Reportage

A Bure, dans les entrailles du cimetière nucléaire

«Libération» est descendu à 500 mètres sous terre, là où seront enfouis, à partir de 2035, des milliers de mètres cubes de déchets radioactifs, produits par les centrales. Une solution en forme de pis-aller contestée par les riverains et des associations.
par Jean-Christophe Féraud, Envoyé spécial à Bure (Meuse)
publié le 27 mars 2017 à 19h46

Venant de Nancy, la petite départementale D960 déroule son tapis de bitume entre labours et bois déserts jusqu’au hameau de Bure. Un nom désormais connu de la France entière. Pour les uns comme le lieu où seront enfouis un jour les déchets les plus radioactifs. Pour les autres comme une nouvelle «ZAD» en première ligne du front antinucléaire.

C'est ici, entre Meuse et Haute-Marne, que l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) a décidé d'enterrer par 500 mètres de fond et pour 100 000 ans minimum les radioéléments les plus dangereux produits par cinquante ans d'atome. Lancé il y a vingt-cinq ans, le projet Cigéo (pour Centre industriel de stockage géologique) consiste à emprisonner dans la roche d'argile fossile du jurassique les déchets vitrifiés dits «HA-VL» (pour haute activité-vie longue) et des déchets compactés «MA-VL» (moyenne activité-vie longue) issus des cœurs usés des réacteurs français. Un projet titanesque qui viserait à stocker d'ici la fin du siècle plus de 70 000 m3 de déchets dans un dédale souterrain de 250 km de galeries moyennant un investissement de 30 milliards d'euros ! Les antinucléaires s'opposent farouchement à ce «Tchernobyl souterrain». Car Cigéo avance inexorablement : l'Andra a déjà investi 1 milliard d'euros à Bure et compte déposer sa demande d'autorisation de construction dès l'année prochaine, en vue d'une mise en œuvre de la «phase industrielle pilote» en 2025 et d'un début de stockage en 2035.

Dilemme

Les premiers signes de la guérilla sont visibles dès le village voisin de Mandres-en-Barrois, où des pancartes frappées du sinistre symbole radioactif proclament «Bure Stop !» Et préviennent : «Les déchets nucléaires, ça empoisonne.» Les militants occupent le bois Lejuc, tout proche, où l'Andra a prévu d'installer des puits pour descendre ouvriers et matériel dans son labo souterrain. Les stigmates de leur dernière action - le caillassage, le 18 février, de «l'écothèque» censée mesurer l'impact du projet sur l'environnement local - sont encore visibles sur les vitres étoilées d'impacts du bâtiment. Mais les opposants n'ont pas pu s'approcher de Cigéo, gardé comme une base militaire.

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L'incompréhension règne entre Andra et opposants : «Si je ne suis pas content de mes poubelles, je ne vais pas m'en prendre aux éboueurs», lâche Mathieu Saint-Louis, responsable de la com de Cigéo. Une manière de résumer le dilemme : que l'on soit pour ou contre le nucléaire, ces déchets radioactifs ultradangereux existent et il faudra bien faire quelque chose pour les stocker loin de nous. «Le stockage profond, c'est la meilleure solution en termes de sûreté au problème de ces déchets dits ultimes», déroule d'emblée Frédéric Plas, directeur de la R&D de l'Andra. «On a d'abord étudié le milieu géologique et on expérimente le stockage profond depuis 2006… Ou comment creuser des kilomètres de galeries contenant des alvéoles où seraient stockés les conteneurs de déchets vitrifiés HA-VL», raconte Frédéric Plas. Un peu moins dangereux, les déchets MA-VL seront eux conditionnés en colis de béton et entreposés dans des galeries.

