LES PLUS LUS
Publicité
Société

IHU-Marseille: enquête sur le rapport escamoté qui listait dès 2017 les dérives de l’institut de Didier Raoult

En 2017, une première enquête accablante, mais non suivie d’effets, listait déjà les manquements de l’IHU de Marseille dénoncés dans le récent rapport des autorités sanitaires. La passivité des autorités de tutelle interpelle, alors que ces dérives, révélées au grand jour lors de l’épidémie de Covid-19,ont conduit la justice à ouvrir une nouvelle procédure contre le microbiologiste. 

Guylaine Idoux , Mis à jour le
Didier Raoult, professeur de microbiologie, dans son bureau de l'IHU Méditerranée Infection a Marseille.
Didier Raoult, professeur de microbiologie, dans son bureau de l'IHU Méditerranée Infection a Marseille. © Anthony MICALLEF/HAYTHAM pour le JDD

C’était en 2003, bien avant l’épidémie de Covid-19 . Ce jour-là, à Marseille, un professeur encore inconnu du grand public, Didier Raoult , sort de son laboratoire situé à la faculté de médecine. Le futur patron de l’Institut hospitalo-universitaire Méditerranée Infection (IHU-MI) est accompagné de l’un de ses proches collaborateurs, lui aussi professeur de haut vol. Les deux mandarins partent siéger dans un jury universitaire à l’autre bout de Marseille. Didier Raoult s’assied côté passager et se tourne vers son confrère : « Tu sais pourquoi c’est moi qui suis assis là et c’est toi qui conduis ? » Silence interloqué. Didier Raoult poursuit : « Parce que c’est moi le chef et qui donne les ordres. »

Publicité
La suite après cette publicité

Cette petite cruauté gratuite est l’une des marques du professeur Raoult, tout autant que l’autoritarisme et le refus de la critique. À l’IHU de Marseille, ce monde d’humiliations et de brimades en vase clos aurait dérivé jusqu’à constituer l’ahurissante liste de manquements scientifiques et médicaux citée par le rapport Igas-IGESR (inspection générale des affaires sociales, inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche) publié le 5 septembre. Procédure rarissime, le même jour, les deux ministres de tutelle (Santé, Enseignement supérieur et Recherche) saisissent le parquet de Marseille , qui ouvre une information judiciaire à l’encontre du microbiologiste désormais le plus célèbre de France pour « délits ou manquements graves à la réglementation en matière de santé ou de recherche ».

Par sa date de publication (cinq jours après la mise à la retraite forcée de l’indéboulonnable professeur, 70 ans), sa visibilité (le rapport est en accès libre sur le site de l’Igas), mais aussi par la célébrité controversée de Didier Raoult depuis ses saillies sur le Covid, ce rapport a fait l’effet d’une bombe, ébréchant enfin les solides remparts dressés depuis des années autour de l’IHU. Sauf que cette bombe n’est pas la première. Une autre aurait pu – aurait dû ? – exploser beaucoup plus tôt, si la première mèche n’avait pas été soigneusement éteinte. Il y a cinq ans, en 2017, la plupart des dérives décortiquées par le rapport du 5 septembre étaient déjà pointées dans un autre rapport accablant, le « no 2017-093 », missionné par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.

Climat délétère 

Mais voilà, ce rapport-là n’a jamais été rendu public. Le JDD a retrouvé le document, dont figurent ici des extraits en exclusivité. Il est court, 25 pages, et fait suite à une visite sur place, du 9 au 13 octobre 2017. Les deux inspecteurs missionnés ont procédé à 80 entretiens (l’IHU emploie un peu plus de 850 personnes). Et déjà, tout est là, y compris les suspicions de déviance scientifique.

Morceaux choisis, parmi les témoignages cités : « J’ai dû trafiquer mes résultats » ; « J’ai manipulé des animaux alors que je n’avais pas l’accréditation » ; « J’étais effarée de la façon dont certains résultats étaient obtenus, de façon si peu rigoureuse et incohérente ». Décrivant « un management autocratique », les conclusions des inspecteurs ne laissent aucun doute sur le climat délétère à l’IHU : « Le mode de gouvernance “vertical” […] a facilité l’expression de comportements hautement condamnables : harcèlement moral mais également sexuel, mépris des personnes, ignorance des réglementations, hostilité à l’égard des regards extérieurs, défaut de concertation avec les tutelles. » Relégué dans les archives du ministère, le document a pourtant bien été envoyé à huit destinataires au moins, en janvier 2018, dont Didier Raoult lui-même, ­Frédérique Vidal, à l’époque ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ; Yvon ­Berland, président d’Aix-­Marseille Université-AMU ; et Jean-­Olivier Arnaud, directeur de l’Assistance publique-­Hôpitaux de Marseille (AP-HM).

