À La Provence, la reprise du travail n’éteint pas les craintes sur l’indépendance éditoriale

Actualité
le 26 Mar 2024
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Après la réintégration du directeur de la rédaction dimanche 24 mars, les équipes de La Provence ont décidé de reprendre le travail le lendemain. L'ingérence éditoriale de l'actionnaire principal, la CMA CGM, laisse pourtant des traces qu'une "charte de déontologie et d'indépendance" en préparation doit tenter d'effacer.

À La Provence, la reprise du travail n’éteint pas les craintes sur l’indépendance éditoriale
À La Provence, la reprise du travail n’éteint pas les craintes sur l’indépendance éditoriale

À La Provence, la reprise du travail n’éteint pas les craintes sur l’indépendance éditoriale

Entouré de pancartes dessinées dimanche à la va-vite et d’une petite centaine de ses collègues, Sylvain Pignol finirait presque par s’en excuser. Micro en main, face à la presse venue couvrir le rassemblement des journalistes en grève de La Provence, le représentant du Syndicat national des journalistes (SNJ) ne peut que constater “la faible culture sociale” au sein de son journal. Le quotidien n’a que très rarement connu de mouvement de cette ampleur, le deuxième depuis la reprise du journal par Rodolphe Saadé il y a un an. Vendredi, la rédaction a décidé d’une grève qui aura duré jusqu’à une nouvelle assemblée générale ce lundi 25 mars en début d’après-midi.

La sortie de grève s’est faite dans la douleur : 94 voix ont souhaité la reprise du travail, 71 la poursuite du mouvement. Entre-temps, les salariés mobilisés ont obtenu la réintégration à la tête de la rédaction d’Aurélien Viers, mis à pied le 22 mars pour une une présentée comme ambiguë par les représentants de l’actionnaire, la CMA-CGM. Comme nous le révélions, le directeur général Gabriel d’Harcourt avait en effet été convoqué le 21 par Rodolphe Saadé, le patron de l’armateur. Il avait dû s’expliquer d’une une qui, selon l’actionnaire, pouvait laisser penser que la parole était complaisamment donnée à des dealers. Selon le média en ligne Blast, Saadé aurait lui-même reçu un coup de fil préalable du président de la République, mécontent d’une parution qui relativisait la portée de son opération Place nette XXL à La Castellane le 19 mars. Silencieux depuis le début de cette crise, Rodolphe Saadé devrait être contraint de s’expliquer, à huis clos, lors de la commission d’enquête parlementaire sur le fonctionnement des chaînes de télévision mercredi 27 mars.

“Un danger pour un groupe de presse en construction”

La réintégration d’Aurélien Viers s’est faite au prix de discussions impliquant la direction de Whynot médias –le directeur général Jean-Christophe Tortora, le directeur général délégué Laurent Guimier –  et le directeur général de La Provence Gabriel d’Harcourt. Les représentants du personnel, qui avaient proposé d’accompagner le chef de la rédaction, ont été tenus à l’écart de ces échanges. Mais leur pression, comme celle de nombreuses personnalités médiatiques et politiques, aura largement contribué à faire reculer l’actionnaire. “Le rendez-vous avec Aurélien Viers était initialement prévu vendredi 29 mars. Il y a une prise de conscience de l’urgence qu’il y avait à régler une situation qui créait un danger pour l’image d’un groupe de presse en train de constituer”, analyse Nicolas Goyet, délégué syndical CFE-CGC.

La position adoptée à l’issue de cette réunion et consacrée par un communiqué sur la une controversée tient en une formule : “une erreur dans la composition”. Une position qu’Aurélien Viers assume en marge du rassemblement des grévistes : “Il y a a maxima une citation non sourcée et cette erreur dans la composition”. Le journaliste précédemment en poste au Parisien s’est dit “très heureux de travailler avec cette rédaction et la direction de Whynot médias, à laquelle évidemment [il] appartien[t]”.

Aurélien Viers, directeur de la rédaction de La Provence. Photo JML

Il reprend ses fonctions, explique-t-il, en ayant “obtenu assez de garanties pour l’indépendance de la rédaction et la [s]ienne, pour poursuivre le travail sereinement”. Néanmoins, sa position semble fragile vis-à-vis de sa rédaction qui dès ce mardi 26 mars aura la possibilité de faire connaître sa divergence d’appréciation sur la une du 21 mars. L’assemblée générale des salariés a arraché l’insertion d’une forme de droit de réponse dans l’édition du jour : l’encart réaffirme qu’il n’y a “aucune faute déontologique” dans la publication de la une incriminée.

Ce n’est pas facile de retourner bosser après un épisode comme ça, c’est tout notre travail qui peut être suspecté de censure désormais.

Un journaliste

Plus généralement, les journalistes dépeignent une rédaction qui a vécu cette ingérence comme un avertissement sur une ligne politique à tenir, “On a l’impression qu’on va devoir bosser avec un flingue sur la tempe, qu’ils essaient de mettre une rédaction au pas”, s’énerve une journaliste. “C’est difficile de voir la lumière quand on voit tout le marasme qu’ils ont créé”, renchérit une collègue. “Ce n’est pas facile de retourner bosser après un épisode comme ça, c’est tout notre travail qui peut être suspecté de censure désormais”, s’agace un autre.

