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Full text of "Lacan-chaines-Markov"

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UNIVERSITÉ 


PARISS 


VINCENNES-SAINT-DENIS 


Thèse de doctorat 


Lacan et les chaînes de Markov 


Discipline 
Psychanalyse 


École doctorale 
ED31 Pratique et théorie du 


sens 


Laboratoire/Partenaires de 


recherche 


EA4007 La section clinique 


Bastien Pellet 


soutenue le 26/06/2023 
sous la direction de Fabienne HULAK 


Composition du jury 

Angelica BASTOS Rapporteuse 
Univ. Fed. Rio de Janeiro (BRÉSIL) 
Laëtitia JODEAU BELLE Rapporteuse 
Univ. Rennes 2 
Nathalie CHARRAUD 
Univ. Paris 8 

Philippe FOUCHET 
Univ. Libre de Bruxelles 
Fabienne HULAK 

Univ. Paris 8 


membre du jury 
Président du jury 


Directrice de thèse 


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“SECTION 
CLINIQUE 


Titre : Lacan et les chaînes de Markov - l'étude de la langue au 
prisme des mathématiques 

Résumé : 

Le mathématicien russe A.A. Markov père a démontré que l'écriture du russe obéit 
à un processus stochastique liant les consonnes et voyelles par groupes. Ce savoir 
mathématique et linguistique hérité du formalisme russe s'est transmis jusqu'à J. 
Lacan, via l'École de Prague de linguistique structurale. J. Lacan s'en est saisi pour 
explorer son concept original de lettre. Avec ce concept, J. Lacan a rénové 
l'hypothèse freudienne de l'inconscient analogue à des hiéroglyphes à analyser. Or, 
l'énigme de la répétition inconsciente se joue des interprétations. Le mathématicien 
en particulier effectue un travail avec son inconscient au littoral du sens et de la 
lettre mathématique. Notre thèse revient sur les cas particuliers de A.A. Markov et 
de G. Cantor qui sont parvenus à épeler une à une certaines lettres, en marge du 
sens, lors d'une avancée favorablement accueillie par le discours mathématique. 
Notre matériel primaire se compose d'articles de A.A. Markov, de la thèse de M. 
Petruszewycz sur les chaînes de Markov en linguistique, et du Séminaire sur « La 
lettre volée » de J. Lacan. Les auteurs sont lus chacun indépendamment des autres. 
Les parties mathématiques n'entrent pas en lien direct avec les notions de 
psychanalyse. Nous soutenons que ce qui de la langue relève d'un code fait 
système visant à suturer l'écart entre calculer et parler. Au contraire par 
l'énonciation et l'interprétation, cet écart est maintenu, permettant aux signifiants qui 
se répètent d'avoir d'autres effets que ceux de leur itération. Une dialectique entre 
ces deux options a cours depuis l'avènement de l'ordinateur. Elle divise la 


linguistique et intéresse la psychanalyse appliquée à la civilisation. 


Mots clés : 


Lettre, psychanalyse, discours, structuralisme, mathématiques, Lacan, forclusion 


Title: Lacan and the Markov chains - towards a mathematical 


study of language 
Abstract : 


AA. Markov, a Russian mathematician, demonstrated how letters follow a four 
states stochastic process connecting a couple of consonants, vowels, or a mix of 
the two. This piece of mathematical and linguistic knowledge stemming from 
Russian formalism passed through the Prague school of structural linguistic towards 
J. Lacan. He invigorated his teaching with this material to promote his original 
concept of the letter. With the letter, he has been able to renew psychoanalysis. 
Freud had discovered unconsciousness and accepted it as hieroglyphical writing, 
but the unconscious process known as repetition remains a mystery, for it is not 
modified by interpretations. When a mathematician writes new significant 
propositions in his field, he works with the unconscious, sensibly. In this thesis, the 
cases of Markov and of Cantor are detailed. They succeeded in creating new 
mathematical objects by assembling letters one by one, initially in an abstract way. 
And as such, they made accepted contributions to the mathematical discourse. The 
thesis is based on part of Markov's works, on M. Petruszewycz PhD thesis on the 
Markov Chains in linguistics and on Lacan's seminar on «The Purloined letter». 
Each author has been read independently. Mathematical developments are held 
apart from psychoanalytical reasoning. To apprehend how speech works, a strict 
functional point of view is relevant in a subtle manner. However, when we think of 
language as a simple coding scheme, it tends to cover up the gap between 
calculating and speech. On the contrary, when we participate in speech and through 
problems of interpretation, the gap is maintained, and the repeating signifiers are 
given the opportunity to be heard in new ways. Since the computer was invented, 
there are two divergent views on language. What divide linguistic involve 


psychoanalysis. 
Keywords: 


Letter, psychoanalysis, discourse, structuralism, mathematics, Lacan, foreclosure 


Remerciements 
Nous remercions chaleureusement : 


e La direction du département de psychanalyse en les personnes de M. Gérard Miller 
puis Mme Sophie Marret-Maleval pour avoir accueilli notre thèse ; 

e Mme Fabienne Hulak pour ses enseignements, sa direction de thèse et ses 
encouragements ; 

e La direction de l'Ecole doctorale Pratique et Théorie du Sens, Mme Catherine Verna, 
M. Yves Abriou, Mme Brigitte Félix, Mme Mireille Séguy, sa direction administrative 
et financière, Mme Olga Stepanova et Mme Aimée Thomas ; 

e L'équipe de recherche La Section clinique EA 4007 
http://lasectionclinique.univ-paris8.fr/ ; 

e Le comité de suivi des doctorants du département Psychanalyse de Paris 8, 
Mesdames Clotilde Leguil, et Déborah Gutermann-Jacquet et M. Fabian Fajnwaks, 
pour leurs bons conseils ; 

e _Le personnel de l’Université pour œuvrer à la belle aventure institutionnelle « Paris 
8 » qui fait sens encore, en particulier Mme Anne Lalaison puis M. Mickaël 
Ellemaure secrétaires du département Psychanalyse et gestionnaires d’U.F.R. ; 

e Les représentants des doctorants durant notre projet, et, 


e Alice Moreira-Pellet et notre fils pour leur soutien moral. 


I) Introduction 


1) Notre problème et sa méthode 


Un calcul qui porte sur la langue 

Notre objet d'étude a été la chaîne de Markov. Il s'agit d'une technique de calcul du 
domaine des probabilités par laquelle une épreuve aléatoire a un pas donné dépend du 
résultat d'une épreuve qui précède ce pas. Par ailleurs, le procédé reste extensible à une 


dépendance qui porte sur un nombre réduit de tirages précédents. 


Ce chaînage modélise un processus à mémoire rudimentaire. En effet, les états auxquels il 
est possible d'accéder à un pas n+1 dépendent de l'état atteint sur la chaîne au pas n. Cette 
mémoire peut être qualifiée de courte, car l'aléa, à un pas donné, ne dépend que de l'état 
précédent, du moins dans le cas le plus usuel. Ce mode de calcul permet un chiffrage qu'il 
est possible d'interpréter comme la plus ou moins grande régularité de certaines formes. 
L'opposition de l'accident et du régulier peut faire ainsi l'objet d'un calcul, comme c'est le 
cas plus largement dans les méthodes du calcul des probabilités. En particulier, nous 


étudierons comment la forme de la langue russe a pu fait l'objet de calculs. 


Le fait qu'un mathématicien, Markov, ait proposé un calcul qui porte sur sa langue a retenu 
notre attention, après celle de J. Lacan. Nous avons voulu en savoir davantage et avons 
espéré ce savoir, en lien avec notre formation d'ingénieur. Maasaki Kijima propose cette 


figuration de la chaîne de Markov! : 


D @ L OC …. 


Figure 1.2 Chain dependence in a Markov process. 


1 Kijima M., Markov process for stochastic modeling, London, Chapman & Hall, 1997, p. 4. 


Un premier élément de méthode 


Nous essayons d'atteindre la démonstration, donc en usant de logique. Cela étant dit, nous 
tenons de J. Lacan qu'il est possible, et même souhaitable d'user de la logique comme d'une 
exigence sur le plan de l'exposé, sans forcément vouloir bâtir une logique littérale ou au 
moins pas dès l'abord. La référence exacte de ce qui nous guide est exprimée dans 


Lituraterre (1971) : 
« Toute logique est faussée de prendre départ du langage-objet, comme 
immanquablement elle le fait jusqu'à ce jour. Il n'y a donc pas de métalangage, mais 


l'écrit qui se fabrique du langage pourrait peut-être être matériel de force à ce que 
s'y changent nos propos?. » 


J. Lacan tenait l’écrit (et l'écrit ce n'est pas la logique) pour un levier tel qu'il soit susceptible 
d'introduire à de nouvelles propositions. Et il en appelle à une logique non-faussée. Car 
l'appui pris sur le langage-objet fausse la logique. 

Comment entendre cela ? Ainsi : ne pas réifier le langage. Entendons ce propos de J. Lacan 
avec une très ancienne acceptation du mot de « logique », qui selon l'Encyclopédia 


Universalis? : 


« Le nom de logique n'est pas aristotélicien, mais remonterait, selon Sextus Empiricus 
(Adv. Math. VII 16), à l'académicien Xénocrate. Les platoniciens — Aristote nous le 
rappelle dans un texte remontant à une période ancienne de son œuvre (Top. I, 14, 
105 b 20) — distinguaient trois sortes de propositions et de problèmes : éthiques, 
physiques, dialectiques (ou logiques). Cette tripartition se retrouvera dans les 
classifications stoïcienne et épicurienne du savoir. » 


Donc de manière antique, la logique est l'une des manières d'aborder un sujet, à côté de la 
physique et de l'éthique. Elle est un registre de la problématisation. Ce registre a été repéré 
comme étroitement lié à la dialectique, soit ce qui résulte de la tension entre une thèse et 


sa contestation, ce qui ouvre parfois sur un où des délibérési. 


2 Lacan J., « Lituraterre », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 18. 
3 Aubenque P., s. v. « ARISTOTE », dans Encyclopædia Universalis 


(https://www.universalis.fr/encyclopedie/aristote/4-la-logique-et-les-autres-arts-du-langage/, consulté le 2 
avril 2023) 


4 Notons que cette acceptation du vrai n'est unaire (idéel), ni binaire V/F, ni ternaire V/F/peut-être, encore 
moins du comptable (vrai à 90%), mais plutôt de l'ordre de la probité, de l'opinion vraie (arêté : àpetn) de 
l'exigence ou l'idéal de cohérence de la position du discoureurs dans le dialogue ou le débat. Xénocrate était 
Platonicien. Voir aussi la portée de l'aporie du Théétète en ce qu'elle surpasse celle du Ménon. 


D'ailleurs, une mathématicienne a fait part qu'elle usait elle-même de cette logique 
ouverte, hors formalisme. Nicole El Karoui a affirmée à Rose-Paule Vinciguerra et Joachim 
Lebovitz lors des journées de l'école de la cause freudienne Apprendre : désir ou dressage 
qu'elle se sentait animée d'un « désir d'apprendre » extrêmement ancré, elle s'est aperçue 
au fil de ses études en mathématiques que c'est « l'anti-dressage qui ouvre à une position 
constructive ». || lui fut alors posé la question de savoir ce qu'elle entendait de « l'anti- 
dressage » ? Elle a alors expliqué « qu'une position d'où le savoir serait incontesté est 
exclue », et donc que ce qui primait pour elle était « d'isoler ce qui est stratégique hors du 
savoir constitué. » Elle a estimé, dans la même veine, qu'avoir raison ne voulait pas dire 
grand-chose dans sa pratique d'enseignante à la faculté, et que pour enseigner ce qui 


comptait était de « savoir à fond ce que l'on enseigne » et de rester « sur le qui-vive ». 


Aussi avons-nous retenu qu'elle a témoigné de son sens de l'invention, à l'encontre des 
savoirs-endurcis ou constitués voire réchauffés. Sa position permet dans une large mesure 
que la fonction de la contestation devienne bénéfique. D'où sa proposition qu'« avoir 


raison » ne soit pas ce qui importe le plus. 


Ainsi a incarné Mme El Karoui l'esprit de la maïeutique, du moins pour nous. 


Pas de mélange 


Une thèse de doctorat universitaire prend appui un signifiant maître, un yvwuwv [gnomon] 
disaient les Grecs au sens figuréf. Au sens propre le gnomon était aussi le pieu dont l’ombre 
se projette pour former les mesures du cadran solaire, soit le délimitateur symbolique des 
moments du jour. Dans la présente thèse, nous tournerons autour du gnomon selon lequel 
l'aléa des mathématiques n'a rien à voir avec la contingence, c'est à dire comment untel ou 
unetelle a rencontré telle autre personne, tel évènement ou a pris tel mot de travers. Or 
c'est bien la contingence qui joue un rôle éminent en psychanalyse, à en constituer les 
éléments épars, autrement dit le matériel. Ainsi, la théorie de la psychanalyse sera tenue 


pour indépendante des autres théories, indépendante des théories scientifiques (de celle 


5 El Karoui N., Vinciguerra R.-P., Lebovitz J., « Penser les choses incertaines qui ne sont jamais les mêmes », 
communication aux 47" journées de l'école de la cause freudienne Apprendre : désir ou dressage, Paris (25- 
26/11/2017), dactyl. 


6 Pertessi Th., « Vers une clinique de la jouissance ? », mémoire de Thèse de Psychanalyse soutenue le 9 nov. 
2009 à l'Univ Paris VIII Vincennes Saint-Denis, p.24. 


d'une branche des mathématiques aussi bien) comme des théologies. Ce fait 
d'indépendance nous l'admettons, nous le prenons pour gnomon. Ce serait bien de le 


démontrer lui aussi, mais c'est une problématique que nous n'avons pas retenue. 


Chaînes et machines 


De même qu'au XVIII’ siècle, l'utopie a été élaborée qu'au travail humain fût substitué celui 
des bêtes, l'utopie d'aujourd'hui semble bien être qu'au travail humain fût substitué celui 
de l'ordinateur. Et une utopie présente toujours quelques dangers’. Toutefois, nous 
n'entrerons pas dans une critique de la technique au sens d'Heidegger, du processus 
moderne qui, s'étant emparé de nos vies sous-tendrait une forme nouvelle du nihilismef, 


n'ayant pas une formation philosophique suffisante. 


Relevons un avertissement de J. Lacan qui a été commenté par Mme Roy”. Il est issu du 
séminaire de J. Lacan sur Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique 
psychanalytique : 

« C'est très important, les modèles. (...) nous avons besoin d'images. Et, faute 

d'image, il arrive que des symboles ne viennent pas au jour. L'image nous vient d'une 

création essentiellement symbolique, c'est à dire d'une machine, la plus moderne des 


machines, beaucoup plus dangereuse pour l'homme que la bombe atomique, la 
machine à calculer!°. » 


Un peu avant nous lisions cette précision : « [La machine à calculer et l'horloge] Ça va 
beaucoup plus loin du côté de ce que nous sommes réellement que ne le soupçonnent 


ceux-là même qui les construisent!1. » 


J. Lacan a consacré quelques semaines à ouvrir une discussion sur les dangers de 
l'ordinateur. L'ordinateur présente une forme de la mémoire toute nouvelle, en quelque 


sorte encore plus surmoïque que le surmoi freudien!2. La mémoire humaine fonctionne par 


7 Hôlderlin : « Là où est le danger, là aussi croit ce qui sauve. » - Wo aber die Gefahr ist, wächst das Rettende 
auch Friedrich Hôlderlin, Hymne des Titans, IV, p. 190. 


8 Sichère B., « Le diable probablement », conférence du 9/02/2011 à la Bibliothèque Nationale de France 
(https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k13209595/f1, dernière consultation le 2 avril 2023) 


? Roy M.-F., « Le réel du calcul », dans Le réel en mathématique, Agalma (diff. Le Seuil), 2004, p. 193-206. 


10 Lacan J., Le séminaire - Livre Il, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 
Paris, Seuil, 1978, p. 111. 


1 Jbid., p. 94. 


2 Nous pourrions proposer hyper-moïque. 


circuits symboliques, ce qu'a découvert Freud (cf. L'oubli de nom Signorelli). Or, les 
messages et les circuits des machines peuvent faire immixtion dans ces circuits. Ce sont des 


messages dont J. Lacan pointe leur caractère : 
« toujours prêts à apporter une réponse et à se compléter dans cet acte même de 
répondre, c'est à dire à cesser de fonctionner comme circuit isolé et tournant, à 


rentrer dans un jeu général. Voilà qui se rapproche tout à fait de ce que nous 
pouvons concevoir comme la Zwang, la compulsion de répétition. » 


L'enquête psychanalytique à ce sujet, disons au titre de la psychanalyse appliquée à la 
civilisation!{, n'a pas été refermée depuis. En quoi la machine à calculer serait sans doute 
plus dangereuse que la bombe atomique ? Du point de vue pragmatique, il n'y a sans doute 
pas de bombe atomique sans machine à calculer. Et d'un point de vue historique, de 
nombreux résultats scientifiques ont été commandés par l'Armée, par exemple la 
balistique de Léonard de Vinci!”. Pour revenir à la comparaison entre la destructivité de la 
bombe A et les dangers d'un excès d'informatisation de la société, il convient de noter qu'il 
s'agissait d'une comparaison typique ayant cours ces années-là, puisqu'elle a été retrouvée 
textuellement dans l'article du journal Le Monde de Dominique Dubarle du 28 décembre 
1948 « Vers la machine à gouverner ». Nous l'avons trouvé via le commentaire qu'en a fait 


M. Tricloti$. 


M. Triclot a mis en évidence qu'il s'agissait pour D. Dubarle d'arrêter, au sujet du bien- 
fondé d'avoir recours à des programmes informatiques pour opérer au sein de systèmes 
sociaux, d'une position intermédiaire dans le débat de l'époque et d'une position dans la 
veine de la realpolitik dans la mesure où il n'adoptait aucun a priori idéologique, mais visait 


l'intérêt national en tenant compte des forces en présence. 


