L'incroyable destin de “Saravah”, film référence sur les musiques brésiliennes

Le film réalisé par Pierre Barouh en 1969 est diffusé vendredi 10 novembre au festival F.A.M.E. à Paris, dans le cadre d’un cycle consacré au parolier, compositeur, et cinéaste disparu l’année dernière. Retour sur le tournage et la vie de ce film-hommage aux plus talentueux représentants de la samba et de la bossa nova. 

Par Caroline Besse

Publié le 09 novembre 2017 à 16h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h39

«Cest mon premier film, tourné au Brésil en 1969. Mon souhait ? C’est de vous emmener en voyage avec nous. » Ainsi commence Saravah, le film de Pierre Barouh, un documentaire, ou plutôt un document exceptionnel sur la musique brésilienne, que les spectateurs du festival F.A.M.E pourront découvrir ce vendredi soir à la Gaîté lyrique, à Paris.

Exceptionnel par la concentration de talents qu’il rassemble (le guitariste Baden Powell, le chanteur et saxophoniste Pixinguinha, la chanteuse Maria Bethânia ou les compositeurs Paulinho da Viola et João da Baiana) ; par sa forme : il fut tourné en trois jours à la faveur d’un tournage parallèle, et par sa rareté ; il fallut attendre plus de trente-cinq ans pour que le film soit édité en DVD en France ; mais aussi et surtout, par son aura. Près de cinquante ans après, ce film est en effet considéré comme culte au Brésil et par tous les amateurs de musique brésilienne. Il est aujourd’hui connu par tous les musiciens brésiliens, par tous les amateurs de samba, de bossa nova, ou tous les curieux de l’œuvre de Pierre Barouh, le parolier, compositeur, et cinéaste disparu l’année dernière.

Pourtant, ce film aurait pu ne jamais voir le jour, et les bandes, rester dans les placards de Saravah, la maison d’édition et de production créée au milieu des années 1960 par Pierre Barouh, dont les talents s’appelaient alors Brigitte Fontaine ou Jacques Higelin.

Retour à Rio en février 1969. Le carnaval bat son plein, et Pierre Barouh est déjà un fervent lusophile. Dix ans auparavant, il a fait à Lisbonne une rencontre qui a changé sa vie : celle du multi-intrumentiste et compositeur brésilien Sivuca, venu présenter ses morceaux en Europe en 1959, « année de l’explosion de la bossa nova, on pourrait même dire de son invention par Vinícius de Moraes, qui devient ensuite le père spirituel de Pierre », explique son fils, Benjamin Barouh, qui a grandi avec Saravah. Pierre était là par hasard. De Lisbonne, il a pris un bateau pour Rio, et c’est ainsi que sa grande histoire avec le Brésil a commencé  ».

Quand il retourne dans le pays dix ans après, c’est un peu à l’improviste, pour activer ses contacts sur place et aider Pierre Kast à réaliser un documentaire sur le candomblé – sorte de vaudou brésilien avec des rituels basés sur ceux des esclaves, rituels étant eux-mêmes aux racines de la bossa nova. Pierre Barouh décide alors de profiter de l’équipe de Pierre Kast et de son talentueux chef opérateur Yann Le Masson pour réaliser lui-même un film sur la galaxie exceptionnelle que composent ses amis musiciens. Et tout cela en trois jours : l’équipe devait repartir soixante-douze heures après l’arrivée de Pierre Barouh au Brésil.

Eté 2014. Le documentariste Benjamin Rassat se rend au Brésil avec Vincent Moon pour tourner le film Obà Obà Obà pendant la Coupe du Monde de football. Il invite Pierre Barouh sur le tournage de ce film d’une durée totale de 10h30 (découpé en onze fois 52 minutes). « En voulant faire ce projet et en ayant vécu au Brésil, je ne pouvais pas ne pas connaître Saravah », explique-t-il. Pierre Barouh, qui a alors quatre-vingts ans, le rejoint ainsi à la fin du tournage, et retourne sur les traces de son propre film. Ensemble, ils se rendent notamment dans la maison où Baden Powell a vécu, viennent saluer sa femme et son fils, et leur apporte le DVD du film.

“C’est la première fois qu’on voit ces gens-là en train de jouer avec la nouvelle génération”

Des retrouvailles très émouvantes (que l’on peut découvrir dans l’épisode 11 du film), pendant ce qui sera son dernier voyage dans ce pays qu'il a tant aimé. Benjamin Rassat a ainsi beaucoup parlé du tournage de Saravah avec son auteur. « C’est grâce à Baden qu’il connaissait très bien, qu’il a pu générer tout un tas de connexions brésiliennes, notamment avec Pixinguinha et João da Baiana, ou la chanteuse Clementina de Jesus – qui disparaît malheureusement des rushes. C’est la première fois qu’on voit ces gens-là en jouer avec la nouvelle génération. Et la bonne idée de Pierre, c’est de les avoir emmenés dans un endroit neutre : la plage d’Itaipu, à Niteroi, face à la baie de Rio. Ils y trouvent un patrimoine commun, une légèreté qui se voit bien à l’écran. »

Baden Powell chante Saravah avec Pierre Barouh.

