LES PLUS LUS
Publicité
Publicité

Acapulco : capitale du crime - HORS-SÉRIE "CRIMES"

Plage de La Angosta,  mars 2016. Un jeune pêcheur  et son ami, un mécanicien marin, font partie de la soixantaine  de victimes qui ont trouvé  la mort au cours de la Semaine sainte, cette année-là.
Plage de La Angosta, mars 2016. Un jeune pêcheur et son ami, un mécanicien marin, font partie de la soixantaine de victimes qui ont trouvé la mort au cours de la Semaine sainte, cette année-là. © Enrico Dagnino/Paris Match
Margaux Rolland

Dans un décor de carte postale, la guerre des cartels sème la terreur. Une quarantaine de gangs contrôle la ville. Et pour eux, une vie ne vaut RIEN. Face à eux, les forces de l’ordre sont désormais « plus nombreuses que les touristes ». A tout instant, à chaque coin de rue, la violence peut surgir, y compris sur les plages paradisiaques.

Devant lui se trouve une bouteille de bière vide, une Corona. Assis, visage baissé, polo rayé ensanglanté, l’homme vient d’être abattu pour une « taxe » impayée. Bienvenue à Acapulco, capitale de l’Etat du Guerrero, et du crime. Ses plages enchanteresses, ses boulevards, ses rues et ses bars jonchés de cadavres. Depuis l’aube de ce siècle, les cartels en ont fait leur champ de bataille. La station balnéaire dont le nom faisait autrefois rêver ne brille plus que par son taux d’homicides, le plus élevé du Mexique, presque un record du monde : 104,73 tués pour 100 000 habitants. Quatre à six morts par jour, environ 2 000 rien que pour 2016, et ces chiffres sont en constante augmentation.

Publicité

Ici, la violence a aussi tué le tourisme. Entaché d’hémoglobine, l’aspect glamour a commencé à s’estomper dans les années 1980. Si les hôtels affichent encore complet, ils sont essentiellement fréquentés par des Mexicains, pour beaucoup venant de la capitale, Mexico, située à seulement quatre heures de route. Plus un gringo pour se repaître du spectacle des plongeurs de la Quebrada, cette falaise de 45 mètres au pied de laquelle se brisent les vagues du Pacifique, baptisée « l’à-pic des intrépides ». Il n’y a pas si longtemps, une dizaine d’années tout au plus, Acapulco était considéré comme la destination de prédilection pour le « springbreak », cette pause de printemps dans l’emploi du temps des étudiants américains. En 2009, ils étaient encore des dizaines des milliers à venir déverser la manne de leurs dollars sur le sable fin de ce paradis devenu meilleur marché à cause du mal qui y couvait, mais toujours chaud et surtout ensoleillé. Deux ans plus tard, seulement 500 osaient s’y aventurer. Désormais, les Etats-Unis interdisent à leurs fonctionnaires de se rendre dans l’Etat du Guerrero. Et le Quai d’Orsay, « déconseille formellement » aux ressortissants français d’y voyager. Voilà ce qu’a gagné la myriade de gangs qui s’entre-tuent pour le contrôle de quelques pâtés de maisons et leurs habitants à racketter.
Il ne reste que des cartes postales aux couleurs délavées pour rappeler la splendeur passée d’Acapulco. Quelques anciens pour se souvenir des années 1950 et 1960, quand le Tout-Hollywood se pavanait sur la Costera, l’interminable avenue qui longe la célèbre baie. A cette heureuse époque, le King Presley tournait « L’idole d’Acapulco », John Wayne, copropriétaire de l’hôtel culte Los Flamingos, croisait Liz Taylor ou Orson Welles sur le port et Luis Mariano chantait l’éloge de ce « pays d’amour ».

La suite après cette publicité

La perle du Pacifique pleure ses morts, par milliers chaque année

Au siècle suivant, le nôtre, fini le champagne, il n’y coule plus que le sang. Désormais, la perle du Pacifique pleure ses morts, par milliers chaque année. Et Bernandino Hernandez en témoigne. Lui qui n’a pas connu l’époque bénie, est un peu le Weegee d’Acapulco. A l’image de l’illustre photographe new-yorkais, il documente, répertorie, immortalise les assassinats quotidiens sans relâche depuis plus de vingt-cinq ans. Cette chronique est sa « nota roja », comme disent les Mexicains, sanglante addition payable au risque de sa vie.