13 Jbid., p. 112. 


4 Chatenay G., Miller J.-A., Laurent É., « Le calcul du meilleur : alerte au tsunami numérique », Multitudes, 
21:2, 2005 p. 195-209. 


1 Denizeau G., Léonard de Vinci - Le génie visionnaire. Larousse, Les documents de l'histoire, 2016, p46. 


Dans la lettre que Léonard envoi au printemps 1482 au Duc de Milan, il se présente comme « un ingénieur 
militaire expert en creusement de galeries ou construction de ponts mobiles, compétent en matière de guerre 
ou d'artillerie. » Et c'est un fait qu'il a dessiné des machines de guerre (p66 du même ouvrage). 


16 Triclot M., « La machine à gouverner. Une dystopie à la naissance de l'informatique », dans Belot R. 
et Heyberger L. (ed.), Prométhée et son double, Neuchâtel, Alphil, 2010, p.197-212. 


10 


La reconstitution de cette position grâce à la finesse de l'historien corrobore ce qu'indique 
J.-A Miller en 2005. Un journaliste et trois psychanalystes ont alors débattu de l'émergence 
rapide des processus numériques interférant avec nos mœurs et coutumes. É. Laurent 
interrogeait en particulier l'idée du dossier médical numérique. J.-A. Miller proposait que 
le déchaînement du numérique était soutenu par un esprit d'uniformisation, du moins en 
France. Sans reprendre l'ensemble des exposés des uns et des autres, J.-A. Miller a souligné 
le point suivant : les calculs ont une histoire, et pour comprendre comment des calculs en 
arrivent à nous toucher, nous traverser « de manière anonyme », il est nécessaire d'en 
passer par une analyse nous concernant, en tant que sujet de certains signifiants. Les 
politiques de prévention permises par les algorithmes touchent au « rapport de l'homme 
au signifiant ». Par la présente étude nous avons voulu étayer cette affirmation. J.-A. Miller 
a estimé qu'une inhibition de la subjectivation était en cours, par exemple quand le maître 
mot des politiques sociales devient leur efficacité alors qu'il était principalement question 


d'harmonie auparavant. 


Nous voyons ainsi que le fil du propos de la fin des années 40 de J. Lacan a pu être repris et 
actualisé depuis. C'est un propos inquiet. Un danger se profile, mettant au travail la 
psychanalyse appliquée à la civilisation. Le point de vue stratégique doit nous faire élargir 


le problème aux tentatives de « résorber le politique dans l'administratif ». 


Nous aurons réussi si ce travail corrobore la thèse plus générale qu'il serait possible de 
toucher au « rapport de l'homme au signifiant » par des modes (nouveaux) de calcul 
numérique. En résumé, notre thèse s'est engagée sous la forme d'une enquête au sujet du 
désir du mathématicien A.A. Markov. Que briguait-il au moment d'inventer cette écriture 


des processus stochastiques ? 


Une telle enquête se devait de tirer profit d'une contextualisation, en particulier historique. 
Marie-Françoise Roy a souligné en 2004 qu' « avec l'ordinateur, le calcul est entré dans une 
phase radicalement nouvelle ». Ce propos nous conforte dans l'idée de nous pencher de 
près sur l'histoire du calcul. Elle identifie une nouvelle phase de l'histoire du calcul du fait 


que les ordinateurs accompagnent désormais souvent les mathématiques. Et en effet, des 


11 


démonstrations, des théorèmes, des calculs et des équations sont désormais reconnues 


comme valables quoi qu'inscrites par des programmes informatiques!” 


Enfin, l'article érudit de Mathieu Triclot qui exhume la tribune de Dominique Dubarle des 
années 40, nous apprend que M. Dubarle était proche de Th. Guilbault!8. Ce mathématicien 
fut le directeur de thèse de Micheline Petruszewicz soutenue en 1979 : Les chaînes de 
Markov dans le domaine linguistique, thèse qui a constitué une source essentielle pour la 
nôtre. Certes, il s'agit d'une source secondaire par rapport aux articles d'A. A. Markov, que 


nous avons étudié aussi (certains sont en français pour notre chance). 


Inconscient et linguistique 


Lorsque le sujet vient en analyse, c'est à cause des difficultés sociales, amoureuses ou 
intimes, à cause du cauchemar ou de l'angoisse. Et la cure de psychanalyse est intéressée 
par la modification ou l'évolution de l'énonciation du sujet, condition de son dynamisme 


dans le lien social. Ce sont ces raisons qui intéressent la cure de psychanalyse. 


Qu'est-ce que l'inconscient ? Du moins qu'en est-il du concept freudien de l'inconscient, 


car le mot avait cours avant Freud. 


Dans le séminaire Il Le moi dans la théorie de la psychanalyse et dans la technique de Freud, 
J. Lacan explique en quoi S. Freud utilise le mot mais se démarque de l'emploi qui avait 
cours avant lui. Le concept de conscience a un poids philosophique certain, voire croissant 


historiquement. Pragmatique, Freud adosse, lui, le concept d'inconscient au dispositif de la 


1 Gonthier G., « Le génie mathématique, du théorème des quatre couleurs à la classification des groupes », 
conférence de Georges Gonthier à l'ENS Ulm, 26 nov. 2014, Microsoft research, Cambridge, Centre Inria- 
Microsoft. 


Le système Coq est un programme élaborant des preuves, mathématiques. Il permet de certifier 
rigoureusement des grands théorèmes de mathématiques, par exemple en topologie. Il étaye la 
démonstration de théorèmes difficiles à démontrer autrement, notamment parce qu'ils font appel à plusieurs 
types de cas qui partent dans des directions de démonstration différentes, de manière combinatoire ou de 
manière banchée. Apporter des preuves par informatique, en mathématiques, a débuté avec Appel et Haken 
vers 1976 (Waterlco 10000 cartes topologiques étudiées durant 2 mois de calculs sur assembleurs), ce qui a 
généré une querelle des anciens et des modernes, car des mathématiciens pensaient la chose absurde. Le 
premier article qui, selon Georges Gonthier, a donné ses lettres de noblesses à la pratique de la preuve 
informatique en mathématiques, date de 1995 quand Seymour et Thomas avaient 10 puissance 9 coloriages 
sur des graphes à tester, lors d'un passage pour une démonstration d'un théorème sur les mineurs de 
graphes. Alors il a fallu éditer des algorithmes de vérifications des programmes, pour s'assurer qu'il n'y avait 
pas un fossé entre ce que l'on prétend faire, et ce que le programme fait vraiment. Ce fut le début de 
l'aventure des programmes vérificateurs de preuve (éléments de nos notes de cette conférence inédite). 


18 J, Lacan a conversé avec ce mathématicien. 


12 


séance analytique, qui représente alors une nouveauté par rapport à l'hypnose. L'examen 
clinique sans endormir le patient tenait de la nouveauté. Le patient est donc conscient, au 
sens de la veille. Il ne se retrouve d'ailleurs plus tellement patient au sens propre, mais 


plutôt sujet. De plus, le sujet parle en général, puisqu'il est venu consulter. 


Or, pour prendre langue avec le psychanalyste, il est nécessaire de choisir, trier, articuler 
son propos un minimum, donc au revers de cet effort, d'autres paroles ou pensées qui 
concernent le sujet ont nécessairement à rester de côté!. De plus, avant même la relation 
d'un problème en analyse, des éléments, les circonstances du problème ont pu rester mises 
de côté, plus ou moins définitivement, par oubli, refoulement, ignorance ou refus de les 


prendre en considération. 


Ces bribes refoulées, déniées, et parfois encore davantage, forcloses, ces bribes dont tout 
un chacun se débrouille pour les désaffecter (le mot en français dit bien l'idée d'une réserve 
et d'un emploi retiré) : Freud les a mises au jour et conceptualisé sous la rubrique de 
l'inconscient. Au demeurant, S. Freud délimite son concept sans empiéter sur la sociologie 
ou sur l'histoire. Les liens sociaux ne sont pas directement de l'inconscient : d'où le concept 
d'identification, dont il s'emploie à faire le sujet en analyse responsable, par exemple dans 
l'analyse du rêve de la spirituelle bouchère??. S. Freud ne prétend à nulle sexologie, mot 
qu'il n'emploie pour ainsi dire jamais. En revanche, il apprend qu'il y a du désir sexuel par 
le biais des cures, et que ce désir semble sans cesse controuvé par le biais des fantasmes 
(qui se verbalisent à l'occasion) tant que ceux-ci n'ont pas été élucidés ou démystifiés, et 
relativisés comme tels dans l'analyse. Et même ensuite, il y a du désir qui remonte à 
l'enfance. Il est tramé dans l'histoire du sujet, car la socialisation bride le désir, pression 
sociale qui, d'après Freud, favorise l'inconscient. La cure évite d'ailleurs de se donner pour 


horizon l'ineptie qu'il y aurait à tenter de normaliser le désir. 


Retenons une définition de l'inconscient de ce court retour à Freud, l'inconscient réserve 
(dans son sac) des bribes de langage, y compris des manques (ou trous, ellipses) désaffectés 


ou déplacés (réaffectées), autant de formations agissantes en nos problèmes personnels 


© Cette entame concerne surtout l'inconscient transférentiel. 


20 S, Freud, L'interprétation du rêve, dans Œuvres complètes Psychanalyse vol. IV 1899-1900, Puf, Paris, 2004, 
p.182. 


13 


que ce soit à notre insu ou élucidées. Et, l'élucidation dans la cure porte autant sur de 
l'implicite que sur de l'elliptique. 

J. Lacan a pu explorer une série de questions plus précises autour de celle-ci : comment 
l'inconscient tient-il au langage, par exemple aux figures de style ? Il tisse alors un lien entre 


l'étude de la langue de son temps (la linguistique) et un abord possible de l'inconscient. 


J. Lacan ira dans son enseignement jusqu'à proposer de considérer l'inconscient en tant 
que condition de la linguistique?!. Essayons de déplier un peu cette proposition. Elle fait 
partie de la réponse à la question de savoir si selon J. Lacan, S. Freud aurait anticipé sans le 


savoir sur les apports de F. de Saussure. 


J. Lacan distingue bien les pratiques et les discours de ces deux grands intellectuels du XX°me 
siècle qui émergent de contextes non-comparables (Univ. Genève 1907 pour le cours de 
Saussure, Vienne 1900 pour l'apparition de la psychanalyse en Europe) et qui portent des 
effets dans deux champs très différents. Toutefois, il s'est permis de faire un 


rapprochement, inédit, central dans le début de son enseignement. 


J. Lacan part du fait, historique, que la linguistique fit florès de la coupure entre le signifiant 
et le signifié. C'est muni de ses deux concepts tranchants que des linguistes ont su se 
démarquer de la philologie ou de la grammaire comparée, des linguistes d'ailleurs, eux- 
mêmes sujet de la science. Et, il aura fallu que chacun y aille de sa propre division pour y 
contribuer nouvellement, pour renouveler l'abord du langage. L'objet de la linguistique en 
tant qu'il nait de cette coupure inaugurale, emporte où contient en lui-même 
l'interprétation comme horizon forcé (un signifiant n'est identifiable en tant que tel qu'à 
travers une interprétation). C'est en quoi J. Lacan était fondé d'affirmer qu'il n'y a pas de 


linguistique qui tienne sans l'interprétation, et donc sans l'inconscient. 


Faisons attention toutefois à ce que J. Lacan ne propose pas comme condition du langage 


l'inconscient22. 


21 Lacan J., « Radiophonie », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.406. 


22 Erreur que nous fîmes. 


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Le concept de langue 


Le langage est la forme objectivée, arrêtée, de la langue’. Le concept de langue a une 
histoire et des variantes. Il en existe en revanche un invariant dans le fait qu'une langue est 
transmise. Elle nécessite donc un support véhiculaire, elle en passe par un médium, en 
général bien-sûr l'oralité mais aussi bien une gestuelle pour la langue des signes. Cet 
invariant, le fait qu'elle soit transmise, n'est d'ailleurs pas ce qui discrimine entre une 


langue vivante ou une langue morte. 


F. de Saussure offre une définition de la langue : « elle est l’ensemble des habitudes qui 
permettent à un sujet de comprendre et de se faire comprendre?{. » Le concept de langue 


repose donc sur une visée, un phénomène, et une forme. 


Le maître Genevois emploie le réflexif « se faire (comprendre) », réversibilité elle-même 
étroitement liée au concept de langue?. Notons aussi que sa définition de la langue 
emporte la forme de la répétition. Une langue tient d'une habitude et d'une "compétence" 
même (prise dans un sens spécifique à ce contexte). Cela en fait une acquisition secondaire 
par rapport à l'écueil rencontré, l'inouï, l'erreur ou à l'innovation. Nous trouvons cette 
définition pérenne et claire. Elle s'articule au fait que le langage serait plutôt une condition 


de l'inconscient (J. Lacan l'aborde ainsi dans Radiophonie) que l'inverse?f. 


Son concept de langue, F. de Saussure l'illustre encore d’une sorte de mathème usant de 
la soustraction : «le langage moins la parole ». Nous trouvons cela très éclairant et 
condensé. La parole se retrouverait soustraite au concept de langue. Au fait social du 
langage, abstraction sociologique ou linguistique, concept dans un cas comme dans l'autre, 
il peut être soustrait son versant concret, la parole. Et F. de Saussure situe la langue entre 
les deux, entre parole et langage. La langue en faisant partie des mœurs se loge dans 


l'intervalle nécessaire à ce que le fil d'une relation puisse être tissé. 


3 Michel Bréal (grammairien comparatiste autour de 1900) : « Le langage objective la pensée. » (Le petit 
Robert, définition du mot Langage, ed. 1972 p.971.) Nous n'entrons pas dans le concept du penser. 
Justification : nous tenons qu'il un a non-rapport entre l’idée-mot et l’objet tel qu’il se présente dans le 
monde, mais, ce non-rapport n’est pas complet. 


24 F, de Saussure, « Chapitre 2 immutabilité et mutabilité du signe », dans Cours de linguistique générale, 
publié par Charles Bailly et Albert Sechenaye [1967], Paris, Payot, 1995, p112 


2 Sans pour autant confondre cette réversibilité avec celle d’un chiffrage (opération réversible sans reste). 


26 Lacan J., « Radiophonie », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.406. 


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Notons toutefois que la proposition de Radiophonie se tient en marge du point de vue du 
linguiste, qui, lui, centre son étude sur le rapport de systématisation à l'œuvre entre les 
paroles et la langue, sur les liens divers entre ce qu'il en est des emplois des signifiants dans 
la masse parlante, et les formes arrêtés ou constatables de la langue (le langage), ou bien 


dans le temps ou bien dans la synchronie?’. 


L'inconscient reformulé en tant que loi du sujet 


Il y a pourtant bien des lois du langage, et ce point sera fondamental dans notre 
investigation. La chose supplémentaire dont nous devons tenir compte est qu'il se pourrait, 
aussi, qu'il y ait un logion, chacun le sien, qui tourne ou biaise d'une manière très subtile 


les lois du langage. 


Dans /’Œuvre Claire, J.-C. Milner a retracé un tournant dans l’enseignement de J. Lacan’ë, 
Lacan qui a élaboré de différentes manières la fonction de l'écriture au cours d'un 
enseignement de plus de 25 ans ! J.-C Milner situe qu’un tournant aura été pris quelques 
mois avant la parution des Écrits. J. Lacan prit alors la direction de ce que J.-C. Milner 
nomme le second classicisme lacanien. Le premier classicisme correspondait à J. Lacan qui 
enseignait, à partir de « l'inconscient structuré comme un langage », une lecture novatrice 
des œuvres de S. Freud. Il en tirait des conséquences et aspects originaux. Le second 
classicisme est celui de la singularité, vers lequel il a bifurqué à partir de considérations sur 
l'écriture. 

L'écriture peut faire bord, pour chaque parlêtre à sa manière, avec une certaine loi dont il 


est issu en tant que sujet : 


« Car enfin la psychanalyse ne parle que d’une chose : la conversion de chaque 
singularité subjective en une loi aussi nécessaire que les lois de la nature, aussi 
contingente qu’elles et aussi absolue??. » 


27 Pour Saussure, la langue ou le langage impliquait déjà un entre-deux d'avec la parole, un écart : la masse 
parlante, comme Saussure l'exprime. Il faut un recul pour parler de langage (et même pour parler de parole). 
C'est le recul du linguiste. Insistons sur ce point, ce n'est pas sur cet écart entre parole et langage que J. Lacan 
met la focale, dans son dernier enseignement, mais sur l'assujettissement de l'énonciation même à 
l'inconscient. 


28 Milner J.-C., l’'Œuvre Claire, Seuil, Paris, 1995, 174 p. 
2 Milner J.-C., Œuvre Claire, Seuil, Paris, 1995, p. 153. 


16 


J.-C. Milner introduit deux niveaux où la singularité s'illustre, dans cette citation. Sur le plan 
introductif, il y a « la psychanalyse ne parle que d’une chose (...) ». Cette restriction semble 
forte. || n’y reste pour issue qu’à ce que cette « chose » dont parle la psychanalyse soit 
féconde. Notons qu’une telle restriction implique du désir pour en rendre compte, celui de 
l’auteur aussi bien. Le second niveau de singularité est appelé par le complément d'objet: 
il s’agit de « la » conversion d’une singularité subjective qui, chacune, se résout en « une » 
loi. 

Il semble alors que le parlêtre soit voué à tourner en rond autour de cette condition, de 
sujet impliqué par cette loi, en parlant ou en écrivant aussi bien. Pour autant, ce circuit en 
tant que tel est susceptible de suivre une loi, transcriptible. Dès lors, une cure de 
psychanalyse se doit de rendre compte de cette conversion, à chaque fois originale. Peut- 
il s'agir en la matière d'une écriture mathématique ? Il n'y a pas de nécessité qu'il en soit 
ainsi. 

