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La souffrance muette des Chypriotes turcs du Nord

Le président chypriote turc Mustafa Akinci (à droite) en compagnie de Recep Tayyip Erdogan, le 10 juillet 2018 au nord de Nicosie. BIROL BEBEK/AFP

Dans ce petit État reconnu seulement par Ankara, les habitants souffrent particulièrement de l'effondrement de la monnaie du grand frère turc. Mais le gouvernement ne possède aucune marge politique pour se désolidariser des décisions d'Erdogan et rétablir son économie.

La «République turque de Chypre du Nord». Un nom qui annonce la couleur de son allégeance, tout comme son drapeau, quasi-miroir du Ay yıldız turc, dont les couleurs rouges et blanches sont inversées. Et un État qui, bien que pure création politique d'Ankara, ne peut s'empêcher, depuis ces dernières semaines, de maudire la livre turque et de réfléchir à ses marges de manœuvre pour tenter d'apaiser la population minée par une économie chancelante.

Une situation difficile, qui s'accélère depuis plusieurs semaines

Depuis le début de la crise de la livre, les effets se ressentent en effet amèrement au large du golfe d'Antalya. Les habitants de la partie nord de Chypre, qui utilisent la monnaie turque, ont vu leur pouvoir d'achat s'effondrer rapidement, pour la bonne raison qu'une partie importante de leurs dépenses se fait dans des devises étrangères, qu'ils doivent obtenir par conversion de leurs livres. Les emprunts financiers, l'électroménager ou les loyers sont régulièrement comptabilisés en euros, en livre sterling ou en dollars et ont vu leur valeur prendre des proportions démesurées au fur et à mesure de l'enfoncement de la monnaie locale.

Dans un pays structurellement importateur (1,67 milliard d'euros de déficit commercial en 2017, dont une grande partie avec l'UE), l'effondrement monétaire est ressenti immédiatement et violemment. À part son lait et ses citrons, Chypre achète essentiellement sa nourriture à l'étranger, et le prix des denrées aurait presque doublé la semaine dernière, selon l'économiste Ozlem Cilsal. Quant aux entreprises, elles se contentent d'assister à la mise en place du phénomène inflationniste sans rien pouvoir y faire. Un vendeur d'automobile se plaint au Cyprus Mail de ne pas avoir vu un acheteur depuis trois jours: «une voiture que je vendais 40.000 livres il y a six mois coûte désormais environ 60.000 livres». Les téléphones portables ont connu des hausses atteignant 20% en 48 heures car comme pour d'autres produits, les distributeurs ne peuvent plus acheter de stocks après avoir vendu la marchandise initiale. L'inflation depuis la crise culmine à 20,3%, avec des projections de la banque centrale nationale à plus de 13% sur l'année... Si les prévisions ont encore un sens.

L'absence de souveraineté chypriote

Le gouvernement a bien pris quelques mesures afin d'apaiser les tensions et d'améliorer un peu le quotidien des habitants: la taxe sur la valeur ajoutée de la nourriture, l'électricité et d'autres produits de base a été allégée, contre une augmentation de la fiscalité sur les cigarettes, l'alcool ou encore dans les casinos. L'objectif? Soulager les Chypriotes et transférer la charge fiscale sur les étrangers, le tourisme (20% du PIB) étant le seul secteur qui bénéficie de la situation actuelle. Les étrangers sont autorisés à acheter trois appartements sur le territoire au lieu de deux maximum précédemment, et deux maisons au lieu d'une. Les Chypriotes du sud, qui utilisent l'euro, profitent déjà de la situation pour passer la frontière et remplir leur coffre de voiture ainsi que leur réservoir. Malheureusement, une majorité des visiteurs restent les Turcs, qui n'auront pas le pouvoir d'achat supérieur que confère une monnaie étrangère. Pour le reste, le salaire minimum a été augmenté d'environ 10%, passant de 2057 à 2279 livres, soit 331 euros (l'ancien montant représentait 430 euros, avant la crise). Enfin, le taux de conversion pour les loyers payés en euro a été fixé.

Des mesures de circonstance, globalement sous-dimensionnées, qui ne compensent pas la grande faiblesse de l'État chypriote turc: l'absence totale de marge de manœuvre monétaire. La banque centrale de Chypre du nord n'a aucun pouvoir sur la livre turque, et s'est contentée d'interdire l'endettement en monnaie étrangère pour les Chypriotes payés en livre. Une absence de souveraineté particulièrement dommageable, dans un pays déjà en grande fragilité avant la crise turque: en dépit d'une croissance bonne, la dette publique a atteint 165% du PIB, le gouvernement ne peut engager aucune discussion commerciale sans l'aval turc, et reste un fantôme dans la communauté internationale. Qui plus est, selon certaines estimations, environ un tiers de la population de «RTCN» est composé non de Chypriotes mais de Turcs, qui occupent des postes importants et contrôlent une grande partie du secteur privé.

Exploiter politiquement la crise

L'heure est-elle à la rébellion? Selon le site indépendant T24 et le Cyprus Times , le premier ministre Tufan Erhurman aurait reconnu en mai dernier les problèmes structurels posés par l'utilisation de la livre turque, et aurait réfléchi à voix haute sur la possibilité de se tourner vers une autre devise. Le débat sur le recours à l'euro, comme le voisin du sud, est posé depuis plusieurs années sur une île traversée par une «ligne verte» relativement poreuse. Pour l'instant, il semble toutefois que le gouvernement essaie de montrer ses doléances à Ankara, sans tirer plus de conclusions. Accompagné par le président Mustafa Akinci, le premier ministre a ainsi fait part de ses inquiétudes à Binali Yildirim, président de l'Assemblée nationale turque et ancien premier ministre, en visite sur l'île mercredi 15 août dernier. Ce dernier les a assurés de l'attention de son gouvernement... Selon des informations de la presse locale, la Turquie a prévu de financer le petit voisin à hauteur de 1,23 milliard de livres en 2018 (soit environ 180 millions d'euros à l'heure actuelle), mais les Chypriotes pourraient demander une rallonge budgétaire.

Pour Yenal Surec, économiste de l'Université de Famagouste interviewé par Al Jazeera, les événements récents pourraient néanmoins accélérer les négociations sur la réunification de l'île. Déjà en 2011, de très nombreux citoyens de la République avaient manifesté contre les mesures d'austérité prises par la Turquie, qui à la faveur de la crise économique, s'était piquée d'assainir les finances de son vassal. Sur place, un dicton populaire est sur toutes les lèvres: «quand la Turquie attrape un rhume, Chypre du nord a la fièvre». Pour ne pas empirer l'état du malade, il faudra que le remède proposé par les médecins d'Ankara soit efficace.

La souffrance muette des Chypriotes turcs du Nord

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28 commentaires
  • adieu

    le

    La Turquie occupe un pays de l'Europe et l'Europe ferme les yeux

  • GreenHornet

    le

    Traduction: Les efffets de la guerre hybride contre Ankara commence a porter leurs fruits.

  • alibabaninnnnn

    le

    Il est pas là yozy ?? C est bizarre !

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