BFM Business
Défense

"Abus de langage" ou "accélération de cadence": deux ans après l'appel de Macron, où en est l’économie de guerre?

Lancée par Emmanuel Macron en juin 2022 sur le salon Eurosatory, la stratégie d'économie de guerre de la France est souvent critiquée malgré des efforts inédits des industriels. Un point sur ce dossier complexe.

13 juin 2022, quatre mois après l'invasion de l'Ukraine par la Russie en inaugurant au au parc des expositions de Villepinte le salon de l'armement Eurosatory, Emmanuel Macron appelle les entreprises françaises de l'armement à se mobiliser pour produire plus, plus vite et mieux.

Cette économie de guerre visait même à réquisitionner les entreprises du civil à participer à cet effort au moyen d'une réquisition s'il le fallait. Ce plan a même été gravé dans la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 d'un montant de 413 milliards d'euros en hausse de 40% par rapport à la précédente. Cette LPM fait passer le budget annuel des armées de 43,9 milliards d'euros en 2023 à 69 milliards d'euros d'ici à 2030. Il était de 32 milliards en 2017.

"Tenir dans la durée"

Ces moyens importants n'ont qu'un but, "permettre de préparer notre outil militaire aux conflits futurs et à tenir dans la durée", explique le ministère des Armées dans un document destiné à préciser les grandes orientations de la LPM.

Ce message s'adresse aux 4.000 entreprises françaises de la BITD (base industrielle et technologique de défense) parmi lesquelles MBDA, Airbus, Safran, Thales, Naval Group, Dassault, Nexter, ArianeGroup et le CEA. Ces pépites industrielles emploient 200.000 salariés et 10% d'entre elles sont considérées comme "stratégiques" par l'Etat. Deux ans après l'annonce du chef de Armées, ont-elles réussi à accélérer les cadences pour entrer en mode "économie de guerre"?

Le ministère des Armées suit personnellement cette évolution. Il a récemment fait un point précis sur l'accélération de la production d'armement par les industriels français. Au début du conflit ukrainien, seulement deux canons Caesar sortaient chaque mois des ateliers de KNDS. L’entreprise en assemblera huit en ce début d’année prochaine permettant à l'armée de Terre de reconstituer ses stocks avec un an d'avance. Sur les 30 Caesar envoyés en Ukraine, 18 Caesar avaient été prélevés sur les stocks des armées.

"Cette accélération de cadence est le succès le plus probant de l’économie de guerre voulue par le président de la République", constate le ministère des Armées.

Pour les munitions, notamment les obus de 155 mm du Caesar, KNDS a mis les bouchées doubles. Entre janvier 2023 et janvier 2024, la production mensuelle a été triplée pour passer à 3.000 en janvier 2024. Côté missiles, si des efforts restent à faire sur les Aster, MBDA a fait passer la cadence de production des Mistral de 20 à 40 par mois. Idem chez Thales qui a doublé la production des GM200, des radars antiaériens de moyenne portée.

Enfin, Dassault Aviation, est passé d'un rythme de production de un à trois Rafale par mois pour répondre à un important carnet de commandes. Cette accélération vise aussi à honorer au plus vite la commande passée en début d'année par le ministre des Armées pour 42 avions de combat pour atteindre en 2032 le nombre total de 234 Rafale au sein de ses forces.

Un effort de guerre insuffisant?

Malgré les efforts incontestables fournis en deux ans par toute la chaîne de production depuis les TPE jusqu'au plus grand groupe d'armement, beaucoup doutent d'une véritable entrée dans une économie de guerre.

Un rapport du Sénat publié en janvier dernier s'interroge sur ce point. Dans ce document, Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, regrettait que les promesses d'Emmanuel Macron en 2022 ne se réalisent pas.

"Cette économie de guerre n'est pas à la hauteur des attentes. Ce n'est pas le terme approprié. Les mots ont un sens. C'est un abus de langage", lançait le Cédric Perrin lors de la présentation de ce rapport intitulé "Pourquoi l'avenir de l'Europe se joue en Ukraine".

Le 13 mars, dans une tribune piquante, le sénateur Claude Malhuret, également membre de cette commission, estimait aussi que l'effort de la France en matière d'armement reste insuffisant.

"L'économie de guerre (...) suppose deux conditions: multiplier les commandes d'armement et préparer d'autres sites de production. Ces conditions ne sont pas encore réunies", note-t-il en pointant la part de la défense dans le PIB de la France (2.600 milliards d'euros) qui atteindra cette année 2%. Ce palier est le minimum requis demandé par l'Otan aux pays membres de l'Alliance.

"En comparaison d'autres pays par rapport à leur PIB, elle n'est pas encore suffisante", estime Claude Malhuret.

Peut-on résumer une économie de guerre à une part du PIB?

"Il n'y a pas de définition standardisée, comme il y en a une pour l'hyperinflation, par exemple. Ce n'est pas le pourcentage du PIB qui la définit", note Sylvain Bersinger, consultant pour le cabinet Asteres.