La suite après cette publicité

Lire aussi - IHU-Marseille : proche de Didier Raoult, Philippe Douste-Blazy est poussé vers la sortie

Et puis ? Rien… Ou si peu. Certes, le 28 mars 2018, aucun ministre ne se déplace pour l’inauguration officielle du nouveau bâtiment devant accueillir l’Institut. Quelques mois auparavant, l’IHU perd aussi la labellisation de l’Inserm et celle du CNRS, le premier pour « désaccord stratégique », le second pour « évaluation scientifique défavorable ». Didier Raoult commence à sentir le soufre mais reste en poste. Et la suite révélera qu’il n’a pas changé ses méthodes. C’est d’autant plus problématique que le rapport IGESR de 2017 vient confirmer d’autres alertes antérieures, émanant des personnels de l’IHU eux-mêmes : le 31 mars, douze d’entre eux (surnommés les « douze salopards » par Didier Raoult) écrivent une lettre anonyme aux tutelles, témoignant de leur « mal-être au travail », de « conditions de travail déplorables, voire irrégulières » et d’« attitudes déplacées ». Les syndicats se mobilisent, en particulier la CGT d’Aix-Marseille Université, très active sur ce dossier. Le 7 juillet, dans une procédure tout à fait exceptionnelle, une visite conjointe de quatre comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) confirme non seulement les faits de souffrance au travail mais révèle une affaire de harcèlement et d’agression sexuelle impliquant le chercheur Éric Ghigo, proche de Didier Raoult.

Sur ce dossier précis, le directeur de l’IHU explique aux inspecteurs de l’IGESR qu’il n’en a pas référé à ses autorités de tutelle, comme l’y obligeait pourtant l’article 40 du Code de procédure pénale. Il a réglé le problème à sa façon, en changeant de bureau l’agresseur désigné*. Les deux inspecteurs notent la description de l’une des deux victimes par Didier Raoult : « La timidité n’était pas son trait de caractère le plus remarquable. » Un peu plus tard, lors de l’inauguration du nouvel IHU en mars 2018, le directeur affiche la même légèreté, cette fois devant le préfet et les élus locaux : « On a décrit mon institut comme un lupanar, alors j’ai fait installer un distributeur de capotes », rapporte le journal en ligne indépendant Marsactu , l’un des seuls, alors, à décortiquer le « système Raoult ».

Les amis du professeur

Mais le Covid n’est pas encore passé par là et les frasques du grand mandarin n’intéressent guère, en dehors du microcosme hospitalo-scientifique marseillais. Le monde de la recherche dans son ensemble observe de très près, en revanche, les premiers pas de l’IHU de Marseille, comme ceux des cinq autres ouverts en France en 2011. Impulsés sous la présidence de Nicolas Sarkozy, ils sont censés « inventer la médecine de demain », rien de moins, regroupant sur un même site chercheurs et soignants, mais aussi des entreprises privées. Chaque IHU est centré autour d’une spécialité : neuroscience et génétique (Paris), modélisation cardiaque (Bordeaux), maladies infectieuses (Marseille). Imaginé par Didier Raoult, le projet séduit tellement le jury qu’il arrive premier et décroche la plus grosse subvention publique des six IHU, soit 172 millions d’euros sur huit ans, dont 50 millions pour le futur bâtiment, construit fin 2016 entre l’hôpital de la Timone et l’université de médecine, au carrefour du soin, de la recherche et de l’enseignement.

