

Hannelore Cayre déboule sur son vélo électrique, au métro Jourdain, son quartier parisien. Insolite, mais inratable. La Daronne, c'est elle. Une grande tige de 54 ans qui rappelle l'actrice Anémone, avec la coupe juvénile de Jane Birkin. Qui pose sur la couverture du roman avec deux sacs Tati et signe le personnage haut en couleur de ce fabuleux roman noir qui va chercher, plutôt que du côté de Simenon, chez Balzac, à l'ère de la PlayStation, et Joyce Carol Oates, son idéal littéraire – « parce qu'elle fait palpiter la chair avec les 26 lettres de l'alphabet », nous dit-elle.

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La daronne du livre, au départ, s'appelle Patience Portefeux. Son enfance se déroule entre caviar et contrebande, son papa prend du cash dans le commerce pas propre organisé avec « les pays dits de merde dont le nom se termine par an, comme le Pakistan, l'Ouzbékistan, l'Azerbaïdjan, l'Iran ». La mère, juive rescapée des camps, n'aimera jamais que son chien. La vie avance, ou plutôt s'arrête, avec un veuvage et le déclassement social qui s'ensuit. Patience devient traductrice-interprète judiciaire d'écoutes téléphoniques en langue arabe. Des heures d'écoutes de dealers (payées au noir par l'État – là, ce n'est pas du roman, mais le vrai système français) lui permettent de récupérer un quintal de cannabis à un go fast arrêté net. Une fois que la came embaume sa cave, il ne reste plus qu'à l'écouler. La suite est picaresque, sombre et drôle comme du Iain Levison, mais purement français et fichtrement attachant. D'autant que la daronne n'aime pas l'argent. Celui de la drogue sert à payer la maison de retraite de sa mère. « La classe moyenne étranglée par les vieux », au bénéfice d'un fonds de pension américain…

L'avocate, scénariste et romancière  Hannelore Cayre, lauréate du prix Le Point du polar européen 2017 avec La Daronne. © Julien Faure Julien Faure

À part ça, Hannelore Cayre a connu la même enfance que son héroïne, et a échappé à la mort, au Chili, après un grave accident de voiture qui l'a laissée tétraplégique de longs mois. Revenue chez les vivants et en France, elle exerce le métier d'avocate auprès de son mari de vingt ans. « Le pénal crade », précise-t-elle, dont elle se passerait aussi bien que des sales types qui « plongent la tête d'un gamin dans un seau d'eau pour racketter les parents ». Alors, elle écrit. Des romans, cinq, des articles pour la revue XXI, trois, une BD de science-fiction est en cours – « créative, pas lourde », avec des humains sur des atolls en forme de Cheerios (les céréales) en butte à des Martiens « cornichons télépathes ». Quant au duo du barreau qu'elle forme avec son mari, il s'interdit seulement de défendre les terroristes. Des fous de Dieu qui évaluent leur « degré de foi » comme dans un jeu Nintendo (véridique, les écoutes téléphoniques sont une mine  !). Alors, ça fait du bien d'en sourire, dans le roman de ces dealers inspirés par un « plat de nouilles céleste de niaiseries ». Cayre fait du bien tout court avec sa daronne incarnée et si pleine d'humanité. Lisez, vous verrez.

La Daronne d'Hannelore Cayre, éditions Métailié, 176 pages, 17 euros.

Jean-Louis Debré, notre président du jury, remettra son prix à Hannelore Cayre au festival Quais du polar à Lyon ce week-end.


Découvrez les premières pages du livre, prix Le Point du Polar européen 2017.

Chapitre 1

L'argent est le Tout

Mes fraudeurs de parents aimaient viscéralement l'argent. Pas comme une chose inerte qu'on planque dans un coffre ou que l'on possède inscrit sur un compte. Non. Comme un être vivant et intelligent qui peut créer et tuer, qui est doué de la faculté de se reproduire. Comme quelque chose de formidable qui forge les destins. Qui distingue le beau du laid, le loser de celui qui a réussi. L'argent est le Tout ; le condensé de tout ce qui s'achète dans un monde où tout est à vendre. Il est la réponse à toutes les questions. Il est la langue d'avant Babel qui réunit tous les hommes.

Il faut dire qu'ils avaient tout perdu, y compris leur pays. Il ne restait plus rien de la Tunisie française de mon père, rien de la Vienne juive de ma mère. Personne avec qui parler le pataouète ou le yiddish. Pas même des morts dans un cimetière. Rien. Gommé de la carte, comme l'Atlantide. Ainsi avaient-ils uni leur solitude pour aller s'enraciner dans un espace interstitiel entre une autoroute et une forêt afin d'y bâtir la maison dans laquelle j'ai grandi, nommée pompeusement La Propriété. Un nom qui conférait à ce bout de terre sinistre le caractère inviolable et sacré du droit ; une sorte de réassurance constitutionnelle qu'on ne les foutrait plus jamais dehors. Leur Israël.

Mes parents étaient des métèques, des rastaquouères, des étrangers. Raus. Une main devant, une main derrière.

