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Table ronde. Comment le Brésil peut-il résister à Bolsonaro ?

La popularité du président brésilien, Jair Bolsonaro, élu confortablement en janvier, chute malgré un noyau dur et stable de partisans, frasques, provocations et autoritarisme divisant son pays.
Sébastien Rozeaux Maître de conférence en histoire à l’université de Toulouse Jean-Jaurès Erika Campelo Coprésidente franco- brésilienne de l’association Autres Brésils Frédéric Louault Professeur de science politique à l’université libre de Bruxelles

Peut-on parler d’une fragilisation de l’actuel gouvernement brésilien ? Faut-il chercher dans le passé ou le présent les raisons conduisant à un populisme si décomplexé ?

Sébastien Rozeaux Le dernier sondage Datafolha du 5 septembre montre que 38 % des sondés ont une opinion défavorable du président Bolsonaro, un chiffre en nette augmentation. Cependant, près des deux tiers de la population continuent de soutenir l’action du gouvernement ou la jugent plutôt satisfaisante. Cette baisse – relative – de popularité résulte à la fois des provocations à répétition d’un président farouchement anti-intellectuel et des grandes difficultés qu’il a à arbitrer entre les différentes factions qui composent la coalition hétéroclite qui l’a soutenu lors de l’élection. En témoigne le projet avorté de déplacement de l’ambassade du Brésil en Israël de Tel-Aviv à Jérusalem. Son élection en 2018 (par moins de 50 % du corps électoral, il convient de le rappeler) s’explique d’abord par des facteurs conjoncturels, puisque le candidat a surfé sans aucun état d’âme sur la crise économique, l’insécurité et les affaires de corruption, avec la complicité des médias et de juges connus pour leur opposition au Parti des travailleurs. Bolsonaro a aussi ressuscité des démons qui hantent l’histoire plus ancienne du Brésil, notamment en rendant hommage à ces généraux de la dictature (1964-1985) qui, bien que tortionnaires, ont bénéficié, rappelons-le, d’une loi d’amnistie jamais remise en cause depuis 1979.

Erika Campelo Dans un récent sondage, début septembre, Jair Bolsonaro enregistre la plus mauvaise popularité d’un président brésilien depuis la fin de la dictature : 41 % des sondés considèrent que son gouvernement est très mauvais. Il faut comprendre que l’élection de Bolsonaro est due surtout à un rejet massif du Parti des travailleurs. Le PT a subi pendant les treize ans de ses gouvernements des campagnes de dénigrement menées par certains secteurs politiques et économiques. À son arrivée au pouvoir, Bolsonaro a formé un gouvernement très hétéroclite réunissant les grands propriétaires terriens, farouches défenseurs de l’agrobusiness, des militaires, des membres des Églises évangélistes, des milices – mafias de policiers ripoux – et des élites économiques. S’y ajoutent les ultralibéraux qui cherchent à déréguler davantage le marché du travail et à démanteler les différents services publics comme l’éducation, la santé, la Sécurité sociale ou les retraites. Bolsonaro cherche systématiquement à concilier ces intérêts à son agenda idéologique profondément conservateur et belliciste. Ainsi, à l’heure de la lutte contre le réchauffement climatique, il sait réconcilier ceux qui pensent que la terre est plate et ceux qui cherchent à en extraire toutes les richesses, jusqu’à l’épuisement. Mais, chacun de ces groupes défendant des projets très divers, parfois contradictoires, cette coalition artificielle conduit inévitablement au processus de rupture institutionnelle que traverse le Brésil aujourd’hui.

Frédéric Louault Si l’on en croit les sondages, le soutien au gouvernement Bolsonaro s’est effrité de manière sensible depuis son arrivée au pouvoir en janvier 2019 (33 % en septembre, contre 65 % en tout début de mandat). Les actions gouvernementales suscitent une déception dans certains secteurs qui avaient voté pour Bolsonaro en octobre 2018. Le gouvernement est donc clairement fragilisé. Trois facteurs principaux expliquent cette érosion : de mauvaises performances économiques ; une politique incohérente, marquée par de nombreuses tensions internes ; plusieurs scandales impliquant l’entourage du président. Bolsonaro conserve néanmoins la confiance d’un noyau d’environ 15-20 % de l’électorat, qui se reconnaît dans ses valeurs, s’identifie à son projet politique et le défend avec vigueur. Il entretient une relation directe avec cette base – via les réseaux sociaux – et entend casser les codes classiques du jeu politique. Pour autant, je ne qualifierais pas Bolsonaro de populiste. Son rapport au peuple est basé sur le rejet et la division. Il ne cherche nullement à intégrer politiquement les exclus de la démocratie. Il gouverne au contraire avec certaines élites et pour ces élites.

