Entre déni et arrogance, l’ultranationaliste indien Narendra Modi dans la tempête
Submergée par la pandémie, l’Inde a officiellement enregistré près de 24 millions de cas et 265 000 décès du Covid-19. La tragédie que traverse le pays illustre les ravages du populisme et du nationalisme. Les critiques se multiplient contre le Premier ministre et le culte de sa personnalité.
- Publié le 14-05-2021 à 17h22
- Mis à jour le 15-05-2021 à 21h44
Un État en plein chaos sanitaire. Des appels à l’aide de désespérés. Des crématoriums débordés. La solidarité, la débrouille, les pots-de-vin pour trouver de l’oxygène, un lit d’hôpital, des médicaments. De l’aide internationale entravée par la législation. De riches familles qui s’envolent en jet privé pour Dubaï. "Les gens sont en train de mourir littéralement dans les rues, dans les parkings ou chez eux. Je ne connais pas une seule famille qui n’ait pas au moins un de ses membres infecté" , témoigne Amitabh Behar, directeur d’Oxfam en Inde. Submergé par la pandémie, le pays de 1,4 milliard d’habitants a officiellement enregistré près de 24 millions de cas et 265 000 décès du Covid-19 - sans compter les personnes qui meurent chez elles sans avoir été testées. Comment l’Inde, la "pharmacie du monde", en est-elle arrivée là ?
Elle résonne aujourd’hui avec une cruelle ironie, l’intervention du premier ministre Narendra Modi au Forum international de Davos le 28 janvier dernier. Il rappelait alors que le monde avait redouté un "tsunami d’infections" dans son pays, mais que "l’Inde ne s’(était) pas laissé faire" . Qu’elle avait même "sauvé l’humanité d’une grande catastrophe" , en envoyant "ses vaccins dans plusieurs pays" et contribuant "à développer l’infrastructure nécessaire à une vaccination réussie". Bref, embrayait dans la foulée le parti fondamentaliste hindou au pouvoir (BJP), le pays a "vaincu le Covid sous la direction compétente, sensée, engagée et visionnaire du premier ministre Modi" .
On ne saurait être plus éloigné de la réalité.
Festivals et élections
Narendra Modi avait géré la première vague de Covid-19, en décrétant un confinement sévère qui s’est révélé humainement et économiquement tragique, pour les pauvres et les travailleurs migrants en particulier. Mais "l’Inde est tirée d’affaire" , déclarait, le 7 mars, le ministre de la Santé, Harsh Vardhan.
Le gouvernement de Modi n’a, en fait, su ni anticiper ni gérer la deuxième vague. Au contraire. Non seulement il n’a pas tenu compte des messages d’alerte envoyés par la communauté scientifique, mais en plus il a autorisé les festivals, dont le pèlerinage de Kumbh Mela, qui a vu des millions de pieux hindous, collés, sans masque, chantant les gloires du Gange et se plongeant dans ses eaux. L’événement - qui, en plus, avait été avancé d’un an pour des raisons astrologiques - s’est révélé "super propagateur" et les dévots s’en sont retournés chez eux avec le virus, pour le transmettre à leur tour.
Les élections régionales dans quatre États, ainsi que dans le territoire de Pondichéry, ont de surcroît été maintenues. Modi et son ministre de l’Intérieur, Amit Shah, n’ont pas hésité à organiser d’énormes meetings, les harangues nationalistes prenant le pas sur les conseils sanitaires : ils voulaient absolument arracher le Bengale-Occidental à Mamata Banerjee qu’ils détestent, et réciproquement. Au bout du compte, s’il a conservé l’Assam, le Parti du peuple indien (BJP) a perdu le Bengale-Occidental, le Kerala et le Tamil Nadu. Quant à la situation sanitaire, elle a continué à s’enflammer de plus belle. Le gouvernement, qui a livré des doses de vaccin gratuites à ses voisins pour contrebalancer l’influence chinoise, a dû se résoudre à en importer et à faire appel à l’aide internationale.
Et Modi ? S’est-il enfermé dans le déni ? Ou réalise-t-il qu’il a péché par arrogance et défaut de prévoyance ? S’il est monté si haut dans le cœur des hindous, ce n’est pas pour redescendre de son piédestal. Obnubilé par la trace qu’il laissera dans l’Histoire de son pays, l’homme se voit en leader spirituel exemplaire. La barbe blanche qu’il se laisse pousser depuis un an ne lui donne-t-elle pas des airs de gourou ?
