Publicité

Mystères persans

Ispahan, Chiraz, le berceau du poète des poètes, Persépolis, les bazars aux épices... l'Iran tisse de subtiles correspondances sous le vernis des apparences. Découverte d'un pays, où l'essentiel reste caché.

ECWE00042019_1.jpg

Par Alexandre Kauffmann (Pigiste)

Publié le 26 août 2016 à 01:01

Chiraz, province du Fars, Iran du Sud. Un couple fond en larmes près du mausolée. Les oiseaux, conversant d'une frondaison à l'autre, se taisent lorsqu'une jeune fille commence à réciter: «N'attends point fidélité de cette terre chancelante/Cette vieille fiancée aux mille prétendants...» Un ingénieur à la retraite distribue des confiseries qui sucrent les lèvres pour donner davantage de goût aux strophes. Cet hommage quotidien, la foule ne le rend pas à un roi, un président ou un ayatollah, mais à Hafez, barde du désert, poète des poètes, maître des effusions mystiques. Le tombeau de ce boulanger ayant vécu à Chiraz au xive siècle est le coeur spirituel de l'Iran. Son recueil de poèmes, Le Divan, fait l'objet d'oracles et de divinations: les Iraniens l'ouvrent au hasard, pour s'orienter dans la vie. Devant le mausolée, un homme au visage buriné par le soleil exhibe une perruche bleue; en échange d'un billet, l'oiseau tire, parmi un éventail de feuilles colorées, quelques vers de Hafez: «Parle-moi de chant et de vin/Et laissons l'énigme du monde/Que nulle philosophie n'a résolue...»

Quel enseignement tirer de ces paroles? Avant tout, la persistance d'un mystère: les Iraniens, vivant sous les règles strictes d'une république islamique, révèrent au grand jour un poète qui chante les plaisirs du vin et de l'amour... Est-ce un cas isolé? Nous prenons la direction d'un autre mausolée, celui de Saadi, grand auteur mystique du xiiie siècle. La circulation de la ville est chaotique, cortège de taxis Peugeot et de R 5 conduites par des femmes voilées. Les jardins parfumés et les mosquées roses de la ville sont dominés au loin par les monts Zagros, pentes dénudées où les sapins dessinent des boucles vertes. Sous le pavillon abritant le tombeau de Saadi, même ferveur, même vénération. Venu de Téhéran, un couple d'enseignants cite le poète: «Celui qui n'a point bu le vin de l'amour et le calice des peines, celui-là n'a aucune part dans la vie...»

Sous les voûtes en briques jaunes du bazar Vakil, où l'on vend des amandes fraîches et des pâtes de fruit, un jeune Iranien lit une édition de poche des Lettres persanes. Jeans élimé, blouson en chevreau prune, lunettes Porsche. «Hafez et Saadi sont des mystiques, explique-t-il dans un français irréprochable. Ils célèbrent l'amour et l'ivresse comme voies d'accès à une vérité supérieure. On ne trouve dans leurs vers que ce qu'on a bien voulu y mettre. Une partie de nous-mêmes... Les poètes ne refusent leurs lumières qu'aux esprits indignes!» Au fond du bazar, une maison de thé propose des infusions et des bâtons de sucre safrané. On s'allonge sur un tapis en écoutant Shadjarian, chant plein d'urgence et d'espoir. Si une affiche placardée au mur prévient les chalands: «Frères et soeurs, veillez à maintenir une distance convenable entre vous», Chiraz n'en reste pas moins la ville des roses et de l'amour.

