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Billet de blog 22 septembre 2018

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Franz Kafka, Krystian Lupa et leurs doubles

Krystian Lupa et ses acteurs explorent, jusqu’à ses soubassements, « Le Procès », roman inachevé de Franz Kafka. Chemin faisant, c’est toute la machinerie kafkaïenne de l’actuel pouvoir polonais qui traverse « Procès». Une œuvre magistrale.

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Illustration 1
la troupe de "Procès" © Magda Hueckel

C’est là, sur la scène de l’Odéon-Théâtre de l’Europe que le public français avait découvert, ébahi, en 1998, le travail et l’univers du metteur en scène polonais Krystian Lupa avec Les Somnambules d’après le roman d’Hermann Broch. Un spectacle en deux soirées présenté dans le cadre du Festival d’automne. Vingt ans après et une bonne dizaine de spectacles venus en France dont un bon nombre à l’Odéon et/ou au Festival d’automne, Krystian Lupa retrouve cette scène qui lui est devenue chère avec Procès d’après Le Procès de Franz Kafka, un spectacle, un voyage de quatre heures trente (dont deux entractes de quinze minutes).

« Nous ressentions cette menace »

Un chef-d’œuvre, disons-le d’emblée. Chez Lupa, cela passe par un tête-à-tête têtu avec une œuvre et avec un dialogue constant avec ses acteurs-créateurs (énormes travail d’improvisation-introspection). Comme les plus grands, Krystian Lupa est un artiste qui se bonifie avec le temps sans perdre l’étonnement et l’impertinence de sa jeunesse, au point de sembler rajeunir en vieillissant. Son Procès est tout à la fois une traversée somnambulique et magnifique du roman inachevé de Kafka, une vision-réinvention d’un moment crucial de la vie de Franz (à la source du livre), et le procès fait par les autorités polonaises à la troupe du teatr Polski de Wroclaw proche de Lupa, et c’est enfin le procès de la Pologne d’aujourd’hui dirigée par des conservateurs de la pire espèce. Tout cela dans un jeu de miroirs, de renversements, de doubles, aussi époustouflant que vertigineux.

En juin dernier, pour le Festival d’automne, j’avais réalisé un entretien avec Krystian Lupa (de larges extraits sont insérés dans la feuille de salle de l’Odéon). Je lui avais demandé de me raconter la genèse de ce Procès qui allait connaître une vie mouvementée.

Lupa : « Lorsque nous avons commencé ce travail [au printemps 2016, à Wroclaw, avec la troupe du teatr Polski], le parti PiS [Droit et Justice] n’était pas encore au pouvoir, mais il arrivait à sa porte. Nous ressentions cette menace. J’avais enfin le courage d’aborder Kafka. Comme s’il était la planche d’un dernier salut. Comme si je l’avais gardé en dernier recours en cas de coup dur. On partageait tous ce besoin de Kafka. Je me souviens de l’excitation des premières répétitions, de ces discussions que nous abordions tous avec beaucoup d’émotion. Nous ressentions que c’était un motif douloureux et actuel. Chacun ressentait cette menace, nous étions comme le protagoniste de Kafka, tout aussi vulnérable, craintif et désemparé. Dans l’impossibilité de porter un diagnostic final sur notre réalité. »

Le PiS est arrivé au pouvoir, un nouveau directeur a été nommé au teatr Polski, un artiste médiocre valet des autorités. Lupa a interrompu les répétitions ; un peu plus tard, la troupe a été décimée par la nouvelle direction, certains acteurs prenant les devants en démissionnant. Le Procès semblait ajourné sine die. C’était compter sans le mouvement de solidarité des théâtres municipaux de Varsovie (la ville est dans l’opposition au pouvoir en place), teatr Nowy en tête (dirigé par Warlikowski, ancien élève de Lupa) et trois autres théâtres. Un tel spectacle de Lupa ne pouvait pas ne pas exister. Le CDN d’Angers les a rejoints pour finaliser la production du spectacle, puis des coproducteurs, français pour la plupart. Forte de cet élan, la troupe du Polski s’est reconstituée pour le spectacle à Varsovie (où bon nombre d’acteurs de Wroclaw ont dû déménager) et les répétitions du Procès ont repris.

« Remplir cette tache blanche »

Dès les deux premiers mois de travail au printemps 2016, Lupa et ses acteurs étaient tourmentés par la partie centrale du roman, celle que Kafka n’a pas écrite. S’ensuivit un phénoménal travail d’introspection.

