Guy Bennett : Parfois, je veux juste toucher – Chroniques, 2024 (6)

Guy Bennett © Jean-Philippe Cazier

Sous l’influence des crônicas de Clarice Lispector, une série de textes du poète américain Guy Bennett, publiés dans Diacritik tout au long de l’année 2024.

Membre fantôme

Je me sens parfois coupable d’écrire : comme je ne peux jamais être certain que le texte sur lequel je travaille soit mené à terme / ait une quelconque valeur / finisse par être publié un jour, je suis hanté par l’idée que je perds mon temps et qu’à la fin je n’aurai rien accompli pour mes peines. (Pourtant je sais : c’est le processus qui compte, pas l’objet, le voyage, pas la destination…). Ce sentiment est d’autant plus prononcé s’il y a d’autres choses que je pourrais ou devrais faire, ce qui est souvent le cas.

Or, je sais bien que je n’écris pas afin d’atteindre les objectifs ci-dessus mentionnés, mais je serais menteur si je prétendais qu’ils me sont complètement indifférents. En fait, j’écris parce que j’aime ça, et parce qu’il y a fréquemment un sujet que j’aimerais traiter via l’écriture. Si, ce faisant, j’arrive à me sentir un tant soit peu satisfait de ce que je produis, alors bien sûr que j’espère le parachever / créer en lui la potentialité d’une valeur / le rendre public, mais cela n’a pas toujours été le cas.

Comme la plupart des écrivains sans doute, j’ai réalisé plusieurs ouvrages qui n’ont jamais vu le jour, et ce n’est pas faute d’avoir essayé (au moins un peu) ; il est donc difficile d’affirmer que ces derniers ont une valeur qui aille au-delà de la satisfaction que j’ai pu ressentir en les écrivant, puisqu’ils ne se sont jamais retrouvés dans les mains et les esprits des lecteurs qui détermineraient en grande partie cette valeur. Ai-je donc perdu mon temps à les écrire ?

Je ne le crois pas, car si je ne les avais pas écrits, je ne peux pas dire que je serais en train d’écrire ceci, ni avoir fait aucun des autres textes que j’ai écrits entre-temps – c’étaient les marchepieds nécessaires pour passer de l’écrivain que j’étais alors à celui assis aujourd’hui sur le canapé et qui tape ces mots ; ce sont les passages supprimés de l’œuvre-vie que je suis encore en train d’élaborer et qui ne s’achèvera qu’à ma mort ; ce sont les maillons manquants dans la chaîne évolutive des livres qui portent mon nom.

En ce sens, ils ont une valeur certaine, même si, comme un membre fantôme, cela se sent plus que cela ne se voit dans les interstices apparemment vides entre mes écrits publiés.

Musique(s) pour écrire

Me plaisent les morceaux qui s’écoulent et refluent / qui sont percés de trous / qui n’attirent pas trop l’attention / que l’on peut ignorer. Ceux-ci font souvent l’affaire :

– la Missa pro defunctis (chant grégorien)

1–100 de Michael Nyman

Discreet Music (la composition, pas le disque tout entier) de Brian Eno

– Le premier volume des Mikrokosmos de Bartók

Vexations de Satie (de préférence, l’interprétation de Reinbert de Leeuw)

Music for 18 Musicians de Steve Reich

Je mets le volume dangereusement bas pour que la musique disparaisse par moments, et j’utilise la fonction « lire en boucle » pour que cela dure.

Nocturne

Je ne sais pas exactement pourquoi ce type de composition musicale me séduit autant. Son évocation de la nuit fait sûrement partie de son attrait, tout comme l’idée, courante dans la musique sud-asiatique, que certaines formes musicales sont convenables pour certains moments de la journée. En ce qui me concerne, c’est vrai que j’attends la tombée de la nuit pour écouter les nocturnes (j’écoute ceux de John Field en ce moment même).

Les qualités tranquilles et lyriques du nocturne y sont aussi pour beaucoup ; elles attirent mon attention et retiennent mon écoute. C’est comme si on avait baissé le volume du monde et que la beauté complexe et intime de l’après-jour se laissait enfin percevoir.

Une partie de moi aimerait vivre dans le nocturne, mais une autre partie comprend que son charme serait affaibli s’il n’y avait pas de musique diurne pour le mettre en relief et le rendre aussi nécessaire qu’il l’est.

Somnifères

Après plusieurs années sans en prendre, j’ai recommencé. Je dormais mal à nouveau, je ne sais pourquoi, me réveillant au bout d’une heure ou deux et restant éveillé jusqu’au matin, j’ai donc décidé de me remettre aux somnifères.

J’ai vite repris mon ancien rythme : me coucher plus ou moins tôt, lire pendant 30 minutes à peu près, puis m’assoupir. Environ une heure plus tard, je me réveille de nouveau, mais j’attends que minuit passe pour prendre un cachet. Il peut s’écouler encore 15 ou 30 minutes avant qu’il ne fasse son effet, mais une fois qu’il le fait je m’endors aussitôt, généralement pour le reste de la nuit.

D’habitude je dors entre cinq et six heures d’affilée, même s’il m’arrive parfois de me réveiller un instant une fois ou deux. C’est un sommeil de mort – total, vide, insondable. Mon réveil à 5h30 ou 6h est si brusque que des fois je me demande si j’ai dormi du tout. Comme si quelqu’un avait excisé la partie de ma nuit qui correspond à mes heures d’inconscience, recollant les moments juste avant le sommeil à ceux juste après. J’ai eu la même sensation en sortant d’une anesthésie : à peine ai-je compris que j’étais parti que j’étais déjà de retour.

Je ne me suis jamais demandé où va ce temps car je sais qu’il ne va nulle part : il est toujours là, avec tous mes autres moments passés, il est juste invisible, inconnaissable, une question. Dans mon lit comme en dehors de lui la vie continue, même si je n’en ai pas conscience.

Suis-je également inconscient des rêves que je fais peut-être pendant cette période ? Peut-on rêver sans mémoire ? Comment le savoir ? Si un rêve tombe dans la nuit et qu’il n’y personne pour s’en souvenir, fait-il du bruit ?