Menu
Libération
Récit

Wilco, grandeur country

Après maints revirements esthétiques, le groupe d’americana arty emmené par l’opiniâtre Jeff Tweedy avance en toute liberté et offre en ligne son dernier album «Star Wars».
par Olivier Lamm
publié le 2 août 2015 à 17h16

L'histoire de Wilco se raconte le mieux comme un long chemin vers l'émancipation. Ou plutôt, elle se lit clairement comme une suite d'émancipations cruciales et captivantes, toutes branchées sur les convulsions d'humeur du leader du groupe, Jeff Tweedy. Aux premiers jours, il s'agissait pour ce dernier de s'échapper du poids d'Uncle Tupelo et de l'alternative country, monstre façonné au cœur du moment le plus bouillonnant du rock alternatif américain - la fin des années 80 - à partir des oripeaux du punk le plus vif et de la country la plus politisée. Puis il fallut se dépêtrer de l'honky tonk pop gluante d'AM (1995), premier album en forme de déclaration d'intention ratée dont le succès dément dans le réseau des universités Wasp continue de hanter le groupe vingt ans après, partout où il joue et où se cachent des expats traumatisés par le college rock de leur jeunesse.

La déclaration d'amour au boucan en liberté de Sonic Youth sur l'ouverture grandiose du deuxième CD de Being There (1996) sonnait alors bien plus qu'un reniement : le véritable acte de naissance d'un groupe majeur et unique dans le paysage décharné de l'americana arty, qui continuait à battre les cartes de la trinité Neil Young-Dylan-Springsteen quand les producteurs bedonnants de la superstar Garth Brooks semblaient avoir gagné pour de bon la partie.

Puis après la paisible parenthèse socialiste folk Mermaid Avenue, où il s'agissait de mettre en musique des textes inédits de Woody Guthrie main dans la main avec le working class hero Billy Bragg, Summerteeth (1999) fut perçu comme une nouvelle apostasie : une cathédrale pop à trompettes, enluminée de chœurs à la Beach Boys qui semblait à tel point contre-nature aux oreilles des critiques qu'on le désigne volontiers comme le Pet Sounds de Jeff Tweedy.

Pré carré d’indépendance

Enfin, il y eut, si l'on nous autorise à creuser encore le parallèle un peu fumeux entre Tweedy le têtu et Brian Wilson l'illuminé, le moment Smile avec l'abracadabrant Yankee Hotel Foxtrot, «leaké» volontairement en 2002 sur Internet puis sur Nonesuch - label de Warner connu pour son soutien aux principaux artisans de la musique nouvelle comme Steve Reich, John Adams ou Philip Glass - après de longs mois de bras de fer avec un label qui refusait obstinément de le commercialiser.

Largement commenté et documenté dans le film documentaire I Am Trying to Break Your Heart, ce «moment Yankee Hotel Foxtrot» reste comme le point de bascule le plus déterminant et le plus romanesque de la carrière de Wilco. Véritable renaissance permise grâce à l'obstination de Tweedy autant que la maïeutique précieuse du producteur-inspirateur Jim O'Rourke, cette petite somme d'americana nourrie au meilleur du rock expérimental a, pour ainsi dire, permis à Wilco de se débarrasser de ses derniers haillons tradi et donné le la de sa nouvelle vie : celle d'un groupe indie rock qui va là où bon lui semble, parce que c'est la seule orientation tenable pour un groupe de son envergure, animé par une telle soif de créativité.

Installée depuis dans un pré carré unique d’indépendance et de liberté, la bande à Tweedy semble avoir cessé de se battre contre ses démons et son premier public. En dépit ou grâce à une audace formelle sans cesse renouvelée, chacun de ses albums sortis depuis a été accueilli très chaleureusement par la critique et le public confondus, et le passage à l’indépendance totale avec la fondation du label dBpm semble s’être manœuvré sans tension.

Echo sans doute involontaire de la mise à disposition gratuite de Yankee Hotel Foxtrot en 2002, qui résonnait comme une déclaration de guerre à l'industrie phonographique, la sortie surprise de Star Wars le 16 juillet sur le site du groupe ressemble ainsi plus à une déclaration d'amour à son public et au monde souterrain de la musique comme elle tente de survivre à l'ère du streaming et du téléchargement généralisés.

Comme Tweedy l'explique sur sa page Facebook : «Nous nous considérons comme très chanceux de pouvoir offrir cette musique gratuitement, mais nous le faisons bien conscients du fait que peu de groupes, de labels ou de studios peuvent se permettre d'en faire autant. La majorité du "business de la musique" dépend des ventes physiques pour continuer à payer l'électricité et les studios où brancher les micros. Sans cet apport, eh bien, il va être de plus en plus difficile de continuer. […] Après tout, c'est grâce à toutes ces années de soutien (et d'achats) de la musique de Wilco que nous pouvons nous permettre de vous offrir ce nouvel album

Solos distordus

Bien sûr, l'apaisement et le bien-être n'ont jamais été les meilleurs carburants pour la musique de songwriter, a fortiori quand elle s'est nourrie si longtemps de dissentiments et de retournements de situation si violents ; sur le long terme, le genre de sérénité artistique et de complicité si intense avec leur public que se sont forgés les membres de Wilco devraient aboutir à une musique dénuée de tension, de surprises et d'étonnements. Ça serait mal connaître le diable Tweedy et sa bande d'expérimentateurs invétérés, les Nels Cline (guitariste passionnant) et Glenn Kotche (percussionniste électrisant). Marqué par une nouvelle série de troubles intimes de Tweedy (dont le cancer de sa femme), Star Wars s'habille d'un artwork à gros matou goguenard, d'un titre très polysémique dont la friponnerie le dispute aux traits d'humour post-Internet de ses chansons (Random Name Generator) et des rythmes boogie seventies pépères pour mieux prendre l'auditeur à revers. De fait, rien n'est proprement paisible dans ces douze chansons d'americana bourrées de petites explosions de bruit toujours bien senties, dont le sujet est invariablement l'incommunicabilité au cœur du mystère de l'existence humaine.

Derrière le bonheur très littéral des solos distordus, les plaisanteries déconstructionnistes façon rock in opposition et le fétichisme jamais démenti de Tweedy pour les beaux sons d'ampli, Star Wars remet surtout sur le métier l'impossible accommodement qui est la raison d'être de Wilco depuis le premier jour : jouer la plus ancienne des musiques vernaculaires américaines comme si elle cachait en son sein l'avant-garde la plus débridée. Que les fans en prennent bonne note : Wilco est toujours l'un des groupes les plus libres en activité.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique