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Société

Jacques Attali au JDD : « Je pratique la direction d’orchestre comme un métier »

L’ENTRETIEN INATTENDU. Chaque samedi, une personnalité évoque pour le JDD un aspect moins connu de sa personnalité, de ses engagements ou de ses centres d’intérêt. Cette semaine, nous interrogeons Jacques Attali, écrivain, conseiller, essayiste et... chef d’orchestre.

Erwan Barillot , Mis à jour le
Jacques Attali
Jacques Attali SIPA / © BALTEL

Le JDD. Le grand public ignore souvent que vous êtes chef d’orchestre professionnel. Pourquoi avoir commencé cette activité, il y a une vingtaine d’années ?

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 Jacques Attali. C’était un défi que je m’étais lancé à moi-même. Devenir chef d’orchestre relevait de l’impossible pour moi qui n’avais en la matière aucune prédisposition ni aucun don particulier. Mais j’ai voulu me convaincre qu’avec du travail, on peut arriver à presque tout.

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Comment l’occasion d’embrasser le métier de chef d’orchestre s’est-elle présentée à vous ? 

Je dois tout à Patrick Souillot, directeur de l’orchestre symphonique universitaire de Grenoble, qui m’a appelé après avoir vu il y a vingt ans l’une de mes interventions au journal de France 3. À la question du journaliste de savoir ce que j’aurais aimé entreprendre que je n’avais pas fait, j’avais répondu : « J’aurais rêvé d’être chef d’orchestre, mais c’est trop tard ». Patrick Souillot m’a appelé aussitôt pour me convaincre que, non, il n’était pas trop tard !

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« Un jeune chef d’orchestre, François-Xavier Roth, m’a formé pendant deux années »

Et vous avez accepté ?

Pas immédiatement. Il n’était pas le seul, d’ailleurs, à m’avoir fait la proposition. Il y a aussi eu le chef d’orchestre Jean-Claude Casadesus. J’ai d’abord décliné les deux offres. Chef d’orchestre, c’est un vrai métier qui représente une vie de travail. Mais Patrick Souillot a insisté, alors j’ai fini par me convaincre que j’en étais capable. Il m’a orienté vers un jeune chef d’orchestre, François-Xavier Roth, qui m’a formé pendant deux années. 

Vous étiez déjà musicien ?

Oui, je suis pianiste. Mais le travail de chef d’orchestre est tout à fait autre chose.

En quoi a consisté votre formation avec François-Xavier Roth ?

Il m’a appris les bases de la direction d’orchestre, la lecture des différents instruments, la lecture de la partition d’orchestre, la grammaire d’une partition, la structure des notations pour un chef et les trois étapes distinctes du métier de chef d’orchestre : le travail sur la partition, le travail en répétition, puis le travail en concert. J’ai tout appris avec François-Xavier Roth, puis avec Frédéric Chaslin, chef de l’orchestre de Jérusalem, qui m’a permis d’avancer de manière merveilleuse. Et surtout grâce à Patrick Souillot qui a eu la gentillesse de me proposer de diriger l’orchestre symphonique universitaire de Grenoble.

Le 9 décembre dernier, vous dirigiez la Symphonie n° 9 de Franz Schubert à la tête de cet orchestre. Comment s’est déroulé cet événement, qui est votre direction la plus récente ?

À merveille ! C’était aussi une date importante pour moi, car elle marquait mon vingtième anniversaire avec l’orchestre symphonique universitaire de Grenoble. Et avec bien des orchestres à travers le monde.

« J’ai eu la chance de diriger des orchestres dans une vingtaine de villes du monde »

Comment vivez-vous le travail avec l’orchestre ?

Je l’ai d’abord vécu comme un débutant, presque sans rien savoir. Puis j’ai mieux compris le métier au cours de ces vingt années de pratique. Dans un premier temps, j’ai pu affronter un premier public sur des œuvres simples. Ensuite, les invitations sont venues et j’ai eu la chance de diriger des orchestres dans une vingtaine de villes du monde : Jérusalem, Londres, Shanghai, Montréal, Tirana, Astana, Marseille, Bruxelles, Genève, Lausanne ou encore Paris. 

Quelle est l’expérience qui vous a le plus marqué ? 

Diriger à Jérusalem le concerto en sol de Ravel, qui est une œuvre extrêmement difficile et sublime, en direct à la radio israélienne, avec dans mon dos le président de la République, Shimon Pérès, a eu pour moi un écho particulier. 

Vous avez souvent joué devant – ou plutôt, dos à – des officiels ?

Oui, c’est arrivé plusieurs fois. À Bruxelles, des dirigeants de l’Union européenne étaient présents dans la salle quand je dirigeais le 5ème concerto de Beethoven et le concerto de Sibelius. À Tirana, le Premier ministre albanais, Edi Rama, m’a fait l’amitié d’assister à mon concert.

« La direction d'orchestre, c’est considérer la musique en trois dimensions »

Qu’avez-vous appris de vos enseignements avec Patrick Souillot, François-Xavier Roth et Frédéric Chaslin ?

Ils m’ont aidé à entrer dans l’esprit d’un compositeur. On perçoit différemment la musique quand on la dirige. Une oreille extérieure n’y entend qu’une seule dimension : le son. Apprendre la direction d’orchestre, c’est considérer la musique en trois dimensions. Mes professeurs m’ont aidé à comprendre la nature de la création musicale et la manière dont est structurée une œuvre, de Bach jusqu’aux compositeurs contemporains.

Vous avez évoqué les trois étapes du travail de chef d’orchestre. Pouvez-vous nous décrire chacune de ces étapes ?

D’abord, il y a le travail sur la partition, qui est plutôt solitaire et intellectuel : il s’agit de se familiariser avec l’œuvre, de l’annoter, d’en définir les premières couleurs, les phases, la grammaire... Je connais assez vite la partition par cœur. Le second travail est un travail d’équipe : ce sont les répétitions avec l’orchestre, entre deux et cinq répétitions selon la connaissance que l’orchestre a de l’œuvre. Enfin, le troisième travail est le résultat des précédents : c’est le concert, véritable danse avec l’orchestre, dans laquelle on ressent, on vit l’œuvre. C’est la raison pour laquelle je dirige toujours sans partition, de manière à garder les yeux dans ceux des musiciens. 

C’est important pour vous de conserver ce contact visuel pendant le concert ? 

C’est essentiel ! Certes, le geste a son importance pour garantir la cohésion de l’orchestre et le rythme de la musique. Mais, de mon point de vue, le véritable cœur de la direction d’orchestre, ce sont les yeux.

Vous dites que l’apprentissage de la direction d’orchestre vous a permis de comprendre les différentes structures, de Bach jusqu’aux compositeurs contemporains. Y a-t-il un compositeur que vous appréciez particulièrement diriger ?

Diriger le concerto en sol de Ravel, une messe de Mozart avec le chœur, un concerto de Beethoven, la 9ème symphonie de Schubert, sont autant d’expériences sublimes et bouleversantes.

Vous venez de citer des œuvres classiques. Appréciez-vous autant diriger des œuvres contemporaines ?

J’ai pu travailler quelques œuvres contemporaines, ce qui est toujours enrichissant. Tout comme des adaptations de musique de film. Mais j’avoue que je garde un faible pour les grandes œuvres classiques.

 Vous dites ne pas avoir eu, à l’origine, de don particulier pour le métier de chef d’orchestre ? Est-ce vrai aussi pour d’autres éléments de votre vie ?

Oui, je n’étais pas spécialement doué pour les mathématiques, et j’ai pu faire de hautes études dans ce domaine, jusqu’à devenir économiste. Donc oui, je crois que c’est vrai pour à peu près tout.

« La seule qualité qui vaille vraiment, c’est la “niaque”, la faculté à persévérer »

Cela rappelle De la dignité de l’Homme de Pic de la Mirandole, le texte qui augure la Renaissance italienne. L’auteur y fait parler Dieu s’adressant à l’Homme : « Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. »

Le texte de Pic de la Mirandole est magnifique, en effet. Je crois comme lui qu’au fond, chacun devient ce qu’il souhaite. La seule qualité qui vaille vraiment, c’est la « niaque », la faculté à persévérer.