Comme tous ceux de leur espèce, ils n'avaient pas eu beaucoup le choix. Se précipiter sur n'importe quel argent, accepter n'importe quelles conditions de travail ou alors magouiller à outrance en s'appuyant sur une communauté de gens comme eux ; ils n'avaient pas réfléchi longtemps.

Mon père était le PDG d'une entreprise de transport routier, la Mondiale, dont la devise était « Partout, pour tout ». « PDG », un mot qui ne s'emploie plus aujourd'hui pour désigner un métier comme dans « Il fait quoi ton papa ? – Il est PDG... », mais dans les années 70 ça se disait. Ça allait avec le canard à l'orange, les cols roulés en nylon jaune sur les jupes-culottes et les protège-téléphones fixes en tissu galonné.

Il avait fait fortune en envoyant ses camions vers les pays dits de merde dont le nom se termine par « an » comme le Pakistan, l'Ouzbékistan, l'Azerbaïdjan, l'Iran, etc. Pour postuler à la Mondiale il fallait sortir de prison car, d'après mon père, seul un type qui avait été incarcéré au minimum quinze ans pouvait accepter de rester enfermé dans la cabine de son camion sur des milliers de kilomètres et défendre son chargement comme s'il s'agissait de sa vie.

Je me vois encore comme si c'était hier en petite robe de velours bleu marine avec mes chaussures vernies Froment-Leroyer, à l'occasion de l'arbre de Noël, entourée de types balafrés tenant dans leurs grosses mains d'étrangleurs de jolis petits paquets colorés. Le personnel administratif de la Mondiale était à l'avenant. Il se composait exclusivement de compatriotes pieds-noirs de mon père, des hommes aussi malhonnêtes que laids. Seule Jacqueline, sa secrétaire personnelle, venait rehausser le tableau. Avec son gros chignon crêpé dans lequel elle piquait avec coquetterie un diadème, cette fille d'un condamné à mort sous l'épuration avait un air classieux qui lui venait de sa jeunesse à Vichy.

Cette joyeuse équipe infréquentable sur laquelle mon père exerçait un paternalisme romanesque lui permettait en toute opacité d'acheminer des cargaisons dites « additionnelles » à ses convois. C'est ainsi que le transport de morphine-base avec ses amis corses-pieds-noirs puis d'armes et de munitions avait fait la fortune de la Mondiale et de ses employés royalement payés jusqu'au début des années 80. Pakistan, Iran, Afghanistan, je n'ai pas honte de le dire, mon papa à moi a été le Marco Polo des Trente Glorieuses en rouvrant les voies commerciales entre l'Europe et le Moyen-Orient.

Toute critique de l'implantation de « La Propriété » était vécue par mes parents comme une agression symbolique, si bien que nous ne parlions jamais entre nous du moindre aspect négatif de l'endroit : du bruit assourdissant de la route qui nous obligeait à hurler pour nous entendre, de la poussière noire et collante qui s'insinuait partout, des vibrations ébranlant la maison ou de la dangerosité extrême de cette six voies où un acte simple comme rentrer chez soi sans se faire percuter par l'arrière relevait du prodige.

Ma mère ralentissait trois cents mètres avant le portail afin d'aborder le bateau en première, warnings allumés, sous un tonnerre de klaxons. Mon père, les rares fois où il était là, pratiquait avec sa Porsche une forme de terrorisme du frein moteur, faisant hurler son V8 en rétrogradant de deux cents à dix à l'heure en quelques mètres, contraignant celui qui avait le malheur de le suivre à des embardées terrifiantes. Quant à moi, évidemment je n'ai jamais eu la moindre visite. Lorsqu'une copine me demandait où j'habitais, je mentais sur mon adresse. De toute façon, personne ne m'aurait crue.

Mon imagination d'enfant avait fait de nous des gens à part : « le peuple de la route ».

Cinq faits divers étalés sur trente ans sont venus confirmer cette singularité : en 1978, au numéro 27, un gosse de treize ans avait massacré, avec un outil de jardin, ses deux parents et ses quatre frères et sœurs dans leur sommeil. Lorsqu'on lui a demandé pourquoi, il a répondu qu'il avait besoin de changement. Au 47, dans les années 80, a eu lieu une affaire particulièrement sordide de séquestration d'un vieillard torturé par sa famille. Dix années plus tard, au 12, s'était installée une agence matrimoniale, en fait un réseau de prostitution de filles d'Europe de l'Est. Au 18, on a retrouvé un couple momifié. Et au 5, récemment, un dépôt d'armes djihadiste. Tout ça est dans le journal, je ne l'ai pas inventé.

Pourquoi tous ces gens ont-ils choisi de vivre là-bas ?

Pour une partie d'entre eux, dont mes parents, la réponse est simple : parce que l'argent aime l'ombre et que de l'ombre il y en a à revendre sur le bord d'une autoroute. Les autres, c'est la route qui les a rendus fous.

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Commentaires (2)

  • AllonsBon

    Ca n a pas l air mal du tout. Très bien écrit. A t on des tarifs préférentiels en qualité d abonné du Point ? :P

  • Illitch

    Je ne savais pas que Iggy Pop écrivait des polars...