Engagé dans la milice nationaliste hindoue
Que de chemin parcouru, jusqu’à devenir le deuxième homme politique le plus suivi au monde sur Twitter - 68 millions d’abonnés, derrière Barack Obama. Car Narendra Modi, contrairement à la dynastie des Nehru-Gandhi, est issu du peuple. L’histoire dit qu’enfant il vendait du thé dans une gare. Né en 1950 dans une famille de la caste des presseurs d’huile, il projette l’image d’un homme qui a su s’élever - non pas grâce à sa famille, qu’il a quittée jeune, ni à ses diplômes, qu’il n’a pas.
Il n’est encore qu’adolescent quand ses parents entreprennent de le marier de force. Poussé par une quête spirituelle, il s’enfuit dans l’Himalaya ; il voyagera quelques années, vivant de peu, de rien. On ne connaît pas grand-chose en fait de cette période. Ce qu’on sait en revanche, c’est que, de retour dans le monde, il se dévoue à la milice nationaliste hindoue Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), aux activités de laquelle il a participé dès ses 8 ans. Le RSS devient sa famille, et Modi s’inscrit dans les pas de Vir Savarkar, qui développa l’idéologie nationaliste de l’Hindutva dans les années 1920. Motivé, le jeune homme sait se faire repérer et apprécier des gens qui comptent. Lui qui aime être sur scène devient propagandiste du RSS. Il veut renouer avec le glorieux passé hindou, prendre sa revanche sur la colonisation britannique et les invasions musulmanes des siècles passés.
Lorsque la première ministre Indira Gandhi proclame l’état d’urgence dans les années 1970, Modi agit dans la clandestinité, aidant notamment à cacher les dirigeants du RSS. L’heure d’entrer en politique viendra la décennie suivante. Modi se voit confier des responsabilités au sein du Parti du peuple indien créé comme aile politique du RSS pour contrer le Congrès des Nehru-Gandhi. Il en deviendra même le secrétaire général.
Du Gujarat à New Delhi
En 2001, il est propulsé à la place du ministre en chef du Gujarat - un poste auquel il sera élu en 2002 et réélu trois fois par la suite. Une tragédie enflamme alors l’État du nord-ouest de l’Inde. Des pèlerins fondamentalistes hindous meurent dans l’incendie d’un train, en février 2002, et des violences éclatent contre la communauté musulmane, jugée responsable du drame sans que les preuves aient pu étayer cette thèse. Le pogrom fait près de 2 000 morts. Modi avait ordonné aux forces de l’ordre de ne pas intervenir pour stopper les massacres. Il est élu dix mois plus tard avec une majorité absolue… Les Américains et les Européens coupent tout lien avec lui - l’Union ne renouera, secrètement au début, qu’en 2013 quand son avenir national sera devenu une évidence. Entre-temps, Modi, qui a laissé les basses œuvres à d’autres, développe économiquement son État natal, attire les investisseurs, enregistre une croissance moyenne de 10 %. Il devient une figure politique de premier plan au BJP, la bonne santé du Gujarat lui sert de tremplin vers New Delhi.
Excellent orateur, le démagogue évolue sur scène avec aisance et charisme, joue sur les émotions, séduit le peuple avec ses promesses de lutte contre les inégalités, la pauvreté, la corruption. Sa campagne électorale de 2014 est un modèle du genre. Il apparaît en hologramme, il crée sa chaîne YouTube, ses trolls inondent les réseaux sociaux, il diffuse des dessins animés dont il est un des personnages, met en scène son image (jusqu’à vanter la taille de son tour de torse : 56 pouces, soit 142 cm). Modi se sent investi d’un destin. Il n’a pas de femme, pas d’enfant, il se dévoue à la nation. Il a 63 ans et prend les rênes du pays avec la promesse d’un nouveau départ et un mantra : "India First", l’Inde d’abord. Une Inde, puissance nucléaire, qui participe à des opérations de maintien de la paix, revendique sa place parmi les puissances mondiales stratégiques et réclame une place au Conseil de sécurité de l’Onu. Une Inde qui manie aussi le soft power à travers la promotion du yoga, une pratique qui a la capacité de "rassembler toute l’humanité" . Modi, lui, façonne son image, soigne le culte de sa personnalité, se présente comme un sage, un pacifiste, met en scène sa foi jusque dans une grotte himalayenne.
