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Reportage

Loir-et-Cher : vacance des services publics, un camping-car en route

Face à la raréfaction des guichets administratifs, une «maison de services au public itinérante» sillonne depuis un an des villages du département. La caravane vient en aide à des personnes souvent âgées, sans bagage numérique et rebutées par ces nouvelles démarches déshumanisées.
par Dominique Albertini, Envoyé spécial à Courbouzon (Loir-et-Cher), photos Andréa Mantovani
publié le 24 juin 2019 à 20h46

Ce n'est pas que Jean-Marc soit plus bête qu'un autre. Mais pour ce qui est d'Internet, «je ne suis pas une vedette», reconnaît sans honte ce poissonnier en retraite. «Et remplacer sa carte Vitale, c'est un sacré bordel, ronchonne-t-il sur la banquette du camping-car. Ils auraient pu attendre la génération suivante pour mettre ça sur informatique.» Face à lui, penchée sur son écran, Caroline travaille au remplacement du sésame égaré. «En plus, monsieur n'est pas à la Sécu parce qu'il était indépendant, explique la conseillère. Voilà, l'ancienne carte est désactivée, la nouvelle est commandée.» L'usager ravi en redemande déjà : «Il faudra qu'on s'occupe de mon passeport. Vous faites les cartes grises ? Je vais dire à mon fils de passer.»

A Courbouzon, ce jeudi matin, il y a plus d'hirondelles au-dessus des blés que de passants dans les rues du village. Caroline a garé son bureau près de la mairie de ce bourg de 500 habitants, dans l'est du Loir-et-Cher. Comme à chaque escale, elle a tiré d'un compartiment le marchepied de bois, «pour les personnes âgées», et d'un autre la bannière indiquant qu'on trouve ici une «maison de services au public itinérante». Au fond du lourd véhicule Fiat, elle a disposé tout son matériel : un ordinateur portable, une imprimante et son téléphone - «C'est lui qui fait la connexion Internet». A qui pousse la porte, une affichette explique : «Posez vos questions et je tenterai d'y répondre, à défaut je vous orienterai vers l'interlocuteur adapté.»

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Voilà un an que la trentenaire arpente, au volant de son engin, la communauté de communes Beauce-Val de Loire. Celle-ci regroupe une trentaine de municipalités : la plus grande compte 6 000 administrés, la plus petite pas même 30. L'une enfin, Marchenoir, a pour ancien maire le ministre des Relations avec le Parlement Marc Fesneau, à l'origine du projet. Toutes sont visitées au moins une fois par mois. Ici, peu ou pas de guichets «en dur». Et une population vieillissante, déroutée par la numérisation des démarches, écœurée par l'inhumanité des standards téléphoniques. Ceux qui entrent dans la «caravane» ont de vieux papiers sous le bras et une vague angoisse au cœur. «Avoir tout mis sur Internet, c'est complètement débile, poursuit Jean-Marc. Disons que le camping-car, ça rattrape un peu l'erreur.»

«Manque d’humanité»

De quoi peut-on y parler ? De ses allocations familiales ou de sa pension, de sa feuille d'impôts qu'on ne comprend pas ou du remboursement de la Sécu qui n'arrive pas - liste non exhaustive. Caroline a été formée par les opérateurs correspondants pour répondre aux questions les plus courantes. Elle ne peut certes pas faire de miracles : «Ce n'est qu'un accueil de premier niveau, explique-t-elle. En fait, je n'ai pas accès à plus de choses que les usagers eux-mêmes.» Mais elle voit clair dans ce qui n'est, pour eux, qu'un inquiétant labyrinthe. Munie de leurs identifiants, elle traque le document oublié, la démarche négligée. Et si elle sèche, ce qui arrive, elle peut saisir un réseau de correspondants chez les services en question.

Chez les usagers, c'est parfois le matériel qui manque : «Chez moi, je n'ai pas d'ordinateur, pas d'imprimante, rien que mon téléphone, indique Stéphane, 46 ans, intérimaire dans la logistique, venu renouveler sa carte d'identité. La feuille d'impôts, c'était ma femme qui s'en occupait, mais on a divorcé.» Parfois, c'est toute notion administrative et numérique qui fait défaut. Les documents fiscaux de François, un ex-agriculteur de 70 ans, c'est son conseiller bancaire qui les remplit pour lui. «Je n'y connais rien, moi, à votre machin !» s'alarme-t-il lorsque Caroline lui demande son adresse mail, obligatoire pour sa démarche. Elle la créera pour lui, comme elle le fait «pour une vingtaine de personnes chaque jour». La plupart, bien sûr, ne s'en serviront jamais.

«Les gens se sentent délaissés par rapport aux villes, raconte la médiatrice. Ils déplorent le manque d'humanité du service public, où tout semble fait pour décourager le citoyen. La numérisation est vue comme une injonction à acheter un matériel trop cher pour eux.» Le cadre intimiste du camping-car, l'empathie de Caroline et la cadence raisonnable des entretiens favorisent, eux, la qualité des échanges. «Il m'est arrivé de prendre une heure et demie pour une dame en larmes : elle venait pour la pension de réversion après avoir perdu son mari, poursuit-elle. Ici, on apprend beaucoup sur la vie, la santé, le moral des gens. Les démarches poussent à ça : un retraité nous dira s'il est veuf ou divorcé, une femme si elle a un fils handicapé ou a perdu un enfant… Bon, et puis on parle aussi de la pluie et du beau temps.»

«Champagne»

Chez les élus, on se félicite d'avoir parié sur un tel système. Cofinancé avec le département, l'Etat et l'Europe, il était, assure-t-on, le deuxième du genre en France au moment de son lancement. Depuis, les demandes de renseignement affluent de toute la France. «Plutôt qu'un poste fixe, pour ne pas alourdir le budget transport des gens, les services viennent à eux, explique Astrid Lonqueu, vice-présidente de la communauté de communes. Le véhicule facilite l'identification, mais la clé du succès, c'est que le visage de Caroline soit connu des gens.» Pour les usagers, la conseillère est aussi joignable sur portable - même si ce téléphone professionnel reste dans le camping-car à la fin de la journée, car il sonnerait «même le dimanche à 21 heures». Et pas une semaine ne passe sans de petits cadeaux : «Du chocolat, des légumes du potager, des croissants de la boulangerie et même du champagne !»

Entre deux visites, Caroline s'autorise une cigarette, complète ses statistiques et entretient les quinze mètres carrés de l'habitacle, où les matelas escamotables, jamais utilisés, restent enrobés de film plastique. Employée en CDD, elle travaillait auparavant dans un centre d'accueil pour hommes seuls, SDF ou migrants, au contact «de la misère sociale et de pathologies lourdes». A côté, «ici, c'est du "light"». En un an, elle n'a eu à évacuer du véhicule que deux usagers indélicats. Elle aime son travail et le camping-car, même si on y «crève de chaud l'été» et que la porte des toilettes ne ferme plus. «Je voudrais en faire un outil de lien social, que ce soit différent d'un standard téléphonique. C'est important. Enfin, je crois.»

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