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Dans les archives de Match - Qui était Gabrielle, immortalisée par Renoir ?

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Gabrielle Renard pose pour Match en 1959. En médaillon, la nourrice peinte par son patron, Auguste Renoir, en couverture de Paris Match n°518, daté 14 mars 1959. © Maurice Jarnoux / Paris Match
Clément Mathieu , Mis à jour le

Il y a 60 ans disparaissait Gabrielle Renard, la nourrice de Jean Renoir devenue le modèle favori de son père... Avec Rétro Match, suivez l’actualité à travers la légende de Paris Match.

Pour l’ainé Pierre, son cadet Jean et le benjamin Claude, elle était “Ga”, tout simplement. Pour leur père, Auguste Renoir, Gabrielle Renard a été le sujet de quelques deux cents tableaux. Tout juste âgée de 16 ans, elle avait posé ses valises au sommet de la butte Montmartre à l’automne 1894, pour se mettre au service d’une cousine éloignée, Aline Charigot. Native, comme Gabrielle, d’Essoyes dans l’Aube, cette ancienne couturière devenue le modèle puis l’épouse du peintre venait de donner naissance à leur second enfant. Sous l'oeil du maître qui en fit son modèle favori, Gabrielle Renard a consacré plus de 20 ans de sa vie à s'occuper des trois fils Renoir, qui la considéraient comme une seconde mère.

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Jean Renoir, dit-on, lui doit sa découverte du 7ème art, dont il devint l’un des grands maîtres. Gabrielle et Jean se retrouvent souvent dans de douces scènes familiales d’Auguste Renoir, mais le peintre fût tout autant inspiré par la seule beauté de la jeune femme. Après son mariage en 1921 avec un peintre américain, Gabrielle Renard a quitté le foyer mais ne s’est jamais éloigné des enfants. Elle s’est éteinte le 26 février 1959, à Beverly Hills. Pour Match, Claude, le plus jeune fils du peintre, avait alors signé un très beau texte, évoquant avec émotion la jeune fille resplendissante qui avait bercé ses jeunes années.

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Voici le récit de Claude Renoir consacré à Gabrielle Renard, publié dans Paris Match en 1959…


Paris Match n°518, 14 mars 1959

Adieu à Gabrielle de notre enfance

Par Claude Renoir

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La Belle Gabrielle la petite bonne d'enfant devenue un "Renoir" s'est éteinte à Hollywood. Pour Paris-Match, Claude, le plus jeune fils du peintre, évoque avec émotion la jeune fille resplendissante qui a bercé ses jeunes années et qui incarnait pour Auguste Renoir la beauté féminine.

À gauche : "Renoir dans son atelier de Caques, peu avant sa mort en 1919. Une fois, le peintre demanda à Gabrielle : 'Quand vous posez à quoi pensez-vous ?' Elle répondit : 'Généralement à ce pauvre M. Dreyfus. En ce moment, aux petits pois qui brûlent.'" - À droite : "Gabrielle et le petit Jean Renoir. En haut, la réalité. En bas, le tableau. C'est en 1894, l'année de la naissance de Jean, que Gabrielle fût engagée." - Paris Match n°518, 14 mars 1959
À gauche : "Renoir dans son atelier de Caques, peu avant sa mort en 1919. Une fois, le peintre demanda à Gabrielle : 'Quand vous posez à quoi pensez-vous ?' Elle répondit : 'Généralement à ce pauvre M. Dreyfus. En ce moment, aux petits pois qui brûlent.'" - À droite : "Gabrielle et le petit Jean Renoir. En haut, la réalité. En bas, le tableau. C'est en 1894, l'année de la naissance de Jean, que Gabrielle fût engagée." - Paris Match n°518, 14 mars 1959 © Paris Match

Je ne peux pas l'imaginer morte, et je ne le veux pas non plus. Elle était si étroitement associée à mes souvenirs d'enfant que, lorsque j'ai appris sa fin, c'est un peu comme si un peu de moi s'en allait. Je suis sûr que cette sensation de déchirement, mon frère Jean l'a éprouvée comme moi. Pas un vrai chagrin, non, mais vraiment une déchirure : un morceau de vous que l'on arrache.

