Dans les archives de Match - Il y a 20 ans, l’explosion de l’usine AZF de Toulouse
Il y a 20 ans, l’explosion de l’usine AZF de Toulouse jetait un voile noir sur la Ville Rose… Avec Rétro Match, suivez l’actualité à travers les archives de Paris Match.
Vendredi 21 septembre 2001, 10h17, Toulouse bascule dans l'horreur et l'incompréhension. La terre qui tremble, le tonnerre soudain, un souffle puissant comme un coup de bélier. Aux alentours, les habitants se relèvent, rouvrent les yeux pour découvrir une vision d’apocalypse. Dans l'esprit de la population, dix jours seulement après les attentats du 11-Septembre, la Ville rose vient à son tour d'être frappée par la vague terroriste. C'est en réalité la plus grave catastrophe industrielle en France depuis 1945 qui vient de se dérouler. Empilées en vrac dans un hangar de l'usine chimique AZF, dans la banlieue sud de l'agglomération, quelque 300 tonnes de nitrate d'ammonium ont subitement explosé et fait souffler un vent de mort et de désolation sur la quatrième ville de France. Le bilan final atteindra 31 morts et plusieurs milliers d'autres victimes.
Rapidement, enquêteurs et experts judiciaires retiennent l'hypothèse d'un mélange malencontreux de DCCNa (un produit chloré) et de nitrate d'ammonium, écartant la piste criminelle et celle d'une explosion due à une météorite, au gaz ou à un arc électrique. L'ex-directeur de l'usine AZF, Serge Biechlin, et la société propriétaire de l'usine, Grande Paroisse, seront renvoyés en correctionnelle pour homicides et blessures involontaires. Après une relaxe générale en première instance "au bénéfice du doute", M. Biechlin est condamné en appel en 2012 à trois ans de prison dont deux avec sursis, la cour reprochant à l'ex-directeur de s'être désintéressé "totalement" du regroupement de produits incompatibles et de n'avoir fourni "aucune formation" dans ce domaine aux salariés des entreprises sous-traitantes. Une peine ramenée, après un passage en cassation, à 15 mois lors d'un second procès en appel. Grande Paroisse, filiale de Total, est condamnée à 225 000 euros d’amendes. Le groupe pétrolier a dû verser près de 2 milliards d'euros aux victimes.
Voici le reportage consacré à l’explosion de l’usine AZF de Toulouse, tel que publié dans Paris Match en 2001.
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Toulouse : Voile noir sur la Ville Rose
Par Jean-Marie Bourget (Enquête Isabelle Léouffre et Christian Goutorbe)
Toulouse n'oubliera jamais ce matin du vendredi 21 septembre. Les 300 tonnes de nitrate d'ammonium stockées dans l'usine pétrochimique Azote de France (A.z.f.) viennent d'exploser, à moins de 5 kilomètres du centre-ville. Les dégâts matériels sont énormes, mais c'est dans les chairs et les esprits des Toulousains que s'impriment les effets du « séisme » : des dizaines de morts, des milliers de blessés, des dizaines de milliers de personnes choquées.
Toulouse-Manhattan, transocéaniques, les images se superposent dans les têtes gavées de décombres. On ne sait plus quoi est quoi, des tours jumelles ou des entrailles métalliques de l'usine de Grande-Paroisse. Et la messe reste à dire, selon les rites, pour ceux qui sont morts dans cette apocalypse de maintenance industrielle.
La mort violente est souvent stupide, inattendue et traîtresse quand elle ne s'abat pas sur des talibans aléatoires, la tête déjà au ciel, mais sur une Ville rose, baptisée comme un titre d'opérette «La cité des violettes». De tous ces gens que nous avons rencontrés, suivis jusqu'au bloc opératoire, pas un ne savait pourquoi un morceau de planète lui était tombé sur la tête, pour quoi, pour qui il allait peut-être mourir. Ainsi, on peut vivre sur un volcan, une usine A.Z.F. et son chapelet chimique d'autres bombes domestiques, et oublier près de quoi l'on dort.