Puis, début 2020, la pandémie de Covid-19 commence à déferler sur la France. « Quand survient le type même de crise pour laquelle l’IHU de Marseille a justement été créé, le vaisseau amiral de la lutte contre les épidémies a tellement dévié qu’il n’est plus capable de remplir la mission qui lui était assignée », s’indigne le sénateur (PRG) Bernard Jomier. Ce médecin généraliste est l’un des rares à avoir tenté de bousculer Didier Raoult, lors de son audition, le 15 septembre 2020, devant la commission d’enquête du Sénat. « Non seulement l’IHU n’a servi à rien dans la crise du Covid, mais pire, il a jeté le trouble et divisé la France, tonne-t-il. Le maintien de Didier Raoult à sa tête est un scandale national. » Une réaction antérieure des autorités de tutelle aurait-elle empêché sa dérive pendant la crise sanitaire ? « En 2017, le compte rendu de la visite des CHSTC aurait largement pu justifier une enquête administrative approfondie, regrette Cédric Bottero, secrétaire général de la CGT-AMU. Les tutelles portent la responsabilité de ne jamais avoir levé le petit doigt, d’avoir été passives et d’avoir ainsi participé de fait à ce que Raoult construise sa forteresse et la dirige comme il l’entendait. »

"

Les tutelles portent la responsabilité de ne jamais avoir levé le petit doigt

"

Les tutelles, donc. Sollicitée par le JDD, l’ex-ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche Frédérique Vidal dément toute responsabilité et renvoie vers les membres fondateurs, qui, effectivement, sont les seules tutelles siégeant au conseil d’administration de l’IHU (l’on y revient plus loin). Ex-président d’AMU (2004-2019), Yvon ­Berland, 71 ans, se défend lui aussi de toute passivité ou complaisance. Il est venu avec une pile de documents au rendez-vous, dans l’arrière-salle d’une brasserie des quartiers chics de Marseille. Il faut dire que toute la ville sait qu’il a longtemps été l’ami proche du professeur Raoult, comme Renaud Muselier (l’ex-ministre, aujourd’hui président de la Région, n’a jamais caché qu’ils étaient « amis » depuis la fac de médecine). Plusieurs membres de la droite marseillaise (Martine Vassal, Valérie Boyer, Yves Moraine…) ont aussi été soignés à l’IHU dans les premiers jours de la pandémie, après avoir été contaminés lors du premier tour des élections municipales, en mars 2020.

Son amitié avec Didier Raoult ? « C’est ma vie privée », évacue Yvon Berland. Sa fille avocate, maître de conférences à l’IHU ? « Elle a toutes les qualités requises pour y travailler. » Candidat (LREM) malheureux aux municipales de 2020 à Marseille, le professeur Berland n’a pas plus de commentaires à faire au sujet de la présence sur ses listes de Yanis Roussel, le chargé de communication de l’IHU, l’un des très proches de Didier Raoult.

Quid du nombre sidérant d’étudiants en poste à l’IHU (jusqu’à 15 à 20 par chercheur, soit cinq fois la norme habituelle) dénoncé par les syndicats, qui voient là « une usine à publier bon marché » ? « Didier Raoult avait des rapports étroits avec le Sénégal [il y est né et y a vécu jusqu’à ses 10 ans, et continue d’y travailler régulièrement], les étudiants africains étaient très motivés pour venir », élude l’ex-président, soulignant plutôt qu’il n’avait jamais remarqué de turnover particulier à l’IHU, où travaillent une cinquantaine de chercheurs d’AMU. « Honnêtement, je n’ai jamais compris pourquoi, en 2017, tant de gens qui travaillaient là depuis dix ou quinze ans sans broncher ont commencé à se plaindre. C’est peut-être un effet du transfert [le déménagement dans le nouveau bâtiment s’est fait fin 2016 ] ? » On lui rappelle que ces deux arguments sont justement ceux du professeur Raoult. Il semble étonné. Sa conclusion : « Mon nom n’est pas cité une seule fois dans le rapport de septembre. » Son nom, non, mais AMU, qu’il a présidée jusqu’en 2019, l’est 43 fois.

