Management

Jacques Attali : “Ceux qui prétendent réussir sans travailler sont des menteurs”

Président de Positive Planet, ex-conseiller de François Mitterrand, l’économiste et écrivain Jacques Attali est considéré comme l’un des penseurs les plus influents de France. Mais son parcours hors norme n’allait pas de soi. Derrière, se cache beaucoup de travail et de “niaque”. Mû par un seul objectif, se rendre utile, il a toujours refusé de rester un intellectuel passif. Amené à diriger des hommes, il a aussi dû apprendre à faire preuve d’humilité et de bienveillance. Rencontre.

Dans “Devenir soi” (Fayard) sorti en 2014, vous donnez aux salariés 5 clés pour se projeter dans l’avenir et organiser leurs vies dans un monde incertain. Sont-elles toujours les mêmes aujourd’hui ?

Oui, je ne vois pas pourquoi ces principes auraient changé avec la crise. Ils ont été élaborés après de longues années de réflexion et sont suivis dans plusieurs entreprises. Ces principes restent essentiels. Il s’agit de prendre conscience de son aliénation, de se respecter et de se faire respecter, de partir du principe que l’on est unique, de bien choisir son projet. Enfin, ne rien attendre des autres, mais agir pour eux.

 

Vous incitez chacun à avoir un impact positif, à allier son ambition à une cause : est-ce quelque chose de primordial, qui pousse à se dépasser ?

Pour réussir votre vie, il vous faut trouver ce qui vous rend heureux. Si ce qui vous rend heureux, c’est d’être égoïste et de vivre au fin fond d’une forêt, faites-le. Mais c’est assez rare. On trouve en général le bonheur quand on trouve ce qui est en soi d’unique. Ainsi que quand cette unicité est reconnue par les autres. Si l’on est utile aux autres, par son unicité.

 

Vous avez conseillé François Mitterrand. Vous avez dirigé des institutions internationales. Vous êtes aussi professeur, président d’un cabinet de conseil, écrivain… Comment faites- vous pour ne pas vous disperser ?

D’abord, cela tient au fait que la prise de conscience de l’aliénation, c’est constater que la vie est très brève. Comme je ne suis pas sûr d’être réincarné, j’essaie d’avoir plusieurs vies en même temps. Cela tient aussi au fait que j’essaie d’être extrêmement discipliné. Ainsi, dans la même journée, je peux écrire des romans, des essais, des biographies, conseiller des chefs de gouvernement, créer des institutions, gérer mon ONG (Positive Planet), ou encore faire du piano et diriger un orchestre. Cela suppose beaucoup de discipline et de travail, mais ce n’est pas du travail à mes yeux : je fais cela par plaisir.

 

Jacques Attali black and white photograph

 

Avez-vous connu des passages difficiles ? Comment garder, dans ce genre de situation, son optimisme, et dépasser la peur de l’échec ?

Je ne ressens pas la peur de l’échec, même si j’ai sûrement déjà échoué. Si on craint l’échec, on ne fait rien. Je préfère prendre le risque de l’échec, et échouer, que ne pas tenter. Une fois, j’ai eu un passage à vide assez difficile. Mais François Mitterrand m’a dit ce jour-là quelque chose qui m’a beaucoup marqué et servi. Il m’a dit : “vous avez droit à 24 heures de découragement”. Il ne faut jamais se laisser abattre. Je pense qu’il faut toujours être en situation d’être intègre, à l’aise avec soi-même, et ne pas se mentir à soi-même. Si l’on a la conscience tranquille et l’impression de faire des choses utiles, échouer n’est pas un problème.

 

Vous avez écrit la biographie de Gandhi. Selon vous, ce dernier était un “intellectuel qui agit”. En quoi est-ce important d’allier la réflexion et l’action pour progresser ?