Toulouse ou Manhattan, si l'histoire est dissemblable, les photos sont les mêmes, j'ai au fond des yeux la vue toujours brouillée par cette jeune femme en jean et pull de coton blanc, sanglants, à demi allongée, le dos contre le muret de béton qui sépare le périphérique. Assis contre elle, sur le goudron de la route, apeurés, deux enfants, minuscules, un peu plus grands que des bébés. Ils ont si peur qu'ils ne pleurent pas, ces naufragés du périphérique. La jambe en charpie, entre deux plongeons dans le coma, cette mère courage qui ne pense qu'à sa tribu répète : «Où est mon troisième enfant ?» Elle ne sait plus qui il est, seulement qu'elle a «un autre enfant.» Dans le coup de foudre, elle a oublié que le disparu est à l'école.
Un retraité qui se rasait dans sa salle de bains est poignardé par une lance de verre : mort. A côté, dans ce quartier avenue de Muret et route d'Espagne, une arrière-grand-mère est assassinée par sa fenêtre transformée en missile.
Dans un magasin, chez Brossette, un homme est mort en achetant un robinet et des colliers de serrage de 14, Chez Speedy, on est mort aussi, entre plaquettes et huile de vidange. Le temps, c'est-à-dire la vie, s'arrête. Comme dans «Soleil vert», cette fiction de cinéma où les hommes tombent dans la rue, comme des mouches. Le coup de tonnerre d'A.z.f. est entendu à Castres, à 71 kilomètres de Toulouse. La terre tremble et sur l'échelle que l'on n'aime pas, celle de Richter, la magnitude indique 3,4. La secousse fait osciller les enregistreurs de Nice à Clermont-Ferrand où, pourtant, les volcans ne sont plus, depuis longtemps, actifs que sur étiquettes d'eau gazeuse.
Chez Brossette, Marc, plombier sans histoire, revient de l'enfer : « Je travaillais dans l'entreprise située à 50 mètres de "L'épicentre" Soudain, en un éclair, les murs se sont écroulés, je n'ai pensé qu'à m'arracher du bâtiment, sans rien comprendre. J'ai cru que nous avions sauté. La vingtaine d'employés s'en sont heureusement sortis, commotionnés mais indemnes. Nous nous sommes retrouvés en train de marcher dehors, comme des robots, machinalement, perdus, hagards. On ne se parlait même pas. Plus assez d'énergie, vidés. Face à nous, la route couverte de verres et de gravats, les magasins éventrés, comme le nôtre. Des centaines de gens blessés, en sang, les vêtements en loques. Au loin, on entendait déjà les ambulances. Je me souviens m'être laissé guider par leur sirène. Finalement, une dame m'a pris en charge et m'a amené à la clinique de Muret, là où j'habite. C'est plus tard que j'ai su qu'à côté de moi un client était mort. Je n'avais rien vu. Entre nous, on se disait : “Un jour, cette usine là va nous péter à la gueule." Mais, au fond, nous n'y croyions pas. C'était juste une plaisanterie. Pour l'instant, j'ai l'impression de flotter, d'être dans un nuage. Que tout ça n'est pas vrai. Il n'y a que ce plâtre pour me rappeler que j'ai vraiment le bras cassé. Mais je redoute cet instant où je vais enfin me réveiller. »
Faute de les construire à la campagne, on a poussé les tentacules des villes vers ces banlieues laborieuses, sales, insalubres, hors planète où l'ouvrier et l'industrie faisaient corps. La sirène rythmant l'embauche. Nous étions en 1920, l'usine s'appelait Onia. Par sa science, celle de fabriquer l'ammoniac avec de l'eau, de l'azote de l'air, du soufre de Lacq et du gaz naturel des Pyrénées, Onia allait changer le visage d'une agriculture passant du fumier à l'engrais. Jeune élu local, Vincent Auriol se battait pour que cet or chimique se fabrique à Toulouse.
Le Capitole était loin et, dans les prés de Grande-Paroisse, la ferraille des alambics à ammoniac a poussé. Très vite, dans l'esprit du XIX siècle où les patrons avaient trouvé commode d'entourer leurs usines de niches pour leurs ouvriers, de petits immeubles, des rues sans joie, des baraques ont, petit à petit, dessiné la cité Onia, où le salaire faisait loyer. Le dangereux monstre naissant et ses dompteurs n'étaient plus qu'un. En 1960, contre les 500 d'aujourd'hui, 4700 employés vivaient encore de l'industrie de cet azote puisé dans l'air du temps. La vieille cité Onia, quartier fait de « rouges » et de grèves, a grossi en barres de H.L.m. Pour abriter ses 700 000 habitants, Toulouse a cousu sa peau à celle de sa plaie, le quartier de l'Onia. Les urbanistes, les maires et préfets de tout bord ont fait semblant de croire que le volcan d'acier, avec ses cuves, ses acides, ses gaz, resterait domestique. Que les « résidences » et leurs géraniums aux fenêtres feraient le poids contre l'usine « sécurisée».
