La Grande Arche de la Défense, vidée de ses salariés à l'heure de la pause déjeuner.

La Grande Arche de la Défense, vidée de ses salariés à l'heure de la pause déjeuner.

L'Express

Sur le parvis désert de la Défense, le bruit des talons d'une employée pressée vient briser le silence. En retard, la jeune femme court à moitié dans les allées vidées de leurs habituels salariés en costume sombre, passant sans s'arrêter devant les cafés en attente de rares clients. Rapidement, elle s'engouffre dans l'une des innombrables tours qui entourent la célèbre Grande Arche, laissant l'esplanade à la merci de quelques joggeurs solitaires. Il est à peine 9h30, en pleine semaine, et la Défense semble être devenue un quartier fantôme. Les files d'attente matinales devant les vendeurs de café ont disparu, tout comme l'impressionnant ballet des salariés, coursiers et groupes de collègues qui se croisaient par centaines durant la pause déjeuner. Depuis la rentrée de janvier, les 180 000 employés que compte le quartier, dont 60% sont des cadres, ont été priés par la ministre du Travail Élisabeth Borne de rester chez eux, afin de télétravailler "trois jours par semaine minimum, quatre si possible", si leur profession le permet.

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Résultat ? "la Défense est devenue triste", souffle un salarié entre deux cigarettes et trois coups de fil. L'homme, qui travaille dans les tours depuis 2009, ne reconnaît plus vraiment l'ambiance du lieu, considéré comme le plus grand quartier d'affaires d'Europe. "Avant, les gens se pressaient dans les restaurants, il y avait des after-works le soir, du monde, du bruit. Maintenant, il n'y a plus que les travaux... Ça ressemble davantage à un chantier géant qu'à un endroit vivant", lâche-t-il, désignant du regard la dizaine d'ouvriers qui s'affairent sur la dalle. Dépités, les coiffeurs, restaurateurs, commerçants ou employés de bureau interrogés par L'Express confirment : leur très chère Défense n'est plus ce qu'elle était. Regrettant la dynamique déchue de leur quartier, quatre d'entre eux ont accepté de raconter leur quotidien bouleversé par la généralisation du télétravail, et la désertification de la fameuse esplanade.

"Je me demande si je ne devrais pas changer de métier"

Bonnet à pompon vissé sur les oreilles, Jamil attend. Appuyé sur son comptoir, l'homme observe les voyageurs pressés du métro passer devant sa boutique, espérant que l'un d'entre eux vienne lui acheter un café, une viennoiserie ou la presse du jour. Mais les minutes passent, et les clients sont presque inexistants. Gérant de l'enseigne Hubiz, encastrée à la sortie de l'arrêt "Esplanade de la Défense" depuis cinq ans, Jamil avoue avoir été frappé "en plein coeur" par l'arrêt brutal du travail en présentiel dans le quartier. "Entre avant la crise et aujourd'hui, c'est le jour et la nuit", souffle-t-il, parlant volontiers "d'effondrement". "Et dès qu'une nouvelle vague du virus apparaît, ou que le télétravail est à nouveau généralisé, on s'enfonce un peu plus". En quinze minutes, seuls deux voyageurs coupent le vendeur dans son récit pour repartir avec un muffin ou un journal. "Normalement, à cette heure-ci, je n'aurais même pas eu le temps de vous parler. Mais tout le monde est chez soi, c'est devenu très calme", explique le gérant, désabusé.

Jamil

Jamil, gérant de la boutique Hubiz de l'arrêt "Esplanade de la Défense" depuis cinq ans.

© / L'Express

Depuis le premier confinement, Jamil n'a pas réussi à retrouver ne serait-ce que "la moitié du chiffre d'affaires d'avant la crise sanitaire". Ses deux employés, qui se relayaient le matin et l'après-midi pour répondre à la forte demande, ne sont désormais plus nécessaires : l'un est parti, l'autre travaille uniquement onze heures par semaine. Jamil, lui, a vu son salaire baisser. "Finies les primes d'intéressement sur le chiffre d'affaires, puisque cela fait bien longtemps qu'on ne remplit plus les objectifs. Et cette nouvelle vague ne va pas aider, c'est sûr !", témoigne-t-il, assurant perdre avec le télétravail généralisé "les trois quarts" de son chiffre d'affaires. "Certains habitués sont en télétravail à 100%, ou ne viennent plus qu'une à deux fois par semaine... Et moi, je me demande si je ne devrais pas changer de métier !", confie-t-il. En attendant, le vendeur s'occupe, range les magazines, nettoie la boutique... et s'estime chanceux, pour le moment. "On sait qu'on a une épée de Damoclès au-dessus de la tête, mais on survit". À côté de son magasin, la boutique Starbucks, elle, a fermé après le confinement, victime d'une trop faible fréquentation.

"Ici, on vit au rythme des tours"

Quelques centaines de mètres plus loin, dans la chaleur réconfortante du salon de coiffure Franck Provost de la Défense, Cynthia raconte la même désertification de sa clientèle. "Ici, on vit au rythme des tours. S'il n'y a plus de salariés, il n'y a plus de clients", résume-t-elle, observant les deux uniques fauteuils occupés de la boutique. En cette fin de matinée, le salon est calme. "Normalement, on travaille bien plus entre 12h et 14h, puis à partir de 16h", indique la coiffeuse. Mais depuis lundi, l'équipe travaille "moitié moins" que d'habitude : la semaine dernière, Cynthia a même fini une journée en ayant accueilli trois personnes seulement. "C'était très long, et même si on aime son métier, c'est difficile".

