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Marc Trévidic : « Après les attentats, la seule action qui m’était permise, c’était de parler »

« Je ne serais pas arrivé là si… » est un nouveau rendez-vous à retrouver chaque dimanche matin dans l’application d’information La Matinale du « Monde ».

Par  (Propos recueillis par)

Publié le 27 novembre 2015 à 18h09, modifié le 18 février 2016 à 15h28

Temps de Lecture 8 min.

Marc Trévidic le 2 juillet 2015.

« Je ne serais pas arrivé là si…

… si une succession de hasards douloureux de la vie ne m’avait contraint de venir à Paris et conduit ainsi à l’antiterrorisme qui est devenu une passion. J’étais un magistrat de province qui ne pensait absolument pas venir vivre dans la capitale jusqu’à ce que mon père décède brusquement d’un cancer et que ma mère développe une leucémie. C’est pour m’occuper d’elle que j’ai débarqué à Paris, d’abord comme substitut à la 8e section, celle des crimes et délits flagrants, puis au parquet antiterroriste et plus tard à l’instruction. L’effet papillon. Mais je ne serais certainement pas l’homme que je suis si je n’avais eu ces parents-là, supers, qui m’ont donné des valeurs fortes qu’ils incarnaient quotidiennement : tolérance et respect des autres.

L’antiterrorisme ne fut donc pas un choix ?

Non. Mais quand on m’a appelé au parquet antiterroriste en 2000, et que l’on m’a confié l’islam radical parce que les autres magistrats n’étaient pas intéressés et préféraient faire du corse ou du basque, eh bien cela m’a passionné. La matière, l’univers, les pays concernés, les aspects géopolitiques, historiques, religieux… Cela ouvrait sur bien d’autres horizons que le droit. J’ai plongé dans le sujet, je me suis documenté, j’ai lu comme un fou.

Le Coran ?

Bien sûr le Coran, cela n’a rien d’extraordinaire, j’ai aussi lu la Bible ! Mais je me suis surtout lancé dans toute la littérature radicale pour savoir ce que les gens qu’on avait en face de nous lisaient. Et c’est très riche d’enseignements. Ça permet de voir les méthodes de recrutement, les profils psychologiques, les arguments avancés par ceux qui prônent le djihad international et dans lesquels, d’ailleurs, il y a du vrai. Car il ne faut pas penser que l’Occident est tout blanc et qu’on n’a pas une part de responsabilité dans ce qui s’est passé en Afghanistan, en Bosnie ou en Irak. Cela m’a donc permis aussi de prendre de la hauteur sur le sujet.

Vous avez parfois comparé le « terro » à une drogue.

Il y a de cela. Le travail est exaltant et la fonction sociale évidente puisqu’il faut tout faire pour prévenir les crimes. On y est constamment sous pression et avec de telles poussées d’adrénaline, que lorsque ça s’arrête, oui, la descente est douloureuse. Et la décompression dure à avaler. Votre système nerveux tournait à 150 à l’heure depuis des années et tout d’un coup, pfttt… C’est brutal. C’est ce qui m’est arrivé cet été, quand j’ai quitté mes fonctions. Et aujourd’hui que je suis installé à Lille, j’ai l’impression d’être sur une autre planète, presque quelqu’un d’autre. J’essaie de me convaincre que ce retour à une vie « normale » a du bon mais les attentats de Paris m’ont cueilli de plein fouet.

Qu’avez-vous ressenti à l’annonce des différentes attaques ?

De l’effroi. Comme tout le monde. Une très grande tristesse aussi. Pas de surprise malheureusement. Et puis, très vite, l’impression d’être sur la touche. C’était déjà difficile de décrocher de l’antiterrorisme par temps calme, mais quand il se produit un événement aussi majeur que celui-là, c’est terrible.

Frustration ?

Bien sûr ! Celle de ne pas pouvoir aider les collègues dans des moments pareils. Celle de ne pouvoir apporter ma connaissance de la matière et ma technicité, alors qu’on a tant besoin de bras et de gens formés, et au moment où le risque est maximal. Mais il faut se faire une raison. La législation actuelle me l’interdit.

Avez-vous proposé vos services ?

Non. Ce n’est pas imaginable en l’état des textes et des pratiques du Conseil supérieur de la magistrature. Je ne suis pas censé pouvoir revenir avant deux ans.

Aucune dérogation possible, même dans des circonstances exceptionnelles ?

Je ne peux certainement pas faire le premier pas ! Je respecte la loi. Mais il y a peut-être d’autres façons d’aider à la lutte antiterroriste que de revenir à mon ancien bureau. Est-ce qu’on va mettre en place, à côté de l’instruction antiterroriste, de nouveaux systèmes comme une structure de déradicalisation contrôlée par la justice ? Il peut y avoir des choses dans lesquelles je pourrais être utile. Je peux aussi donner mon point de vue et quelques conseils sur des projets à venir, comme je l’ai souvent fait lorsque j’étais en poste, devant telle commission des lois ou tel ministre. Des hommes politiques, à titre individuel, me l’ont déjà demandé. Mais je ne peux être candidat à quelque chose que j’ignore. Et je ne fais pas mon propre défenseur en me présentant comme l’homme providentiel. Ça n’existe pas !

Ne faudrait-il pas remettre en cause cette règle des dix ans qui aboutit à virer des gens de leur poste au moment où ils maîtrisent le mieux leurs dossiers ?