La suite après cette publicité

La sienne vaut-elle quelque chose ? Petit Indien du Chiapas, Bernandino n’avait que 3 ans quand tous les hommes de sa famille ont été liquidés pour une sombre histoire de terres. Condamné à mort lui aussi, il a été exfiltré de ses montagnes verdoyantes mais pauvres et installé deux Etats plus loin en bordure d’océan. A Acapulco, hasard ou destin, un photographe de rue le recueille. Alfredo Sanchez va lui enseigner les rudiments du métier. Pour quelques pesos, sur le parvis de la cathédrale, le jeune apprenti immortalise les passants, les nouveaux baptisés, les heureux mariés. La vie. Quand meurt son mentor, il hérite de son boîtier Pentax, de quelques pellicules et d’un cyclomoteur Carabela. C’est sur cet engin qu’il explore les bas-fonds de sa ville d’adoption, avant que le crime organisé ne la conquière tout entière. Les premières images de guerre qu’il a prises le hantent encore : deux jambes arrachées abandonnées sur un trottoir, la tache vermeille maculant l’autorisation de sortie de prison d’un détenu qui aurait mieux fait d’y rester…

Les cartels ne font pas de sentiment. Ni les femmes ni les enfants ne les attendrissent. Ils tuent aveuglément et très salement. Une vraie boucherie. Bernandino Hernandez garde en mémoire le corps pendu d’une jeune femme : « Ses bourreaux cherchaient ses frères, elle avait refusé de les leur livrer. » Ou celui, criblé de balles, d’un adolescent de 16 ans. Sous le sang, il avait reconnu l’écolier photographié avec sa classe quelques années plus tôt, et une furieuse envie de vomir l’avait étreint un instant. « Ce gamin avait mal tourné, il travaillait pour le cartel Beltran Leyva. Ils l’ont assassiné juste pour pouvoir déposer son corps devant la maison de son oncle, commandant de la police à Acapulco. » Le genre de provocation que les organisations affectionnent.

La suite après cette publicité
La suite après cette publicité

« El Ponchis », un gamin qui torturait sans remords et tuait sur commande pour 3 000 dollars par tête

A sa manière, Bernandino Hernandez est un saint. Avec son appareil photo, il a recensé 4 000 cadavres à ce jour, tous fixés sur pellicule ou sur carte mémoire. Ce petit homme brun aux cheveux longs et gominés, à la moustache duveteuse et au regard malin, paraît presque naïf lorsqu’il évoque la raison de cette étrange vocation. Mais il maîtrise son sujet : « Je veux dire à ces jeunes qui rêvent tous d’entrer dans le crime organisé que ce n’est pas ça la vie. Je veux leur montrer qu’on fera d’eux de la chair à canon, ni plus ni moins. Ils sont les premières victimes. » Tueurs à gages, gangsters, indics… l’école du crime tourne à plein régime, recrute et forme une main-d’œuvre miséreuse et bon marché séduite par les richissimes narcotrafiquants érigés en héros, voire en modèles.

Edgar Jimenez Lugo avait à peine 14 ans au moment de sa capture en 2010. Surnommé « El Ponchis », ce gamin torturait sans remords et tuait sur commande pour 3 000 dollars par tête. Il avait été engagé à l’âge de 10 ans par le cartel du Pacifique Sud, tenu par les quatre frères Beltran Leyva, Marcos, Carlos, Alfredo et Hector, des caïds qui, avant de finir presque tous sous les verrous, ont écoulé des tonnes de cocaïne vers les Etats-Unis et l’Europe. Prêtant au passage main-forte au cartel de Sinaloa, encore plus tristement célèbre. Son boss n’est autre que Joaquin Guzman, surnommé « El Chapo », « le trapu », en raison de sa petite taille. Considéré par le gouvernement américain comme « le trafiquant le plus dangereux du monde » et classé parmi les personnalités les plus puissantes par le magazine « Forbes », il est à la tête d’une fortune estimée à 1 milliard de dollars. Sous le coup d’un mandat d’arrêt international pour 17 chefs d’accusation dont le trafic de drogue et le blanchiment d’argent, El Chapo a été pris en 2016 et extradé aux Etats-Unis en janvier dernier. Son procès est annoncé pour avril 2018. Cela n’empêche pas ses lieutenants de continuer à semer la terreur et de poursuivre leur guerre avec les autres corporations criminelles qui prennent l’ancienne station balnéaire et sa région en tenaille : la Familia Michoacana, les Caballeros templarios, la Familia Los Rojos et le Cida, « cartel indépendant d’Acapulco »

