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Billet de blog 22 janvier 2019

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Syriens d’Arménie, Arméniens de Syrie

L'Arménie, petit pays du Caucase, connaît depuis le début du conflit syrien un retour massif de la diaspora arménienne établie en Syrie. Les "Arméniens de Syrie" tâchent de se refaire une vie à Erevan, loin de leur terre natale avec laquelle certains avaient noué des liens plus forts que ceux du sang.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

       Ce soir, à la recherche d'un logement à Erevan, j'ai fini par pousser la porte d'un vieil immeuble pas loin du centre ville. Au dernier étage m'attendaient trois barbus à l'aspect quelque peu curieux, afin qu'on discute d'une éventuelle colocation. Je les aborde en Russe, ils me répondent qu'ils ne le comprennent pas. C'est étrange, ils sont Arméniens or tous les Arméniens parlent le Russe ou tout au moins le comprennent, tandis qu'eux ne saisissent pas un mot.

On entame donc la discussion en Anglais, et ils me font visiter les lieux, un appartement un peu défraîchi, avec des papiers peints douteux et des courants d'air aux fenêtres, mais plutôt à mon goût.

« On est Arméniens de Syrie, ça fait seulement deux ans qu'on vit à Erevan » m'expliquent-ils.

J'avais entendu dire qu'avant la guerre, la Syrie comptait une importante diaspora arménienne, principalement à Alep, et que depuis 2011, affluaient les réfugiés par dizaines de milliers, revenant aux sources se reconstruire une vie à Erevan. J'avais entendu parler d'eux, mais j'en avais encore pas rencontré. Deron, Narek et son frère Khajak parlent Arabe, Turc et Arménien, mais pas le Russe : en général c'est à ça qu'on reconnaît les Arméniens de la diaspora, ce sont ceux qui ne parlent pas le Russe.

On boit une tasse de thé, et je les fais parler. Il y a quelque chose en eux de palpable et qui les différencie des Arméniens que je côtoie d'habitude. À l'inverse de la plupart de leurs compatriotes, il n'y a rien de soviet en eux, et c'est bien le Moyen-Orient qui transpire à travers leurs mots, leur attitude et leurs yeux sombres.

Ils viennent de Lattaquié, ville côtière de l’ouest de la Syrie réputée comme étant le fief de Bachar, même si, Khajak en témoigne, les roquettes volaient aussi là-bas. Narek était en Libye à l'époque des printemps arabes. Il a vu les bombes jetées par l'OTAN pour faire tomber Khadafi, et il a vu le chaos qui s'en est suivi. Il a vécu six ans là-bas, entre 2010 et 2016, et un beau jour après la chute de Khadafi, des types sont venus le voir chez lui. À l'époque il se déplaçait au volant d'une jolie voiture, une japonaise relativement récente, et ces gars-là ont jugé que c'était trop de luxe pour un étranger, alors ils lui ont demandé les clés, ainsi que son téléphone et son ordinateur. Ils avaient des flingues, alors il a pas hésité, il leur a filé tout ça sans discuter.

Pendant les mois qui ont suivis, il lui arrivait souvent de croiser le gars au volant de la voiture, et lui, Narek, faisait comme si de rien n'était, comme si il n'avait jamais eu de voiture.

Et il a des copains arabes, des Libyens, qui ont pris la mer pour les côtes italiennes, mais Narek, son salut à lui c'est le sang qui coule dans ses veines : il a fini par traverser le Moyen-Orient depuis la Libye pour rejoindre son Caucase ancestral, où il sait que Mère Arménie accepte toujours ses enfants égarés quand ils reviennent à elle. Et depuis, il travaille comme un âne, comme livreur, 12 heures par jours pour un salaire arménien, c'est-à-dire moins de la moitié que ce que me file la France pour mon service civique, et il regrette le temps de Lattaquié et de la Libye avant que ne pleuvent les bombes.