Vous dites maîtriser un instrument, le piano. On prétend qu’un bon chef d’orchestre doit en maîtriser deux...

Je ne maîtrise mal qu’un seul instrument, en effet. Pour les autres, je sais lire leur partition et entendre leurs sons. Mais il est vrai qu’il serait préférable que je sache jouer d’un instrument à vent et d’un instrument à corde, qui ont chacun des logiques et des participations à l’orchestre totalement différentes. À ce stade, ma direction nécessite des appuis dans l’orchestre. Pour les cordes, je dépends du premier violon qui indique aux autres ce qu’on appelle les coups d’archet.

Les béotiens s’imaginent que, puisque la partition est déjà écrite et que les musiciens la connaissent déjà par cœur, ils n’ont plus qu’à la jouer ! Dès lors, quel est le rôle du chef d’orchestre ?

Pour un orchestre de moins de quinze musiciens, un chef n’est pas forcément utile en concert, même s’il peut l’être en répétition. Au-delà, le chef est vital pour donner une couleur. La musique sera bien différente en fonction de la balance, c’est-à-dire de l’équilibre choisi entre les cordes, les vents et les cuivres. Le rythme est également fondamental : une même symphonie peut durer 45 minutes ou 1h05.

« Un bon chef d’orchestre donne du plaisir sans en prendre »

Existe-t-il une « couleur Attali » ?

Cela dépend des œuvres. Mais j’ai compris une chose importante en dirigeant le deuxième concerto de Ravel, qui est merveilleux : quand on est chef d’orchestre, il ne faut pas prendre de plaisir. Si l’on en prend, alors on écoute moins, on maîtrise moins et on ralentit. Un bon chef d’orchestre donne du plaisir sans en prendre.

Y a-t-il un rapport entre la direction d’orchestre et la direction des affaires publiques, politiques, économiques ou stratégiques, telles que vous les avez pratiquées ?

Oui, bien sûr. Dans la direction d’orchestre comme en politique, mais aussi comme dans la famille et comme en entreprise, il faut installer un respect réciproque. Le chef n’est légitime que s’il est compétent. En répétition, les musiciens ont des astuces pour mesurer ce niveau de compétence : ils jouent faux ou pas dans le tempo pour vérifier si le chef est capable de le remarquer. De même, le chef doit lui aussi respecter les musiciens, ne pas oublier que l’œuvre est collective ! 

Vous avez connu beaucoup de personnalités politiques au cours de votre carrière. De manière générale, sont-elles familières de la musique ?

Très peu de dirigeants français connaissent ou s’intéressent à la musique, a fortiori la musique classique. Ce n’est pas leur univers. Est-ce que cela leur a manqué ? Oui, sans doute. Je plains ceux qui n’aiment pas la musique. Est-ce que cela leur nuit ? Oui, sauf s’ils ont su développer d’autres formes de sensibilité artistique.

« La musique revêt un caractère extrêmement consolateur »

Quels conseils donneriez-vous à ceux qui souhaiteraient se lancer dans la direction d’orchestre ?

Il ne s’agit pas d’un travail d’amateur ! C’est une immense tâche à pratiquer avec humilité et exigence. C’est un vrai métier. Pour ma part, je pratique la direction d’orchestre comme un métier.

Votre ouvrage le plus récent, Histoires et Avenirs de la Consolation (Champs), aborde les mille manières inventées par les humains pour se consoler. La musique est-elle aussi une consolation ?

Dans ce livre, j'explore les différentes façons de se consoler depuis les premiers rites funéraires : les lettres, la prière, le chocolat, les caresses et, bien sûr, la musique. La musique revêt un caractère extrêmement consolateur. Je ne peux pas ne pas être consolé par le 2ème concerto de Rachmaninoff. Et aussi par le fait de jouer de la musique et surtout de la partager avec d’autres. J’ai toujours considéré la musique comme une sorte de prière et de démonstration que l’humanité est capable de se dépasser. C’est justement dans ce sentiment de dépassement possible que se situe la consolation.


Samedi dernier, le JDD a interrogé Laurent Alexandre sur sa passion inattendue : « La cuisine et GPT4 sont les deux mamelles d’une bonne éducation. »

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