Tous revendiquent le contrôle de la ville portuaire. La facilité d’accès et la sûreté du mouillage permettent aux bateaux de séjourner sans peine à l’ombre des rochers bordant la côte. C’est évidemment très pratique pour des trafiquants, d’autant que cette zone de transit est aussi une zone de production. Dans les vallées encaissées de la Sierra Madre toute proche, des centaines de paysans se consacrent en effet à la culture du pavot. Et l’opium qu’on en tire fournit 40 % du marché de l’héroïne aux Etats-Unis. Un véritable grenier à drogue. Difficiles d’accès, les laboratoires nichés entre les collines sont des forteresses, uniquement détectables par satellite. Les mêmes cinq cartels se livrent une lutte féroce pour s’assurer l’allégeance de ces « narcos-paysans ». Des cibles faciles pour « los malos » (les méchants) et leurs AK-47, ces fusils-mitrailleurs que l’on appelle ici « cuernos de chivo » (« cornes de bouc »).
En butte à des appels et des messages anonymes, victime d’embuscades, de menaces physiques comme un pistolet appuyé sur la tempe, Bernandino Hernandez fait l’objet d’effrayantes intimidations. Il connaît la Sierra Madre comme sa poche et a appris à s’y cacher, plusieurs mois parfois, quand les menaces se font trop précises. Ses photos dérangent… Encore plus depuis qu’elles sont diffusées dans la presse nationale, choquant tout un pays et contraignant les autorités, souvent complices, à réagir.
Septembre 2017 : sous un pont de la Costa Grande, l’autoroute qui relie Acapulco à Zihuatanejo, un père et ses trois enfants ont été abattus, chacun d’une balle dans la tête. L’aîné avait 24 ans. Leurs corps sont alignés, adossés à un mur. Ce cliché va faire le tour du pays. La famille vivait dans le quartier de Nuevo Alto de la Sierra de Coyuca de Benitez. Disparus depuis deux jours, ils allaient rendre visite à un parent… Leur mort n’est rien qu’une scène ordinaire et insupportable de la vie quotidienne dans l’Etat du Guerrero. Une image morbide de plus stockée dans la mémoire de l’ordinateur de Bernandino. Il faut du courage, peut-être même de la bravoure, pour être reporter de cette guerre de la drogue dans un pays qui occupe la lointaine 147e place (sur 180) au classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières (RSF). Soixante-deux journalistes y ont été tués depuis 2000, selon l’ONG, dix rien que pour 2016, année la plus meurtrière... pour l’instant.

"

Etre journaliste au Mexique, c’est un peu comme être sur une liste noire

"

Edgar Daniel Esqueda Castro avait 23 ans. Ce jeune photoreporter dormait quand des inconnus sont entrés chez lui par effraction. Des hommes habillés en policiers. « Ils ont attrapé Edgar par le cou et l’ont jeté par terre, tandis qu’ils pointaient une arme vers moi », a raconté sa femme à RSF. Il a été enlevé le 5 octobre dernier, dans l’Etat de San Luis Potosi (centre du Mexique), et son corps sans vie a été retrouvé le lendemain, aux abords de l’aéroport. Edgar collaborait avec plusieurs médias de la région, notamment le journal « Metropoli San Luis » ou encore le site « Vox Populi », spécialisé dans les faits divers. Il avait aussi créé son propre portail d’information : « Informate Potosino ». Ses collègues rappellent aujourd’hui qu’Edgar avait déposé une plainte auprès de la Commission des droits de l’homme de l’Etat. En juin 2017, alors qu’il couvrait une scène de crime, la police lui avait confisqué sa caméra et l’avait contraint à supprimer ses images. Alertés, les responsables du Mécanisme national de protection des journalistes et défenseurs des droits humains (mis en place en 2012) souhaitaient connaître le niveau de risque auquel il était exposé. Mais aucune assistance ne lui avait été octroyée. Sa famille réclame désormais que justice soit faite. La possible complicité des agents ministériels dans l’enlèvement et l’assassinat d’Edgar a forcé le bureau du procureur à intervenir. Il nie toute implication de la police dans ce drame.

« Etre journaliste au Mexique, c’est un peu comme être sur une liste noire », avait coutume de dire le Mexicain Javier Valdez Cardenas. Connu pour ses enquêtes et ses livres sur le narcotrafic, il a fini assassiné en mai 2017 dans l’Etat de Sinaloa, qui borde le golfe de Californie. En 2011, Cardenas avait reçu le Prix international de la liberté de la presse du Comité pour la protection des journalistes. Dans son discours de remerciements, il qualifiait la violence induite par le trafic de drogue dans son pays de « tragédie qui devrait nous faire honte », accusant les gouvernements américain et mexicain d’avoir armé cette guerre.