Lupa : « Nous avons creusé dans les secrets de Kafka, ses relations avec les femmes, sa sexualité, notamment son principal secret : la rencontre célèbre à l’hôtel Balkaniser de Berlin en juillet 1914, où sa fiancée de l’époque, Felicia Bauer, lui fait un procès, à cause de son manque de loyauté, de son non-respect de promesses liées à leur avenir, de son louvoiement, du dévoiement de leur relation, de son attitude irresponsable face à leur engagement. Cet événement, Kafka l’a vécu très profondément et douloureusement. Il est à l’origine du roman, où Kafka transforme ce procès si personnel. Felicia Bauer est devenue une sorte d’instance sombre. Cet élan a été suffisant pour que Kafka écrive le début et la fin du roman. Le début, c’est le commencement de ce procès, et la fin, c’est ce que Kafka a rêvé, la mort de son héros, le meurtre de son alter ego. Pour développer la partie centrale du livre, l’élan n’étant pas suffisant, Kafka a abandonné ce roman qui le tourmentait trop. Pour nous, c’était fascinant. Nous avons tenté de rendre vivants les personnages de cette crise. Faire en sorte que les comédiens tombent amoureux des personnages de Felicia Bauer, Greta Bloch, Max Brod.., les plus proches de Kafka. Et, les ayant rendus à la vie en les réveillant, remplir cette tache blanche par une création innovante. Un peu comme ces taches blanches qui constellaient autrefois la carte du monde, et qui attiraient des aventuriers et des voyageurs, rien ne semblait les exciter plus que de s’enfoncer dans une tache blanche pour voir ce qui s’y trouve. Dans l’édition critique allemande, on trouve des bribes, toutes sortes d’idées qu’il voulait insérer dans cette partie centrale, dans cet endroit vide en ce sens que la narrateur n’arrive pas à maîtriser le défi de la réalité qu’il a invoquée. Nous nous sommes alors dit que nous étions dans la situation d’être ses exécuteurs testamentaires et en même temps les créateurs d’un apocryphe, dans ce sens que notre spectacle n’avait pas seulement pour but d’accomplir le livre, mais plutôt de le compléter ou d’y ajouter une étape supplémentaire. »

La première partie s’appuie donc sur les premiers chapitres du livre, ceux de l’arrestation de Joseph K et de ce qui s’ensuit. C’est un espace vide bordé de portes et de fenêtres et cerné d’un fil rouge à la face. On est là chez Lupa qui, comme toujours, outre la mise en scène, signe la scénographie et les lumières (lire à ce sujet le livre illustré que lui a consacré Agnieszka Zgieb aux éditions Deuxième époque). Il y déploie son art du décentrement, cette façon de densifier les coins de l’espace. Extraordinaire scène contre une porte entre madame Brubach, sa logeuse (Bożena Baranowska) et Franz K (Andrzej Klak), oui Franz, car dès le début l’ambiguïté s’installe entre l’auteur et son personnage, lui-même flanqué d’un double (Marcin Pempuś), les deux acteurs échangeant leurs rôles de soir en soir. A cela, il faut ajouter la voix intérieure de Franz K qui affleure entre deux phrases (dans les sous-titres, cela se manifeste par des mots en italiques). Et il faut encore ajouter à cela les sortes de râles qui s’immiscent dans tout, ceux de Lupa lui-même, accompagnant le déroulement de la représentation. C’est dire la complexité et la richesse du feuilletage du sens et des sens de ce magistral spectacle.

Illustration 2
Scène de "Procès" © Magda Hueckel

Et je n’ai encore rien dit de la maestria avec laquelle est utilisée la vidéo se fondant dans le décor, ni rien de la façon dont l’espace par un jeu de tulles et de renversements de lumières va jouer de la profondeur et du contre-champ.

Les « collègues » de Franz K

Et puis il y a le temps, ce temps théâtral propre à Lupa qui m’avait frappé dès le premier spectacle que j’avais vu de lui au festival de Torun alors qu’en France on ne le connaissait pas encore, une adaptation d’un des premiers textes de Thomas Bernhard, Kalkwerk, traduit en français sou le titre La Plâtrière. Un temps, vénéneux, obsédant qui contamine le corps du spectateur après avoir tatoué celui des acteurs, non une lenteur esthétique mais un creusement, un songe du temps, une façon d’installer et d’honorer le silence plein des bruissements du théâtre, le réceptacle de la frontière poreuse entre le conscient et l’inconscient le dit et le tu, l’extérieur et l’intérieur, le calme avant la tempête. Ce temps ne serait rien sans ceux qui le font vivre, les acteurs, cette façon qu’ont les acteurs de Lupa d’habiter la scène, d’intensifier le présent par leur présence.