En 1987, une loi écolo a quand même obligé des cartographes à mettre des points sur la France, ceux des 680 usines de type Seveso, du nom de cette noire bourgade italienne infestée, en juillet 1976, de 300 grammes d'une dioxine aussi maligne que du plutonium. Et personne n'a jamais songé à établir une norme Bhopal, du nom cette fois d'un autre trou noir, en Inde, où 16.000 personnes sont mortes d'un coup, le 3 décembre 1984, d'un coup de vent poussant dans leurs bronches les miasmes d'un nuage mortel échappé de l'usine d'une firme américaine, Union Carbide. Aujourd'hui encore, 25 Indiens meurent chaque jour des sé. quelles de cette varsa », cette mousson moissonneuse de cadavres.
Le classement «Seveso», la loi de 1987 et la dernière inspection de mai de cette usine portant désormais l'emblème de TotalFinablr n'ont servi à rien. Si ce n'est de dire que tout ça est la faute à pas de chance. Les sirènes, sinistre signe de la course aux abris, n'ont été entendues par personne. Lancés par radio, les conseils enjoignant aux gens de « se calfeutrer » chez eux étaient grotesques puisque ceux-là n'avaient plus de fenêtres et parfois plus de chez eux.
De l'usine de Grande-Paroisse, il ne reste qu'un jet d'eau au rond-point d'entrée, fontaine de Trevi pour prolétaires, capable de les apaiser un peu avant d'aller manipuler les hectolitres sulfureux, les tonnes détonantes et visqueuses. Au-delà de la fontaine, les 70 hectares de cette forêt métallique sont désertifiés par la tempête.
Thierry Bordas, un confrère reporter-photographe à La Dépêche du Midi, a vu, à 10h 15 en s'engageant sur l'autoroute, un éclair formidable. Puis la cheminée d'A.z.f. décoller comme une fusée. Puis tout s'est embrasé dans une lueur orange avec une gigantesque fumée noire et brune. Un dixième de seconde plus tard, un énorme souffle s'est levé, balayant les voitures sur l'autoroute »
Cet éclair, comme un arc électrique », de nombreux survivants l'ont vu. Et d'abord -entendu une explosion sourde», puis une autre assourdissante
Mille pompiers dans les ruines, des sections de la Croix-Rouge qui ouvrent des hôpitaux de campagne, des escouades de la Sécurité civile qui fouillent aussi les gravats, 300 ambulances roulant à la vitesse des tombeaux vers les mains magiques de 11000 hospitaliers, et les hélicoptères là-haut qui tournent leur «Apocalypse Now»: la chimie venait de gagner sa guerre du feu.
Chacun sait que le bilan des morts, toujours avancé avec discrétion, risque bien de monter, au bout du compte, plus haut. Près de 800 personnes sont encore à l'hôpital, coupées de verre, écrasées de métal ou de béton, les yeux crevés parfois par l'onde de choc de cette bombe en billes qui a creusé sous elle un cratère de 50 mètres de diamètre et 5 de profondeur.
L'enquête dira, puisque le destin de l'enquête est de dire, pourquoi un tas d'engrais stockés dans un entrepôt, pour sa granulometrie incorrecte, est devenu, pour certains, la fin du monde, pour d'autres, la fin d'un monde, celui de la validité et, pourquoi pas, du bonheur, une valeur non cotée à la Bourse des assureurs. En Corse, quelques « nationalistes» un peu curieux de chimie connaissent cette cuisine, la façon de mélanger harmonieusement nitrate et fuel pour que la D.d.e. ou la caserne saute. Et ils n'ont pas le privilège de cette dynamite du pauvre. McVeigh, le terroriste américain, exécuté cette année pour avoir tué 168 personnes en faisant sauter l'immeuble fédéral d'Oklahoma City, utilisait la même préparation.