Dans un journal qui a connu dix ans d’errements sous la présidence de Bernard Tapie, l’espoir représenté par Rodolphe Saadé s’est en tout cas évanoui : “On pensait en avoir fini avec les turbulences. Moralité, on est en plein dedans”, se lamente un rédacteur, particulièrement las. Bref, “la confiance en la direction du journal comme en celle du groupe sera difficile à restaurer”, conclut l’intersyndicale dans un communiqué.

Une charte d’indépendance aux multiples enjeux

Dans l’immédiat, si les prochaines unes seront nécessairement scrutées, c’est autour de la “charte d’indépendance et de déontologie” promise pour la mi-avril que vont se concentrer les discussions. Pour l’heure, Sylvain Pignol explique que “les garanties d’indépendance sont trop faibles”. Avec cet épisode, les organisations qui travaillaient sur ce contrat entre le patron et les journalistes l’ont vu, dit-il “roulé en boule d’un geste” et s’interrogent sur sa “valeur réelle”.

Aurélien Viers, de son côté, assure qu’il proposera “une charte novatrice dans la presse française” et promeut la création d’un “conseil de rédaction et d’indépendance éditoriale qui va nous permettre tous les mois d’aborder le mode de fonctionnement et d’éventuels problèmes soulevés par les parties prenantes concernant l’indépendance éditoriale, l’éthique et la déontologie”. L’élue au comité social et économique (CSE) sous l’étiquette SNJ, Sophie Manelli renchérit : “Il ne faut plus que les décisions incombent à une seule personne qui reçoit toutes les pressions. Il faut que tout passe de manière transparente par un comité d’indépendance composé de journalistes.”

Relancées dès ce mardi 26 mars, les discussions se feront désormais sous des projecteurs plus intenses, tant le nouveau patron de médias Roldolphe Saadé a entamé sa crédibilité dans ce dossier. Aurélien Viers dit prendre la mesure de l’enjeu : “En 48 heures, je suis devenu le symbole de la liberté de la presse et de l’indépendance éditoriale. Cela m’oblige, cela nous oblige.”

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Commentaires

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  1. Alceste. Alceste.

    Aurélien Viers dit prendre la mesure de l’enjeu : “En 48 heures, je suis devenu le symbole de la liberté de la presse et de l’indépendance éditoriale. Cela m’oblige, cela nous oblige.”
    Faudra se mesurer la taille du nombril le matin.m,mon gars Nest pas Jaurès,ou Zola ou Albert Londres qui veut.

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    • RML RML

      Zola, c’etait à quelle époque, déjà?🤫

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    • Electeur du 8e © Electeur du 8e ©

      Est-ce qu’un jour, vous ferez ici un commentaire positif, un seul, @Alceste, parmi les très nombreux dont vous nous gratifiez quotidiennement ?

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  2. Forza Forza

    Merci @Jean-Marie et @Marsactu d’accorder à cet événement la place et le temps qu’il mérite et qui va bien au-delà d’un incident à “La Provence”. Si seulement la mobilisation pouvait faire boule de neige et aboutir à d’autres chartes dans d’autres rédactions “milliardesques”, l’effet boomerang serait complet :p

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  3. julijo julijo

    une “charte d’indépendance et de déontologie” devrait devenir obligatoire dans tous les organes de presse. de même que les sdj, société des journalistes.
    sans garantie absolue, c’est un premier pas pour éviter les ingérences d’actionnaires dans le contenu rédactionnel.
    et oui, effectivement, a. viers a raison, l’indépendance est l’enjeu pour les rédacteurs de la provence, il en va de leur crédibilité.

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    • Félix WEYGAND Félix WEYGAND

      C’est juste, l’économie de la Presse est tellement fragile et instable qu’il est vain de rêver de voir tous les médias d’information débarrassés des grands actionnaires et de la dépendance aux annonceurs. En revanche des sociétés de journalistes et des sociétés de lecteurs avec des droits de vote, des parts de l’actionnariat gelées dans des fondations indépendantes et des chartes de déontologie contraignantes (et protectrices) des rédactions ; tout cela existe et peut être généralisé.

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    • BRASILIA8 BRASILIA8

      Une charte n’est pas contraignante aucune sanction si elle n’est pas appliquée
      Les actionnaires non pas besoin d’agir directement comme vient de le faire Mr Saadé ils peuvent faire pression indirectement par le financement et entrainer une auto censure chez les journalistes

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  4. Alceste. Alceste.

    8eme il faut raison garder. LA PROVENCE n’est pas le Washington Post et monsieur Viers n’est quand même pas Bob Woodward.

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    • ruedelapaixmarcelpaul ruedelapaixmarcelpaul

      Et ?
      La liberté de la presse serait à géométrie variable selon le lieu d’implantation, la langue utilisée et le nombre de lecteurs ?

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  5. Marc13016 Marc13016

    Pas cool en effet, de venir bosser en redoutant de se prendre sur la tête un conteneur lâché par une grue …
    Souhaitons à nos amis journalistes de retrouver la joie d’informer en toute liberté.
    Le patron Rodo aura beau jeu de dire que lui, il paye. Donc eux, ils obéissent. Seulement qui l’avait obligé à racheter la boutique ?
    Certes, on ne sait pas ce qu’elle serait devenu (sans lui). Décidément, il faut protéger nos feuilles de choux. Ces plantations là sont bien délicates, et pourtant tout aussi indispensables que le New York Times, n’en déplaise à certains : le local, c’est fondamental.

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