PErsépolis, symbole de l'empire

Publicité

On s'éloigne de la capitale du Fars par le nord, quelques vers de Saadi à l'esprit: «Bien qu'on prohibe le vin, toi, de ton oeil enivré/Tu ne permets pas qu'on te quitte en gardant sa lucidité...» À cinquante kilomètres de Chiraz, au bout d'une avenue monumentale, s'annoncent les vestiges de Persépolis, capitale d'apparat de l'Empire perse. Bordant l'esplanade de calcaire, des bas-reliefs témoignent de la gloire de cette cité fondée au vie siècle av. J.-C. par Darius le Grand, dont l'autorité s'étendait de l'Indus au Danube. D'une frise à l'autre, on découvre la variété des peuples qui lui étaient soumis: Éthiopiens chargés de défenses d'éléphants, Scythes au bonnet pointu, Arabes escortés de dromadaires... Magnifique tableau ethnologique qui devance presque d'un siècle celui d'Hérodote. En 1971, pour le 2500e anniversaire de la fondation de l'empire perse, le dernier shah d'Iran voulut rendre son lustre à Persépolis: 2500 arbres plantés, menus de chez Maxim's, décors de la maison Jansen... Cette débauche de luxe, perçue comme une insulte sociale par le peuple, eut sa part dans la chute du régime et l'avènement de la révolution islamique.

Monts chauves, cyprès millénaires, amandiers en fleurs. Nous sommes au coeur géographique de l'Iran. Yazd, ancienne cité caravanière, est perdue entre deux déserts. Les «tours du silence» veillent sur les faubourgs de la ville, édifices millénaires appartiennant aux Zoroastriens, pour lesquels la terre et le feu, éléments sacrés, ne doivent pas être souillés par les cadavres humains. Il y a cinquante ans encore, on plaçait les morts au sommet de ces tours, offerts en pâture aux corneilles et aux vautours. Capitale du Zoroastrisme, Yazd ne compte plus que 30 000 fidèles: dans les siècles qui ont suivi la conquête arabe, la plupart d'entre eux ont fui vers l'Inde.

Le centre historique conserve d'étonnantes demeures en pisé coiffées de «tours du vent», où l'air se glisse pour refroidir les intérieurs. On se perd dans le dédale des rues, baignées par des odeurs de pain chaud, avant de rejoindre la place Amir Chakhmaq. Les baklavas et les nougats à l'eau de rose comptent ici parmi les meilleures pâtisseries du pays. On déguste ces douceurs face au portrait de Khomeiny, qui embrasse Yazd d'un regard sévère. L'ayatollah consentait parfois à manger des sucreries, à la seule condition d'y ajouter une cuillerée de sel...

- Combien coûte cette boîte de baklavas? s'enquiert-on auprès d'un commerçant aux tempes grisonnantes.

- Vous êtes Français, n'est-ce pas? Je ne peux pas vous demander de l'argent, à vous qui avez fait ce long voyage pour voir notre pays...

- Mais je tiens à payer, c'est normal...

- Non, non..., prenez la boîte, ne donnez rien...

- Vous êtes sûr?

- Merci d'être venu jusqu'ici, dans la ville de Yazd!

Comme on s'éloigne de la boutique avec les baklavas sous le bras, le commerçant nous rattrape.

- Vous n'avez pas payé les pâtisseries!

- Mais c'est vous qui m'avez dit...

Publicité

- Vous devez payer!

Ce sont les mystères de la célèbre courtoisie persane, le ta'arof. Un langage de politesse extrêmement subtil où chacun doit se montrer prêt à renoncer à ses intérêts au profit d'autrui. Le ta'arof inspire l'essentiel des comportements sociaux en Iran, à commencer par les lois de l'hospitalité. L'hôte a le devoir d'offrir à son invité tout ce qu'il possède; l'invité, quant à lui, est tenu de refuser. Ce rituel peut s'étirer à l'infini, les interlocuteurs protestant inlassablement de leur dévouement et de leur générosité. Nous réglons la boîte de baklavas au commerçant, qui nous considère à présent d'un oeil peiné. On sent qu'il hésite à reprendre la même tirade: «Non, enfin, gardez votre argent, vous avez fait tout ce chemin pour voir Yazd...» Après avoir payé, nous allongeons le pas, de peur d'être rattrapé par les règles sibyllines du ta'arof...