Si. Mais sur ce sujet, je suis juge et partie, et ce n’est pas mon habitude. Je ne vais pas réclamer une loi pour Marc Trévidic ! Cependant, je pense qu’une réflexion s’impose et qu’il faut faire évoluer cette loi. Elle impactera d’autres collègues qui parviendront aussi à leurs dix ans et perdront une spécialité qui leur a pourtant demandé un fort investissement intellectuel. Sans parler des conséquences que leur départ aura sur certains dossiers. C’est l’une des choses qui m’a le plus angoissé. Car vous savez, le temps d’entrer dans l’histoire de certains dossiers est incompressible. La matière est complexe, ardue. C’est toute une culture qu’il faut acquérir à chaque fois. Les mouvements palestiniens des années 1980, les opposants iraniens, l’historique du génocide rwandais… Le temps qu’un collègue reprenne une affaire, le dossier peut prendre deux ans dans l’aile alors qu’il était bouillant.

Certains vous tenaient particulièrement à cœur.

Ah oui ! Les moines de Tibéhirine par exemple. Comment mes collègues auraient-ils désormais le temps de mettre l’énergie nécessaire pour faire progresser l’enquête ? Et Karachi ! J’ai bien peur qu’après des années à mordre l’os pour dénouer l’affaire, elle tombe dans les oubliettes. Et puis le dossier concernant les deux journalistes de RFI, tués au Mali, pour lequel j’avais fait des demandes de déclassification… Plus personne n’aura le temps de bosser là-dessus, je ne me fais aucune illusion.

Alors faute de pouvoir agir, vous avez décidé de parler et d’accepter les invitations à vous rendre sur les plateaux télé.

Quand les journalistes m’ont appelé, j’étais choqué. Ce que je craignais était arrivé. Et on parlait encore de prise d’otages au Bataclan alors que je sais pertinemment que ce n’est plus comme ça que ça marche : ce ne sont pas des prises d’otages, ce sont des massacres. J’avais besoin d’action. Et la seule qui m’était permise, c’était de parler. Sans aucun calcul de ma part, à la différence de l’interview que j’avais donnée à Paris Match fin septembre. Là, j’avais voulu tirer la sonnette d’alarme, dire que le risque était à un niveau encore jamais atteint ; que la France était devenue l’ennemi numéro un de l’Etat islamique qui rêvait d’y mener une opération de grande ampleur ; et surtout que les moyens affectés à la lutte antiterroriste frôlaient l’indigence, que nous n’avions pas assez d’enquêteurs, plus personne pour perquisitionner, et que nous allions dans le mur. Ça, c’était un message volontaire, clair et réfléchi. Mais je le disais depuis longtemps !

Vos apparitions à la télévision ont eu beaucoup d’impact. Vous donnez un visage à la lutte antiterrorisme, les réseaux sociaux font de vous un héros, une pétition circule…

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S’il y a une qualité que je veux bien me reconnaître, c’est de faire en sorte qu’on comprenne ce que je dis. J’ai toujours envie d’expliquer les choses et c’est pourquoi j’ai écrit des livres sur le terrorisme. Et puis je suis libre. Donc quand on m’interroge, je dis ce que je pense. Et je me fous de la politique ou des sondages clamant que 90 % des Français veulent ça et ça, l’état d’urgence et des bracelets à toutes les fiches S. Est-ce qu’ils savent seulement ce que c’est qu’un fiché S ? Quelle autorité le décide ? Et sur quel indice ? Il faut expliquer posément les faits et les enjeux.

N’êtes-vous pas tenté par un autre métier qui vous ramènerait à l’antiterrorisme ?

J’ai 50 ans et encore la vocation et la passion de ce métier. Parce que je l’ai vraiment choisi. Parce qu’une démocratie a besoin de justice. Et parce que c’est l’une des dernières institutions qui puissent empêcher que n’explose le pacte social. Et puis je suis quelqu’un qui raisonne sur le terrain. Je ne me vois pas aller dans une structure internationale à faire des réunions à y perdre son latin. C’est une question de caractère. Moi, je suis allé au Yémen, au Liban, en Algérie, au Rwanda, au Burundi pour faire des missions, instructions, expertises. J’avais les pieds dans la boue. Et je ne pourrais pas me transformer d’un coup en un apparatchik en séance perpétuelle à l’ONU.

Vivre avec le juge Trévidic, c’est épouser sa cause, accepter les gardes du corps, vivre dans l’angoisse ?

C’est sûr que ma femme n’a pas rigolé tous les jours pendant mes années de « terro » et qu’elle trouve parfaite la règle des dix ans. Ce n’était pas une question de peur mais de vivre avec l’état de stress dans lequel mon travail me plongeait et qui m’empêchait de dormir. A mes enfants aussi cela a posé problème, car je n’ai pas été très disponible pour eux, même s’ils ont pu y trouver une certaine fierté. C’était un engagement total, c’est vrai. Et je ne regrette rien.

Après avoir animé pendant dix ans le Pôle judiciaire antiterroriste, le juge Marc Trévidic est depuis le 1er septembre 2015 vice-président du tribunal de grande instance de Lille.

Dernier ouvrage paru : « Qui a peur du Petit Méchant Juge ? » (JCLattès, 2014)

« Je ne serais pas arrivé là si… » : retrouvez tous les entretiens de La Matinale ici.

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