Pas de "quoi qu'il en coûte pour l'Ukraine"

Le consultant rappelle par exemple qu'"il y 40 ans, 4% du PIB français était consacré à l'armement et nous n'étions pas en économie de guerre".

Il note aussi que pendant la Seconde Guerre mondiale, la défense représentait 40% du PIB des Etats-Unis. Malgré tout, Sylvain Bersinger estime que la France est loin d'être pleinement mobilisée pour faire face à un risque de guerre de la même intensité que celle entre la Russie et l'Ukraine.

Emmanuel Chiva, délégué général pour l'armement - 06/03
Emmanuel Chiva, délégué général pour l'armement - 06/03
10:43

En 2022, il avait même été question de réquisitionner des entreprises civiles pour contribuer à l'effort de guerre si nécessaire. Ce point n'a plus été évoqué.

"A-t-on vraiment senti la nécessité de le faire? Et quand bien même, pas sur que ce soit simple à mettre en place. Il faudrait être prêt à indemniser les entreprises qui délaisseront leur activité commerciale dans le civil", fait remarquer Sylvain Bersinger.

"On n'a pas eu de "quoi qu'il en coûte pour l'Ukraine", ni en France, ni même en Europe à part peut-être en Pologne", estime Sylvain Bersinger qui prend pour exemple la Russie qui "est réellement entrée en économie de guerre".

"En plus d'une part défense de plus de 7% du PIB, son appareil industriel a été redéfini pour accélérer la production de matériel et de munition".

Enfin, sur BFMTV, Raphaël Glucksmann a même un peu vite accusé la France de n'avoir pas augmenté ses capacités de production d'armement et de n'être pas entré en économie de guerre.

Les conséquences des dividendes de la paix

Pour Sébastien Lecornu, c'est un procès injuste, non seulement au vu des résultats des industriels en seulement deux ans, mais aussi après une période de quasi-léthargie dans les budgets de défense.

"Pendant 20 ans, on a été dans ce qu'on appelait les dividendes de la paix, avec une réduction drastique des budgets militaires et des faibles commandes", rappelait sur BFMTV le ministre des Armées.

Retrouver des capacités de production importantes ne se fait pas instantanément en appuyant sur un interrupteur. "Ce n'est pas du ON/OFF", explique Sébastien Lecornu.

"Il y a eu une fonte musculaire importante dans les armées et dans l'industrie de défense. Après un tel régime, vous pouvez passer vos journées dans la salle de sport, vous ne retrouverez pas des muscles en une seule journée. C'est vrai que c'est lent", admet Sébastien Lecornu.

Cette lenteur s'explique par des choix faits il y a des décennies, comme celui de fermer les activités de poudre en France, un composant indispensable à la fabrication des obus. Le ministre des Armées a décidé de relancer cette filière en relocalisation cette production de Suède à Bergerac, en Dordogne, sur le site d'Eurenco.

Autre dossier complexe, celui des Forges de Tarbes qui est le seul fabricant français à produire les corps d'obus de 155 mm des canons Caesar. Le problème est tout autre. Le site, reprise par Eurosplasma en 2021, est confronté à un conflit social entre les salariés et la nouvelle direction accusée de ne pas investir suffisamment pour moderniser le site. Le 14 mars, Sébastien Lecornu s'est donc rendu dans l'usine pour "s’assurer que toute la chaîne de production des munitions, de la fourniture des éléments de base, des matières premières, et jusqu’à leur fabrication, est opérationnelle".

D'autres entreprises font moins parler d'elles, mais agissent. C'est le cas de Delair qui équipe l'armée ukrainienne en drones de renseignement depuis 2016. En quelques années, la guerre en Ukraine a fait passer cette PME toulousaine du civil au militaire. Avec Nexter, elle va désormais fournir des drones kamikazes d'ici cet été.

Avec ces projets, l'économie de guerre prend un nouveau tournant en se poursuivant hors des frontières françaises et en partenariat avec d'autres états. Lors d'un déplacement à Berlin les 21 et 22 mars sur l’Ukraine et les projets industriels, Sébastien Lecornu a confirmé un accord avec l'Allemagne pour produire en Ukraine les obus de 155 mm ainsi que des pièces détachées pour les canons Caesar. Ce site sera une filiale ukrainienne de Nexter-KNDS. Delair devrait aussi lancer la production de drones kamikaze en Ukraine.

Comment va désormais se poursuivre cette stratégie industrielle qui ne peut que s'amplifier? Sébastien Lecornu devrait dévoiler mardi matin le détail de cette économie de guerre avant de retourner sur le site d'Eurenco. En attendant, la France, qui est le deuxième exportateur d'armes au monde, est bien passée en économie de guerre en seulement deux ans peut-être trop lentement pour certains, mais sûrement, même si le plus dur reste toujours à faire.

Pascal Samama
https://twitter.com/PascalSamama Pascal Samama Journaliste BFM Éco