L'objectif, c'est de stocker 10 000 m3 de déchets HA-VL et 60 000 m3 de MA-VL. 30 % des premiers et 60 % des seconds existent déjà. Ils sont aujourd'hui entreposés en surface à La Hague (Manche) ou à Marcoule (Gard). Alors pourquoi Bure ? «On a choisi l'endroit pour sa roche argileuse qui date de 160 millions d'années : outre ses fossiles d'ammonite, l'argilite du callovo-oxfordien recèle de grandes qualités pour stocker des déchets haute activité. L'eau y circule très lentement et ses propriétés chimiques sont idéales pour la rétention des radioélements.» Car les déchets vitrifiés produits par l'usine de La Hague sont une vraie malédiction. Ils ne représentent certes que 0,2 % du volume total des déchets… mais plus de 98 % de la radioactivité, et peuvent délivrer en quelques secondes une dose létale à tout être vivant qui s'en approcherait. Et le danger n'a pas de fin : si le césium 137 a une longévité radioactive de trente ans (exprimée en «période» ou «demi-vie»), celle de l'américium 241 est de 432 ans, celle du plutonium 239 atteint 24 000 ans ; le neptunium 237, lui, vit carrément plus de 2 millions d'années.

Sarcophage

Les scientifiques comptent sur ce sarcophage d'argile creusé à 490 m de profondeur pour emprisonner à jamais la radioactivité, estimant que les radionucléides ne remonteront pas à la surface avant 400 000 ans sous l'effet de l'érosion et des infiltrations. «La radioactivité sera alors 1 000 fois inférieure à ce qu'elle est aujourd'hui», promet Frédéric Plas.

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L'Andra s'est donc attelée à renvoyer Pluton aux enfers et il est temps de suivre Charon. Avant de descendre par le puits auxiliaire PX, il faut s'équiper : casque, chaussures de sécurité, gilet fluo et appareil respiratoire… Cigéo est une mine de fond. En cas d'incendie, le masque à oxygène serait notre assurance-vie afin de gagner l'abri pressurisé pouvant contenir 45 personnes et disposant d'eau et de nourriture pour plusieurs jours… Nous voilà dans l'ascenseur rouge. Notre accompagnateur a plutôt bonne mine pour un passeur : Jordan, 20 ans et des poussières, porte la combinaison et le casque vert du tunnelier allemand Herrenknecht. Tout sourire, il demande : «C'est votre première fois en bas ?» avant d'amorcer la descente qui va durer cinq minutes. Il raconte être entré dans cette entreprise spécialisée après son bac pro, pas peu fier de participer à cette aventure : «La machine, on l'a descendue en pièces détachées. On avait un puzzle en bas et il a fallu l'assembler pièce par pièce», explique-t-il en parlant de «Jacqueline», la grosse fraiseuse de 6 mètres de diamètre et 180 tonnes qui creuse actuellement la galerie «GVA» dans la roche à la vitesse folle de…1 mètre par jour.

Arrivés en bas, nous empruntons un premier tunnel : rangées d’ogives percées dans les parois bétonnées, tuyaux multicolores serpentant dans le dédale des galeries, rangées de néons blancs crachant une lumière crue, panneaux codés siglés «GMR» ou «GT1», ouvriers casqués circulant dans de petits engins de travaux… On se croirait dans une base secrète de la guerre froide.

L'ouvrage est déjà bien avancé, le marquage jaune au sol indique au piéton la zone à emprunter pour laisser passer les engins qui évacuent les remblais d'argile dégagés par le tunnelier. La température est de 20 °C alors qu'il fait 7 °C en surface et le bruit sourd de la ventilation est omniprésent. Frédéric Plas fait le guide : «Nous avons déjà percé 1,6 kilomètre de tunnels de 10 m de diamètre et déblayé 3 000 m3 de remblais. Pour l'ensemble de l'ouvrage, qui fera 250 kilomètres, il faudra excaver 7 à 10 millions de mètres cubes

Après quelques minutes, nous approchons de la galerie «GVA» en cours d'excavation : au bout du tunnel, «Jacqueline» progresse lentement. Au fur et à mesure de son avancée, la machine pose des voussoirs en béton qui s'emboîtent pour consolider les parois. «Nous sommes entrés dans la phase quasi-industrielle avec cette galerie qui aura les dimensions de Cigéo. Les tests que nous menons nous confortent dans le comportement général de la roche», se félicite Frédéric Plas. Passé un nouveau coude de galerie, nous voilà arrivés à «GRD», la galerie de recherche et développement où les scientifiques expérimentent le creusement des alvéoles de stockage «HA», soit haute activité : de petits tunneliers à vis percent l'argile sur 100 m de longueur à l'horizontale et posent le chemisage d'acier bas carbone dans lequel les containers inox de déchets vitrifiés seront poussés l'un après l'autre comme des obus dans un fût. Ces alvéoles sont bardées de capteurs pour évaluer leur résistance au temps infiniment long qui les attend : «Nous modélisons la pression de la roche, la vitesse de circulation de l'eau et la vitesse de corrosion sur plusieurs milliers d'années : nos alvéoles se comportent bien.»