Gabrielle, ce féminin d'un prénom d'archange, pour les amateurs d'art, cela exprime aujourd'hui comme la substance, l'essence, l'âme des nus de mon père.

« Une Baigneuse » de Renoir, c'est devenu « Une Gabrielle ». D'un nom propre, les peintres, les critiques d'art, les marchands de tableaux, ont fait un nom commun.

« Une Gabrielle de vingt », cela signifie dans le jargon des amateurs du monde entier une toile de la dimension « Vingt Figure » représentant un nu de Renoir. Il importe peu aujourd'hui que le modèle eût été notre Gabrielle ou Mme Dupuis (que mon père appelait « la Boulange » parce qu'elle avait été un temps la femme d'un boulanger), ou Renée Jolivet, ou une autre. Gabrielle les a toutes remplacées dans l'histoire de la peinture. Mais pour moi — je devrais dire « pour nous » — car mon frère Jean, je le sais, nourrit les mêmes sentiments que moi, Gabrielle est bien plus que cela.

“Gabrielle, Jean et une petite fille”, Auguste Renoir, 1895 (Collection Léone Cettolin Dauberville)
“Gabrielle, Jean et une petite fille”, Auguste Renoir, 1895 (Collection Léone Cettolin Dauberville) © Fine Art Images/Heritage Images/Getty Images
Jean Renoir pose devant Gabrielle peinte par son père, pour Match en 1959.
Jean Renoir pose devant Gabrielle peinte par son père, pour Match en 1959. © Maurice Jarnoux / Paris Match
“Gabrielle et Jean”, Auguste Renoir, 1895 (Musée de l'Orangerie, Paris)
“Gabrielle et Jean”, Auguste Renoir, 1895 (Musée de l'Orangerie, Paris) © Leemage / Corbis via Getty Images

Gabrielle, avant tout, c'est la « Ga » de mon enfance heureuse et libre. Elle est de la chair de mes souvenirs les plus tendres.

Puis-je la situer ? Non. Quelque effort que je fasse, je ne puis lui assigner dans notre maison, aux « Collettes », une place précise, comme ma mère voulait que chaque chose eût la sienne. Etait-elle le modèle ? Sans doute. Une parente ? (tante, cousine ou même grande soeur ?) aussi. Bonne d'enfant ? à coup sûr, et aussi vigile attentive : jalouse du repos et du travail de mon père, elle boutait dehors les intrus en clamant d'une voix à faire tomber les vitres :

— Le patron travaille... fichez-lui la paix !

Gabrielle était tout cela à la fois, avec, en plus, quelque chose d'inexprimable qui faisait qu'elle était tout simplement elle, « Ga ».

Mais il y a une chose que je sais : je ne puis me remémorer un fait, une joie, une de mes rares peines d'enfant sans que surgisse, en filigrane infiniment pathétique et doux, le visage de « Ga ».

Le monde entier connaît « Gabrielle à la rose », « Gabrielle au chapeau », « Gabrielle au collier »... mais nous ne sommes que deux — plus que deux — à porter dans notre coeur les portraits d'une foule innombrable d'autres Gabrielle. Après nous, il ne restera rien.

« Gabrielle aux clochards » par exemple. Cette demi-Bourguignonne, fille de vignerons de l'Aube, avait le coup de fourchette solide et buvait en homme. Très généreuse, elle prenait en pitié les chemineaux qu'elle voyait traîner sur la route poussiéreuse, devant « Les Collettes ». Il lui arrivait de héler une de ces épaves et, l'ayant fait entrer, de s'attabler dans la cuisine avec elle devant les restes d'un gigot et une chopine de rosé.

