Paradoxe : Elon Musk ne veut pas que vous utilisiez trop Twitter. S'agit-il de préserver votre santé mentale en vous empêchant de scroller mécaniquement votre fil d'actualités de plus en plus anxiogène, d'autant plus avec les émeutes qui agitent actuellement la France - et les réseaux sociaux - après le décès du jeune Nahel à Nanterre ? S'agit-il de son entrée en lutte contre l'addiction provoquée par les réseaux sociaux, qui est pourtant la base de leur modèle économique ? Rien de tout cela. Elon Musk a fait le choix de sacrifier l'utilisation de Twitter pour gagner une bataille dans la grande guerre de l'intelligence artificielle, qui se joue actuellement entre les géants du numérique mondiaux.
Concrètement, l'entreprise limite désormais la lecture quotidienne de tweets à 10.000 messages par jour pour les comptes vérifiés - c'est-à-dire les abonnés à Twitter Blue, le système de coche bleue -, à 1.000 pour les utilisateurs non-vérifiés, et à 500 pour les nouveaux comptes non-vérifiés, a indiqué Elon Musk sur le réseau social. A noter que dans la plus pure tradition d'improvisation et d'impulsivité du patron sur tout ce qui touche Twitter, ces seuils ont été relevés au cours du week-end, au gré des polémiques : initialement, Elon Musk avait placé la limite à 6.000 messages pour les comptes certifiés, 600 pour les non-certifiés et 300 pour les nouveaux comptes.
Cette nouvelle restriction a été annoncée au lendemain de l'interdiction de lire des messages sur le réseau sans avoir de compte : désormais, il faudra se connecter et s'identifier, il ne sera plus possible d'accéder à des tweets depuis un moteur de recherche ou une API.
Empêcher les concurrents d'accéder aux données pour entraîner leurs IA
D'après plusieurs spécialistes, ces deux mesures cumulées, qui attaquent à la fois la notion d'Internet ouvert et les acteurs de l'intelligence artificielle qui « scrappent » les données du web pour entraîner leurs algorithmes, risquent d'avoir pour principale conséquence une moindre fréquentation de Twitter. Avec la nécessité de se connecter pour accéder aux tweets, Google ne sera pas en mesure de le répertorier et de le présenter efficacement sur son moteur de recherche, ce qui pourrait occasionner une baisse du trafic vers le réseau social.
Par ricochet, Elon Musk expose Twitter à une baisse des revenus, alors que le chiffre d'affaires a déjà chuté de moitié depuis le rachat. A moins que les utilisateurs qui verront leur utilisation restreinte à 500 ou 1.000 tweets par jour - ce qui arrive assez vite pour les plus assidus -, ne basculent vers l'option payante Twitter Blue. Mais le déclin de la plateforme depuis que le milliardaire en a pris le contrôle fin 2022, caractérisé par des pannes et bugs à répétition liés à la suppression de 80% des effectifs, ainsi que l'échec de Twitter Blue, rendent peu probables que de nouvelles restrictions abîmant encore plus l'expérience utilisateur soient le déclencheur de nouveaux abonnements.
D'autant plus que ces restrictions semblent peu efficaces : des développeurs ont déjà trouvé le moyen de contourner la limitation de messages, comme par exemple via des extensions de navigateurs. Si Elon Musk semble prêt à courir ce risque pour Twitter, c'est parce que l'enjeu est ailleurs. Selon lui, la restriction des tweets vise à « remédier aux niveaux extrêmes de recueil de données et de manipulation de système ».
« Des centaines d'organisations (peut-être plus) glanaient des données sur Twitter de façon très agressive, au point que cela perturbait l'utilisation ordinaire par les internautes », a-t-il ajouté.
Réduire les coûts de cloud
Dans le viseur d'Elon Musk figurent particulièrement les entreprises d'intelligence artificielle comme Open AI, qui commercialise ChatGPT. Car pour mettre au point un modèle d'intelligence artificielle générative capable de répondre de façon similaire à une personne humaine, à des demandes formulées en langage courant, ces entreprises doivent entraîner leur interface en leur donnant des exemples de conversations.
« Quasiment toutes les boîtes qui font de l'IA, des startups aux plus grands groupes du monde ramassaient de grandes quantités de données », a insisté Elon Musk. « C'est un peu frustrant de devoir ajouter, en urgence, un nombre important de serveurs pour le seul fait de justifier la valorisation indécente de certaines startups de l'IA ».
Autrement dit, non seulement Twitter contribue - indirectement et de manière mineure - au succès de ChatGPT et autres modèles d'IA générative qui ont besoin de comprendre les interactions humaines, mais en plus cette utilisation coûte de la puissance informatique à l'entreprise, donc des frais d'hébergement cloud, qui dépendent en partie de l'utilisation du service. D'autant plus qu'Elon Musk serait en conflit avec Google Cloud, qui héberge l'infrastructure de Twitter, en raison des coûts exorbitants que le cloud engendre pour les entreprises, d'après le site Platformer.
La décision de limiter le nombre de tweets apparaît donc également comme une mesure de rationalisation des coûts, car ces serveurs supplémentaires étaient nécessaires à Twitter pour soutenir le trafic et l'utilisation intensive de la plateforme par des logiciels ou bots, mais pas par les usagers ordinaires. Ce qui a conduit Elon Musk à ironiser : « La raison pour laquelle j'ai instauré une "limite de vues" est en fait que nous sommes tous addicts à Twitter et avons besoin d'aller dehors. »
Musk ou la stratégie du blocage dans la course à l'IA
Twitter n'est pas seul à faire face aux conséquences de l'accélération de l'IA générative. Mi-juin, la plateforme américaine de discussions Reddit a relevé les tarifs qu'elle demande aux développeurs tiers pour utiliser les données et conversations postées sur son réseau. Cette décision a suscité une grande polémique au sein des communautés de Reddit, car ces plateformes donnaient jusqu'ici accès à des prix modérés, voire gratuitement, aux données publiques sur leur site, pour favoriser le développement d'un écosystème autour d'elles.
Par ricochet, ce sont les fondements de l'Internet ouvert que Reddit ou Twitter, parmi d'autres, commencent à remettre en cause. Le tout au nom des revenus engendrés par d'autres, sur des données que leurs propres utilisateurs leur donnent... gratuitement, et qu'ils monétisent eux-mêmes via la publicité contextuelle.
Pour Elon Musk s'ajoute aussi la dimension de compétition avec ces acteurs de l'IA comme OpenAI et Google. Le patron de Tesla et de SpaceX ambitionne de devenir lui-même un géant de l'IA avec sa société X.AI, qui travaille sur son propre chatbot, baptisé Truth GPT. Ainsi, dès décembre 2022, le nouveau PDG du réseau social mettait fin au contrat qui permettait à OpenAI d'utiliser les données de Twitter pour entraîner ChatGPT, et qui rapportait 2 millions de dollars par an à Twitter.
Dans ce contexte, les prises de position récentes d'Elon Musk appelant à un moratoire sur l'intelligence artificielle, et à l'arrêt immédiat de l'entraînement de leurs algorithmes jusqu'à ce qu'une régulation en encadre les usages, sont à relativiser. Musk cherchant lui-même à devenir un géant de l'IA, ces déclarations doivent surtout être interprétées comme une volonté de ralentir l'adoption de l'IA pour lui permettre de rattraper son propre retard. Dans l'utilisation de Twitter comme dans la course à l'intelligence artificielle, Elon Musk n'agit en rien de manière désintéressée.
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