Il est déjà temps de retrouver la surface. Dans l'ascenseur du puits principal PA, la remontée dure sept minutes et Frédéric Plas se lâche : «Cigéo, c'est un objet progressif sous contrôles multiples de l'Agence de sûreté nucléaire, des commissions locales d'information, etc. C'est vraiment stupide de nous traiter de nucléocrates irresponsables : j'ai 100 scientifiques avec moi et nous étudions tous les scénarios, toutes les hypothèses pour les 100 000 ans à venir. Ce n'est pas à une cave à vin ici, c'est vingt-cinq ans d'études et de travaux scientifiques.»

Mais les opposants au projet ne sont pas convaincus. Ils pointent des risques multiples. Les déchets sont par nature dangereux. Un conteneur vitrifié arrivera à Bure à 300 degrés de température : comment garantir que l'alvéole ne se déformera pas, fracturant la roche sous l'effet de la chaleur ? «On a fait des calculs, des essais. Le chemisage en acier bas carbone a été conçu pour résister», répond Frédéric Plas. Et quid des vieux colis MA-VL remplis de bitume, matière dont la particularité est de produire de l'hydrogène hautement inflammable ? L'Andra a prévu de ventiler en permanence. Et les autres risques ? Dans un centre de stockage du Nouveau-Mexique, un camion a pris feu et un colis s'est dégradé, relâchant un nuage radioactif… A Cigéo, qui attend 1 000 transports par an, «la manutention des colis primaires pourrait être une cause de chute et d'endommagement», estime l'association Global Chance, avec le risque d'une «dispersion des matières radioactives» en surface.

«La cachette»

Enfin, se pose la question du legs de la mémoire de cet endroit maudit : faut-il la transmettre aux générations futures à tout prix ou au contraire l'oublier pour que personne n'ait la mauvaise idée d'aller voir en bas ? Après l'an 2145 et la phase de «réversibilité», Cigéo sera scellé définitivement. Et que se passera-t-il dans les profondeurs dans les 1 000 ou 10 000 ans qui suivront en cas de guerre ou de catastrophe naturelle ? Personne n'en sait rien.

Les «antis» posent donc comme préalable l'arrêt du robinet nucléaire et prônent le stockage bunkérisé en surface : «Nous sommes contre le stockage profond car Cigéo est une ultime tentative du système nucléaire français pour continuer comme avant, en vendant la fausse promesse d'un exutoire au problème des déchets radioactifs», pilonne Yannick Rousselet, expert du nucléaire chez Greenpeace. «Le stockage en subsurface, c'est se retrouver avec les problèmes du stockage profond sans en avoir les avantages, mais avec les emmerdes de la surface», répond Frédéric Plas. Et d'ajouter : «Plus on se rapproche de la surface pour stocker des matières actives, plus il y a danger.»

C'est vrai qu'en cas d'accident majeur, La Hague pourrait se tranformer en gros Tchernobyl. Et il vaut peut-être mieux savoir son dangereux stock de déchets à 500 mètres sous terre. «En matière de sûreté, et sachant que l'entreposage actuel à La Hague n'est pas bunkérisé, je dirai qu'à long terme, Cigéo est la moins mauvaise solution existante pour gérer le problème des déchets radioactifs», estime Yves Marignac, du cabinet d'étude Wise-Paris, pourtant proche des antinucléaires. Les Finlandais ont d'ailleurs eux aussi choisi le stockage profond avec leur projet Onkalo («la cachette»). Même si la France sortait du nucléaire, le principe de précaution pourrait l'emporter. Et si les déchets radioactifs sont la malédiction des pharaons de l'ère nucléaire, Bure sera peut-être leur tombeau pour l'éternité.

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