Cynthia

Cynthia, coiffeuse à la Défense depuis 8 ans.

© / L'Express

La jeune femme regrette les venues bien plus espacées de ses habitués. "Ils sont chez eux la plupart du temps, ils n'ont plus autant besoin d'une coupe nickel tous les jours!", affirme-t-elle. Et les rares salariés encore présents préfèrent, eux, profiter des collègues qu'ils ne voient plus durant leur pause déjeuner plutôt que passer entre les mains expertes de la coiffeuse. Mais malgré la baisse de chiffre d'affaires du salon et les moments creux, de plus en plus réguliers, l'équipe a décidé de ne pas se laisser abattre. Création de contenus sur Internet, de vidéos pour les réseaux sociaux, ménage, administratif... "On s'occupe, on prend soin de nous pour garder le moral, parce que c'est important...", assure Cynthia. Derrière elle, ses collègues hochent la tête en souriant, acceptant volontiers une photo tout en continuant de s'occuper de la coiffure de leurs clients. "On se motive mutuellement, et heureusement qu'on a une équipe soudée !".

"Je ne vois plus un chat"

Partout dans les entrailles de la Défense, le discours est le même. Dans le restaurant "Pour vivre heureux, vivons cachés", voisin du salon de coiffure de Cynthia, l'ambiance est morose. Une demi-heure avant le coup de feu de la pause déjeuner, la salle reste désespérément vide. "Pour ce midi, je n'ai que cinq réservations. Normalement, c'est 50 à 60 minimum !", assure Florence, responsable de salle depuis l'ouverture du restaurant, en août 2018. Son constat est sans appel : depuis la rentrée de janvier, l'établissement perd 60% de ses recettes chaque jour. "Je ne vois plus un chat le matin, alors qu'avant je servais quand même quelques cafés. Et le reste du temps, c'est le calme plat". Entre 15h30 et 18 heures, lundi après-midi, la responsable n'a servi que trois bières à un seul client. Pour le service du soir, uniquement quatre personnes sont venues dîner. "Alors que normalement, c'est plein jusqu'à 00h-1h !", souffle Florence. Les midis de semaine, la salariée sert désormais une cinquantaine de clients, contre 120 habituellement. "C'est de pire en pire, il y a toujours une nouvelle épreuve", déplore la responsable, qui rappelle avoir déjà perdu 12 000 euros de devis avant les fêtes, lorsque les pots entre collègues et les rassemblements de fin d'année ont fortement été déconseillés par le gouvernement.

Florence

Florence, responsable de salle du restaurant "Pour vivre heureux, vivons cachés" depuis 2018.

© / L'Express

Pour appuyer son propos, Florence sort l'épais registre de l'année 2020, gribouillé sur chaque ligne et rempli de réservations... Jusqu'aux pages blanches de mars, avril et mai, condamnées par le premier confinement. "Ça marchait bien, ce restaurant était notre bébé. On le voyait grandir, et puis le Covid est venu lui casser les bras et les jambes", illustre-t-elle, assurant vivre avec "la trouille au ventre". "On ne sait jamais jusqu'à quand on va tenir, c'est du stress en permanence". Cette nouvelle vague de télétravail est venue réduire une nouvelle fois le salaire de la mère de famille, qui travaille moins d'heures depuis la rentrée de janvier - alors que les prix de l'école de sa fille ou de son plein de courses, eux, n'ont pas baissé. "Mais on continue quand même, par amour pour notre métier", conclut Florence en refermant le registre d'un coup sec. "On se lève le matin en espérant que des collègues vont réserver pour une réunion, qu'il y aura un petit verre en fin de journée, et on garde le moral pour ceux qui sont encore là !"

"Il y a moins d'ambiance"

"On vient autant qu'on peut", semble lui répondre Étienne, en pause cigarette devant l'une des immenses tours du quartier. Autour de lui, les bancs sont déserts, les cendriers presque vides. Employé depuis trois mois seulement à la Défense, le jeune homme admet que l'endroit n'est pas aussi animé que d'habitude. "Il y a beaucoup moins de monde dans les bureaux, et on trouve même de la place dans le RER le matin, alors qu'avant, c'était blindé", raconte-t-il en souriant. Mais ce rare avantage ne semble pas le convaincre des bienfaits du télétravail. "À part ça, il y a même moins d'ambiance. Et moi, je ne suis pas un fan du travail à la maison".

Étienne

Étienne, employé de bureau dans l'une des tours de la Défense depuis trois mois.

© / L'Express

Père de famille, Étienne fait partie de ces salariés qui préfèrent se rendre sur leur lieu de travail pour être plus efficace. "J'habite dans un petit appartement avec ma femme et mon enfant, alors c'est compliqué de se concentrer, de s'isoler pour les réunions, de couper une fois la journée finie... Je préfère largement venir ici". Dans son open-space dépeuplé, le trentenaire peut ainsi contacter directement ses collaborateurs sans passer par le téléphone, et "séquencer" sa vie professionnelle et personnelle. "C'est quand même plus sympa de voir ses collègues, même s'ils sont peu nombreux !", lâche-t-il avant de remonter dans son bureau, laissant l'esplanade silencieuse.

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