En effet, J.-C. Milner qualifie la mathématique de « non-galiléenne » parmi les sciences, 
dans le même ouvrage. || pense dès lors que ni la coupure ni la contingence ne concernent 
la mathématique . Certes, les mathématiques ont une histoire, certes il y a des 
franchissements, des déplacements, et mêmes des axiomes dont le statut est finalement 
battu en brèche, mais, pour prendre un exemple, les géométries non-euclidiennesÿ! ne 
rendent pas caduque les Éléments d'Euclide. Une rémanence sur le très long terme 
analogue a cours en esthétique, par exemple les peintures de Lascaux restent belles pour 
beaucoup. || en va différemment de l'histoire de la physique, et nous aurons l'occasion 


d'évoquer un article de Judith Miller qui le montre élégamment. 


Nous n'allons pas jusqu'à prétendre que les mathématiques échappent à toute histoire. Les 
mathématiciens ne prétendent d’ailleurs pas y échapper. Et dans les faits comme en 
logique, il suffit d'attribuer à la pensée et au langage une histoire, pour que n’importe quel 


écrit y ait trait. Ce qu'il faut noter de tout à fait spécial, insistons sur ce point, c'est que 


30 Milner J.-C., l'Œuvre Claire, op cit., p. 87. 


31 Le cinquième postulat d'Euclide est battu en brèche par la nouvelle branche des mathématiques qui 
s'appelle ainsi et qui semble dont la contraposée de ce qu'affirme Goodman à travers ce préfixe non-X. 


17 


l’histoire des mathématiques s'avère superflue à la démonstration #?. Dans bien des 


domaines, cela n'est pas le cas. 


Qu'est-ce que signifie « la conversion (en psychanalyse) de chaque singularité subjective 


en une loi » ? 


La psychanalyse dégage petit à petit les éléments matériels et précise au fil du temps le 
témoignage d'une nécessité à l'œuvre dans un cas. Le matériel, à quoi s'applique ladite loi 
confère à l’analyse son aspect nécessaire. Le témoignage qui est une lecture de l’histoire 
de l’analysant sous le prisme du cas, est un versant contingent mais qui assure une 


transmission en acte. 


Quant à ce que signifie « la conversion de chaque singularité subjective en une loi », nous 
proposons de le lire avec cette autre des propositions de J.-C. Milner : « Le repère absolu 
n’est pas le langage en soi, mais le sujet. » L'adjectif ou le mot d'absolu, J. Lacan ne 
l’'emploie pas pour parler du sacré, explique-t-il au séminaire XI**. Nous pensons que J.- 
C. Milner l'utilise avec un emploi proche de celui J. Lacan. « Absolu » n’est pas employé 
alors pour signifier l’extrême, l’immanent, le pur ou le sacré. L’épithète signifie per se, posé 
pour soi-même, séparé et faisant point d'arrêt, coupure au-devant de l’indicible, et mettant 


les pouvoirs de la parole en suspens, voire en échec, ainsi faisant bord au sujet”. 


La contingence affecte le sujet et le sujet y a affaire selon une loi, « aussi nécessaire que les 
lois de la nature ». Subjectiver signifie tenir du langage, et par là aussi, au langage. Enfin, 


puisqu'il n’y a jamais de subjectivité sans le langage (dans aucun des deux classicismes), 


32 G. Longo, « Mémoire et objectivité en mathématiques », dans Le réel en mathématique, Paris, Agalma diff. 
Le Seuil, 2004, p.31. 


33 Milner J.-C., /’Œuvre Claire, op. cit., p.89. 


% Lacan J., Le Séminaire Livre XI - Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, 
p.228. 


Etymologiquement, circa 1100 le provencal absolut et l'italien assuloto renvoient à l'idée de "saint" et de 
perfection (https://www.cnrtl.fr/definition/ABSOLU, dernière consultation le 2 avril 2023) 


35 Que le repère soit le sujet et non le langage premièrement implique une cure psychanalytique réglée sur 
ce qui soutient la sujétion (discours, faits, bout de réels ou signifiants). Deuxièmement, cela explique une 
préséance de l’acte sur le principe en psychanalyse, car un principe tient non seulement au langage mais, de 
plus, en sa logique phallique. Muni de ces considérations, J. Lacan a posé la question du « désir du 
psychanalyste ». 


18 


alors, qui pratique la « langue mathématique » s’y assujetti, estime J.-C. Milner, ce que 


nous soutenons aussi. 


Or, qui dit loi (du sujet) n'implique pas d'aller nécessairement jusqu'au formalisme (sans 


l'exclure). 


Alors, nous pouvons ajouter une conclusion à ce qu’avance J.-C. Milner, de manière 
logique. En matière de conversion du sujet à une loi (conversion qui intéresse la 
psychanalyse pour J.-C. Milner), il peut ne pas s’agir d’une écriture mathématique. Ce n’est 
pas dire qu’il n’y pas l’effet de sujet chez le mathématicien (au contraire même). C'est ce 
qu’il faut conclure de son argument précédent qu'aucune loi des mathématiques n’est 
contrainte en mathématiques d’être dotées de la contingence et de la coupure’. La 


contingence est bien ce à quoi le sujet à affaire. 


Nous venons donc de faire un point sur l'absence de concordance qui serait nécessaire 
entre le champ psychanalytique et le champ mathématique. Au-delà de l'élucidation de 
cette difficulté par J.-C. Milner, notons qu'il indique que chacun des psychanalystes ayant 
fait date, à commencer par Freud et Lacan, ont dégagés un « noyau de savoir » en «le 
rendant logiquement indépendant de tout discours protreptique *8 ». Est qualifié de 
protreptique, un discours d'encouragement à changer, d'incitation, de conversion. 


Treptog se disait en grec de ce qui est tournant, changeant ou variable? . 


L’Œuvre Claire, en contribuant à la lisibilité de la pensée de J. Lacan démontre qu’il y a de 
la pensée lacanienne, c'est-à-dire un savoir transmissible, transmissible donc formulable 


sous une nouvelle forme“?. 


En résumé, le savoir mathématique n’est pas celui que le sujet élabore en psychanalyse, 


sauf à trouver un cas particulier ou ce serait le cas. Et parce qu’il ne le rejoint pas. J.- 


36 Milner J.-C., /’Œuvre Claire, op. cit., p.87. 


37 La contingence et la coupure affectent les autres sciences en ce qu’elles sont impliquées dans un rapport à 
des objets du monde. J.-C. Milner ose formuler de manière très générale, structurale, qu’elles sont sciences 
de la contingence (à rapprocher du niveau de l'interprétation sur le graphe du désir). C’est vrai aussi de la 
philosophie, et typiquement vrai de l’ontologie. Le prisme, le cha de l'aiguille par lequel ces disciplines ont à 
passer, cause le fait qu’elles portent en elles-mêmes la marque de l’époque, et charrient la problématique du 
temps, la rendant redoutable, redoutée et Ô combien mystérieuse et dense. 


38 Milner J.-C., l'Œuvre Claire, op. cit., p. 58. 
% À Bailly, Abrégé du dictionnaire grec-français, Hachette, Paris, 1969, p. 881. 


40 J.-C. Milner 4" de couverture de Œuvre Claire, Seuil, Paris, 1995. 


19 


C. Milner a rendu lisible en son ouvrage l’Œuvre Claire que cette séparation peut se déduire 
de ce que J. Lacan a enseigné. L'inconscient sous la forme d'une loi du sujet laisse le sujet 
privé d'un reste. L'effet de sujet tient à l'existence de ce reste dont l'analyse par S. Freud 


du trou de mémoire livre un exemple classique. 


Le trou de mémoire 

Point introductif magnifiquement posé par S. Freud. Il arrive que l'on oublie un nom, en 
général un nom propre, note S. Freud. Il constate qu'en règle générale, un surcroît de 
concentration ne résout pas le trou de mémoire, et même qu'au contraire, un tel effort 
l'envenime de la manière suivante : un mot vient à la place « que l'on reçoit comme faux, 


donc que l'on rejette, alors qu'il revient pourtant avec insistance. » 


Il faut prendre un exemple pratique. Dans le sien, les noms propres de Botticelli et de 
Boltraffio viennent occulter le nom propre Signorelli, en se mettant à sa place. S. Freud 
propose alors un graphe d'un mécanisme à l'œuvre, un graphe particulier qui tourne autour 
d'un trou : 

DT PETER 


Signor | elli ( Bo ) tticelli ( Bo ) I traffio 


Her zégovineet ( Bo ) snie 


Her was ist da zu sagen, etc. 


- Mortet sexualité 


(Pensées refoulées) 


Ainsi, S. Freud découvre qu'en parlant, certaines conséquences surviennent par effet de 
langage, qui n'avaient pas été projetées ou bien projetées à notre insu; il s’agit d’une 
découverte de S. Freud, comme dans le schéma figure 1, issu de Résultats, Idées, 
Problèmes“!. Sur cette figure, S. Freud expose le résultat d'une analyse d'un de ses trous de 
mémoire : autour de lui un repérage est possible des pensées refoulées, réorganisées. Le 


trou de mémoire n'est pas sans explications, qu'il est possible d'espérer retrouver dans les 


41 Freud S., 1890, « Sur le mécanisme psychique de l’oubli », dans Résultats, idées, problèmes | 1890-1920, 
Puf, 1984, p. 99-107. 


20 


cas où il ne sont pas aussi systématiques que ceux dus à une maladie neurologique. Parlons 
de trous de mémoire occasionnels ou d'origine subtile. S. Freud découvre ainsi le problème 
du trou de mémoire et du refoulement, en passant par l'épreuve du manque. Il décrit 
graphiquement la formation de compromis liés à ce manque. Un enchaînement en réseau 
arborescent convient à une sorte de jeu de mot dont l'éventuelle préméditation échappe 
d'abord. Freud se rend compte qu'un symbole (la mort) vient couvrir le foyer autour duquel 
des réordonnancements ont pris corps. L'analyse met au jour un symbole quoi qu'il en reste 


une partie de manque après ce travail d’élucidation (qu'il nomme les pensées refoulées). 


Le trou de mémoire est l'occasion contingente de sentir, ou décrire que lorsqu'un sujet 
engage un travail de subjectivation (plus ou moins long d'ailleurs), il y a un reste à chaque 


fois. 


En conclusion, la loi du refoulement chezsS. Freud a généré une pluralité de syllabes restée 
hors-discours. Et, il en a rendu compte à travers leur mise en réseau pouvant former 
certains noms propres, et le nom commun « Herr », du moins jusqu'à un certain point 


d'arrêt. 


La suite de cette idée chez J. Lacan 


Les Écrits de J. Lacan proposent différents ordres de cause aux symptômes verbaux et 
idéaux. Il n'endosse pas le rôle d'un pourfendeur de la psychiatrie, disant même d'une part 
que le « syndrome S » de Clérambault n’est pas incompatible avec son point de vue et 


d'autre part que ce psychiatre reste pour lui un maître. 

Le sujet de la première théorie lacanienne est aux prises avec de l'impossible. 

J. Lacan traite de la subjectivité par un graphe à plusieurs reprises, notamment dans Le 
séminaire sur « La Lettre volée » où intervient un modèle de script automatique (dans la 
partie intitulée Présentation de la suite“?). 

J. Lacan fait émerger d’un graphe mathématique de l'impossible sous forme d’arrêtes du 


graphe qui n’existent pas. Une syntaxe élémentaire y est fondée sur un réseau de quatre 


symboles dont certaines transitions sont démontrées impossibles. De l’un quelconque des 


# Lacan J., « Le Séminaire sur “La Lettre volée” », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.11-61. 


43 Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, 90 p. 


21 


4 symboles, la syntaxe établie ne permet pas d’enchainer n'importe lequel des trois autres. 
En revanche en se proposant un parcours de plusieurs symboles le parcours peut toujours 
en passer par tous. Il existe donc des « béances » infranchissables pour concrétiser le projet 
d’un symbole, nécessitant le recours ou le choix forcé, à un « parcours subjectif ». Dans 
« l'actualité de la chaîne signifiante », ceci explique pourquoi elle est vécue dans un 


manque symbolique, et au « futur antérieur ». 


Ce modèle respecte un concept fondamental linguistique, que Beaudoin de Courtenay et 
Mikolaj Kruszewski ont nommé l'alternance en 1881 (dans un article intitulé « Réflexions 
générales sur l'alternance des sons » dont nous n'avons à ce jour que la citation donc une 
connaissance indirecte“). L'idée sous-jacente étant qu'opère la position relative et non 
absolue, sur la chaîne articulée, la position qu'occupe chaque formant du langage engagé 
dès lors dans un système (phonique ou sémiotique) différentiel, et non de manière isolé, 
dans un système ou du moins dans des boucles plus ou moins fermantes, cycliques. C'est 
un modèle que J. Lacan a repris, décortiqué et rétabli à ses fins propres dont nous établirons 


plus loin la généalogique au sein de la linguistique (structurale). 


Dans un second temps, qui rejoint l'introduction de son texte, J. Lacan s’est servi du 
concept d'objet en psychanalyse pour introduire la notion de la subjectivité. Il a poursuivi 
de façon rigoureuse l'indication de S. Freud que la subjectivité se trouve dénudée dans le 
jeu du Fort-Da. En effet, pour J. Lacan, l'être qui parle et cherche à signifier, au-delà de 
subir la détermination des « modulations par alternance de syllabes distinctives », « tombe 
sous la saisie » de ce que représente « l’alternative structurale où la présence et l'absence 
prennent l’une de l’autre leur appel ». J. Lacan résumera cette enchaînement fin voire cette 
dialectique dans les termes d’aliénation et de séparation au séminaire XI - les 4 concepts 


fondamentaux de la psychanalyse“. 


Comment faire le lien entre les deux ? La subjectivité de facto langagière et celle objectivée 


par la relation d'objet ? J. Lacan indique, dans ce séminaire, qu'en ce qui concerne le jeu du 


4 Adamski D., « Beaudoin de Courtenay et la linguistique générale », Linx, 23, 1990, p.67-80. 


4 Jakobson R., « Ill Fondements des lois structurales », dans Langage Enfantin et aphasie, Paris, Minuit, 
2001, [1940], p. 71-98. 


46 Lacan J., « Le sujet et l'Autre : l'aliénation », dans Le séminaire livre XI Les quatre concepts fondamentaux 
de la psychanalyse (texte établi par J.-A. Miller), Seuil, Paris, 1973, p. 185-196. 


22 


Fort-Da, l’objet en jeu importe peu devant ce qu'il en est du jeu lui-même, qui prélude au 
registre symbolique. Dans ce prolongement, « l’homme se dévoue » à une activité à situer 
au-delà du principe qui requiert la présence réelle d’une chose pour qu’un rapport puisse 
s’y déterminer, où l’objet le structure, et se structure. La « propriété naturelle de l’objet » 


s’y annule, ce qui l’« asservit désormais aux conditions du symbole ». 


Ainsi J. Lacan n'a pas de clef pour relier les deux, d'ailleurs il ne cache en avoir rencontré le 
mur qui les sépare. Il écrit en être resté à l'étape pascalienne de la question Psychanalyse 
et Cybernétique*” ce qui signifie avoir tenté de rendre raison de ce qu'il advient avant 
d'avoir la foi, sans la supposition (qui ne serait que trop facile) que la foi ne fût du Ciel. Or 
c'est aussi une jolie manière de dire qu'il s'essaye à un bricolage sans apporter de garantie, 
c'est du moins une connotation licite de la périphrase « (nous n'avons) pas paru nous être 
élevé beaucoup au-dessus de l'étape pascalienne de la question ». Il s'en tient à une 
relation d'illustration : le modèle de la linguistique structurale illustre ce qui vient de la 
clinique de l'objet freudien. « Passé ce stage, il nous fallait illustrer d'une façon concrète la 


dominance que nous affirmons du signifiant sur le sujet“8.» 


En résumé, un effet de la syntaxe, la subjectivité, est décrit par J. Lacan dans ses démêlés 
avec un langage réduit constituée par un graphe mathématique, ou du moins le 
comportant à titre de contrainte ou de règle de bon usage. Il lui importe de tenter à cette 
époque une formulation avec les énoncés de linguistique de problèmes rencontrés dans 


l'expérience de la psychanalyse. 


De plus, J. Lacan développe le concept des instances du réel, du symbolique et de 
l'imaginaire en psychanalyse. Au joint entre la représentation signifiante et le problème de 
sa réalité en tant que signifiée, se trouve l’idée d’une participation impérieuse de 
l'imaginaire au verbal. À l’isoler, comme il le fait par la modélisation, l'instance symbolique 
s’imbriquerait dans les deux autres. Ainsi, J. Lacan écrit : 


« L’insuffisance de la construction du réseau des «&, B, y, 6, est de suggérer comment 
se compose en trois étages le réel, l'imaginaire et le symbolique, quoique ne puisse y 


47 Lacan J., « Le Séminaire sur “la lettre volée” », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.60. 


48 Lacan J., « Le Séminaire sur “la lettre volée” », dans Écrits, Ibid. p.61. 


23 


jouer intrinsèquement que le symbolique en tant que représentant les deux assises 
premières“?. » 


Nous pourrions alors dire qu'une telle position subjective quasi-automatique se trouve 
ainsi illustrée d’une propriété qui s'honore de ne pas supposer de catégorie nosographique 


particulière. 