La seconde partie, la partie centrale, est sans doute la plus forte, la plus inouïe. On y voit les acteurs du théâtre Polski de Wroclaw qui comme K se retrouvent en position d’accusés, un morceau de gaffeur noir sur la bouche, en ligne à l’avant-scène et Franz K voit en eux des « collègues ». On y voit Franz K filmé à l’arrière d’une voiture passant devant un théâtre en Pologne où ces mêmes acteurs manifestent. Une scène parmi d’autres. Plus tard, on se retrouve où le roman prend sa source, dans la chambre d’hôtel où Felicia Bauer (Marta Zieba) met sur le gril Frantz en présence de ses amis Max Brod (Adam Szczyszczaj) et Greta Bloch (Malgorzata Gorol). Et comment ne pas aussi mentionner les fabuleuses scènes entre Franz et sa tante Albertine (Halina Rasiakówna) et entre cette dernière et l’avocat alité (Piotr Skiba). Extraordinaire scène où Piotr Skiba, dans le rôle de l’avocat, se fera non seulement l’avocat de Franz K mais aussi des ses pairs, les acteurs du teatr Polski, l’avocat de tous les accusés qui le sont sans savoir pourquoi. Proche collaborateur de Krystian Lupa depuis longtemps, acteur magnifique, Piotr Skiba est aussi le signataire des costumes. Quels acteurs ! Quelle invention ! Quelle maîtrise ! Quelle richesse ! Quelle grâce où l’ironie suprême du théâtre est un dernier rempart contre le désespoir. Et le rideau tombe sur ces mots terribles : « Ne vous entretuez pas ! »

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Scène de "Procès" © Magda Hueckel

Alors il est temps pour la troisième partie de revenir au roman, cette scène dans la cathédrale avec Franz K où le prêtre, l’aumônier des prisons fait son boulot en le questionnant : « comment crois-tu que cela finira ? » et en lui racontant la parabole du gardien de la Loi. Tout est dit. Le roman n’est pas fini, Franz ne sait toujours pas de quoi il est coupable. Une voix, celle de Piotr Skiba sur la scène ou celle de Lupa off, lance aux spectateurs un final « Vous connaissez la suite ! ». La suite du roman, oui, mais la phrase reste en suspens pour les acteurs qui viennent saluer. De quoi sont coupables les acteurs du teatr Polski ? De porter haut l’art du théâtre polonais ? De travailler avec Krystian Lupa, un génie du théâtre comme on en compte peu par siècle ?

Dans la salle était présente Chantal Morel, du dernier spectacle de laquelle je n’ai rien oublié, Le Chagrin d’Hölderlin (lire ici). Après les applaudissements, nous avons parlé de Lupa, moins du Procès car au sortir de la représentation les mots n’étaient pas encore dénoués dans les gorges, ils avaient besoin d’un peu de temps. Et voici ce qu’elle m’a écrit le lendemain : «  J’ai été perdue dans la deuxième partie mais, au fond, cela n’a aucune importance. Ce qui se passe en-deçà de la compréhension est très précieux et ce matin, après une courte nuit où trouver le sommeil ne fut pas simple, et il fut quand il vint un peu hanté, et ce matin le fut tout autant, il y avait sous le réel qui se donne à voir un autre monde fait de murmures, de silhouettes énigmatiques de paroles qui le sont tout autant, et ce monde ne disparaissait pas, c’était comme s’il fallait revenir dans celui-là. Oui, tout un monde qui met en doute celui-là et c’est bien le plus grand cadeau de cette soirée, la confirmation qu’il y a bien autre chose, une autre épaisseur, d’autres volumes, d’autres juxtapositions, une errance et c’est tout cela qui soutient l’architecture du dit réel ; sans cela, ça tient pas et le mystère du Procès est intouché et ça,  c’est du génie. »

Après une première française au Printemps des comédiens de Montpellier en juin dernier, le spectacle est à l’affiche du Théâtre de l’Odéon dans le cadre du Festival d’automne, 19h jusqu'au 30 sept, durée 4h30 avec deux entractes, en polonais très bien sous-titré en français. Puis tournée qui passera par Lille, Mulhouse, Dresde et Athènes.

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