Lucille « tombe malade » en 2016. Elle a la vingtaine et étudie en Irlande, à Dublin, loin de ses proches et de sa famille. Après deux ans d’errance de diagnostic, elle apprend être atteinte de schizophrénie. Lors de son hospitalisation, où elle est également soignée pour ses addictions, elle rencontre une personne ayant vécu une expérience similaire, un pair-aidant. Discuter, au sein d’une institution psychiatrique, avec quelqu’un qui n’est pas un soignant, la soulage instantanément. « J’ai eu aussi de la psychoéducation, ce qui m’a permis de comprendre le mécanisme de mes symptômes, donc de mieux agir dessus, de m’habituer aux angoisses même si c’est toujours douloureux… En tout cas, de mieux appréhender les choses », explique la jeune femme de 29 ans.

« Ces dernières années, un courant innovant apparaît, avec l’idée d’associer davantage les patients, de moins se situer dans une relation très hiérarchique entre un médecin tout sachant et un patient qui ne sait rien et obéit », constate Hervé Guillemain, professeur d’histoire contemporaine à l’université du Mans, spécialiste de la santé et membre du laboratoire « temps, mondes, sociétés » au CNRS. De fait, la psychiatrie innove dans le traitement des pathologies mentales, notamment avec le développement de la pair-aidance, inspiré des Alcooliques anonymes.

Formation pour les proches

« Le fait d’échanger avec d’autres malades a énormément d’effet. On se sent moins seuls dans nos difficultés, moins coupables aussi. On s’inspire des stratégies des autres pour arriver à mieux vivre avec notre trouble. Et puis on aborde différents motifs : l’auto-stigmatisation, qui peut être un frein au rétablissement, la phobie sociale, le déni de la maladie… », explique Emmanuelle Nicou-Douriez, fondatrice de l’association Psy’hope. Utilisé depuis des années dans les associations, le concept de la pair-aidance s’institutionnalise peu à peu. De plus en plus d’hôpitaux les mobilisent, conscients de leurs bienfaits pour les patients.

Après une « descente aux enfers », cette ancienne avocate diagnostiquée bipolaire à 36 ans s’est ainsi formée pour devenir pair-aidante professionnelle à la faculté de Lyon, première en France à proposer un diplôme universitaire. Emmanuelle a ensuite pris son poste à l’hôpital psychiatrique de Bordeaux. Le parcours a été similaire pour Lucille, qui s’est fait embaucher en 2021 au groupe hospitalo-universitaire (GHU) Paris psychiatrie et neurosciences.

Dans le parcours de soins de Lucille, l’autre avancée marquante a été le rôle de sa mère. Après des années d’incompréhension et de tension entre les deux, cette dernière a suivi la formation Profamille, destinée aux proches des personnes atteintes de schizophrénie. Ce programme de psychoéducation québécois a été développé dans l’Hexagone par le psychiatre Yann Hodé : « De mon expérience professionnelle, j’ai retenu que le savoir-faire acquis par les familles change complètement l’ambiance de la maison et donc la vie des malades. Depuis 1999, année après année, un réseau d’infirmiers, psychologues et psychiatres très volontaires a permis au programme d’exister. Aujourd’hui, 500 à 600 personnes le suivent tous les ans. »

Tournant des années 1960

Concrètement, des groupes de douze participants vont suivre une vingtaine de séances de quatre heures, durant lesquelles ils aborderont la maladie, l’effet des traitements, les techniques de communication à utiliser… « Les résultats sont fantastiques, réagit Dominique Willard, psychologue au GHU Paris et responsable régionale Profamille. Cela réduit le nombre de jours d’hospitalisation du patient de 30 % à 50 % ; divise le taux de suicide par deux, et fait passer le taux de retour à l’emploi des patients qui ont été hospitalisés de 20 à 40 %. » Les bienfaits sont ressentis par les malades et par leurs parents. « Jamais je n’aurais pensé qu’on m’annoncerait que mon enfant allait être schizophrène. Cette formation permet d’objectiver, de comprendre les mécanismes du cerveau. On sort du brouillard, on sait quels mots employer », confie Alexia. Une fois le programme terminé, cette dernière a rejoint l’association PromesseS, afin de poursuivre la solidarité entre familles.

Historiquement les familles étaient écartées par l’institution du soin. Elles ont peu à peu été intégrées après une rupture dans l’histoire de la psychiatrie, en 1960-1970. « Depuis, on se rend compte que le pouvoir de changement est lié à la personne mais aussi aux familles. Elles ont un rôle à jouer dans le rétablissement de leurs proches », avance la présidente de l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam) Marie-Jeanne Richard. C’est d’ailleurs en 1963 qu’est fondée l’association, qui a accompagné 35 000 familles en 2022.

« Dans ces années 1960 émerge une parole nouvelle : celle des familles et des patients. Et puis, c’est le moment où l’on commence à déshospitaliser, à dire qu’il faut soigner dans la communauté, dans la ville, au domicile. Cela donne une place supplémentaire aux familles qui vont se retrouver à gérer des choses qu’elles ne faisaient plus, mais aussi au patient qui devient le propre responsable de sa santé », détaille l’historien Hervé Guillemain.

Réhabilitation psychosociale

Pour le patient, ce pouvoir peut être difficile à gérer. « Quand tu sors de plusieurs années d’hospitalisation, d’un coup tu es livré à toi-même. Tu dois mettre un réveil, te faire à manger, renouer du lien… », témoigne Lucille. Elle et trois autres personnes ont ainsi identifié le besoin de créer un lieu refuge. Ils ont fondé en 2020 l’association La maison perchée, qui a ouvert son premier lieu physique il y a un an. Des événements sont organisés, ainsi que des ateliers de pair-aidance. Surtout, l’endroit est ouvert à tous : on peut y entrer boire un café, ou obtenir des informations sur un trouble psychique. Un « refuge » pour beaucoup des adhérents de l’association.

Tous ces outils permettent aux personnes de vivre le mieux possible avec leur trouble. Les centres de réhabilitation psychosociale l’incarnent très bien. Entrés dans les politiques publiques de santé en 2019, ils accompagnent le patient dans sa globalité, pour l’aider à reprendre un travail, une vie sociale, amoureuse… « Pendant longtemps, on aidait les gens à aller mieux, mais on ne les aidait pas ensuite à faire quelque chose de ce “mieux”. Ici, on met tout ce qui pourrait aider les personnes à mener leur projet de vie à bien. Dans 60 % des cas, on ramène les gens en quatre mois à l’emploi. On a des taux de ré-hospitalisation très faibles », se félicite le psychiatre Nicolas Rainteau (1), responsable du centre de rétablissement et de réhabilitation (C2R) Jean-Minvielle (Montpellier), qui prône une « psychiatrie sur mesure ». « On part de loin en psychiatrie, ajoute Lucille. J’espère que dans dix ans on sera encore meilleur que ça ! »

(1) Soyez Réhab. Guide pratique de réhabilitation psychosociale, Elsevier Masson, novembre 2022.