Blog • Dix magnifiques nouvelles venues de Serbie sur la fuite des années

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Tout ce que je sais du temps, de Goran Petrović, traduit du serbe par Gojko Lukić, Collection Notabilia, Ed. Noir sur Blanc, 2019.

Goran Petrović
DR

Il arrive parfois d’éprouver une émotion littéraire profonde, convaincu que l’on tient entre les mains un livre sortant du lot, un de ces ouvrages dont le souvenir nous accompagnera longtemps et vers lequel, nous le savons d’ores et déjà, nous reviendrons pour en savourer de nouveau quelques pages.

C’est cet enchantement de la découverte d’un auteur et cette reconnaissance émue devant les splendeurs de la littérature que nous avons ressentis en refermant Tout ce que je sais du temps, un magnifique recueil de dix nouvelles écrites entre 1996 et 2018 par l’écrivain serbe Goran Petrović, dont la réputation de romancier est déjà bien établie dans son pays et à l’étranger.
Citons seulement, parus en français, Soixante-neuf tiroirs (Ed. du Rocher, 2003), Sous un ciel qui s’écaille (Ed. les Allusifs, 2010) ou Atlas des reflets célestes (Notabilia, 2015).

Un volume de nouvelles se doit de tourner autour d’un thème. Tout ce que je sais du temps revient sur la fuite des années et ses mirages, depuis l’enfance dans la Yougoslavie de Tito, les émois de l’adolescence, les souvenirs des années de guerre, la douleur suscitée par la dispersion des amis perdus ; dix textes tendres et intimistes, de toute évidence de nature autobiographique. Ils ont été sélectionnés par le traducteur, Gojko Lukić, qui a su à merveille en rendre la grande humanité et le souffle spirituel.

Dans Jeu des différences, le narrateur regarde des photos familiales de son enfance et de sa jeunesse. Il y en a une pour chaque année. Il se souvient de l’environnement tel qu’il lui paraissait à l’époque et tel qu’il est devenu. Le fameux phénomène du rétrécissement des perspectives que chacun a pu éprouver en se penchant sur son passé. Ainsi, des cartes géographiques de son école yougoslave qui « changent, s’agrandissent ici, s’étrécissent là ». Ou alors Višegrad, la petite ville avec son pont rendu célèbre par Ivo Andrić, qui lui paraissait enfant « le centre du monde » et qui, « avec le temps (…) s’est changée en bourg oriental, le pont rétréci (…) A moins que ce ne soient mes yeux qui aient rapetissé, qui ne soient plus capables de rien considérer comme grand ».

L’humour teinté d’autodérision n’est jamais loin chez Goran Petrović. « Même quand je me suis mis à écrire, j’ai longtemps refusé l’idée d’être un écrivain. Les vieux désirs ne m’ont pas quitté jusqu’à ce jour, j’imagine même parfois qu’il n’est pas trop tard pour que je devienne photographe ou percussionniste professionnel ».

Des gamins complotent dans Cours additionnels de connaissance de la nature et de la société pour aller admirer clandestinement la statue d’une femme nue dans la station thermale de Mataruška Banja, « un lieu mythique » pour les jeunes adolescents. Nous sommes dans la Yougoslavie de Tito, dont Goran Petrović ressuscite l’atmosphère par petites touches sûres. Il évoque avec tendresse les émois des jeunes garçons. « Bien sûr, nous ne la voyions pas pour la première fois, nous étions venus souvent à Mataruška Banja, mais avec nos parents, nos petits frères enquiquinants et nos insupportables sœurs. Nous n’avions jamais eu l’occasion de rester assis sur le banc ‘principal’ tout à loisir et de contempler la Baigneuse tout notre soûl, de l’examiner des pieds à la tête et de la tête aux pieds, de la couver tendrement du regard ».

Mais là aussi, la déconvenue viendra avec les années. Il faut toujours se méfier de revenir sur les lieux que nous avons aimés, et le narrateur constate le cœur serré que la magie de l’endroit s’est envolée. « Le pont suspendu sur l’Ibar semblait avoir rapetissé (…) Les Belgradois ne venaient plus pour miser illégalement de grosses sommes à des jeux de carte. En fait, ils n’avaient plus aucune raison de venir là. Les villas mystérieuses d’avant la Seconde Guerre mondiale étaient remplies de réfugiés de la nouvelle guerre ».

L’ombre des conflits consécutifs à l’éclatement de la Yougoslavie plane d’ailleurs sur la plupart des récits, constituant comme une césure irréparable entre des jeunes années d’insouciance et ce qui est advenu après.

Tout ce que je sais du temps fournit un bel exemple de la diversité de l’inspiration de Goran Petrović, le nouvelliste, avec la dimension fantastique de Tableaux d’une exposition ou le souffle spirituel, pour ne pas dire mystique de La Vierge et autres rencontres, sans doute la nouvelle la plus réussie et la plus forte du recueil.

Éprouver plus de respect envers moi-même...

Le narrateur raconte comment il lui est arrivé de rencontrer pour la première fois la Vierge. Le lecteur est d’abord intrigué, hésitant sur la nature du récit qui ne se prête guère à première vue à une envolée spirituelle ou religieuse. Le texte est au contraire réaliste, dur, très évocateur d’un monde broyé par les conflits de l’effondrement de la Yougoslavie où règne la laideur physique et morale, la bassesse, la violence et la vulgarité. Les passagers d’un train bloqué en Voïvodine, dans le nord de la Serbie, s’entassent dans la salle d’attente misérable d’une gare perdue. Cette pauvre humanité bousculée par la guerre est forcée de partager des heures interminables avec des inconnus avant de poursuivre son chemin. Goran Petrovic évoque de quelques phrases l’atmosphère étouffante et chargée de suspicion de l’endroit et de cette époque, tandis que des soldats avinés braillent au bar voisin. « C’est la guerre. Pas exactement ici, il est vrai, mais pas très loin non plus. Et pas vraiment pour tout le monde, aussi ne peut-on vraiment savoir qui est qui. Il faut faire attention à ce qu’on dit. Il y en a de toute sorte. Surtout parmi les leurs. Mais aussi parmi les nôtres. Et il y a encore parmi les leurs les purs et durs et des presque nôtres, et parmi les nôtres il y a ceux qui sont nôtres jusqu’au bout des ongles et ceux qui n’en sont pas si sûrs que ça… »

Les militaires ivres s’approchent d’une jeune femme qui donne le sein à son enfant, comme étrangère à ce qui l’entoure. Ils se font menaçants. Le narrateur qui assiste à la scène raconte : « je ne saurais toujours pas expliquer pourquoi je me suis levé. Jamais je n’ai été extrêmement courageux. Au contraire. J’ignore pourquoi je me suis levé, sans doute ai-je vu là une des dernières occasions d’éprouver plus de respect envers moi-même ».

L’émotion vous saisit en comprenant l’intention de l’auteur : écouter votre conscience car elle ne vous mentira pas. Des écrivains russes, notamment Alexandre Soljenitsyne, ont développé le sujet. L’innocence et la pureté ont été sauvées ici par un simple sursaut. Le lecteur pourra peut-être hausser les épaules. Il m’est quant à moi rarement arrivé de lire une scène aussi émouvante.

Goran Petrović est né en 1961 à Kraljevo, dans le sud de la Serbie. Ses œuvres ont été traduites dans une vingtaine de langues.