Comment expliquez-vous qu’un pays qu’on disait si prometteur, voire plus paisible, ait pu basculer dans un « néolibéralisme autoritaire » (1) ? La communauté internationale est-elle désarmée face à un pays mené comme une armée ?

Sébastien Rozeaux Le Brésil des années Lula n’était pas à proprement parler « paisible » : déjà l’Amazonie brûlait et les homicides décimaient les populations les plus pauvres et marginalisées. Si le pays connaît alors un recul indéniable des inégalités sociales, c’est aussi parce que Lula a joué habilement la carte du libéralisme économique dans un contexte international favorable. Depuis lors, le renversement de la conjoncture économique et l’esprit de « revanche sociale » qui anime une partie des élites brésiliennes, lasse de voir l’État se préoccuper du sort des plus pauvres (Bolsa Familia, quotas pour l’accès aux universités, légalisation des droits du travail des domestiques, etc.), ont porté au pouvoir un candidat ultraconservateur qui veut éradiquer le « socialisme » et renouer avec un libéralisme sans frein avec la complicité de l’armée, dont les pouvoirs renforcés doivent permettre de rétablir l’ordre. Soulignons d’ailleurs que les fondements de ce « néolibéralisme autoritaire » ne sont pas sans rappeler la politique des généraux pendant la dictature. Face aux menaces pesant sur la société et l’environnement au Brésil, la résistance doit d’abord s’organiser de l’intérieur, malgré les menaces et la censure, comme avec les récentes mobilisations du monde enseignant et des étudiants face aux coupes budgétaires. Il revient à la communauté internationale d’apporter un soutien à la société civile brésilienne, en interpellant les États et l’opinion publique à plus grande échelle. C’est d’ailleurs à cette fin qu’a été créé le Réseau européen pour la démocratie au Brésil, dont la première action a permis l’inauguration prochaine d’un jardin Marielle-Franco à Paris, en hommage à cette femme politique assassinée à Rio l’an dernier.

Erika Campelo Le Brésil n’était pas « plus paisible », car il ne l’a jamais vraiment été. La violence, le taux d’homicides, le nombre de personnes tuées par la police ont toujours été très élevés, y compris pendant les années Lula. Le pays détient un autre triste record : l’une des plus importantes populations carcérales au monde. Le nombre de prisonniers a presque doublé entre 2006 et 2016, passant de 400 000 à 730 000. Les victimes de cette violence structurelle ont un visage : les jeunes Noirs entre 18 et 29 ans issus des favelas représentent 64 % de la population carcérale. Ce sont également eux les principales victimes des homicides. Or, une analyse de l’histoire brésilienne nous montre que chaque période historique du pays a été marquée par des ruptures décidées par les pouvoirs en place avec le seul objectif de préserver leurs privilèges et leur domination. L’indépendance vis-à-vis de la couronne portugaise a été obtenue par le prince Pedro Ier, qui devient empereur. La République est proclamée par un maréchal de l’armée. La fin de la dictature est négociée par les militaires, qui amnistient les bourreaux. Nous devrons attendre 2010 et l’élection de Dilma Rousseff pour ouvrir la première commission d’enquête sur la dictature, mais avec la garantie que les militaires ne seraient pas jugés. Je ne nie pas la force des mouvements sociaux et populaires, qui ont aussi permis ces ruptures. Mais, à chaque fois que les élites craignent de perdre la main, elles sont tentées par l’autoritarisme : la dictature hier, Bolsonaro aujourd’hui. C’est l’une des principales causes des profondes inégalités qui rongent le pays. La communauté internationale a sous-estimé la violence symbolique et verbale de Bolsonaro. Il existe malheureusement des milliers d’exemples de ses prises de position réactionnaires, misogynes, racistes ou homophobes depuis le début de sa vie politique, il y a trente ans. Avec les incendies en Amazonie et les attaques contre Brigitte Macron, le monde a encore un exemple de sa virulence.