Et Khajak me parle des migrants, de l'injustice des bombes françaises et américaines qui pleuvent en Syrie, en Libye et au Yémen, et des frontières européennes qui se ferment lâchement.

Je lui explique, sans vouloir dédouaner personne, que certaines personnes chez moi craignent que la France ne perde son essence, qu'à force d'immigration, la chrétienté et notre civilisation se noient dans la masse. J'ajoute qu’en ce qui me concerne, je m'en contrefous de l'essence française et de notre judéo-chrétienté, et qu'il faut vraiment ne plus rien comprendre à rien, ou bien être abruti de peur, pour oser fermer sa porte aux exilés de Libye et de Syrie.

La France, l'Europe et notre civilisation judéo-chrétienne peuvent bien voler en éclat, quelle importance cela peut-il avoir devant la nécessité d'accueillir l'autre lorsqu'il est en difficulté ?

On a passé deux heures ensemble, et on s'est quittés bons amis. Il y a chez ces gars-là une profondeur certaine, celle de ceux qui ont vécu l'exil forcé et la violence, et sacré bon dieu je les respecte.

Illustration 1
A gauche et au milieu, Narek et Khajak © Joanny Carrabin

        Plus tard, Khajak me confia comment, à l’instar de tant d’autres, il avait lui aussi essayé de se frayer un chemin jusqu’en Europe occidentale. En 2016, la route des Balkans, toute hérissée de barrières et de fil barbelé, n’était déjà plus une option, aussi avait-il fallu réfléchir à une autre porte d’entrée. A cette époque, ses pas l’avait menées en Ukraine, où les règles d’attribution de visa sont autrement plus simple que dans l’espace Schengen et où il avait l’espoir de monter son propre petit business. Bien vite, il avait constaté que connaître l’Anglais n’était pas suffisant là-bas, que la barrière de la langue s’avérerait trop grande, et il finit par étudier la possibilité de rentrer dans l’espace Schengen directement depuis l’Ukraine, par la frontière avec la Pologne.

L’idée paraît intelligente en un sens, puisqu’on est loin des chemins migratoires habituels, néanmoins ce fut un échec.

Il trouva un passeur, un Syrien installé en Ukraine, qui lui demanda 350 euros en échange de son service, mais le jour venu, les gardes-frontières lui mirent la main dessus et il se retrouva devant un tribunal ukrainien qui lui formula cette éternelle question : « vous êtes Arménien et vous ne connaissez pas le Russe ? Vous vous foutez de nous ? ». Mais après un court séjour en prison et une amende, il fut libéré et put regagner l’Arménie.

Khajak regrette le temps de la Syrie d’avant la révolution. « Les salaires étaient corrects, on pouvait s’acheter une voiture si besoin, une maison. Et la nourriture ne valait presque rien, la vie était facile. » Sa mère et sa sœur vivent toujours près de Lattaquié, région relativement épargnée par le conflit, mais Khajak n’envisage pas un instant d’y retourner. « Bachar El Assad est un criminel, bien-sûr, mais ceux qui lui succéderont ne seront pas mieux. Ce seront des fondamentalistes religieux, ou bien des dictateurs du même acabit qu’El Assad, soutenus par l’Iran ou la Russie. Il faudra de très longues années avant que la Syrie redeviennent un pays vivable. »

Quant à l’Arménie, Khajak n’y songe guère. Il n’est pas habité des mêmes symboles que certains Arméniens de la diaspora qui vivent le retour à la "mère patrie" comme un voyage initiatique vers leurs racines. Lui, au contraire, se sent lié au pays qui l’a vu naître, à cette Syrie méditerranéenne entre Turquie et Liban où la vie était si paisible.

 Est-il Arménien de Syrie ? Est-il Syrien d’Arménie ? En cette période étrange où l’Occident semble plus que jamais préoccupé de préserver son identité, le cas de Khajak interroge. Il nous apprend que cette identité tant chérie ne veut en fait pas dire grand-chose, ou tout au moins qu’elle n’a rien à voir avec le sang qui coule dans nos veines.

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