J. Lacan cherche à introduire à un symbolique acéphale. Peut-être car elle émerge dans les 


années 50 matériellement. Ainsi écrit-il dans L’instance de la lettre (...) : 


« C’est dans une mémoire, comparable à ce qu’on dénomme de ce nom dans nos 
modernes machines-à-penser (fondées sur une réalisation électronique de la 
composition signifiante), qui gît cette chaîne qui insiste à se reproduire dans le 
transfert, et qui est celle d’un désir mort®°. » 


Il s’agit de faire une coupure par rapport au solipsisme de réponses tout prévues, parties 
et venues du symbolique. À force d'habitude, sur le plan éthique, il y a une quasi- 
cybernétique de l’être humain, un conditionnement. Cela peut devenir une question 
biopolitique, mais d’abord, la psychanalyse en fait une question théorique. Comment 
sommes-nous liés à des postulats, des préceptes, des us et coutumes ? D'où provient la 


force de ce lien ? 


Une aporie se trouve dans le Séminaire sur « La Lettre volée ». C’est un point noté tôt par 
J.-A. Miller et important à évoquer”1. Il y avait là une forme impasse (l'aporie) sans grande 


conséquence pour la suite, surmontée d’un saut. 


En résumé, J. Lacan a montré dans le séminaire sur « La Lettre volée » que la subjectivité 
reste subordonnée à la syntaxe et il illustre ce fait par la subordination à un impossible qui 
émerge d'un modèle de syntaxe en linguistique mathématique. Il conviendra de remettre 
en contexte ces propositions, et de tenter d’éclairer un peu si la psychanalyse peut dire 
pourquoi, ou comment, plus l’époque prête au narcissisme, plus se déploie « la voix de 
personne » en tant que bouchon sur l'effet-sujet, ne faisant en retour que renforcer ce que 


cet effet a de déstabilisant. 


# Lacan J., « Le Séminaire sur “La Lettre volée” », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.50. 
50 Lacan J., « L'instance de la lettre dans l'inconscient ou la raison depuis Freud », dans Écrits, op. cit., p.518. 


51 Miller J.-A, « Algorithmes de la psychanalyse », Ornicar ?, 16, 1978, p.15-25. 


24 


Enfin, F. Hulak éclaire un autre tenant ou cheminement lacanien de la thèse de l’autonomie 
du symbolique. Elle s'appuie sur sa pratique de psychanalyste et sa lecture de nombreux 
ouvrages de psychiatrie classique pour démontrer comment Lacan, dans son premier 
enseignement, formule dans le champ psychanalytique une théorie inspirée pour partie de 


celle du syndrome S de G.G. de Clérambault, c'est-à-dire de l’automatisme mental°?. 


Un tournant pris après l'écriture du séminaire sur « La Lettre 
volée » 


Constatons que J. Lacan a dégagé une notion de sujet aux prises avec le langage en acte, et 
témoignant de cela dans l'échange, parmi d'autres choses éventuellement. Il reste réaliste, 


au sens d'être resté dans le cadre de ce qui a cours lors d'une psychanalyse. 


Notre thèse est que Le séminaire sur « La lettre volée » constitue un fait d'écriture crucial 


qui permet d'expliquer ce cheminement. 


Bien qu'aporétique (et nous verrons ce que nous mettons derrière ce terme), c'est de 
l'École de Prague de linguistique structurale qu'il a pu en déplier les arguments, et même 
nous pourrions dire les coordonnées. Il y a un automate langagier, une combinatoire, une 
routine. Elle peut tourner à vide, hors-sens. Elle est même mathématisable, et nous verrons 
qu'une telle mathématique a même historiquement ses racines au bureau des calculs 


astronomiques et des éphémérides (avec J. Bernoulli). 


Notre thèse, amplification d'une indication de J.-A. Miller*$, essaye d'analyser l'aporie 
constituée dans « Le séminaire sur La lettre volée ». Il nous semble qu'il s'agirait d'analyser 
en quoi cet automate langagier ne suffit pas au registre symbolique **. Ce qui reste 
remarquable au-delà d'introduire notre présente étude, c'est que lorsque J. Lacan tombe 


sur une discordance, il a le mérite et la rigueur de ne pas la couvrir d'une théorie-écran, ou 


52 Hulak F., « Le sujet inhérent à son hallucination », dans La Lettre et l’œuvre dans la psychose, Ramonville 
Saint-Agne, Erès, 2014, p.75-85. 


3 || indique que la psychanalyse n'a rien en commun avec les computer sciences, et que l'essai logique et 
cryptographique du séminaire sur la lettre volée s'est refermé avec la fin de l'essai, presque aussitôt qu'entre- 
ouvert cet essai s'est refermé. C'est une remarque qui a provoqué notre élaboration, non tant pour la 
remettre en cause que pour nous en faire notre propre idée. 


Miller J.-A., « Algorithmes de la psychanalyse », Ornicar ?, 16, 1978, p. 15-25. 


54 Notons que l'aporie s'ordonne d'un rapport étroit recherché alors par J.-A. Miller à l'expérience 
psychanalytique, et pourrait donc moins concerner son retentissement à l'université. 


25 


alors, il faudrait concevoir une expérience psychanalytique qui prétendrait se passer du 


registre symbolique, ce qui tient d'un impossible indubitablement. 


Notre thèse revient de manière répétée sur le fait que J. Lacan a publié un aspect du calcul 
où se fait jour la mutuelle exclusion entre calculer et dire. En effet, calculer comporte in 
fine un lire, or il y a mutuelle exclusion entre dire et lire. Qui est en train de lire ne dit rien. 
Il faut le voir comme des moments logiques. Le sujet lisant consent à n'avoir pas voix au 
chapitre pour un temps. Le sujet lisant a à interpréter, ce qui ne s'accorde pas avec le fait 


de dire, en pratique. 


Si calculer peut commencer un dire, par l'expression d'une suite de propositions, l'on n'y 
opère pas sans un bouclage vérificatif, qui est un fait de lecture. C'est à ainsi reparcourir les 
étapes du calcul qu'un calcul prend son statut véritable. Et en ce sens, un calcul est produit 
du discours mathématique, qui s'il part du dire, n'y revient pas. Un calcul lorsqu'il est réussi 
tourne autour d'une ou quelques lettres propres aux mathématiques, ou autour d'un objet 
(mathématique) éventuellement”. Ainsi, le fait d'écriture qu'il y a dans la pratique du calcul 
ne trouve sa coupure signifiante qu'à la lecture, à la vérification de la validité technique 
dudit calcul. Si bien que le calcul ne peut pas être premier. Il y faut d'abord un appareillage 
mathématique, des assemblages selon le terme de Michel Serfati, des définitions, des 


conventions et des règles de notations et de transformations. 
Le fait de dire, de proposer, lui, peut venir d'abord. Ce n'est pas forcé, mais il le peut. 
I n'y a donc pas de calcul sans un dire, et l'inverse n'est pas vrai. 


Tentons de montrer, donc, qu'un tournant a été pris après l'écriture du séminaire sur « La 
Lettre volée », un tournant que nous voudrions rapporter dans le vocabulaire de la 


psychanalyse appliqué à la civilisation. 


Le périple structural 
Dans la lignée des éclairages saisissants de J.-C. Milner dans le Périple structural, il 
s'agissait aussi d'articuler comment J. Lacan a pu revenir sur la linguistique structurale qu'il 


considérait pourtant au départ comme une science pilote, et ceci sans ruptures, par des 


5 C'est plutôt la démonstration qui tourne autour d'un objet dont une définition vient formuler le paratexte, 
les lois de fonctionnement en mathématique 


56 Milner J.-C., Le Périple structural Figures et paradigme, Paris, Verdier, 2008, 254 p. 


26 


déplacements, des solutions de continuité théoriques, ce que J.-C. Milner appelle l'hyper- 
structuralisme de J. Lacan. Ce point a fait énigme pour nous initialement. Nous pensons 
avoir trouvé un début d'éclairage à ce que J.-C. Milner appelle l'hyper-structuralisme de J. 


Lacan. 


Cet éclairage est certes historicisant. C'était le risque une fois énoncé que l'on ne devait 
pas se passer de l'histoire du calcul pour éclairer notre époque. Il s'est agi, pour une part, 
de rendre compte dans un unique document d'un généalogie au séminaire sur « La Lettre 
volée », qui se trouve sinon bien dispersée. Notre thèse tente de situer l'invention par J. 
Lacan de l'aliénation au signifiant, sur fond de la discordance entre la langue et un système 
de codification. Notre recherche rejoint une certaine actualité. Que penser des réponses 


machiniques ? Sont-elles subversives, et le cas échéant pourquoi ? 


J. Lacan était remonté à la question proprement mathématique (et non uniquement 
algorithmique). Il était remonté au modèle de la chaîne phonématique structurée par une 
contrainte le long de la chaîne, une contrainte qui n'a pas de sens. Nous établissons dans 
la présente thèse que le tableau du répartitoire est bien la reprise d'un théorème 
mathématique*/. Par ce mathème, une mutuelle exclusion se fait jour au cours d'un 


processus dynamique d'écriture. 


Les articles de Claude Shannon, de R. Jakobson qui en utilisent l'appareil calculatoire 
étaient d'actualité en 1954. Et Le séminaire sur « La Lettre volée » en témoigne puisque 
J. Lacan y cite A.A. Markov. En remontant aux questions de mathématiques, J. Lacan (le 
savait-il ?) s'est évité d'embrayer sur un pur et simple usage de la linguistique. Certes, il s'y 
rattache, mais en-deçà de ce rattachement, il en décortique les présupposés. Il fallait le 
faire, afin rester au contact de la cause freudienne, qui est, pour qui est mis en position 


d'analyser, de cerner avec l'analysant de quoi il se plaint au fond. 


Un périple autour du signifiant 
J. Lacan, dans Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien, lègue 


des formules structurantes : 


57 Lacan J., « Le Séminaire sur “la lettre volée” », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966 p. 50. 


27 


- Une définition du signifiant : « un signifiant, c'est ce qui représente le sujet pour un autre 


signifiant*£. », et, 
- un aphorisme mnémotechnique « Puisque rien n'est représenté que pour””. » 


Comme l'indique J.-C. Milner®, « essentielle est donc la proposition « la structure n’est pas 


la forme » (« Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits., p. 649) ». 


Le signifiant ou les signifiants, car en général ils viennent pris dans l'articulation signifiante, 
font structure pour la pratique propre au dispositif analytique. De plus, il convient d'ajouter 
que l'articulation des signifiants a pour condition d'élucidation un usage de la lettre. En 
effet, ce dernier usage est requis, en sus de ce qui structurerait le sujet, pour que chaque 
sujet, pour autant qu'il s'agisse de prendre un recul sur l'articulation des signifiants, puisse 


effectuer cette prise de recul. 


Dès lors, J. Lacan n'a plus pu que se retrouver seul, pionnier, puisqu'il s'était tenu en marge 
de la linguistique avec un tel logionf!. Cela ne l'a pas empêché de continuer un dialogue 


interdisciplinaire. 


Notre thèse n'ira pas jusqu'au remaniement de cette position dans le dernier enseignement 
de J. Lacan®?. Nous notons simplement qu'au moment de la Remarque sur le rapport de 
Daniel Lagache, J. Lacan tout en examinant la distinction qu'il y a à faire entre partie et 
incomplétudefi, appelle aussi à surmonter « la logique de classes ou de relation®* ». Cela 
implique un appel à surmonter la logique des ensembles, car elle dérive de la logique des 


classes. 


58 Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », dans Écrits, Paris, Seuil, 
1966 [1960], p.819. 


53 Jbid., p.819. 

60 Milner J.-C., « Lacan | », dans /e Périple structural Figures et paradigme, Paris, Verdier, 2008. 

61 Nous reprenons le terme de Milner dans l'Œuvre claire, pour nous la définition du signifiant est un logion. 
62 Miller J-A., « Une lecture du séminaire D’un Autre à l’autre », La Cause freudienne, 64, 2006, pp. 137-169. 


63 Entre détail, qui à l'interprétation dépend d'une figure supplémentaire qui l'englobe, et fragment qui à 
l'interprétation vaut par lui-même, pour fournir la distinction analogue du champ de l'esthétique. 


Blanchon P., « Le détail et le fragment dans la peinture 2 », blog publiant ses notes de cours, févr. 2021 
(https://peinturechamanique.blog/2021/02/09/detail-et-fragment-dans-la-peinture/, dernière consultation 
mai 2022) 


64 Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1963, p. 663. 


28 


Autrement dit, nous nous bornons pour notre présent cheminement à relever que J. Lacan 
n'a fait usage, un temps, de « l'ensemble des signifiants » que pour autant qu'il en 


recherchait les axes d'une critique. 


Le foyer de l'investigation incessante de J. Lacan a été l'articulation signifiante telle qu'elle 


se présente dans l'expérience psychanalytique. 


Enfin, il y a l'enjeu de recevoir de la bonne manière les tours et les détours d'une (ou 
quelques-unes) articulation signifiante. J. Lacan le désigne comme l'enjeu d'une réalité non- 
déshumanisée : « Une machine, des « objets autistiques », pour déconcertants qu'ils 
soient, sont néanmoins à reconnaître pour le signe de ce que Lacan appelle une réalité non 


déshumanisée 5°. » 


Cette préface de Jean-Louis Bonnat invite à se servir des recherches sur les « solutions » ou 
suppléance au défaut de métaphore : d'une part dans l'étude du langage, et d'autre part 
pour la clinique puisqu'il s’agit de tenter de produire cette « nouvelle réalité » dans le 


monde du langage et du lien social, « dont Freud indiquait le souci pour le psychotique ». 


Le mathème à l'endroit 
J. Lacan, on ne le sait que trop, c'est à dire souvent mal, a fait usage de mathèmes. Il s'est 
servi aussi de sigles, mot dont il désigne S(A). Il s'est servi de graphes, de schémas et il a 


fait appel à des mathématiciens pour étayer son discours. 
C'est ce dernier point, parce qu'il est factuel et non commentatif, qui doit nous retenir. 


Aussi louons-nous grandement le colloque de Cérisy%f, qui réactive un tel dialogue bi- 
disciplinaire en 2002. De ce colloque émane un effet choral. Chaque contributrice et 
contributeur rend compte de la difficulté, de l'écart entre psychanalyse et mathématiques, 
tout en contribuant à leur mise en tension. Ainsi se dégage une trame. Par le dialogue avec 
des personnes bien informées de différentes branches des mathématiques émerge, 
proposition après proposition, l'horizon psychanalytique vers lequel vraisemblablement J. 


Lacan se tournait, y compris en tant que rêveur ou contemplateurf?. 


65 Bonnat J.-L. « Préface », dans Hulak F. (dir.), Pensée psychotique et création de systèmes — La machine mise 
à nu, Ramonville Saint-Agne, Érès, 2003, p.7-8. 


66 Cartier P., Charraud N., Le réel en mathématiques, Agalma éditeur, diff. Le Seuil, 2004, 398 p. 


67 Allusion à la contribution très marquante de J.A. Miller Un rêve de Lacan qui sera reprise ci-après. 


29 


Le formel n'est pas une fin en soi. Il n'empêche l'effort qu'il en coûte, le biais que le formel 
introduit, est d'un usage possible contre les effets d'usure qu'un retour à Freud trop rapide 
entraîne. L'articulation signifiante en position maîtresse implique cela, au risque de nous 
répéter. 

De l'avancée des mathématiques, comme de tout système formel et de toute machine 
finalement, nous pouvons être en position de rapporteur auprès de l'université. Ce qui 
intéresse J. Lacan, derrière les chatoiement du formel, c'en est l'usage. Chez chacun, quel 
est ce qui, d'un formalisme, anime l'intérêt d'un sujet et suscite ses élaborations ? N. 
Charraud propose qu'il y ait «la présence de mathématiques cachée au cœur de la 


subjectivitéé8. » 


L'ouvrage intéressant de 1974 Pourquoi la mathématique ? ® représente un antécédent 


assez valable à ce colloque mais sans l'expression et le dialogue direct avec des analystes. 


Et finalement, ce qu'il ressort de ce colloque est la fécondité du dialogue entre les praticiens 
de la psychanalyse et les praticiens des formalismes (logique et mathématiques). Ce qui 
nous ramène au fait que J. Lacan nourrissait des dialogues avec des mathématiciens, et en 


rendait compte. 


A partir de cet éloge, nous pouvons proposer le mathème à l'endroit, à savoir, le mathème, 
valable, non-ironique, qui n'est pas une invention qui proviendrait de la psychanalyse. 
Celui-là était l'ironique, et d'ailleurs il y a des remarques faites par J. Lacan autour des 


mathèmes laissant penser à une certaine distance de lui-même à leur égard. 


Nous proposons qu'il est important de considérer pour la psychanalyse du présent aussi les 
mathèmes qui proviennent tout simplement des mathématiques. Mathèmes sont pour 
nous : les théorèmes, les lemmes, les conjectures, les équations qui se trouvent dans la 


littérature mathématique et logique”. 


68 Cartier P., Charraud N., Le réel en mathématiques, Agalma éditeur, diff. Le Seuil, 2004, p.15. 
6° Collectif, Pourquoi la mathématique ?, Union générale d'éditions, Paris, 1974. 


7 Celle qui est illisible aux mathématiciens eux-mêmes quand l'on s'écarte un peu de leur secteur de 
prédilection. Celle qui est illisible à 99% des lecteurs, même ayant fait des études supérieures. Cette illisibilité 
pratique nous questionne au titre de l'effet de la lettre. 


30 


Les mathèmes ont peu, voire pas du tout, d'attaches à la question du sens. Ils sont comme 
séparés, séparés en particulier de la dynamique de la signification qui module, érode et 


renouvelle les signifiants de la langue selon les contextes historiques. 


La séparation entre le langage mathématique et la langue usuelle, on le voit, n'est pas 
structurelle. Et d'ailleurs, dans l'histoire des mathématiques, elle n'a pas toujours eu cours. 
Il fut un temps, des lieux, où les mathématiques étaient exprimées dans la langue usuelle. 
Et même aujourd'hui, que les notations littérales sont devenues la norme, ainsi que la 
forme démonstrative, les notations (leur paratexte et leurs assemblages) connaissent des 
spécificités locales, variations qui objectent en tant que telles à ce que la systématisation 


puisse s'avérer complète”!. 