Baden Powell chante Saravah avec Pierre Barouh. © Capture d'écran du film Saravah de Pierre Barouh

Dominique Barouh, ex-femme de Pierre Barouh, qu’il a emmenée sur le tournage au tout début de leur rencontre, se souvient très bien du tournage sur cette plage. « Un matin, on est allés se baigner avec le chef op’ Yann Le Masson qui m’a sauvée de la noyade, se remémore-t-elle en riant… J’ai été prise dans un tourbillon, il m’a ramenée, et je me suis fait engueuler par Pierre. A cette époque de l’année, il faisait très, très chaud : 38 degrés. On mangeait de la feijoada avec du piment. On n’était pas au Hilton ! On dormait chez je ne sais qui, mais tout le monde était très accueillant. De toute façon, on dormait peu. La musique jouait toute la nuit. » Dominique se souvient comme si c’était hier de ces rencontres exceptionnelles avec Maria Bethânia, Pixinguinha, Baden Powell (“un amour”) ou Caetano Veloso. « Pierre était très à l’aise sur ce tournage. A l’époque, on ne se connaissait pas encore beaucoup ! J’étais toute jeune, dix-huit ans à peine. Il pouvait aussi être très caractériel. Parlant portugais, il était comme un poisson dans l’eau. Moi, j’étais fascinée par les scènes de musique. Le film est un concentré de toutes ces magnifiques choses que j’ai découvertes en même temps… Il n’est pas du tout sophistiqué : c’est le talent pur, sans chichi. »

Né un an après le tournage du film, Benjamin Barouh a en quelque sorte grandi avec. « J’en ai toujours entendu parler. Pierre était très content de ce film, qu’il considérait comme une sorte de miracle. Ce qui m’en reste surtout, ce sont les scènes de répétition de Baden Powell. C’est principalement cela que j’ai retenu de Saravah : aller filmer dans les coulisses pour capter des moments exceptionnels, où éclatent vraiment le talent de l’artiste. » Une partie du film montre en effet des répétitions très intenses entre Maria Bethânia et son tromboniste, ou celles de Baden Powell avec Maria Sousa, avant un concert. Un véritable bijou.  

Benjamin raconte encore que son père diffusait souvent ce film chez lui, à ses amis, sans se préoccuper de son avenir sur un support. Car Saravah, à l’image de Pierre Barouh, est un film en mouvement, qui eut de multiples vies. Quand il revient en France avec ses rushes en effet, le son n’est pas synchronisé… On lui dit qu’il est foutu. Mais Pierre Barouh ne peut s’y résoudre. Par la magie du montage – il y travaille avec Suzanne Baron, monteuse de Louis Malle – , il réussit à faire naître un film.

“Il aimait le principe qu’une œuvre ne soit jamais finie”

En 1990, les Japonais éditent une première version en DVD, que quelques Brésiliens se procurent – ce qui explique la présence de sous-titres japonais. Mais en 1996, Pierre Barouh retourne au Brésil, à la rencontre d’Adam, un musicien habitant les favelas, auteur de plus de 400 chansons, que lui a présenté le réalisateur Walter Salles. Cette deuxième partie, ajoutée ensuite, est présente sur le DVD final édité en 2005 par les éditions Frémeaux et Associés. Un choix, qui, outre l’absence de sous-titres français, peut surprendre le spectateur. Mais pas Benjamin Barouh : « mon père aimait beaucoup revenir sur ses films, mais aussi sur ses chansons. Il aimait le principe qu’une œuvre ne soit jamais finie. En ce sens, il était assez proche du mouvement Fluxus, mais sans jamais s’en revendiquer : c’est-à-dire que la vie est un fleuve, qui change tout le temps, et que jamais rien n’est vraiment terminé.  Donc pour moi, cet ajout, c’est vraiment Saravah. »

Au-delà du concentré de talents rassemblés – ce sont par exemple les seules images disponibles de João da Baiana – ce qui rend si exceptionnel ce film c’est aussi l’époque à laquelle il a été tourné. Les Brésiliens vivaient alors en pleine dictature, et la musique y était sévèrement réprimée. « C’est ce qui touche beaucoup le public et les amateurs de musique brésilienne. Ce document a la valeur de montrer une scène vivante malgré une dictature installée depuis plusieurs années. Et si le film est ressorti en 1990, ce n’est pas non plus un hasard : il correspond à la fin de la dictature. » Ce qui fait de Saravah un film militant. Un trésor. Un film aussi libre et hors-normes que fut, toute sa vie, son auteur.

Festival F.A.M.E à la Gaîté lyrique, du 8 au 12 novembre 2017, 3, bis rue Pierre Papin, 75003 Paris.
DVD Saravah, film de Pierre Barouh, éditions Frémeaux & Associés

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