Ma mère, un jour, la surprit en tête à tête avec deux de ses pouilleux convives. La pauvre femme eut un haut-le-corps bien compréhensible et elle tança « Ga » vertement. Elle était la seule à la maison à tenir ses distances avec elle, la seule qui l'appelait « Gabrielle » :

— Gabrielle, lui dit-elle, cela ne se fait pas. D'ailleurs, en gavant ces meurt-de-faim, vous leur faites peut-être plus de tort que de bien...

Gabrielle ne trouva rien à redire à la première remarque, mais elle répondit à la seconde :

— Vous en faites pas. Si ça se trouve, ces vagabonds-là, ça se nourrit mieux que vous.

Auguste Renoir, dans son jardin du “Domaine des Collettes”, avec des membres de sa famille et Gabrielle (à droite).
Auguste Renoir, dans son jardin du “Domaine des Collettes”, avec des membres de sa famille et Gabrielle (à droite). © Hulton-Deutsch / Hulton-Deutsch Collection / Corbis via Getty Images

Elle avait ainsi de ces répliques auxquelles ni mon père ni ma mère ne trouvaient de répartie.

Tenez, « Gabrielle au préfet ». Mon père entretenait d'excellentes relations avec M. André de Joly — auquel on doit la route de la Moyenne Corniche de Nice à Monaco — et qui était à l'époque préfet des Alpes-Maritimes. M. de Joly faisait de fréquentes visites aux « Collettes ». « Ga » le connaissait fort bien, mais elle ne l'avait jamais vu en tenue. Un jour, au retour de quelque inauguration, M. de Joly fit un détour par chez nous. Il était en grand uniforme, tout doré sur tranche, comme dans le conte d'Alphonse Daudet. Ce fut « Ga » qui répondit à son coup de sonnette. Ne reconnaissant pas le visiteur sous la cape et la casquette laurée d'or, elle le rembarra de son éternel : « Le patron travaille... Fichez-lui la paix ! »

— Mais je suis le préfet !

« Ga » s'aperçut de sa méprise mais ne se démonta pas pour si peu !

— Dame ! Je le vois maintenant... mais aussi, quelle idée de vous être costumé en général de gardes champêtres.

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Notre 'Ga' tenait la palette dont mon père ne supportait plus le poids.

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À gauche : "Gabrielle avait aussi posé pour la 'Grande Vénus'. Cette statue, l'une des rares de Renoir, fut brisée pendant un bombardement. Claude Renoir, sculpteur et céramiste, l'a restaurée d'après les études de son père." - À droite : "Au musée de Cagnes, le souvenir unit du peintre et son modèle : devant le fauteuil roulant où Renoir peignit ses dernières toiles, l'image de Gabrielle lisant." - Paris Match n°518, 14 mars 1959
À gauche : "Gabrielle avait aussi posé pour la 'Grande Vénus'. Cette statue, l'une des rares de Renoir, fut brisée pendant un bombardement. Claude Renoir, sculpteur et céramiste, l'a restaurée d'après les études de son père." - À droite : "Au musée de Cagnes, le souvenir unit du peintre et son modèle : devant le fauteuil roulant où Renoir peignit ses dernières toiles, l'image de Gabrielle lisant." - Paris Match n°518, 14 mars 1959 © Paris Match

Oui, « Ga » était une paysanne, un peu rustre. Elle ne s'est jamais défait d'une franchise directe et d'un bon sens instinctif. Elle aimait faire enrager mon père...

Lorsque nous prenions le train pour Paris, nous voyagions en première, « Ga » parfois en troisième.

Elle préférait cela car elle s'y amusait ferme. Son grand plaisir, à l'arrivée, était de dire à mon père :

— Comment ça se fait-il, monsieur Renoir? Vous êtes partis en première, moi en troisième, et pourtant on arrive ensemble !...