Un aperçu historique sera pour nous l'occasion de remarquer qu'une dialectique joue des 
idées (des signifiants) aux notations mathématiques et vice-versa. Une dialectique : l'un ne 
va pas sans l'autre, et pour autant, les tenants et aboutissants des deux différent. Il se peut 
alors que, du travail de l'un vis-à-vis de l'autre émane une formation de compromis. Nous 
pensons au mot de chaîne (cep en russe) qui a servi à la fois pour la composition de fonction 
dans un contexte mathématique de départ, les fractions continues (cf. plus loin au chapitre 
sur le travail de Markov) et qui a ensuite pu resservir au moment d'inventer l'écriture des 
chaînes de Markov. Cette continuation dans l'appellation ne suffit pas à justifier des raisons 
et des conditions de l'invention de ces chaînes sur le plan mathématique, mais il est difficile 


d'omettre pour autant qu'il y a là la reprise d'une même appellation. 


En conclusion, il peut s'avérer pertinent d'interpréter un mathème, mais un tel exercice 
nécessite des outils, une méthode. La thèse de M. Serfati a été pour cela une lecture 
nécessaire”?, Les assemblages mathématiques (les petites lettres qui fonctionnent selon 
certaines règles de calcul comme la retenue lorsque l'on pose une soustraction) tiennent 
d'abord à l'interprétation factuelle du paratexte par lequel ils sont mis en fonction, 


autrement dit ils sont déjà le fruit d'un discours qui est le discours mathématique. 


711| y a du malentendu, même en mathématique : c'est dire la puissance de pénétration de ce phénomène 
qu'est le malentendu. 


72 Serfati M. La constitution de l'écriture symbolique, mémomire de thèse de doctorat, université Paris 1, 
1997, 459 p. 


31 


La question ensuite est celle de la licéité ou non d'user d'une autre interprétation que celle 
interne aux mathématiques pour parler d'un mathème. Nous pensons qu'il y a là la 
charnière avec l'histoire des mathématiques, qui est un point de vue symbolisant sur les 
objets extraits de son corpus. Cette interprétation seconde n'est nullement illicite et se 
propose d'autres outils avec, comme toujours en histoire, le texte original et sa datation 
comme matériel primaire. La thèse de M. Serfati nous a permis de prendre appui dans 
l'histoire des mathématiques principalement dans l'optique de mieux dégager ce que nous 
appelons l'interprétation primaire du mathème, c'est à dire celle qui naît au jour rasant de 


leur paratexte mathématique. 


Notre objet d'étude a été le mathème des chaînes de Markov, et cette thèse en livre au 


lecteur une exploration au joint entre mathématique et psychanalyse. 


Chaslin la clinique de la discordance et le réel en mathématique 


F. Hulak a fait l'étude de la tentative de Ph. Chaslin, psychiatre classique, d'interroger la 
relation du mathématicien au jeu combinatoire de la lettre à l’aveugle, tentative pour 
partie seulement fructueuse”. Pourtant, elle mérite une ample considération parce qu'elle 
montre qu'à l'époque déjà, les psychiatres classiques avaient entrevus « le délinéament 


d’un réel » au niveau de la lettre. 


F. Hulak a inscrit dans la même veine l’effort de L. Cotard pour distinguer entre discordance 
verbale logique et illogique. Ces écrits cliniques relatent des démarches qui ont non 
seulement pu fournir des éléments d'inspiration à J. Lacan, mais qui valent en tant que tel 
autour de son enseignement, dans un repérage extrêmement fin du rapport du patient au 
langage. En outre F. Hulak a mis en évidence que le terme de paraphrénie (qui anime cette 


exploration) était une proposition nosographique à situer entre névrose et psychose. 


F. Hulak a retrouvé les aspects principaux de l'énigme rencontrée par Ph. Chaslin, énigme 
qu'il disait « recouverte » par le terme de psittacisme. D'un côté il y avait la passion 
ancienne de Ph. Chaslin pour la psychologie de l'invention en mathématique, et d’un autre, 


la refondation nosographique qu’il avait tentée, projeté. Cette dernière, il faut le noter, 


73 Hulak F., « Chaslin, la clinique de la discordance et le réel en mathématique », L'Évolution Psychiatrique, 
Vol. 74: 3, 2009, p. 376-389. 


32 


était une démarche innovante fort rigoureuse quant à la question de l’assignation à une 


classe par le biais de signes cliniques, puisqu'il la fonde sur la logique Russellienne. 


F. Hulak a repris de L. Cotard en la résumant la question de l’algébrisation, c'est-à-dire de 
l’art combinatoire hors-sens, comme moment de fécondité de l’écriture mathématique. L. 
Cotard s'était penché un fonctionnement du langage humain si systématisé qu'il en devient 
algébrique. Et L. Cotard a constitué la référence indispensable et principale de l'élaboration 


Ph. Chaslin. 


Ce jeu de pure symbolique pourrait se trouver également au principe de l'invention 
mathématique. Toutefois, la démonstration ou la trouvaille mathématique vient 
capitonner ce jeu c'est-à-dire y mettre un terme’. En effet, lorsqu'il est réussi, c'est à dire 
accepté par les interlocuteurs mathématiciens, le mathème participe d'un effet de langage, 
la bonne formulation devient le lieu scripturaire d'un nouveau mathème. La satisfaction 
qui en découle s'oppose à l'évidement d'une métonymie infinie, problème auquel certains 


sujets se trouvent confronté (plutôt dans la psychose). 


Mme Hulak a effectué un pas de plus, un pas au-delà du rappel historique de la position de 
Ph. Chaslin. Elle a estimé qu'à travers le travail de l'élaboration mathématique, la lettre 
fonctionne de manière futile au sens de fuyante, « aveugle » ou dénuée de toute 
détermination. Nous pourrions dire immotivée. Elle a alors analysé que c'est cette fuite qui 
se constituait comme un obstacle sur lequel Ph. Chaslin a buté. Son point de butée était 
d'aborder la question de la lettre hors-sens avec l’appareil de la science. En effet, 


Ph. Chaslin considérait que « toute la mathématique repose sur la certitude de l'expérience 


74 Nous nous souvenons de ce qu'a dit Pierre-Louis Lyons lors de la cérémonie de réception de sa médaille 
Fields. En substance : arrêtez de généraliser, de dire que les chercheurs bons en mathématiques seraient des 
psychotiques, des fous ou des asociaux. Il ajouta qu'il les fréquentait au quotidien et ils étaient à ses yeux fort 
civilisés, humains et même plus combatifs que d'aucun ne le soupçonnerait ! Et la plupart, dans la salle, nous 
avons d'abord reçu ce qui tenait d'une saillie improvisée pour un effet d'humour. Aujourd'hui, nous sommes 
en mesure de trouver finalement assez sérieux cet avertissement. J. Lacan disait qu'il y a essai de rigueur au 
principe d'une « psychose » (Lacan J., « J. Lacan : Conférences et entretiens dans les universités nord- 
américaines », Silicet 6/7, Seuil, 1976, p.7-63.). Le syntagme « maladie mentale » n'est qu'une expression du 
langage très creuse, sur laquelle est bâtie le château de cartes d'une fausse problématisation somatique 
incohérente au possible. Cette théorie-écran est motivée par le rejet vers l'extérieur (ausstossung) de la 
subjectivité comme cause. Le syntagme « sujet psychotique », lui, a une cohérence toute particulière et qui 
évolue, se précise, grâce au champ freudien. Il ne dit rien de « la folie » qui est plutôt ce qui doit mériter 
absolument notre rejet vers l'extérieur, en quelque sorte de manière triviale, contingente. 


33 


de comptage et sur le raisonnement déductif ». Il n’attachait pas assez d'importance à la 


question du désir du mathématicien. Nous y reviendrons dans cette thèse. 


L'ouvrage Pensée psychotique et création de systèmes a joué pour nous un rôle séminal à 


ce sujet. Cet article peut être lu dans le prolongement de ce premier ouvrage. 


Mme Hulak a évité tout anachronisme, et a reconstruit en son contexte cette position 
historique de Ph Chaslin, face à cette énigme qu'il avait perçu au niveau du langage hors- 
sens dans la clinique en psychiatrie classique. Et c'est après avoir pris connaissance de 
l'obstacle pour Ph. Chaslin que l'on entend mieux l'apport du champ freudien, d'en être 
parvenu à la conception d'un hors-sens qui ne serait pas sans une étroite relation avec les 
exigences du sens (contrairement à ce qu'une dichotomie factice pourrait laisser supposer). 
C'est l'inscription dans le dispositif psychanalytique qui permet d’extérioriser, de rendre 


objectif la question de ce sens octroyé en pure perte à la stéréotypie’°. 


Mme Hulak en a déduit que le paradoxe qui émerge au sein même du symbolique, et qui 
échappe à l’empirique, confère au savoir sa dimension de fraicheur qui est aussi son 


caractère périssable, le fait passer à l’état de chantier permanent contre toute scolastique. 


Cotard, Dugas et Chaslin se référèrent à Leibnitz lorsqu'ils ont été confrontés au 
psittacisme, à la parole vide. Leibnitz et sa pensée aveugle”f. Pour simplifier, le symptôme 
que Ph. Chaslin appelle la discordance verbale, Cotard et Dugas l'appellent psittacisme, et 
Lacan "parole vide”. Les quatre ont fait le lien avec l'élaboration mathématique littérale et 
combinatoire. En particulier, ils ont parlé de la tentative de Leibnitz de logifier le langage”?. 
Ph. Chaslin l'appelle aussi « pensée aveugle », qui consiste, propose-t-il, en ce que « le 


langage et l'intelligence se séparent ». 


2) Le plan de l'exposé 
Après notre chapitre introductif (qui précède), notre second chapitre propose de distinguer 


du hasard qui intervient dans le montage scientifique celui qui ressort à la contingence, 


7 Des stéréotypies qui « ne valent pour le psychotique que pour leur sens » (proposition lacanienne mise au 
travail dans l'ouvrage Pensée psychotique et création de systèmes. 


76 Hulak F., « Logique du sinthome - Mise en pratique », Nîmes, Champ social éditions, 2016 


77 Nous n'avons pas lu la monadologie de Leibnitz mais c'est peut-être dans cet ouvrage. 


34 


mot qui prend une valeur singulière en psychanalyse. Nous spécifierons deux modes de 


l'écriture impliqués par ces deux notions. 


Ensuite, notre troisième chapitre traite du concept de répétition en reprenant l'histoire de 
ce concept chez Freud et en rendant compte des précisions que J. Lacan a pu lui apporter. 
Partir de ce concept permet d'ancrer notre problématique dans le champ freudien. Il nous 
a semblé que, muni de ce concept, tel ou tel aspect de notre objet d'étude, les chaînes de 
Markov dans le domaine linguistique, pouvaient trouver à être éclairé. En effet, cet objet 
mathématique est extrait du champ des probabilités ou de l'aléatoire ayant pour paratexte 


la réitération d'un tirage. 


Notre chapitre IV rend compte des éléments de méthode que nous avons réutilisé à partir 
de l'ouvrage de N. Charraud sur Georg Cantor. Elle s'intitule Le travail inconscient en 
mathématique et introduit le passage de la chose mathématique à l'objet mathématique 
tel que conçu par N. Charraud. Ce passage est articulé à la notion de « réel-de-discours » 
introduite par J.-A. Miller lors de son exposé lors du colloque de Cérisy-la-Salle Le réel en 


mathématique (2002). 


Les chapitres V et VI exposent notre élaboration centrale pour cette thèse. Le chapitre V 
s'organise en deux grandes parties, l'une qui retrace l'œuvre mathématique de A.A. Markov 
et l'autre qui rapporte certains faits choisis de sa vie personnelle, faits rapportés par ses 


biographes (donc modulo ce 1° filtre). 


Le VIè"e chapitre livre notre lecture du développement de Micheline Petruszewicz 
concernant l'application des chaînes de Markov à la chaîne typographique (aussi bien qu'à 
celle phonétique). Dans sa thèse, elle a respecté au plus près le formalisme de Markov. Et 
elle a tenté d'en tirer des extensions de nouveaux usages. Cette tentative ne s'est pas 
avérée très probante. Pour autant, il fallait la faire pour s'en rendre compte. Ce relatif 
insuccès restes intéressant du fait qu'une rigueur suffisante ait sous-tendu sa démarche. Et 
enfin, son étude devrait permettre que se transmette plus facilement l'essai de 
A. À. Markov d'appliquer ses chaines dans le domaine linguistique, puisque qu'elle clarifie 
de nombreux aspects (notationnels, historiques et mathématiques) des articles de ce 


mathématicien. 


A partir de l'acquis de notre démarche originale et de ces deux chapitres centraux, nous 


avons pu proposer une lecture, que nous espérons la plus éclairée possible, du Séminaire 


35 


sur « La Lettre volée » de J. Lacan. C'est le chapitre VIII qui vient après un chapitre de liaison, 
historique, le chapitre VII dans lequel nous développons l'idée qu'il y aurait eu un rôle 
précurseur du formalisme russe vis-à-vis du structuralisme. Suite à ce chapitre de 
transition, nous abordons donc une lecture du Séminaire sur « La Lettre volée » focalisée 


sur la question de « La voix-de-personne ». 


Avec le chapitre IX, très exploratoire, il a été tenté de faire un usage de l'enregistrement 
hors-sens de la voix par les interfaces numériques et reposant sur des chaînes de Markov 
et réseaux de neurones. À partir d'un mot hors-sens prononcé par un enfant autiste, et de 
manière un peu artificielle peut-être mais non sans rapport avec notre époque, il est plaidé 
qu'une écoute machinique serait bien en peine de s'en tenir à ne pas y mettre du sens, 
puisqu'étant programmée pour se brancher sur des énoncés connus pour faire sens’8. En 
résumé, ces productions, ces énoncés-produits ne constituent pas une réponse tenant 


compte de la charge symbolique vécue par un sujet. 


Ce chapitre IX entre bien en lien avec notre argumentation principale de thèse car l'envers 
exact de ces énoncés-produits est à situer dans l'étincelle, l'intuition symbolique du 
mathématicien, au sens de G. Chatenay, cf. conclusion du chapitre V (chapitre IV et Ven 
fait pour comprendre ce trait de lumière Witz(ig) [ayant trait au jeu de mot] pouvant avoir 
lieu au sein de la pratique mathématique). L'intuition symbolique ou "la percée" n'est pas 
sans prémisses, ni sans un terrain où se répète un certain ratage, même si l'étincelle 
s'enlève in fine comme réussite sur ce ratage répétitif. L'envers d'une percée étant un 
bouchon : nos énoncés-produits par des algorithmes doivent servir de bouchon à quelque 


chose”. 


En dernier lieu, au chapitre X nous prêtons attention au travail d'un poète russe, V. 
Khlebnikov, après que Micheline Petruszewicz, R. Jakobson et F. Hulak®° aient également 


proposé de s'y intéresser. Il s'agit d'un poète ayant participé du formalisme russe et dont 


78 Dans le même ordre d'idée, dire qu'un calcul sur la langue est, à cause de la structure du sujet, impossible, 
ce n'est pas dire que l'utilisateur d'une machine ne puisse pas être berné par les énoncés qu'elle produit. 


7 Même la fonction contrôle-F (recherche par mot clef) tient du bouchon (idem en ce qui concerne le fait de 
se fier au glossaire). Un glossaire bouche ce dont il s'agit. Nous pourrions dire qu'il y a au niveau du glossaire 
une fausse-entrée, si ce n'était que l'expression n'existe pas, contrairement à fausse-sortie. 


80 HulakF., « | — Le symptôme invention », dans Logique du sinthome - Mise en pratique, Champ social, Nîmes, 
2016, p. 26. 


36 


certaines productions ont fait l'objet de calculs dans la thèse de Micheline Petruszewicz, 
celle d'un moment du poète où il essaye de régénérer la langue russe par une langue 
intitulée le « Zaoum ». Aussi avons-nous exploré deux pistes entièrement divergentes pour 
laisser ce travail sur la bifidité qui l'avait animé dès le départ : d'une part le trou, d'autre 
part l'objet. Précisons un peu cela. D'une part nous abordons le trou de la machine-à- 
répondre, en tant que l'élocution en est absente (car l'élocution suppose le vivant d'une 
prise de parole incarnée). D'autre part, une énonciation obstruée par la présence vivante 
de l'objet sera approchée, une énonciation qui tente de prendre langue avec un lectorat. 
La poésie de V. Khlebnikov a pu être reconnue en tant que telle, malgré qu'elle reste peu 
intelligible. Ce poète devait avoir recours à des procédés de chiasmes d'une technicité 


baroque pour produire ses poèmes. 


Lecteur, avant de vous souhaiter une bonne lecture un dernier mot d'introduction. 


Une pratique n'ambitionne pas la même chose qu'une science 
Le parcours que nous allons faire s'inscrit dans un horizon découvert par J. Lacan et qui est 
pour nous essentiel, car nous avions au départ une formation scientifique. Cet horizon 
permet à J. Lacan d'opter finalement (contre « le premier Lacan ») pour une orientation de 
la psychanalyse qui se résoudrait à ne pas nourrir une ambition scientifique trop affirmée 
(ce qui ne veut ni dire abandonner l'idée d'une rigueur, ni même l'idée de récuser la 
manière scientifique d'articuler les questions et de formuler les choses). Certes, dans La 
science et la vérité, J. Lacan a fourni les raisons principales qui l'ont conduit à tenir compte 
de cette divergence. Toutefois il reste intéressant, avec le recul historique, de montrer 
combien la distinction qu'il établit avec rigueur entre la psychanalyse en tant que pratique 
et la science en tant qu'idéal (hors-discours à ce titre d'ailleurs) a nécessité un 
cheminement non-linéaire, du moins avec un revirement. A retracer les faits marquants de 
cette histoire de la psychanalyse, il nous a été loisible de tendre à relativiser la valeur de la 
démarche scientifique, sans tomber dans l'obscurantisme de ceux qui en nient bêtement 


tel ou tel résultat. 