Frédéric Louault Ce glissement a été facilité par la complicité de groupes politiques, économiques et médiatiques qui soutiennent Bolsonaro par opportunisme, afin d’assurer leur survie politique ou de servir leurs intérêts économiques. Ils espèrent tirer bénéfice de la politique économique néolibérale et pensent pouvoir museler les élans autoritaires de Bolsonaro. C’est oublier à quel point les remparts démocratiques ont été fragilisés ces dernières années. Certains députés qui se posent aujourd’hui en garants de la démocratie se sont d’ailleurs montrés beaucoup moins attachés au respect des principes démocratiques en 2016 lorsqu’ils ont destitué Dilma Rousseff ou en 2018 lorsqu’ils ont contribué à banaliser les positions extrémistes du candidat Bolsonaro. Quant à la communauté internationale, ses moyens d’action s’avéreraient limités si le gouvernement Bolsonaro devait engager une dérive autoritaire plus radicale. Les exemples ne manquent pas pour illustrer cette impuissance de la communauté internationale à casser les engrenages autoritaires (Syrie, Turquie, Russie, Venezuela, Nicaragua, etc.). Certains leviers économiques pourraient certes être activés, comme des sanctions commerciales. Le Brésil étant très dépendant de l’exportation de ses matières premières (soja, viande, etc.), ses élites dirigeantes sont particulièrement attentives aux conditions du commercial international. Mais de telles mesures seraient inefficaces sans l’aval de la Chine et, surtout, des États-Unis. Or ces derniers n’y trouveraient aucun intérêt.

Homophobie, racisme, sexisme, nostalgie déclarée de la dictature… C’est désormais le climatoscepticisme de Bolsonaro qui est vilipendé. Une politique du mépris est-elle en train de s’installer sur la scène mondiale, mépris visant ici la nature (Amazonie), la culture, les opposants, les populations indigènes, le savoir et ses producteurs ?

Sébastien Rozeaux Il y a à l’évidence dans le succès électoral de Bolsonaro un anti-intellectualisme viscéral, un mépris des savoirs et de la science, accusés de corrompre les esprits et de trahir les intérêts supérieurs de la nation, qui, en vérité, sont d’abord ceux d’une clique, de ces élites qui ont repris le pouvoir et sont prêtes à tout pour le garder et s’enrichir, quitte à détruire l’Amazonie et les populations indigènes qui y vivent. À l’instar des minorités sexuelles ou ethniques, les milieux intellectuels, les enseignants et les artistes sont la cible de pressions et de la censure, accusés qu’ils sont de promouvoir un « marxisme culturel ». Si ces formes multiples de la répression peinent encore à faire écho à l’étranger, gageons que le dépeçage accéléré de l’Amazonie soit le révélateur à l’échelle internationale d’une politique qui porte atteinte tant aux hommes qu’à la nature.

Erika Campelo Malheureusement, les grands intérêts économiques n’ont pas attendu Bolsonaro pour mépriser l’Amazonie et les populations qui y vivent. Le Brésil n’est pas devenu le premier producteur de soja au monde et l’un des principaux producteurs de viandes en quelques mois ! Ces productions, principalement destinées à l’exportation, se mènent aux dépens de la forêt et des espaces protégés. L’élection de Bolsonaro vient accélérer cette destruction et mettre fin aux tentatives de régulation et de préservation mises en place sous les gouvernements précédents. Et encourage la violence de ceux qui veulent réduire au silence les défenseurs de l’environnement. Mais les gouvernements précédents n’ont jamais vraiment rompu avec cette logique productiviste et destructrice. Le problème de fond, c’est quel modèle de développement et de répartition des richesses pour le Brésil. Ceux et celles qui remettent en cause le modèle actuel sont devenus les cibles à abattre.

Frédéric Louault Je ne dirais pas que la politique du mépris s’impose au niveau mondial, mais force est de constater qu’elle s’affirme en une récurrence et une virulence croissantes. Et les réseaux sociaux lui servent de caisse de résonance. Dans le domaine de l’outrage, Bolsonaro est un parangon… Mais l’enjeu va bien au-delà de la rhétorique. Bolsonaro est convaincu de porter la vérité divine. Son slogan de campagne électorale était : « Le Brésil au-dessus de tout. Dieu au-dessus de tous. » Le soir de son élection, son premier discours était introduit par un verset de la Bible : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous affranchira » [Jean, 8.32]. Il s’est fixé pour objectif de remodeler profondément la société brésilienne, en travaillant les corps et les esprits. Prenons l’exemple de l’éducation. Bolsonaro vient d’ailleurs de signer un décret pour créer 216 écoles militaires en quatre ans. Son ministre de l’Éducation souhaite supprimer les contenus des manuels scolaires qui ne sont pas en accord avec « les convictions morales et religieuses du pays ». Et sa ministre de la Famille, qui prétend avoir vu Jésus-Christ apparaître au sommet d’un goyavier, déplore que l’Église ait perdu du terrain face à la science en laissant entrer la théorie de l’évolution dans les écoles…

(1) Formule récente empruntée au professeur de philosophie brésilien Vladimir Safatle.

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