Le karma est un principe de l'hindouisme et du bouddhisme voulant que notre vie fasse partie d'un cycle et soit déterminée par nos actes ou encore nos vies antérieures. Bref, en vertu du karma, nous ne sommes qu'un maillon d'une grande chaîne, dont la force dépend du passé.

Permettez d'emblée une digression : visitant un monastère bouddhiste il y a une quinzaine d'années, dans le village indien où réside le dalaï-lama, j'ai posé une question spontanée à un moine qui nous expliquait quelques principes fondamentaux de sa religion. Si chacun de nous est le fruit de la réincarnation, comment expliquer que nous soyons de plus en plus nombreux sur la planète ?

Il a eu pour l'insolence plus ou moins volontaire de ma question terre à terre un sourire bienveillant comme réponse diplomatique. Il a beau être grand, le mystère de la foi, d'un point de vue mathématique, s'explique parfois mal, peu importe la religion (des pains qui se multiplient ?). Fin de la digression.

« Karma's a bitch », dit-on au pays de Donald Trump. Manière de dire qu'il y a un prix à payer pour nos mauvaises pensées, nos paroles regrettables et nos gestes inappropriés.

Le week-end dernier, j'ai maugréé pendant près de trois heures en assistant à la plus récente production de l'Opéra de Montréal. JFK s'intéresse à la nuit passée dans un hôtel de Fort Worth, au Texas, par le couple Jack et Jackie Kennedy, quelques heures avant l'assassinat du 35e président des États-Unis à Dallas, le 22 novembre 1963. Le couple présidentiel s'anesthésie à la morphine pour calmer les douleurs lombaires de Monsieur et la déprime de Madame.

Apparaissent dans la salle de bains le vice-président Lyndon B. Johnson et ses sbires en chapeaux de cow-boy, dans un cauchemar halluciné et grotesque. LBJ dit vouloir montrer à JFK le « jumbo » qui se cache dans son slip aux motifs du drapeau américain. Ce n'est même pas ce que ce livret de mauvais vaudeville compte de plus vulgaire. JFK, en somme, est un opéra sur les maux de dos. Je l'ai écrit sur les réseaux sociaux, je l'ai dit à des amis, je l'ai répété à la télévision.

Mardi, pour tenter de diluer le souvenir de cette désolante soirée, j'ai ri à en avoir mal aux tempes au feu roulant de blagues, encore plus grivoises et scatologiques, de l'humoriste François Bellefeuille. On me traitera de puriste, mais je préfère mes jokes de pénis dans un spectacle d'humour plutôt que dans un opéra. Question de contexte.

Dans le spectacle freudien de François Bellefeuille, débordant d'autodérision et de dessins d'enfance évocateurs, il est largement question du fait que l'hirsute humoriste a récemment franchi le cap des 40 ans. Il caricature à souhait, noircit le tableau et épaissit le trait, mais même moi, prompt à l'autodérision lorsqu'il est question de vieillir, je ne me suis pas reconnu dans le triste portrait qu'il faisait de la déliquescence physique de l'homme de ma génération.

J'écoutais François Bellefeuille parler des tours de reins qu'il se fait en ramassant les jouets de ses enfants et j'avais l'impression qu'il évoquait l'expérience d'un homme de 60 ans avec ses petits-enfants. Je suis rentré du spectacle avec mon ami Louis - mon partenaire d'entraînement de marathon depuis 10 ans - en lui disant : « Ce n'est pas nous, ça ! Nous, on se tient en forme ! » Je l'ai répété à des collègues au bureau mercredi matin : « Il exagère avec les maux de dos ! C'est quand même pas la fin du monde, avoir 40 ans ! »

Jeudi matin, Fiston est entré très tôt dans ma chambre pour me dire qu'il partait pour l'école. J'ai tenté de relever la tête, mais j'en ai été incapable. Comme si elle avait été clouée à mon oreiller. J'avais, comme on dit, le « dos barré ». Ma chaîne avait « débarqué ». J'étais devenu le maillon faible de mon propre karma. Et rien ne pouvait expliquer logiquement cette soudaine douleur invalidante. Mon dernier match de hockey datait de dimanche.

J'ai pourtant identifié la cause de cette douleur : le temps qui passe ! Il y a une quinzaine, j'ai appris que dans cinq ans, je pourrais bénéficier des rabais de la FADOQ. Bonne nouvelle, vous dites ? Et si je vous disais qu'anciennement, la FADOQ était connue sous le nom de Fédération de l'âge d'or du Québec et qu'elle se présente aujourd'hui comme « le plus important regroupement de 50 ans et plus de la province et LA référence en matière de qualité de vie des aînés québécois »...

Moi, à moins de cinq ans d'être considéré comme un « aîné » ? Refusé ! comme on dit au Banquier. Je ne crains pas de me moquer du grisonnement prématuré de mes cheveux, de ma presbytie naissante ni des défaillances de mon ouïe (je vous l'ai déjà dit), mais je refuse de croire qu'en 2018, on considère comme un « pré-aîné » un homme de 45 ans ayant eu le malheur de se réveiller un matin provisoirement figé par la douleur.

Je souffre d'une blessure au « haut du corps », comme on dit dans le hockey professionnel. Il ne me semble pas indispensable qu'on me rappelle, pour faire bonne mesure, que je serai bientôt admis à bras ouverts dans le club des « aînés » du Québec. Mes parents, qui n'ont pas 70 ans, n'accepteraient même pas que je les qualifie d'aînés ! Imaginez si on disait ça de leur fils !

Jeudi soir, premier jour d'un mois « sans alcool » pour plusieurs, j'ai pris un verre de mezcal avant de me coucher. Pas pour noyer ma peine, mais pour mieux avaler les cachets d'ibuprofène et de relaxant musculaire. J'ai repensé à François Bellefeuille, à JFK, au moine bouddhiste que j'avais sans doute vexé. Et j'ai maudit mon karma.