37 


II) Hasard et contingence en science 
et en psychanalyse 


Nous avons suivi l'indication de J. Lacan dans Le séminaire sur « La Lettre volée » de 
s'intéresser au point de vue de A.A. Markov sur la lettre. A.A. Markov est un mathématicien 
qui a inventé une nouvelle écriture dans le domaine des probabilités conditionnelles. 
L'écriture sous forme de chaîne de Markov est féconde. Qu’implique ce type de 
modélisation des processus en termes de chiffrage ? Nous verrons au chapitre consacré au 
travail de Markov qu’il y a un aspect prégnant temporel, une sorte de pas à pas 


fondamental dans un tel graphe. 


Avec quels motifs A. Markov a t'il mené les travaux vers sa découverte en théorie des 
probabilités ? Quelle importance prirent ses travaux pour lui et dans son époque ? Qu'en 


est-il advenu à notre époque ? 


Bien des mathématiciens s'imaginent être l'esclave d'un maître en leur sein, différents des 
maîtres humains. J. Lacan disait que les mathématiciens entretiennent des rapports avec 
la mathématique comme avec une personne. 

Ainsi, N. Charraud note que les éminents mathématiciens G. Cantor, A. Grothendiek, et 
d’autres, ont abordés des questions qui « résistent à toute réduction logiciste » : des 
choses mathématiques!. Puis, en général après un long labeur et non sans un certain 
détachement par rapport à la question du sens à attribuer à cette chose initiale, une 


« bonne définition » est enfin énoncée. 


« La bonne définition est indispensable pour que la chose entre définitivement dans 
le champ des mathématiques. Le passage d’une intuition diffuse à la découverte de la 
bonne définition est un moment de saisissement pour le mathématicien » 


L'auteur mathématicienne et psychanalyse cite, par exemple, cette même constatation 
exprimée par B. Teissier, mathématicien : « la forme vague serait prise dans les empreintes 
instinctuelles du sujet ». C’est pourquoi, il y a un au-delà du fameux mot Shadock « s’il n’y 
a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème » : l'élaboration. Or, la fonction 


d’accroche n’est pas portée par l'élaboration. Autrement dit : comment expliquer d’où est 


1 Charraud N., « La chose mathématique », La Cause Freudienne, 44, 2000, p.97-104. 


38 


venue l’idée formant le contenu d’un problème, ou contenant une solution à trouver ? Une 
condition à cette réponse se trouve dans la notion psychanalytique de transfert. Sans cette 
notion, le rapprochement fait par N. Charraud, de la chose freudienne et de la chose 
mathématique deviendrait injustifiable. Et l'engagement d’un transfert par un sujet 


suppose qu’il ait éprouvé un certain manque. 


La bonne définition crée un certain transfert car elle pose le problème d’un nouveau point 
de vue. Après-coup il s'avère que « la bonne définition est indispensable pour que la 
chose » soit modifiée. Cette bonne définition continue de se constituer dans une extimité, 
celle qui émanait dès le départ du rapport du mathématicien à sa ou ses chose(s) 
mathématique(s). Elle peut muter et dériver ensuite sous les espèces de l’extimité du 
langage en tant que champ symbolique, en tant que le langage « énoncé » suppose du 


manque, survient sur fond de la relation d'objet. 


C'est pourquoi toute trouvaille mathématique, tout bougé subjectif aboutissant dans le 
meilleur des cas à « un moment de saisissement » (devant une « bonne définition »), 


procède de la fonction du manque et ne l’épuise pas. 


La place de l'intuition en mathématique a été réduite, précisée, incomplètement éliminée. 
Le débat est initié dans les travaux de P.Cartier et N. Charraud/, il en reste des positions à 
étayer. 

Quand repérer dans l’histoire des probabilités des passages d’une chose mathématique à 
un objet mathématique® ? Y’a-t-il eu passage d’une chose mathématique, mal définie, à un 


objet mathématique, lors de l’écriture des chaînes de Markov ? 


A leur insu, des mathématiciens ont précédé les psychanalystes, dans l’expérience par 
laquelle ils acquièrent un savoir. De même qu’il y a un point de vue sur l’art qui cerne la 
présence d’un art brut, il nous semble qu’il y aurait une science brute, dont le prototype 
serait une écriture d'A.A Markov, une écriture mathématique nouvelle (pas un concept 


nouveau, peut-être pas même une bonne définition) qui fait florès, à partir duquel il y a 


2 Cartier P., Charraud N., Le réel en mathématiques, Agalma éditeur - diff. Le Seuil, 2004, 398 p. 


3 Charraud N., « La chose mathématique », La Cause Freudienne, 44, 2000, p.97-104. 


39 


rebondissement, y compris dans d’autres champs que mathématique, une écriture 


transfuge. 


1) La scientificité du hasard : l'aléa 


Par aléa nous entendons le hasard scientificisé. Un aléa mathématique par définition est 
un sous-ensemble d’un ensemble, dont l’on peut dire qu’il est réalisé ou non au vu de 
l'expérience“. 

Du point de vue scientifique, selon Henri Poincaré, « le hasard est autre chose que le nom 
que nous donnons à notre ignorance (...) ».1l y a deux sources de hasard : la complexité des 
causes, et les phénomènes fortuits. Pour ces derniers, «le calcul des probabilités ne 


cesserait pas d'être vrai le jour où ces phénomènes seront mieux connus ». 


H. Poincaré « objective » le calcul des probabilités’. Il donne pour exemple de phénomènes 
fortuits, l'état des planètes à un instant donné. Il évite que son discours ne paraisse 
Prométhéen, toutefois, les astres et planètes ont longtemps figurés des dieux, ou le 


système du Dieu. 


Reste que Poincaré témoigne de ses travaux en probabilités dans lesquels nous pourrions 
supposer qu'il était « aux prises avec le contenu vide de la lettre», comme le suppose Ph. 


Chaslin de l’activité même du mathématicien : 


« En 1912 Chaslin se propose de rassembler sous un même dénominateur les cas 
inclassables qui échappent à la nosographie. || retourne donc sur le terrain de 
l'individu et va, à partir de la recherche du type clinique, inventer la notion de 
discordance. C’est ainsi qu’il focalise un point limite, le langage hors-sens, qui lui 
semble être au cœur même du délire. Nous dirions rétrospectivement que Chaslin a 
atteint le lieu même de l’Unsinn. Par ailleurs son intérêt pour le discours 
mathématique l’amène à s'interroger sur le fait que comme le fou, le mathématicien, 
aux prises avec le contenu vide de la lettre, emploie un langage hors sens et croit aux 
‘êtres mathématiques’.$ » 


Jean-Claude Milner à noté qu’en Europe, il y a eu une époque des constellations, où relier 
les étoiles et en nommer le réseau local allait de soi, mais que, l'astronomie, en ayant mis 


la focale sur l'étoile en tant que telle, a dégagé une manière moderne de voir le ciel qui a 


4 Méléard S. Aléatoire, Palaiseau, Éditions de l’école Polytechnique, 2011, p.18. 
5 Bru B., « Souvenirs de Bologne », Journal de la société française de statistique, t.144:1-2, 2003, p.135-226. 


6 Hulak F., Logique du sinthome. mise en pratique, Champ social édition, 2016, p. 17. 


40 


finit par faire un peu oublier la constellation et l'exercice cosmographique la traçant. C’est 
pourtant elle, groupe d'étoiles et non l’astre esseulé, qui fixait l’ombilic d’un mystère 
antique avec sa cosmographie, logogriphe d’une transcendance, de divinités bien-sûr, 
d'objets métaphoriques comme la balance, la lyre, le scorpion. La métaphore du nom-du- 
père pourrait avoir quelque chose à voir avec cela. Aux constellations étaient rattaché ce 
qu'aujourd'hui dans le champ freudien nous appellerions des semblants. Les constellations 
figuraient des états de choses dont l’immuabilité dépassait l'expérience humaine ou la 
transcendait, et pourtant paradoxalement, étant l’objet d’une expérience humaine 
pratique, de sa transmission et produit d’une culture, simples représentations. 
L’anthropologie a levé le voile sur la nature de semblant de cette affaire, comme d’autres’. 
H. Poincaré évoque la figure de la constellation, précisément dans l’après-coup de la 
reconstruction des étoiles dont la lumière avait été comme éteinte par le soleil, dans son 
article novateur intitulé « les astres »5. Cet article était novateur en tant qu’écriture 


vulgarisée de connaissances scientifiques. 


La scientificité du hasard éclot au milieu du 16°" siècle, de la correspondance entre Pascal 
et Fermat vers 1654. Or, selon Alexandre Koyré, cette époque est contemporaine d'un 
virage scientifique. À partir des publications de Galilée, le discours scientifique ne tolère 
plus qu'un monde « archimédien », quantitatif. Ce discours substitue donc mesure et 
précision aux notions mixtes de qualitatif et de quantitatif « du monde commun ». Est-ce 
là une condensation, opération de la théorie psychanalytique du rêve? L'étude Une 


expérience de mesure livre un cas historique probant en faveur de cette thèse?. 


En particulier, vers le XIXÈ"® siècle est apparu clairement qu’il n’y avait plus d'espace 
commun, puisque, progressivement, la mécanique isole comme telle la question du 
référentiel. Ce faisant d’ailleurs, les physiciens firent de l’inertie une force, commensurable 


a d’autres forces et agissant parmi elles, résultant dans une quantité de mouvement, une 


7 Levi-Straus CI., La pensée sauvage (1962), Plon Pocket, 2001. 


8 Collectif, « Poincaré H. (1854-1912) », dans Ce que disent les choses, d'Henri Poincaré, Edmond Perrier et 
Paul Painlevé, Hachette, 1911, p.1-5. 


Cet extrait étant consultable sur internet via le commentaire récent : Christian Gérini, « Henri Poincaré : Ce 
que disent les astres. », Bibnum [En ligne], Sciences humaines et sociales, mis en ligne le 01 avril 2011, 
(http://journals.openedition.org/bibnum/751, consulté le 26 mai 2022) 


% Koyré À., Études d'histoire de la pensée scientifique, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1985, p. 289. 


al 


accélération. Que la catégorie Kantienne de l’espace, dicible avec cet article déterminatif, 
soit décomplétée par le nouage à un référentiel a accru le malentendu entre philosophes 
et physiciens!?. Que la catégorie du fortuit, du gratuit, la tuché antique d’Aristote, ait été 
décomplétée par la théorie des probabilités puis des jeux, et fût rendue relative à un 
ensemble de combinaison de règles préinscrites, a eu le même effet de ségrégation 
disciplinaire. 

A. N. Kolmogorov, avec Paul Lévy dans les années 20 et 30, firent prendre à la théorie des 
probabilités, quasi physique, un saut théorique et mathématique !{. Si d’un côté, il ne serait 
pas faux sur le plan littéral de considérer que la théorie des probabilités est un cas 
particulier de la théorie de la mesure en mathématiques, sur le plan de leur pratique, la 
théorie des probabilité reste un domaine distinct autour du pivot qu'est le 
conditionnement (des probabilités). L’oraison funèbre de L. Schwartz sur Kolmogorov en 
1989 (de l'excellente vulgarisation mathématique) situe parfaitement le fait, que malgré 
qu'il ait été l’ordonnateur d’une axiomatique des probabilités, son parcours montre 
comment ensuite la question du conditionnement au sein des applications pratiques des 
probabilités a pris de l'ampleur. Une fois la théorie parachevée, il y a eu un effet de relance 
des applications, jusqu’à leur programmation algorithmique. Quoi qu'il en soit, la 
scientificité du hasard pourrait confirmer ou illustrer un aspect de l'idée d'Alexandre Koyré 
du virage galiléen, dont une analyse fine a été proposée par Judith Miller, par rapport à la 


question du rapport du mouvement au temps, et de l’ontologie sous-jacente!?. 


Le hasard véritable 


La contingence, l'accident, la chance ou le hasard, une variété de termes peuvent être 
employés quand, de la survenue d’un évènement, il s’agit de parer à la question de la cause. 
C’est retrancher une voie interprétative, et S. Freud, nous le verrons, traitait ce geste que 


l’analysant emploie parfois avec une circonspection certaine. 


10 Gérini C., « Henri Poincaré : Ce que disent les astres. », Bibnum [En ligne], Sciences humaines et sociales, 
mis en ligne le O1 avril 2011 


1 Schwartz L., « La vie et l’œuvre de Andréi Kolmogorov », C. R. Acad. Sci. Paris Sér. Gén. Vie Sci. 6 (6), 1989, 
p.573-581. 
url : http://sites.mathdoc.fr/OCLS/pdf/OCLS 1989a.pdf dernière consultation 27 mai 2022. 


12 Miller J., « Métaphysique de la physique de Galilée », Cahiers pour l'analyse, 9 (Généalogie des sciences), 
Seuil, été 1968, p. 138-149. 


42 


Puisqu’une théorie de la psychanalyse se mesure aux interprétations qu’elle génère et 
qu’elle empêche, selon l’idée de J.A. Miller, il nous semblait intéressant de poser la 
question si celle du dernier Lacan restait freudienne sur cette question du hasard ou de la 


contingence, ou bien si elle orientait vers un bougé. 


Le hasard renvoie à l'évocation des dieux, bien souvent. Or à notre époque, la prévalence 
des explications scientifiques causales ne fait plus aucun doute. Par conséquent, l’ancienne 
veine mystique du hasard et de ses emplois est récusée. Ceci complique de beaucoup la 
question initiale posée, car il vient s’insérer, pour grossir le trait, la question d’un vrai 
hasard ou d’un faux, et la science serait à même de résoudre cette dichotomie. C’est une 
complication mais elle peut être tenue pour un enrichissement. Et résoudre n’est 


supprimer ou subsumer, qu'après qu’une décision ait été prise par un sujet. 


Dans un autre ordre d'idée, le mot probabilité comporte l'étymologie de la probation 
légale, rappelle Nathalie Charraud!$. Le procès vise à ce que les preuves sont établies, c'est- 
à-dire soient présentées devant les juges et les jurés, tombent sous leurs appréciations ou 
leur intime conviction. Que le dé soit aussi un objet qui tombe, cela ne semble là que 
théâtraliser ou singer la question de la probation, elle hautement complexe et que nous 


n’explorerons pas. 


Au demeurant, le mot latin sortes, qui a donné notre mot sort, signifiait une chute, en 
l'occurrence de petits os. N’y-t-il pas là une imaginarisation, c’est à dire une transposition 
au plan imaginaire, de ce que la preuve, qui elle advient au plan symbolique, aurait à sortir 
de quelque part ou de quelque lieu, comme la vérité représentée sortant d’un puit, 
imaginarisation qui en passe par le phanère c'est-à-dire ce cheveux, l'os ou cette croûte qui 
choit d’un corps!° ? Une désincarnation en la vérité qui sort de la bouche conditionnerait 
une réincarnation, soit le juré s’en faisant l’intime conviction, finalement. Jusqu'où va cet 
échange de bons procédés dans ce dont il s’agit en matière de probabilité, cette science du 


vraisemblable —où l’on entend un point de vue scientifique sur le semblant ? D'ailleurs, quel 


5 Charraud N., « La passion du dé, envers de la statistique », La cause Freudienne, 57, p.107-109. 


4 À rapprocher de la notion du semblant telle qu’introduite pas le dernier Lacan et en usage dans le champ 
freudien. 


3 Le corps tout entier de la femme dans le tableau de XX pouvant être tenu pour le phanère phallus 
(imaginaire). 


43 


est l’éprouvé mystérieux du joueur maladif, si ce n’est le tourment masochiste d’un 
délestage en règle, cuisant, à peine recouvert de temps à autre de la jubilation de son 
envers, le gain. Par conséquent, un puissant ressort de l’entreprise de jeux et du casino 


relèverait du sado-masochisme. 


Notons enfin qu’il y a un paradoxe des probabilités : d'être une science des formes du 
hasard, c'est à dire de supposer aux déterminations un halo de hasards, pour y fournir des 
modes de calculs où la part du hasard tend à être exprimée comme circonscrite, bornée, et 
sur le point d’être négligée!?. Or, et Freud l’a constaté in concreto dans la cure!*, la fortuité 
ce n’est pas rien, c’est un recours!° tout à fait courant synonyme de l’énigme, de la surprise. 


Le hasard est souvent employé pour qualifier la rencontre. 


Avec l'irruption du covid, nous et les mutuelles de santé avons touché du doigt que l’aléa 
est toujours fermé par la science probabiliste dans un ensemble, dans un sous-ensemble 
pour être exact. Donc, les évènements encore autre (à un ensemble donné) constituent un 


hasard d’au-delà de l’aléa. 


Le hasard entre psychanalyse et science 


La contingence, l'accident, la chance ou le hasard, à nos jours n’ont-ils pas traits à l’aléa, 
cette notion au départ confuse, qui a trouvé de nos jours une écriture formelle 


mathématique’? ? 


Dans La Psychopathologie de la vie quotidienne, il est répliqué à l’argument de la fortuité, 
d’une manière tellement résolue qu’elle nous fit énigme. Ainsi en va-t-il pour le lapsus du 
Dr. R. à New-York. Dans cette capitale, autour de 1912, seule la partie du couple qui 
démontre la faute de l’autre pouvait obtenir le divorce. S. Freud rapporte la vignette d’un 


article du Dr Brill, c’est un ajout de 1912 à son ouvrage. Il s’agit d’une histoire d’« épouse 


16 Dostoïevski F., Le joueur, Paris, Flammarion, 2013. 
17 Paradoxe souligné à notre endroit par Marie-José Asnoun lors d’un cartel de l’Uforca durant notre thèse. 
18 Freud S., La psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Gallimard (Messier D., trad.), 1997 [1901]. 