C’est fondamental. Si vous êtes un homme d’action sans être un homme de réflexion, vous êtes la marionnette de la pensée des autres. Et si vous êtes un homme de réflexion sans être un homme d’action, vous ne savez pas si votre réflexion aura la moindre chance d’être utilisable. Gandhi était à la fois un homme de réflexion et un homme d’action. Même si je reste critique à son égard, car comme beaucoup de grands personnages, il a sacrifié totalement sa vie privée, il est un bon exemple de personne qui a su mettre sa réflexion au service de son œuvre.

 

Tout au long de votre carrière, vous avez supervisé des équipes. Quel type de manager êtes-vous ?

Très participatif. Je fais confiance, terriblement confiance. Je suis exigeant, je cherche à coordonner, à vérifier. Mais comme le chef d’un grand restaurant qui vérifie les plats à la sortie : en laissant faire. Je corrige ensuite, pour aider l’autre à s’améliorer. Je crois aussi beaucoup à l’empathie. Le management, c’est un peu comme au judo : vous devez comprendre la force et les faiblesses de l’autre, puis agir. Se mettre à la place de l’autre pour mieux l’accompagner.

 

 

Vous êtes aussi chef d’orchestre. Cette activité vous a-t-elle appris à manager ?

Quand j’ai commencé à être chef d’orchestre, il y a 15 ans, j’ai découvert que les musiciens ne respectent que celui qui les respecte. Il faut donc respecter ses collaborateurs, être attentif à ce qu’ils font. Leur faire confiance et faire preuve de bienveillance. Si un musicien a fait une faute, il ne faut pas l’humilier devant les autres, mais créer les conditions de l’apprentissage. Il faut aussi beaucoup d’humour. Rire avec ses collaborateurs est une technique de management très importante. Enfin, il faut créer un projet commun. Quand je commence à travailler sur une œuvre, j’explique son contexte historique, je la remets en perspective. Et j’essaie de leur montrer que ce qu’ils font ne sont pas seulement des notes, mais un tableau, un discours idéologique, une œuvre qui s’inscrit à un moment précis de l’histoire du musicien et du monde.

 

Vous avez été le “premier de la classe” de la terminale jusqu’à Polytechnique… Aviez-vous des facilités ou était-ce surtout du travail ?

Aucun talent. Beaucoup de travail. Je n’ai aucun don pour rien : je travaille énormément. Ceux qui prétendent réussir sans travailler sont des menteurs. Rien n’est hors de portée du travail, absolument rien. Je ne crois pas au QI, mais à ce que des psychologues américains appellent “the grit”. Il s’agit de la capacité à vouloir, à persévérer, à agir, à avoir la ténacité suffisante pour vaincre les obstacles. On l’associe souvent à la résilience. En français courant, on appelle cela la “niaque”, et en français sophistiqué la “motivation”. Une motivation qui va de pair avec la curiosité, l’énergie et la forme physique. Sur ce point, je crois que vous ne pouvez pas avoir une activité intellectuelle sans forme physique. Ainsi, j’estime que quand j’écris, c’est un exercice physique. Il faut être dans une forme exceptionnelle pour passer des heures, concentré sur un ordinateur, tout en étant créatif.

 

Quels conseils donneriez-vous à tous ceux qui travaillent, pour garder la niaque en cette période difficile ?

Avant tout, devenir soi : trouver ce pour quoi on est fait. Le chercher, ne pas se contenter d’un métier alimentaire : on finit par ne pas bien le faire. C’est facile à dire, car des tas de gens ne peuvent pas faire autrement pour gagner leur vie. Je ne suis pas issu d’un milieu aisé, mais j’ai eu le privilège d’avoir la motivation, de travailler et de faire à peu près ce que j’ai voulu, dans ma vie. Tout le monde n’a pas cette chance. Mais je crois qu’il faut continuer à la chercher le plus longtemps possible, inlassablement, et ne pas s’enfermer dans quelque chose que l’on n’a pas envie de faire. Car on ne vit qu’une fois ! On ne le répète pas assez. Et passer tout son temps à gagner une vie que l’on n’a pas envie de mener, c’est tellement absurde !