Après la traversée des hauts plateaux iraniens-300 kilomètres vers le nord-ouest -, enfin Ispahan, la «moitié du monde». Passée sa ceinture industrielle, on se retrouve vite éblouis devant les coupoles vernissées de la place royale. Cette esplanade, sept fois plus vaste que la place Saint-Marc à Venise, fut aménagée à la fin du xvie siècle par shah Abbas Ier, qui fit d'Ispahan sa capitale. Arcades infinies, tapis de pensées, jets d'eau rafraîchissant l'air... Les faïences qui couvrent les mosquées, bleu paon et jaune or, narguent à elles seules les étendues stériles du désert. Jeux de couleurs d'autant plus singuliers qu'ils s'opposent en tout point à l'esthétique occidentale, qui privilégie les façades monochromes. À l'époque où les maîtres d'oeuvre gothiques dissimulaient les édifices sous un lacis de flèches et de gargouilles, les architectes persans mettaient l'accent sur la pureté des lignes.

Ispahan, la tolérante

Sous Abbas Ier, Ispahan vécut dans un climat de tolérance religieuse. Le souverain safavide ouvrit sa capitale aux ordres chrétiens, aux négociants étrangers ainsi qu'aux ambassadeurs des puissances européennes. Encore aujourd'hui, les dômes du quartier arménien portent des croix: une quinzaine d'églises assurent les offices dans ces rues, devenues les plus tendances de la ville. Place Djolfa, les adolescents flirtent avec d'autant plus de plaisir que c'est interdit. Mina, une jeune femme voilée, gifle en public son amoureux, surpris avec une rivale. Les hipsters promènent leurs barbes d'une terrasse à l'autre. «On n'aime pas trop ce genre, bougonne le guide, un quadragénaire originaire de Téhéran. Ils ressemblent aux fanatiques de Daech!»

Lorsque vient la nuit, les habitants se réunissent sous le pont Khadju, qui enjambe la rivière Zayandeh-rud. Des hommes aux cheveux blancs chantent l'amour perdu et la tristesse du temps qui passe. «Nous ne sommes qu'une procession de formes imaginaires, nous errons çà et là...», psalmodie l'un d'eux. Ses compagnons l'applaudissent, le regard vide. Un autre reprend: «Nous sommes vils et sublimes, nous sommes l'abondance et la disette...» Un septuagénaire aux yeux bleus s'avance en boitant pour scander quelques vers d'Omar Khayyam, poète savant du xie siècle: «Bois, car tu ne sais d'où tu viens/Livre-toi au plaisir, car tu ne sais où tu vas...» L'âme persane, trop subtile pour opposer les contraires, tisse de secrètes affinités entre la souffrance et la joie, l'envers et l'endroit, la loi et sa transgression. Les apparences ont peu d'importance. Seul compte l'instant présent. Demain est un autre jour.

5 choses que l'on ne sait pas sur l'Iran

01. L'essentiel de la population iranienne - à commencer par la dynastie achéménide qui fonda l'empire perse - descend du groupe indo-européen, très différent des familles arabes ou turques. En dépit des disparités culturelles apparentes, la plupart des Européens et des Persans partagent de nombreuses affinités linguistiques. 02. Au viie siècle, au début de l'ère islamique, le pehlevi (ou vieux perse) fut remplacé par la langue et l'alphabet arabes. C'est grâce à la force de la poésie orale que le persan émergea de nouveau au ixe siècle, mâtiné de mots arabes. 03. Omar Khayyam (1048-1131), l'un des plus grands poètes, était avant tout un mathématicien de génie. La composition des quatrains, empreinte d'un hédonisme mélancolique, ne représentait qu'un délassement en marge de ses activités scientifiques. 04. En Iran, il est encore possible de se marier pour quelques heures. Cette pratique, nommée sigheh, est reconnue par les chiites, mais rejetée par les sunnites. Si un accord oral suffit pour officialiser le contrat, ceux qui s'unissent temporairement préfèrent demander l'assentiment d'un mollah. 05. En ville, on trouve de nombreux distributeurs de billets. Ces automates n'acceptent pas les cartes de crédit venues de l'Occident - Visa, MasterCard et American Express. Une autre expérience de la mondialisation, où la plupart des produits américains demeurent invisibles...