Face à la corruption, l'armée est impuissante

En 2006, le président mexicain Felipe Calderon, nouvellement élu à une courte majorité, déploie l’armée pour lutter contre le fléau des cartels. Il pense ainsi se rendre populaire et asseoir son pouvoir fragile. En réaction, plusieurs journalistes seront abattus, accusés par les mafias d’être à l’origine de cette nouvelle politique. Sur la côte Pacifique, plus de 5 000 militaires – sur 36 000 mobilisés dans tout le pays – passent à l’offensive. Leur mission : reprendre aux cartels les territoires qu’ils contrôlent. Pour leur résister, les malfaiteurs s’arment davantage et s’entraînent à la façon des commandos militaires. Cette escalade a un prix : plus de 185 000 morts et 28 000 portés disparus. Avec 23 000 homicides dans le pays rien qu’en 2016, cette guerre serait, selon l’Institut international d’études stratégiques, la plus mortelle au monde après le conflit en Syrie. « Et encore on ne compte pas les assassinats que les familles effrayées n’osent pas dénoncer, par peur des représailles. L’Etat n’a même pas le temps de tous les recenser », affirme Bernandino Hernandez. A l’automne 2014, 43 étudiants disparaissent près d’Iguala , à 200 kilomètres au sud d’Acapulco. L’enquête prouvera que le maire de cette ville de 130 000 habitants est à l’origine de leur enlèvement et de leur massacre. Son épouse, Maria de los Angeles Pineda, n’est autre que la sœur de trois narcotrafiquants notoires liés au gang des Guerreros unidos. Toujours selon l’enquête, le couple versait plus de 150 000 euros mensuels à ce clan. Une partie de l’argent revenait à des policiers municipaux convertis en tueurs pour réprimer toute opposition au maire.

Lire aussi. Apocalypse Acapulco
De toutes les armes utilisées par les cartels, la corruption est sans doute la plus redoutable. Face à elle, l’armée est impuissante. « Vivants ils les ont emmenés, vivants nous les voulons » : Dans les semaines qui suivent le kidnapping, des milliers d’étudiants, d’enseignants, de paysans descendent dans les rues d’Acapulco pour exiger la vérité au moins, sur cette affaire. L’indignation provoquée au niveau international entraîne la chute du gouverneur du Guerrero, Angel Aguirre, et fait vaciller l’autorité d’Enrique Peña Nieto, l’actuel président du Mexique, élu en 2012. Cela n’impressionne pas les cartels. Plutôt que faire profil bas, ils redoublent de violence. Pendant ces mêmes semaines de grogne, 31 000 élèves, du jardin d’enfants au secondaire, sont privés d’école. En butte à la violence, aux enlèvements et au racket au sein même de leurs établissements, les enseignants refusent de travailler. Il faudra le déploiement d’un millier de militaires pour les convaincre d’y revenir après deux mois de grève. « Le crime organisé entre jusque dans les salles de classe. Les gangs approchent régulièrement les gosses pour les corrompre. Ils commencent par leur offrir de la drogue, les rendent dépendants », explique Bernandino. Il a photographié les corps de quelques-uns des 21 professeurs assassinés en 2014. Dix autres avaient été enlevés la même année.

Lire aussi. Ciudad Juarez : Bienvenue dans la capitale du crime

Parfois, la nuit, quand il ferme les yeux, lui revient l’image de deux jeunes femmes enceintes et d’une fillette de 6 ans, tuées par balles, chez elles, dans une petite maison de la vallée. Des innocentes juste coupables aux yeux des mafieux d’avoir un lien de parenté avec un de leurs traîtres. Le photographe dit qu’il n’a pas peur. Il a mis ses proches à l’abri depuis longtemps. Enfin, c’est ce qu’il croyait. Jusqu’à ce jour d’octobre 2017. Sur son scanner, il capte un appel de la police locale qui signale un nouvel homicide à Acapulco. Bernandino saute dans sa voiture. « Un corps décapité de plus », se dit-il en scrutant la scène de crime après s’être garé. Avec son téléobjectif, il s’attarde. A quelques mètres du corps, il découvre la tête, posée au sol. C’est celle de sa cousine...

Contenus sponsorisés

Publicité