L’hindouisation de la société
L’année 2019 marque la réélection de Modi, qui renforce même sa majorité, grâce à une couverture médiatique aussi efficace que biaisée, aux gigantesques moyens financiers mis dans la campagne, à l’exploitation de frappes aériennes au Pakistan qui lui permettent de se poser en gardien - "chowkidar" - et sauveur de la nation face à son rival historique. "Il est en relation avec le peuple qui est comme fasciné" , éclaire Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences Po, dans une visioconférence organisée le 12 avril par l’Institut national des langues et civilisations orientales et le site Asialyst. "Il est intouchable."
Mais "ce deuxième mandat a clairement un caractère différent du premier, on est passé à la vitesse supérieure" . Sa réélection entraîne une accentuation de la politique de l’Hindutva. L’empreinte nationaliste se traduit par la suppression de l’autonomie du Cachemire, l’interpellation de milliers de personnes, au nom de la loi sur la sécurité publique, les tortures en toute impunité.
Elle se poursuit par l’adoption d’une loi sur la citoyenneté qui revient à entériner un statut de citoyens de seconde zone pour les musulmans. De violentes émeutes éclatent, la police est accusée d’avoir pris le parti des fondamentalistes hindous et ciblé les musulmans. Le pouvoir en profite pour faire une grande purge parmi les opposants au régime, les militants des droits de l’homme, les étudiants, les journalistes, etc. Les "méthodes brutales dont la société civile indienne pâtit de plus en plus font partie de la politique du gouvernement qui vise à réduire au silence les voix critiques et à alimenter un climat de peur", assène Amnesty International , qui a été contraint de fermer ses bureaux en Inde l’an dernier.
Pour couronner le tout, la première pierre du temple hindou d’Ayodhya, qui sera érigé sur les ruines de la mosquée édifiée par le premier empereur moghol, est posée en 2020, "sanctionnant cette hindouisation de la société et de la politique indienne" , note Christophe Jaffrelot, auteur de L’Inde de Modi, national-populisme et démocratie ethnique.
Du premier au deuxième mandat de Narendra Modi, "on est passé du populisme à l’autoritarisme" , constate-t-il. Ce qui se traduit par le déclin du Parlement, le recours à des coups de force pour faire passer des lois et à l’usage de la violence contre les manifestants, la "passivité exceptionnelle" des institutions judiciaires et de la Cour suprême "qui préfère ne pas se prononcer plutôt que se prononcer contre le gouvernement" . Le tout sur fond de dégradation de l’économie, de mobilisations paysannes contre les projets de réformes du gouvernement et d’un regain de tension avec la Chine (avec des accrochages meurtriers sur la frontière himalayenne).
Mais, avec la pandémie, l’aura du Premier ministre se ternit dans son pays. Le gouvernement a beau rejeter la faute sur les autorités fédérées, les appels à la démission se multiplient, alors que les élections n’auront lieu qu’en 2024. "Aujourd’hui, alors que la mort nous fauche dans nos maisons, dans la rue, sur les parkings des hôpitaux, dans les grandes comme dans les petites villes, dans les villages, les forêts et les champs, moi, citoyenne ordinaire, je ravale ma fierté et joins ma voix à celle de millions de mes concitoyens pour le supplier, oui, le supplier, de se retirer", a écrit l’auteure Arundhati Roy, fervente opposante au dirigeant nationaliste, sur le site d’information Scroll.in. L’insensibilité du gouvernement, son incompétence mâtinée d’arrogance et sa déconnexion de la réalité ont abreuvé le mécontentement. Tout comme la poursuite d’un vaste projet de construction dans le quartier du pouvoir de New Delhi, incluant une nouvelle résidence pour le Premier ministre. Modi l’ayant jugé "essentiel", le chantier peut déroger aux règles de confinement imposées par le chef de gouvernement de Delhi, Arvind Kejriwal, et se poursuivre avec la bénédiction de la Cour suprême qui a rejeté, le 7 mai, une requête demandant l’arrêt des travaux. "Mettez la vie des gens au centre - pas votre arrogance aveugle pour obtenir une nouvelle maison" , a lancé son opposant Rahul Gandhi, jugeant "l’ego de Modi surgonflé" .
Les Indiens lui demanderont-ils des comptes pour autant ? Ou Modi, hors norme, réussira-t-il à échapper à l’inventaire le jour venu ?