© Freud S., « Chap X. Actes symptomatiques et fortuits », dans Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, 
Gallimard (Messier D., trad.), p. 346-347. 


2 En sa grande technicité, l’écriture mathématique a fini par faire de l’aléa une fonction. Ce que les 
mathématiciens appellent une variable aléatoire possède la nature mathématique d'une fonction entre un 
ensemble de départ d'évènements et un ensemble image de survenue des possibilités. Nous y reviendrons. 


44 


[ayant] poursuivi son mari pour adultère, (...), et i! a obtenu le divorce. — Vous voulez dire : 


elle a obtenu le divorce?{. ». Le psychanalyste (donc Brill) précise alors : 


« (.) dès que j’eus corrigé la faute, je lui demandais de l’expliquer, mais j’obtins les 
réponses étonnées habituelles : tout le monde n’avait-il pas le droit de faire un 
lapsus ? C'était seulement un hasard, il ne fallait pas chercher à trouver quelque 
chose derrière, etc. Je répliquais qu’il y avait nécessairement une raison à tout 
lapsus, et que j’eusse été tenté de croire qu’il était lui-même le héros de l’histoire, 
car alors le lapsus s’expliquerait par le désir qui était le sien, à savoir que c'était sa 
femme, et non pas lui, qui aurait dû perdre le procès, et donc qu’il n’ait pas (comme 
le veut notre droit patrimonial) à payer de pension alimentaire et puisse se remarier 
dans l’État de New York. » 


Ainsi S. Freud (parce qu’il entérine ce propos dans son ouvrage) ne croyait-il point au 
hasard ? Souscrivait-il à la philosophie déterministe ? Précisons que nous le lisions au 
moment de nos premières années d'ingénieurs, où en parallèle nous étudiions les 
mathématiques appliquées qui recourent fréquemment à l’aléa simulé par informatique, 
et que nous baignions dans l'esprit scientifique. Retrouver ce que nous considérions 
comme propre à l'esprit scientifique, à savoir le déterminisme mêlé de hasard au sens de 
la modélisation, en psychanalyse nous surpris beaucoup, nous y sentions plutôt la question 


de la vérité déterminante, telle qu’elle existe même hors du savoir scientifique. 


De plus, il nous plaît de travailler le concept de la contingence psychanalytique. Nous 
l’avons fait, selon l'indication de Lacan que « La formalisation mathématiques est notre 
but, notre idéal.2? » d’une part en tenant côte à côte séparé ce qui s'écrit en mathématique 
et ce qui s'écrit en psychanalyse, d'autre part en recherchant les éclairages de ces 
différences, voire ces disjonctions entre le hasard des uns, les mathématiciens, des autres, 


les programmateurs, et la contingence d’autres encore, les psychanalystes. 


En quoi, alors, la contingence en psychanalyse peut être dite différente du concept 
mathématique de l’aléa ? Est-ce qu’elle l’exclurait finalement ? Qu’en est-il au dernier 


terme de l’enseignement de J. Lacan ? 


Le chapitre XII de la Psychopathologie de la vie quotidienne, « Déterminisme, croyance au 


hasard et croyance superstitieuse : points de vue », a été complété plusieurs fois en 1910, 


2 Freud S., La psychopathologie de la vie quotidienne [1901], Paris, Gallimard, 1997, p. 163. 


22 Lacan J., Le Séminaire Livre XX - Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 51. 


45 


1912, 1920, si bien que seules les premières pages datent de 1901. Il y a eu à ce titre un 
travail continuel de Freud et de ses correspondants, dont témoignent les rapports dans les 
revues à ce sujet. Dès 1912, environ, une articulation nette s'effectue de la contingence en 
psychanalyse à la prise d’une position subjective, un désir ou un choix. Nous devons noter 
d'emblée que la notion de contingence est donc, en quelque sorte à ce moment-là, 
exactement l’envers d’une combinatoire objective ou aveugle comme du dé. Et qu'il s’agit 
bien plutôt de ce que l'inconscient semble pouvoir faire feu de tout bois. Il nous semble 
que le dernier Lacan parachève son long parcours sur cette question en restaurant tout 
bonnement cette position disruptive du Freud de la psychopathologie de la vie quotidienne 


: la contingence, d’un lapsus par exemple, faite disjointe du hasard objectif. 


Freud rapporte notamment un cas de coïncidence étrange entre un rêve de rencontre et la 
rencontre qui se produit effectivement’. L'analyse de ce cas montre que le rêve a été 
inventé pour dire quelque chose supplémentaire d’une rencontre réelle ayant eu lieu. Par 
ce rêve inventé, la patiente était venue dire sa position de désir à l'égard de cet homme 
rencontré. L'analyse s’est effectuée non par combinaison de deux versions mais par 
suppression de l’une, la coïncidence était tellement inouïe qu’il a fallu à Freud mettre en 
discussion si c'était l’une version ou bien l’autre, discussion à la suite de laquelle une 
version a dû être retirée, l’onirique?*. C’est un cas intéressant de ce que Lacan nommera 
bien plus tard, l’Un-en-moins?. Nous retrouvons la difficulté de se séparer, de supprimer 
une interprétation, une version, mêlé à la question de la coïncidence, de ce dont la cause 


ne serait pas symbolique, du contingent. 


N'allons pas jusqu’à prétendre que les psychanalystes proscrivent l’évocation d’un hasard 


objectif. Ce serait factuellement faux. Freud l’évoque aussi ainsi, le fortuit « vrai», y 


3 Eine erfüllte Traumahnung est un manuscrit daté de l’année 1899 et qui sera publié à part en 1941. 
Mahnung donne l’idée de donner suite, qu’il s’agisse du devoir, de la complétion d’une suite de chiffres, ou 
de la réponse à une lettre. Ce terme allemand semble plus intéressant que Buchstaben (le caractère 
typographique) pour traiter la question lacanienne de la lettre — au moment où Lacan accentue le symbolique, 
et non l’image. D'autre part, le participe passé Erfüllte traduit le verbe remplir au sens d'accomplir ce qui était 
né d’une attente, aussi bien pour ce qui devait être fait ou l'inverse, prescription et proscription. Ainsi nous 
pourrions traduire par : Une suite onirique augurée. En jouant sur le fait qu’il y a de bons augures et des 
mauvais. 


24 Freud S., La psychopathologie de la vie quotidienne [1901], Paris, Gallimard, 1997, p. 417. 


25 Lacan J., Le Séminaire livre XX Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 116. 


46 


compris dans la Psychopathologie de la vie quotidienne. Quoi que sans aller jusque-là, 
notons bien qu’au départ du mouvement analytique, l'évocation du hasard, à l'instar de la 
question du doute, s'articule en tant que formation de l'inconscient, signe pour autre 


chose, et peut-être aussi au colophon du doute?f. 


En outre, cette problématique présentant le visage d’une ambivalence, tel Janus, fait 
penser à des textes ultérieurs comme La dénégation [Die Verneinung] et au séminaire sur 


«La Lettre volée», étant entendu que la lettre matérialise ce problème de l’ambivalence?’. 


Le hasard est une notion simple, populaire, qu’avec la psychanalyse nous sommes en 
mesure de complexifier sans gratuité. Elle devient complexe si nous arrivons à tenir le 
discours qu’il puisse y avoir différentes modalités du hasard : prévisible vs irruptif, hasard 


trouvant son explication relative à un jeu réglé vs l’inouï. 


Ce sens non-commun nous intéresse en ce qu’il fournit des arguments contre le scientisme 
et la frénésie de l’évaluation. Il permet de montrer les bords du cadre des méthodes 
fondées sur les preuves [Evidence Based Practices], puisqu'elles font le plus grand usage 
des statistiques au détriment d'autres modes de calcul (sans entrer ici dans les questions 
d'éthique). Il s'agit de rappeler ici les controverses qui ont opposé statisticiens et 


mathématiciens probabilistes. 


Analyser du hasard différentes modalités pourrait permettre d’en montrer les limites, au 
sens mathématique. En particulier nous voyons à l’aléa des mathématiciens probabiliste 
une limite sémantique : de ne rien pouvoir dire d’inouï ni d'inédit relativement à ce qu’on 


escompte lui faire dire au préalable, et qu’elle dit effectivement. 


Bernard Sichère, dans une conférence à la Bibliothèque nationale de France en 2011 estime 
en se fondant sur Heidegger, qu’une telle réflexion est même nécessaire pour contrer le 
nihilisme proliférant, à savoir la fascination sur l’absence de dieu, sur le divin reconnu 
comme absence. || analyse finement que, si ce nihilisme ne ravage pas l’ensemble de notre 
société occidentale, c’est par la mince idée que « les dieux se détournent » qui a pour 


filiation «les dieux nous oublient », qu’il reste donc un certain déisme latent dans 


26 Lacan J., Le Séminaire livre XI Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, 
p. 45. 


27 Gutermann-Jacquet D., « Disparition et nullibiété de la lettre », dans Hulak F. (dir.) Lire Lacan au XXI°"e 
siècle, Nîmes, Champ social, 2019, p. 169. 


47 


l’athéisme manifeste. Il estime que le plus grave serait de ne plus percevoir cette absence 


comme telle28. 


Le paradoxe de Bertrand 


L'expression « langage mathématique » nous porte à croire en un métalangage. C'est 
s’aveugler sur ce que cette discipline doit au langage, au langage de tous les jours lui-même. 
Le mode de conjugaison et la syntaxe du conditionnel datent d'avant l'invention des 
probabilités quantitatives. Cette dernière date de la renaissance environ, de Galilée. Cela 
soulève la question de savoir s'il existe-t-il alors une probabilités, mettons même non 
quantitative, qualitative, qui n'ait pas de rapport avec des signifiants, des évènements ou 
des faits. Existe-t-il une probabilité qui ne porterait sur rien ? Il Y a là un point de 
rebroussement, un impensable. Nous pourrions faire le parallèle avec la négation, existe-t- 


il une négation qui ne porterait sur rien ? Cela serait tout à fait douteux. 


Pour accentuer notre réflexion sur le rapport de la contingence aux signifiants, rien de 
mieux que d'évoquer le paradoxe de Bertrand. C'est une remarque en marge de notre 
argumentation, car pour rappel (cf. annexe méthodologie), nous tentons de bien séparer 


nos articulations d'un côté mathématique, de l'autre en psychanalyse. 


Nous indiquons ce point de mathématique pour commenter un point d'histoire de la 
psychanalyse. Le paradoxe de la corde de Bertrand illustre de manière érudite un point de 
vue d'un moment de l'enseignement de J. Lacan sur l’analyse combinatoire. Il l'a qualifié 
de « mathématique du signifiant?°». Au départ, la périphrase nous a semblé surprenante. 
J. Lacan s’est penché sur l’analyse combinatoire en lien avec le structuralisme dont il 
estimait qu'il « a ses racines dans la Russie où à fleuri le formalisme* ». Sa recherche portait 
sur les effets de substitution et de combinaison du signifiant décrits par Freud au niveau 
des processus primaire et secondaire : déplacement, versification, chiffrage de 


l'inconscient. Ne pourrait-on pas les formaliser selon les apports de la linguistique 


28 Sichère, B., « Le diable probablement : conférence du mercredi 9 février 2011 », conférence du 9/02/2011 
BNF, cycle le problème du mal  (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k13209595 ref 
ark:/12148/bpt6k13209595, dernière consultation le 2 avril 2023) 


2 Lacan J., « La science et la vérité », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.861. 


30 Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », dans Écrits, Paris, Seuil, 
1966, p.799. 


48 


structurale ? J. Lacan est loin de n'avoir rencontré que des insuccès dans cette veine-là, 


3 à 


mais c'est une veine qu'il a lui-même critiqué à à partir des années 70 (cf. plus loin). 
Qu'est-ce, le paradoxe de la corde de Bertrand ? Nous nous réfèrerons à la présentation 
synthétique de Chomette et Reynaud-Bouret de ce paradoxe mathématique *!, sur 


culturemath.ens.fr. Citons leur résumé du problème : 


« Étant donné un cercle, si l'on trace une corde au hasard sur ce cercle, quelle est la 
probabilité pour que celle-ci soit plus longue que le rayon du cercle ? (...) la réponse 
varie en fonction du mode de construction ». 


En effet, il y a trois démonstrations concluantes de la question posée, qui fournissent trois 
réponses : ces solutions différentes en probabilités valent deux tiers dans un cas, trois quart 
dans un autre et enfin racine de trois sur deux dans une troisième manière de calculer la 
réponse. De là, vient le paradoxe. La formulation du problème donc, dite a posteriori 
mauvaise, ouvre le champ à une variété de la réponse qui est fonction du mode de 
construction (de la corde). Les mathématiciens parlent de « choix » dans la « mesure ». Au 


principe d’une mesure, il y a donc des ou du choix. 


Nous estimons qu'il y a là un algorithme qui donner à penser notre époque. Par scientisme 
et tropisme excessif pour le contrôle, les choix dont découlent certains calculs, certains 
tests, certains algorithmes tendent à n'être pas reconnus pour ce qu'ils sont. A. Aflalo 
explique et précise que : 

« L'évaluation TCC fait croire que tout est objectivable et mesurable sans reste. Les 

calculs maquillent ensuite cette croyance en la parant indûment du label de 

"science". La machine évaluatrice tente d'effacer ce fait : c'est toujours le sujet qui 


évalue ; aussi ses jugements, ses croyances, toujours subjectifs, sont-ils 
indéniablement des échelles d'évaluation*?.» 


Sans être spécialiste de topologie algébrique, il me semble qu’un autre paradoxe plus 
élaboré, le paradoxe de Banach-Tarski, n’en est pas un autre. Le paradoxe de Bertrand ne 
mérite pas le qualificatif de gôdeliens. Il ne mène pas à un point où la logique même, 


démonstrative, est prise dans une ambiguité*$. En revanche ce paradoxe peut être dit 


#1 Chomette, T., Reynaud-Bouret, P., « La corde de Bertrand », jan. 2003 (http://cm2.ens.fr/content/la- 
corde-de-bertrand-1560, dernière consultation le 1 avril 2023) 


32 Aflalo À., « L'évaluation, un nouveau scientisme. », Cités, 37, 2009/1, p.83. 


#3 J.-A. Miller use d'un qualificatif rare, il qualifie certains paradoxes de gôdeliens, dans son texte Un rêve de 
Lacan, dans l'ouvrage le réel en mathématique (2002 cité plus loin). Ce sont les paradoxes qui font apparaitre 


49 


heuristique. Il montre à qui se penche sur les trois démonstrations possibles de manière 
équivalente que, là où il ne semblait pas y avoir d'équivoque, dans l'énoncé initial et ses 
objets géométriques très bien définis, en fait, il s'était glissé une équivoque. Cela est juste 
un paradoxe de l'équivoque, par le fait qu'a posteriori, l'on dit avec les mathématiciens : la 
formulation du problème était donc mauvaise. C'est un paradoxe signifiant qui déteint sur 
les mathématiques combinatoires. Il montre la sensibilité singulière, prononcée, de cette 


branche des mathématiques pour la formulation par les signifiants. 


2) La contingence en psychanalyse 


En psychanalyse, une page est laissée blanche afin que puisse s'y inscrire du savoir inédit. 
Il faut laisser une marge pour que l'analysant puisse s'essayer à un savoir neuf sur ce qu'il 
lui arrive. La scientifisation du hasard, a fortiori sa quantification n'apporte qu'un matériel 
impersonnel pour autant qu'il s'agisse de l'emploi d'un savoir déjà-là. Le hasard qualitatif, 


la tournure conditionnelle participe d'une forme de la négation, une négation partielle. 


La contingence, en revanche, pourrait bien n'être pas qu'une question de négativité. Cela 
nous amènerait à faire le distinguo entre la scientifisation du hasard et la contingence. Un 


passage de L’os d’une cure, éclaire ce distinguo : 


« Quand nous interrogeons pourquoi tel signifiant ou telle expression a pris une 
valeur fondamentale pour un sujet, nous n’arrivons pas du tout au nécessaire et à 
l’impossible**. Pourquoi son nom propre a-t-il une valeur fondamentale pour tel 
sujet, et pour tel autre, aucune ? Cela ne se déduit pas. Nous sommes renvoyés à la 
contingence, celle d’une histoire particulière, c'est-à-dire justement quelque chose 
qui, dans les termes de Lacan, cesse de ne pas s’écrire. Quelque chose a été 
rencontré, mais pourrait ne pas l’avoir été. Cela aurait pu être autrement. Nous 
saisissons toute la différence de cette contingence, avec le niveau des graphes où par 
déduction les choses ne peuvent être que telles qu’elles sont”. » 


une incomplétude (en hommage au logicien Kurt Gôdel qui a démontré une certaine incomplétude nécessaire 
dans une axiomatique quel qu'elle soit, peut être aussi en mémoire de l'aventure des cahiers pour l'analyse 
avec Alain Badiou et J.C. Milner, le terme de "limite Gôdelienne" étant passé d'abord des mathématiques à 
la philosophie des mathématiques). 


34 Deux notions que le paragraphe qui précède précise. 


35 Miller J.-A., L’os d’une Cure, Paris, Navarin Éditeur, 2018, p.43. 


50 


Cette 2°" conférence a été tenue par J.-A. Miller lors de la VIIIŸ"E rencontre Brésilienne du 
champ freudien, en 1998. L'auteur sépare ce qui est de l'ordre de la voie toute tracée d'un 


graphe, de ce qui est contingence, dans l’histoire particulière d’un sujet qui en fait état. 