Mon père n'était pas commode. Il avait avec elle des attrapades homériques. Je crois bien qu'il la mettait à la porte (« pour tout de bon cette fois, vous m'entendez ? Gabrielle ! ») en moyenne une fois par mois. Mais sa condamnation était toujours rapportée au bout d'une heure. Il n'y avait pas, pour elle, d'autre peintre au monde qu'Auguste Renoir. Je ne suis pas sûr qu'elle ne considérait pas Degas et Cézanne, ses familiers, comme de pauvres barbouilleurs, je suis certain en tout cas qu'elle ne leur accordait la faveur de sa considération que parce qu'elle voyait mon père les admirer, lui, sans réserve.

Elle avait seize ans lorsqu'elle est venue chez nous. C'était une petite cousine, assez éloignée, de ma mère, originaire du même village d'Essoyes, non loin de Bar-sur-Seine. On l'avait engagée à la naissance de mon frère Jean. Quand je suis venu au monde, il y avait sept ans déjà qu'elle faisait partie de la famille.

- De ma Petite enfance, je conserve l'image d'une brune resplendissante, pleine de vigueur, avec une peau claire, colorée... Mais aujourd'hui il y a un mot pour dire tout cela : mon souvenir c'est... « un Renoir ».

Le réalisateur Jean Renoir, fils d’Auguste, en compagnie de Gabrielle Renard, en 1942.
Le réalisateur Jean Renoir, fils d’Auguste, en compagnie de Gabrielle Renard, en 1942. © Peter Stackpole / The LIFE Picture Collection / Getty Images

Son caractère était étonnamment fantasque. Elle prenait rarement les repas à notre table, car il suffisait que ma mère eût prévu une purée de pommes de terre pour qu'elle exprimât l'envie de manger des macaroni et que nous eussions du boeuf au menu pour qu'elle souhaitât, sur-le-champ, avoir du boudin.

Nous la prenions telle qu'elle était. Si elle éprouvait le besoin, alors qu'elle tenait la pose, d'aller voir dans la rue ce qui se passait, ce n'était pas le fait d'être débraillée et à demi couverte des oripeaux criards dont mon père l'affublait qui l'en eût empêchée. Personne aujourd'hui ne la remarquerait, mais en 1914...

Je me souviens... Un jour, mon père qui était l'hôte de son ami le peintre Albert André, à Lodun. Était occupé à peindre dans la campagne avec « Ga » et un autre modèle lorsque le mistral les obligea à plier bagage. « Ga », dans ses haillons de pose, fut la première à pénétrer dans la salle d'une auberge voisine.

D'un naturel peu farouche, sans gêne même, elle lia aussitôt conversation avec les consommateurs et, sans attendre d'y être invitée, partit visiter les cuisines. L'aubergiste, suffoqué, refusa de servir à manger à mon père qu'il chassa en criant :

— On ne reçoit pas les bohémiens !

« Ga » aurait donné sa vie pour Renoir. La dernière image que j'ai gardée d'elle, je ne la livre qu'à contrecoeur, car elle m'est chère entre toutes.

C'est celle de Gabrielle, un peu avant la mort de mon père, attentive à ses moindres gestes et préparant — ce qu'il ne pouvait plus faire — ses toiles et ses couleurs. Je revois notre «Ga » tenant la palette dont il ne pouvait plus supporter le poids.

Je revois mon père peindre ainsi jusqu'au dernier jour et mélanger, avec le pinceau que j'avais attaché à sa pauvre main, les dernières couleurs de Renoir sur la palette que lui tendait avec dévotion la fidèle Gabrielle.

“Gabrielle en blouse ouverte”, Auguste Renoir, 1908 (Collection privée)
“Gabrielle en blouse ouverte”, Auguste Renoir, 1908 (Collection privée) © Buyenlarge / Getty Images
Gabrielle Renard pose pour Match en 1959.
Gabrielle Renard pose pour Match en 1959. © Maurice Jarnoux / Paris Match
Gabrielle par Renoir, en couverture de Paris Match n°518, 14 mars 1959
Gabrielle par Renoir, en couverture de Paris Match n°518, 14 mars 1959 © Paris Match

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