Les capacités explosives du nitrate d'ammonium sont donc très bien connues, et des chimistes, et des pompiers qui, un peu partout dans le monde, ont affronté la mortelle instabilité du produit. Assez sûrs d'eux, de nombreux rescapés de l'A.z.f. estiment qu'il est impossible que la bombe qu'ils stockaient ait explosé « sans intervention extérieure ». Ceux-là penchent plus vers l'explication criminelle, terroriste, que vers l'accident technique. C'est bien sûr, la version du « chef de la sécurité » de l'usine qui travaille là depuis trente-sept ans : « C'est dans un hangar ventilé, où il n'y a ni eau ni électricité, fermé à clé, qu'étaient entreposées les 300 tonnes d'engrais. Pour exploser, le nitrate d'ammonium a besoin d'un “détonateur”, d'être mélangé à un autre produit ».
Tous ses amis de l'usine sont morts. Lui ne doit la vie qu'aux 35 heures, qu'à son jour de R.T.T., de repos. Accablé et meurtri, il défend quand même « son » usine. « Il y a dix personnes qui surveillent le site pendant la journée et trois pendant la nuit. Il faut un badge et les consignes de sécurité sont strictes sur ce site sensible. Sécurité renforcée en fonction du plan Vigipirate. Chaque année, nous subissons des visites de contrôle. Aussi, je ne comprends pas. Le nitrate ne peut exploser s'il n'est porté à une température de 180 degrés. Or, dans cet entrepôt, il n'y avait aucune source de chaleur ».
«Moi, dit René Coma, qui a perdu son frère, un cadre supérieur de l'A.z.f., je ne crois absolument pas à la thèse de l'accident. Simplement parce que, marchand de vin, sur une avenue proche du site, j'ai vraiment entendu deux détonations. Une première, assez faible, rapidement suivie par l'explosion. S'il y avait eu vraiment incendie, tout aurait sauté dès le premier coup. »
Un ancien de l'usine approuve le marchand de vin : « J'ai travaillé à l'A.z.f. comme cariste, et j'ai vu que les grillages qui entourent le site sont découpés par endroits. »
Les experts aux esprits forcément rigoureux ne partagent pas le scepticisme des nostalgiques de l'Onia. Anonymes, certains estiment déjà que la gestion du stockage de ces granulés mal calibrés de nitrate « se déroulait dans des conditions parfois négligentes. Le hangar-bombe n'était soumis à aucune surveillance particulière depuis des années. Par ailleurs, des engins, source éventuelle de feu, venaient régulièrement déverser ici des tonnes de "billes" non conformes. Le même bâtiment servait d'entrepôt aux rouleaux de sacs destinés à ensacher l'engrais. Il y a peu de temps, on a découvert un routier qui dormait dans cette unité de stockage. Il y avait donc du mouvement autour et dans ce hangar qui, selon cet expert, n'aurait pas fait l'objet de vérifications lors de l'inspection de mai dernier. »
L'investigation, dans cette usine soufflée par elle-même, est délicate. Avant d'appliquer trop rapidement un scénario qui collerait en boucle les images de Toulouse à celles de Manhattan en dépit des premières découvertes des enquêteurs qui pointent comme possible suspect des traces d'une huile retrouvée près du nitrate et qui n'aurait jamais dû être là.
On assiste étrangement à un certain pousse-au-terrorisme, comme il existe des pousse-au-crime : un homme politique dont, par compassion, nous tairons le nom, qui vous glisse au creux de l'oreille « Savez-vous que de nombreux ouvriers d'A.z.f. sont des Arabes ? »
Ben Laden à Toulouse? La ville radicale, c'est-à-dire rose, avait plutôt la tradition de servir de refuge aux pourchassés de Franco, pas tous très pacifistes mais qui n'avaient rien en commun avec cet ennemi public numéro un de l'Occident, quí lance des fatwas comme d'autres des couteaux et que l'on reconnaît facilement puisqu'il est aussi maigre que sa barbe.
La douleur de Toulouse n'a pas besoin de fantasmagorie pour faire le deuil. Elle a besoin de preuves d'amour et d'enquêteurs sérieux, seuls à nous dire si l'immense misère de Grande Paroisse fut notre Manhattan.