Une page se tourne

Moins que l’AP-HM tout de même, qui y figure 142 fois. Cap donc sur cette autre grande tutelle (près de 500 salariés à l’IHU). Regard bleu azur sur blouson noir cintré, voici François Crémieux, 53 ans, assis dans un café en balcon sur le Vieux-Port. Il n’a pris aucun dossier avec lui et pose un œil rêveur sur les voiliers en contrebas. Mais le nouveau patron de l’AP-HM n’y va pas par quatre chemins : « Oui, il faut questionner la responsabilité des membres fondateurs, dont l’AP-HM, dans ce qui s’est passé. » L’ex-numéro deux de l’AP-HP dirigé par Martin Hirsch (autre ennemi déclaré de Didier Raoult) n’avait jamais mis les pieds à Marseille avant sa nomination, le 3 juin 2021. Un outsider, peu au fait des fidélités et petits arrangements locaux, dont il dit ne rien (vouloir) savoir. Son profil est atypique : spécialiste des politiques de santé dans les périodes post-conflit, il est un habitué des terrains de guerre. Beaucoup sont persuadés que l’ex-Casque bleu est arrivé avec la mission de débarquer l’encombrant professeur Raoult, ce qu’il nie : « J’ai fait acte de candidature, un jury marseillais a retenu mon nom et l’a envoyé au gouvernement. Tout au long de ce processus de nomination, personne n’a jamais évoqué l’IHU ou le nom de Raoult, ni a fortiori donné de consignes. » Depuis son arrivée, François Crémieux répète qu’il faut « rétablir une gouvernance normale » à l’IHU : « La présidence et le conseil d’administration nomment puis accompagnent l’action du directeur. Or, en plaçant ses proches, Didier Raoult a retourné le système. »

Cependant, la page se tourne. Avec le nouveau président d’AMU, Éric Berton, François Crémieux a mis en retraite forcée l’encombrant professeur, qui sollicitait un cumul emploi-retraite : « Ça aurait pu durer jusqu’à trois ans de plus. J’ai refusé. Nous sommes encore en contentieux avec un nouvel appel du professeur Raoult, après deux jugements qui l’ont débouté. » Le 1er septembre, Pierre-Édouard Fournier est devenu le nouveau directeur de l’IHU. « Un très proche de Didier Raoult », regrette le syndicaliste Cédric Bottero. « Il a pris son indépendance, rassure François Crémieux. Sa nomination sur proposition d’un jury indépendant présidé par Louis Schweitzer en est le gage. »

Lire aussi - Didier Raoult face à l'Ordre des médecins : voici ce qui lui est reproché

L’avenir des IHU est en jeu, estime Crémieux, à un moment où de nouveaux projets d’établissements doivent justement être lancés : « Les détracteurs de ces instituts risquent de jeter un bel outil de recherche avec l’eau du bain d’une mauvaise gestion administrative et scientifique. » Pour accompagner ce changement, une nouvelle présidente et même un vice-président (un poste qui n’existait pas jusqu’alors), élus vendredi en conseil d’administration, soit la conseillère d’État Emmanuelle Prada-Bordenave et le haut fonctionnaire Louis Schweitzer, ex-président du groupe Renault.

Le duo encadrera le nouveau directeur pour le suivi des recommandations édictées afin de remettre l’IHU sur pied. Pierre-Édouard ­Fournier a aussi annoncé la suspension de tous les essais cliniques sur les patients : le 5 septembre, outre la poursuite des prescriptions d’hydroxychloroquine (interdites depuis le décret du 26 mai 2020), le rapport de l’Igas-IGESR révélait des « traitements hors autorisation de mise sur le marché », des « manquements graves au regard de la réglementation de la recherche clinique », et même des protocoles pouvant entraîner « une perte de chance pour certains patients ».

Désormais visés par la justice, ces faits s’ajoutent à une information ouverte en juillet, toujours par le parquet de Marseille, sur des essais cliniques antérieurs à la pandémie : ils auraient – déjà – enfreint les règles éthiques censées protéger les patients, des faits signalés par l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). Le professeur Raoult rêvait de laisser son nom dans l’Histoire comme découvreur du traitement contre le Covid-19, la fameuse hydroxychloroquine depuis jugée inefficace, voire dangereuse, par une série d’études parues dans les plus grandes publications scientifiques. Ces prochains mois, il est surtout promis à la chronique judiciaire.

* Les deux victimes portent plainte quelques mois plus tard contre Éric Ghigo. Le 4 juillet, ce proche de Raoult (avec qui il a fondé une start-up au sein de l’IHU) est condamné à dix-huit mois de prison, dont six ferme, pour « harcèlement et agression sexuelle ». Il a fait appel.

Contenus sponsorisés

Sur le même sujet
L'augmentation des infections causées par ce nouveau variant du coronavirus suscite des inquiétudes.
Société

Covid-19 : ce que l'on sait du nouveau variant Pirola

L'attention de la communauté scientifique internationale est focalisée sur Pirola, un nouveau variant d'Omicron, détecté pour la première fois sur le sol français. Point sur ce que l'on sait de ce « super-mutant ».

Publicité