BLOG - Attendre n’a rien d’anodin. L’attente fait partie de notre vie quotidienne: on attend partout et pour tout sans même s’en rendre compte. Mais, on n’attend pas n’importe comment! L’attente obéit à une codification stricte: un Français, un Japonais ou un Russe n’attendent pas de la même façon. La crise que nous sommes en train de traverser bouleverse nos manières d’attendre. C’est un miroir de notre société qui met en avant des inégalités sociales et culturelles tout en questionnant sur l’après: attendrons-nous encore? Pour consommer quoi?
Attendre ne va pas de soi dans une société de l’instantanéité
L’attente est perçue comme un mal à combattre (coupe-files, précommandes en ligne, sous-traitance de son attente à d’autres), en passe de devenir un nouveau luxe.
Dans certains cas, elle peut être synonyme de prestige (phénomène de la “queue chic”), lorsqu’elle est non-obligatoire: 11h d’attente à Disneyland Tokyo pour l’anniversaire de Mickey ou une semaine d’attente pour voir un film Star Wars.
L’optimisation des files d’attente (gestion des flux et de l’attente) est un enjeu majeur, quel que soit le secteur d’activité (santé, loisir, habillement, services publics, circulation routière, etc.), pouvant s’exprimer à travers la ”Théorie des files d’attente″.
Du point de vue des interactions sociales, une file d’attente est un laboratoire de la vie en société où se joue une production informelle de normes sociales. Assujettie à une forme de contrôle par le collectif, la file d’attente crée le groupe et participe à faire société lorsque le temps d’attente est trop long (devant un stade ou une salle de concert) ou en présence de resquilleurs.
Nos sociétés occidentales entretiennent un lien particulier avec les files d’attente. Symbole de la consommation de masse des classes moyennes depuis les trente glorieuses, elles renvoient également à la gestion de la pénurie de vivres au sein d’une communauté. La file d’attente est un cristalliseur de tensions (débordements dans les files d’attente, indignement des internautes, culpabilisation à la consommation). Elle est même devenue l’un des derniers remparts contre l’isolement, un des rares îlots de socialisation pendant le confinement.
La file d’attente, symbole de la crise?
Le confinement/déconfinement s’est structuré par l’intermédiaire de symboles qui ont rythmé notre vie quotidienne: les attestations de sorties, les masques ou encore les applaudissements pour les soignants. La file d’attente peut être considérée comme l’un de ces symboles. Pourquoi? Parce qu’elle a occupé l’espace public et médiatique avant même le début du confinement. Elle a également rendu visibles des situations économiques et une gestion culturelle du risque variables en fonction des individus et des pays: files d’attente de la faim aux États-Unis, application qui indique le temps d’attente devant les magasins en Italie, file d’attente impressionnante en Afrique du Sud pour la distribution de vivres et de masques, plusieurs heures d’attente lors de la réouverture de certains Drives McDonald’s pendant le confinement, etc.
La mise en place de nouveaux dispositifs: spatiaux (distanciation physique, marquage au sol), temporels (durée d’attente augmentée, filtrage à l’entrée des commerces), matériels (masque, gel hydroalcoolique), organisationnels (sur rendez-vous, par Drive) et sociaux (fermeture des commerces non essentiels, incivilités); modifient les pratiques sociales de l’attente en Occident, mais également nos manières de consommer.
En ce sens, la file d’attente rend compte des impératifs paradoxaux avec lesquels l’individu doit composer au quotidien: limiter ses déplacements hors domicile et respecter les gestes barrières tout en continuant de faire ses courses, aspirer à une consommation plus éthique et plus solidaire sans vouloir pour autant perdre son confort, crainte d’une crise économique malgré l’engouement pour les commerces non essentiels dès leur réouverture (salon de coiffure, boutique de prêt-à-porter, etc.).
L’illusion démocratique de la file d’attente
La file d’attente renvoie l’image d’un principe démocratique de l’attente. En fonction de l’ordre d’arrivée, chaque personne attend son tour. Suivant cette logique, chaque individu engagé dans ce processus serait sur un pied d’égalité, mais la réalité semble plus contrastée. C’est ce que l’on appelle l’illusion de la ”loi du tour″, ou du premier arrivé. Elle rend visibles les inégalités sociales et les contradictions avec lesquelles l’individu doit composer au quotidien: entre ceux qui doivent attendre, qui veulent attendre ou qui peuvent ne pas attendre.
Avec COVID-19, cette illusion va plus loin: la file d’attente devient son propre trompe-l’œil et exacerbe les tensions entre ceux se rendant dans les commerces et les autres. Certaines photographies diffusées dans les médias ou sur les réseaux sociaux ne reflètent pas la réalité. En fonction de l’angle de prise de vues, elles peuvent donner l’impression du non-respect des règles de distanciation physique par les individus. L’extension des files d’attente, due à la distanciation d’un mètre entre chaque individu, l’instauration de dispositifs spécifiques (barrières, marquage au sol, typologie de files [droite, courbe, spirale, labyrinthe]) et le nombre limité de clients simultanément admis dans un commerce, provoque un effet visuel d’attroupement devant ces commerces qui peut être également trompeur.
Les effets d’annonce médiatiques de la ruée des Français dans les salons de coiffure (et l’attente parfois de plusieurs semaines pour obtenir un rendez-vous) engendrent de vives réactions, similaires à celles du début du confinement concernant l’engouement de certains pour le papier toilette. Autant d’éléments qui participent à brouiller la perception de l’individu face au rapport que sa société entretient avec l’attente, mais également avec la consommation.
Vers une consommation de l’attente?
Comment analyser cette situation? Pour Hélène Gorge et Gérard Mermet, assouvir un “besoin éphémère de plaisir” par la consommation est un phénomène normal à la fin du confinement: “la sobriété contrainte pousse à l’achat du superflu”. Il s’agit d’une phase provisoire de défoulement (compenser le temps perdu et les perspectives anxiogènes de l’après), et même un besoin de ”changer de peau″ pour Catherine Bronnimann. Faire des achats pouvant être jugés superficiels accompagne cette nouvelle étape du déconfinement et l’instauration d’une néo-normalité à son quotidien. La consommation peut même être perçue comme un loisir, facteur de distinction sociale. En ce sens, attendre de longues heures devant un magasin Zara peut même être perçu comme un droit, celui de continuer à faire société.
L’indignation de certains face à d’autres qui ressentent le besoin de consommer dès le début du processus de déconfinement semble représenter deux facettes d’un même phénomène: celui de la crainte de l’incertain et d’un futur non maîtrisé. Ces nouvelles ritualisations de l’attente bousculent le rapport que nous avons à la société de consommation: entre ce que nous jugeons essentiels et non-essentiels. Il s’agit d’un arbitrage personnel, fonction de facteurs socioculturels (style de vie, pouvoir d’achat, âge, composition familiale, etc.).
Actuellement, faire le choix de l’expérience de la file d’attente (hors nécessité contrainte), c’est redonner de l’importance à l’acte d’achat par l’intermédiaire de l’effort exprimé dans le temps de l’attente. L’attente n’est plus perçue comme une fin en soi, mais un moyen d’atteindre un idéal de vie, qui semble se construire, par une poursuite de la consommation.
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