Comment savoir ce que l’on a envie de faire ? On peut avoir envie de faire plusieurs choses, cela peut changer au cours du temps, et c’est là que les étapes du “devenir soi” sont très importantes. Il faut vraiment avoir envie de chercher en quoi l’on est unique, et tester un maximum de choses.

 

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Comment voyez-vous l’entreprise de demain, celle qui réussira et survivra à la crise actuelle ?

Elle doit ressembler à un orchestre. Une entreprise sans cesse en situation d’exiger de ses membres une amélioration de leurs compétences, la recherche de nouveaux répertoires, une exigence infinie de qualité, la création d’un sentiment d’appartenance. ll faut un projet commun, mais aussi le sentiment que l’on peut progresser dans l’entreprise et avoir une carrière ; plutôt que de simplement être là pour faire gagner de l’argent aux actionnaires.

C’est tout le concept de l’économie positive : une entreprise ne peut réussir que si elle donne du sens. Si les gens sont fiers d’y être parce qu’elle travaille dans l’intérêt des générations futures. Elle peut le faire de plusieurs façons : en améliorant l’environnement, la situation sociale, la gouvernance, la place des femmes et des minorités… Quand on travaille dans une organisation qui, dans l’une ou l’autre de ces dimensions, est positive, je pense que l’on a davantage envie d’y rester. Sinon, l’entreprise devient ce que j’appelle une collection de mercenaires narcissiques et déloyaux : des cadres ou des salariés qui sont là, mais qui pourraient être ailleurs. Qui ne se sentent pas obligés de respecter un contrat ou une parole donnée, et qui ne s’occupent que d’eux-mêmes. Si vous regardez bien autour de nous, c’est le cas de beaucoup de personnes. Et la crise du Covid-19 ne devrait rien arranger. Elle a montré l’importance de l’altruisme, de l’humilité et de la solidarité, mais elle a aussi exacerbé la tendance, en particulier dans le rapport au travail, au narcissisme et au repli sur soi.

 

Vous parlez d’humilité ; est-ce une qualité importante pour réussir dans le monde professionnel ?

Oui, s’il ne s’agit pas d’hypocrisie. La vraie humilité, celle qui consiste à respecter les autres, leur vitesse, leurs exigences et leurs préoccupations, est difficile à appliquer. Elle n’est pas forcément innée. Chez moi, elle ne l’est pas, mais j’arrive mieux à en faire preuve que par le passé. Il existe des techniques simples à suivre. Diderot, quand il était très fâché contre quelqu’un, lui écrivait par exemple une lettre d’une extrême violence, sans jamais l’envoyer. L’humilité, c’est aussi cela. C’est penser des choses terribles, mais les garder en soi et finalement, ne pas s’en servir. Cela finit alors par passer.

 

Quels sont selon vous vos plus gros défauts au travail, et avez-vous réussi à vous en servir ?

J’ai beaucoup de défauts. Je vais très vite, trop vite. Je fais trop confiance à mes intuitions. Et je n’ai pas toujours trouvé assez de gens pour me dire non.

 

Est-ce en suivant votre intuition que vous avez été poussé à refuser de devenir un homme politique ?

Je voulais rester libre. J’ai toujours dit que l’avenir d’un ministre, c’est d’être ancien ministre, alors que celui d’un écrivain, c’est d’être écrivain. J’ai eu le privilège d’être le voisin du président de la République pendant plus de 10 ans, alors qu’un ministre n’est que de passage. Le hasard a voulu que je connaisse et que je devienne ami de François Mitterrand, mais je reste humble. Ce fut une occasion formidable de pouvoir être utile, avec une grille de lecture qui est : qu’est-ce que mes enfants penseront de cela dans 30 ans ? Je n’ai jamais pris une décision sans me poser cette question.

 

 

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