Petite bibliothèque persane

. Iran, de la Perse ancienne à l'État moderne, Guide Olizane.. Anthologie de la poésie persane (xie-xxe siècles), Z. Safâ, Gallimard/Unesco.. Cent un quatrains de libre pensée, Omar Khayyâm, Gallimard.. La Conférence des oiseaux, Farid Al-Din Attar, Points.. Cent un ghazals amoureux, Hafez de Chiraz, Gallimard.. Le Jardin des fruits, Saadi, Folio.. L'usage du monde, Nicolas Bouvier, Payot.. Regard persan, Sara Yalda, Grasset.. Vivre et mentir à Téhéran, Ramita Navai, Stock.. Lettres persanes, Montesquieu, LGF.

Carnet pratique

Y ALLERTurkish Airlines dessert Téhéran, cinq fois par jour via Istanbul, au départ de Paris, Lyon, Nice, Marseille, Bordeaux et Toulouse. Liaison quotidienne pour Ispahan et Chiraz. Vols A/Rau départ de Paris CDG vers Téhéran à partir de 359 euros en classe économique.www.thy.comAsia propose un voyage individuel sur mesure en voiture particulière avec chauffeur. Forfait 14 jours/12 nuits au départ de Paris à partir de 3 728 euros par personne (base 2) : vol A/R depuis Paris, hôtels cinq étoiles, guides locaux à chaque étape, entrées des visites, repas. www.asia.frSe RenseignerOffice du tourisme d'Iran à Paris. 34, av. des Champs-Élysées, 75008. Sur rendez-vous. Tél. 01 77 12 57 52. www.tourisme-iran.fr.SE LOGERÀ Chiraz. Homa Hotel. Ce cinq étoiles, moderne et confortable, est situé au nord de la ville, non loin de la rivière Khoshk. Un sauna, un hammam et une piscine sont disponibles alternativement pour les femmes et les hommes. Chambre à partir de 120 euros.www.homahotels.comÀ Yazd. Hotel Safayeh. Un peu du centre-ville, ce cinq étoiles inspiré de l'architecture traditionnelle, offre un confort qui manque souvent aux boutique-hôtels du quartier historique. Chambre à partir de 100 euros. www.parsianhotels.comÀ Ispahan. Abbasi Hotel. L'établissement luxueux, au coeur de la ville, est un ancien caravansérail du xviie. Dans la cour intérieure, où les fleurs de jasmin exhalent, les rossignols couvrent le murmure des fontaines au lever du jour. À partir de 120 euros.www.abbasihotel.irSE RESTAURERÀ Chiraz. Jamzad. Une table populaire, située près du bazar Vakil, proposant un savoureux dizi. Menu à partir de 5 euros. Bazar Vakil, rue Taleghani.À Yazd. Khane Dohad. Excellent restaurant traditionnel, dont le buffet, servi dans une belle cour intérieure, propose kofteh kebab (brochette de viande) et pashmak (dessert parfumé). À partir de 10 euros. Boulevard Assi zade.À Ispahan. Shahrzad. La plus ancienne table de la ville. Décor de style kadjar avec ses vitres colorées et ses peintures miniatures. On y sert un légendaire khoresht fesenjan, poulet au jus de grenade et à la noix. À partir de 20 euros. Abbas Abad Street/Abbasabad St.

Par Alexandre Kauffmann

MicrosoftTeams-image.png

Nouveau : découvrez nos offres Premium !

Vos responsabilités exigent une attention fine aux événements et rapports de force qui régissent notre monde. Vous avez besoin d’anticiper les grandes tendances pour reconnaitre, au bon moment, les opportunités à saisir et les risques à prévenir.C’est précisément la promesse de nos offres PREMIUM : vous fournir des analyses exclusives et des outils de veille sectorielle pour prendre des décisions éclairées, identifier les signaux faibles et appuyer vos partis pris. N'attendez plus, les décisions les plus déterminantes pour vos succès 2024 se prennent maintenant !
Je découvre les offres

Nos Vidéos

xqk50pr-O.jpg

Crise de l’immobilier, climat : la maison individuelle a-t-elle encore un avenir ?

x0xfrvz-O.jpg

Autoroutes : pourquoi le prix des péages augmente ? (et ce n’est pas près de s’arrêter)

qfkr8v3-O.jpg

La baisse de la natalité est-elle vraiment un problème ?

Publicité