Cette citation offre le choix entre deux pivots d’où saisir comment l’une conception de la 
contingence diffère de l’autre : la question de l’écriture (pivot proposé par Lacan) d’une 
part, et la question de l’être d’autre part. Cette dernière se déclinerait en l’être actuel 


(contingence) ou l'être potentiel (parcours d’un aléa). 


Le probable des mathématiques, comme une forme du possible, se présente bien, d’abord, 
comme un type éminent mais masqué de la négation, une négation partielle. Ce qui peut 


arriver diffère de ce qui va arriver en la possibilité que la chose puisse ne pas arriver. 


De quelle sorte de négation s'agit-t-il ? Une négation partielle, dont l'opération de 
séparation (répartition) repose sur une fonction. Par construction? l’aléa est un type, un 
type au sens de la théorie des algorithmes (un genre dans les termes d'Aristote, synonyme 
de catégorie). Nous reprenons-là le dual type/occurrence du concept d'algorithme 
informatique défini par Markov (fils) 8. Un aléa mathématique en tant qu'il est 
mathématisé, ne peut que procéder d'un ensemble image via d’une fonction de variable 
(aléatoire), c'est-à-dire une fonction, qui ne cesse de s’y inscrire sous forme d’occurrences 
variées, quitte à tourner en rond mais sans jamais pouvoir être fixée. C’est donc bien une 


représentation littérale d’un « ne cesse pas de s’écrire » et radicalisé car dénuée de sens. 


Dans la même veine, dans le jeu du kaléidoscope, une lumière est filtrée à travers une 
myriade combinatoires de formes mates ou brillantes, d’où procède un miroitement 
esthétique voire hypnotique. Ses petits écroulements participent d'une joliesse et de 
l'amusement. Profitons-en pour noter d'ores et déjà qu’il s’agit d’un écran, et d’un procédé 


à symétrie centrale. 


En revanche, avec le concept du contingent il semble bien possible d’objecter au binarisme 
fondamental de la logique et partant de la science : vrai vs faux, possible vs impossible, 


prouvé vs pas prouvé. 


36 Cette dichotomie renvoie à une notion Aristotélicienne le « en puissance », une modalité de la cause ? 
37 C'est par exemple la face à lire du dé, celle du-dessus à chaque coup. 


38 Markov A.A. [fils], « Le concept d'algorithme », Ornicar ?, 16, p.32-36. 


51 


Une chose est l'explication par l'aléa calculable, autre chose est ce qui nous implique de 
manière contingente, c'est-à-dire inouïe, par exemple : la rencontre avec la physique, via 
un professeur de physique, pour un adolescent fixé à un supposé défaut de son physique, 
rencontre qui donne l'occasion d'une formation de suppléance à la fragilité vécue sous- 


jacente à la fixation susdite, suppléance par identification imaginaire (ou mimétisme). 


Dans ce séminaire XX, J Lacan indique qu'« il y a une très grande variété de négations*? ». 
Il a déjà fait référence à un texte exceptionnel d'érudition et de subtilité au sujet des 
emplois et usages grammaticaux de la négation dans la langue française“. Il est donc 
intéressant de rapporter le chiffrage effectué par les mesures et les combinaisons à une 


modalité construite et raffinée de l'univers des négations. 


Dans ce séminaire XX, J. Lacan indique enfin que : 


« L'un engendre la science. Non pas au sens de l'un de la mesure. Ce n'est pas ce qui 
se mesure dans la science, contrairement à ce que l'on croit, qui est l'important. Ce 
qui distingue la science moderne de la science antique, laquelle se fonde de la 
réciprocité entre le vod nous et le monde, entre ce qui pense et ce qui est pensé, est 
justement la fonction de l'Un. De l'Un en tant qu'il n'est là, pouvons-nous supposer, 
que pour représenter la solitude -- le fait que l'Un ne se noue véritablement avec rien 
de ce qui semble à l'Autre. » 


Cela oriente notre recherche de psychanalyse vers la remontée vers ce qui fait science, la 


raison de départ, l'invention scientifique 


N'inventons pas de nouvelle objection aux probabilités-statistiques que celle déjà faite de 
longue date, à savoir que ce montage de l'évènement aléatoire fait exister son au-delà sous 
la forme de l'irruption de l'évènement imprévu. Il en va ainsi par exemple d'une pièce qui 
devait montrer pile ou face mais qui finalement n'offre aucune image à être passée à 
travers la grille des égouts. L'irruption de l'évènement non-anticipé se constitue par 
nécessité au sein des dispositifs de calculs et de contrôle. Le probable de la science ne 


déborde pas de l'écrit, ce qui en fait une virtualité et le confine à ce registre, imaginaire. 


3 Ibid. p.35. 


4 Damourette J. et Pichon E., Des mots à la pensée Essai de grammaire de la langue française - La négation, 
v.7 t.1 chap. VIII, Paris, Editions d'Arthey (rééd. CNRS). 


52 


III) Le répétition : du constat au 
concept 


3) Le Wiederholungzwang 


S. Freud a constaté cliniquement le phénomène de la contrainte de répétition 
(Wiederholungzwang)'. Il se présente une telle répétition dans le détail de la vie amoureuse 
de l’homme aux loups? qu’il y a lieu d'y supposer et rechercher une raison. Le découvreur 
de la psychanalyse révise alors le rapport de la compulsion à répéter à l’histoire de 
l’analysant, rapport qu'il tenait auparavant de la clinique de la névrose obsessionnelle. La 
cure de l’homme aux rats en donnait l’idée. La sexualité de ce dernier tournait de manière 
répétitive autour d'un schéma hérité de sa famille. Ce schéma est environ : avant d'épouser 
une dame il se présente un obstacle matériel, une dette à régler. Quand S. Freud reçoit 
l'homme au Loup c'est donc avec cet antécédent : l'idée clinique que le complexe paternel 
serait typiquement ce qui est vécu à nouveau dans les affaires sexuelles d'un homme. Or, 
S. Freud est mené dans le cas l’homme aux loups à repenser l'avènement de la sexualité 
dans l'histoire de ce patient et pour ce patient. S. Freud est amené à construire la cure de 
manière singulière, à partir d'un comment « une scène primitive » dans l'enfance du sujet 
(et non une petite histoire ou une phrase) est susceptible de pourvoir à une contrainte de 
répétition et aux symptômes singuliers de cet homme. Déplions ce passage d'une 
construction de la cure où le phallus (le complexe paternel) était opérateur à réduire et 
condenser de la jouissance dans un signifiant, à une cure où la répétition provient, hors- 
sens, du phallus logique ‘il faut pourvoir à ..." (un trou devant lequel se présente une 
succession de phases et d'éléments hétéroclites, séparés, que seule une temporalité met 


en contiguïté). 


1 Freud S., « Extraits de l’histoire d’une névrose infantile (L'homme au loups) », dans Cinq psychanalyses, Puf, 
1990, p. 413. 


2 L'homme aux loups qui se dépeint ayant une véritable prédilection pour aborder les femmes d’une manière 
spéciale comme-ci, se fâchant toujours à telle occasion, ne trouvant une parenthèse dans son angoisse jamais 
qu’à faire tel geste. Nous ne reprenons pas le cas, il présente des répétitions remarquables qui ont le statut 
de traductions d'une succession de positions ou stade qu'il a adopté par rapport à sa sexualité, et dont il y a 
plusieurs temps dans son histoire vécue. 


3 Freud S., « Extraits de l’histoire d’une névrose infantile (L'homme au loups) », op cit., p. 395-396. 


53 


Le symptôme de l'homme aux rats venait répondre à un point de l'histoire de son père. À 
partir d'une cause occasionnant contingente (les dires du capitaine cruel), le patient avait 
eu l'occasion de mettre en connexion la catachrèse « rat de jeu » [Spielratte] avec des 
signifiants de sa propre histoire, à son insu. Ce Spielratte, qui signifie un joueur invétéré 
reconnu à ce qu'il outrepasse au cours d'un moment de jeu son propre argent, nommait en 
fait un point de l'histoire ancienne de son père, et entrait aussi en connexion avec un 
souvenir de moment intime passé avec une femme pleine de jouissance, Frau Hofrat. Ce 
Spielratte avait été investi de sens multiples, et était devenu un mot-clef de l'identification 
complexe et ambivalente à son père. L'ensemble vient reproduire un système ancien de 
défense hérité de son père. En effet, ce qu'il sait de son père est qu'il avait contracté ce 
type de dettes avant son mariage. Le fil rouge du cas, la logique à l'œuvre était la suivante. 
Et moi, n'ai-je pas à régler quelques dettes frivoles avant d'accéder au statut de mari (et 
donc de père) ? Au fond, ce patient présente donc un doute sur l'amour, doute devant 
lequel il rumine‘. Il aime une femme qui ne peut plus avoir d'enfant ce qui ravive son conflit 
ancien entre l'amour sensuel et l'amour filial. Et alors, commence le doute. L'aime-t-il, lui 


qui aimerait aussi avoir des enfants* ? 


Soulignons la précision et la portée de cette articulation qui consiste, pour une chose, à 


pourvoir à autre chose. 


Le fait d'être sexué fait symptôme pour chacun, a isolé A. Aflalo qui enseigne le mouvement 
qui s'est opéré entre les deux cas. C'est le point pivot su et transmis par S. Freud. Or dans 
le cas de l'homme au Loups il ne s'agisse pas d'un signifiant venait faire impair, 
perturbateur. L'équivoque n'est pas de nature sémantique. En rendant compte de points 
précis du récit entendu et de chaque pièce de sa construction interprétative, apparaît un 
fil rouge très ténu pour l’homme aux loupsf. Ce dernier a connu une série de symptôme 


qui va de l'anorexie à l'incontinence, série qui connaît des sauts hétéroclites qui ne sont 


4 Freud S., « L'Homme aux rats - remarques sur un cas de névrose de contraintes », dans Cinq Psychanalyses, 
Paris, Puf, 2008, p.283-378. (p.374). 


5 Freud S., « L'Homme aux rats - remarques sur un cas de névrose de contraintes », dans Cinq Psychanalyses, 
Paris, Puf, 2008, p.351, p.436. 


6 Aflalo, Agnès. « L'Homme aux loups avec Freud », La Cause du Désir, vol. 108, no. 2, 2021, pp. 72-77 
Phrase prononcée lors de l'intervention 

Aflalo AÀ., « Sexuation et symptôme, les enjeux pour Sergueï Pankejeff », conférence à la journée Uforca du 
26/11/2021, inédit. 


54 


pas des renversement dialectiques. Mme Aflalo en fait cette lecture : « Ses symptômes sont 
des réponses aux questions que l'homme aux Loups, enfant, s'est ou se serait posé à propos 
de son être sexué ». Il est constatable que la question de la sexuation excède largement les 
problèmes de couples à l'âge adulte. S. Freud parvient à déplier ce fil parce qu'il tient 
compte de plus en plus littéralement des évènements qui marques ou touche le corps 
propre, le corps que le patient a. En acceptant de se départir de la conception qu'il s'était 
faite du destin de la sexualité masculine telle que rencontrée avec l'homme aux rats, de 
s'ouvrir à une sexuation beaucoup plus complexe, éclatée, il construit la logique du cas 
autour du fil d'une sexuation singulière. Il ÿ analyse un recours devant l'angoisse massive 
des Loups ou d'être fixé devant une scène primitive. S. Freud doit opérer par un phallus 
logique, et non plus la fonction sémantique du phallus. Cela amène les explications sur le 
cas à la limite du sens ou du hors-sens. Ce problème nous semble éclairé aussi par la citation 


suivante : 


« L’analyste n’a pas affaire au symptôme comme tel, mais aux dits du patient qui 
renvoient au symptôme comme à leur référence, Bedeutung. Comme s'exprime 
Lacan, on ne peut prendre ces dits au pied de la lettre. L’analyste n’a affaire qu’au 
Sinn du symptôme, il doit faire avec le Sinn, de sorte que le symptôme relève du 
registre de la vérité, de la vérité variable’. » 


En résumé, S. Freud développe dans le cas de la cure de l'homme aux Loups un tout 
nouveau point de vue, à qualifier de logique, au sujet du phénomène qu'est de départ la 
répétition, qu'il conçoit désormais au-delà des question de la quête d'un sens récupérable, 
ce qui prélude à son essai Au-delà du principe de plaisir de 1920.S. Freud indique d'ailleurs, 
que son nouveau point de vue sur le problème de la répétition creuse la différence entre 


la psychanalyse telle qu’il la conçoit et les propositions dissidentes de Jung et Adlerÿ. 


J. Lacan a tenté à son tour de rendre compte de sa pratique analytique. Au départ 
psychiatre, sa clinique lui inspire l’idée d’un pont à établir entre la contrainte de répétition 
et une certaine «autonomie du symbolique » qui se rencontre dans la clinique 


psychiatrique, par exemple avec le coq-à-l’âne. F. Hulak éclaire comment la théorie G.G. de 


7 Miller J.-A., « Le symptôme : savoir, sens et réel », dans Le Symptôme-charlatan, Seuil, 1998, p. 58. 


8 Freud S., « Extraits de l’histoire d’une névrose infantile (L'homme au loups) », op cit., p. 419 


55 


Clérambault de l’automatisme mental préfigure cette recherche chez J. Lacan°?. Ce dernier 
ne cède pas à l’approximation d’un modèle mécanique d’écho de la pensée qui aurait pour 
explication « une dérivation produite par une altération chronaxique, explique-t-elle. Dès 
son séminaire sur les psychoses en 1956, il marque un écart à toute « théorie 
organogénétique où automatisante », en faisait valoir l'articulation d’un point privilégié (où 
il est possible d'amener le sujet à se reconnaître). F. Hulak en conclu « C’est donc cette 
discordance repérée par le sujet dans la réception du message qui amène à inférer que ce 
« point privilégié » n’est autre que le sujet lui-même »!°. 

J. Lacan a aussi enseigné à partir du texte de Freud, que symbolique, imaginaire et réel sont 
trois registres dont l’analyse est possible dans la cure psychanalytique. Et il a posé en 
particulier la question de la manière dont chaque sujet aurait à nouer ces registres, la 
question du sinthome. Nous faisons l'hypothèse que ce qui achoppe occasionne le matériel 


signifiant propre à chaque sujet à partir duquel l’analyse progresse. 


Du fait clinique au concept 


J. Lacan oriente notre lecture de S. Freud en ayant promu le concept de répétition au rang 
de concept fondamental en psychanalyse. Il y a certes, un préalable pour entendre ce dont 
il s'agit en matière de répétition dans la psychanalyse. Il convient de partir du sujet 
d’origine cartésienne, c'est-à-dire un sujet souhaitant conquérir un savoir, souvent au 
départ... à son sujet. C’est ce mode de faille du sujet qui est appelé en psychanalyse, pour 
n’y point demeurer!i. || met un accent formidable sur la responsabilité du sujet. Ce n’est 
pas tant chez Descartes, notons-le, la division entre l’âme et le corps, le corps qui tiendrait 
de l'étendue, qui est ici reprise par J. Lacan. C’est le sujet grand explorateur, partant à la 


conquête d’un sien savoir. 


D'où un pari dans l’analyse sur l'effet d’après-coup. En effet une boussole du sujet, et de 
l’analyse, restent l’effet des signifiants qui requiert un temps de latence, qui s'effectue dans 


l’après-coup. 


 Hulak F., 2006, « Le sujet inhérent à son hallucination. », dans La lettre et l’œuvre dans la psychose, 
Ramonville Saint-Agne, Éres, 2014, p.84. 


10 Hulak F., 2006, « Le sujet inhérent à son hallucination. », ibid., p.82. 


1 Lacan J., Le Séminaire Livre XI - Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, 
p. 47. 


56 


Pour J. Lacan c'est « curieusement (...) dans les mathématiques!2. » qu'il s'agit de trouver 
la manière dont l'après-coup s'organise. La remémoration est ce qui revient à chaque sujet 
de la structure de ses signifiants privilégiés, cette remémoration, humble, participant de la 
trame des cures de psychanalyse avec lui. Elle n'est pas du tout la réminiscence, qu'il 
critique comme portant la visée de se conformer à un idéal du bon ou du bien, Platoniciens. 
L’analysant avec lui peut alors être conçu comme ayant, de manière générale, non 
seulement à faire son tri dans les équivoques de la langue, mais encore d'en élaborer la 
démonstration. Lorsque la boucle est bouclée d'une démonstration, un effet d'épuisement 
en effet se dégage. Le mathématicien mais aussi les quelques-uns à reconnaître la valeur 
de la démonstration à savoir la lire, peuvent et même doivent passer à autre choses. Puis 


J. Lacan précise : 


« le caractère d'ensemble, au sens mathématique du terme, que présente la partie 
des signifiants, et qui l'oppose par exemple à l'indéfinité des nombres entiers, nous 
permet de concevoir un schéma où s'applique tout de suite la fonction de la carte 
forcée (...). Entendez-bien qu'il ne s’agît pas là d’effets statistiques imprévisibles mais 
que c’est la structure même du réseau qui implique les retours. » 


Par l'expression "la partie des signifiants" nous pensons que J. Lacan désigne le jeu (le jeu 
sérieux) des signifiants en réseau dans la synchronie, leur manière d'être des entités 
oppositives et différentielles, c'est à dire qui ne prennent sens qu'au niveau des arrêtes de 
leur réseau, de leur venue à plusieurs, à au moins deux pour faire sens. Nous pourrions 


même ajouter : et dont in fine la signification n'est fixable qu'autour de tels effets de sens. 


Nous pouvons mettre ce point théorie en série avec le répartitoire. J. Lacan formalise le 
mathème du répartitoire dans son premier enseignement, au séminaire sur «La Lettre 
volée». Ce mathème consigne, dans un tableau à deux entrées mutuellement exclusives, le 
fait qu'un locuteur soit contraint à certaines possibilités lorsqu'il se plie à un emploi 
conventionnel du langage. Du moins c’est ce nous tentons lorsque nous visons un sens, 
lorsque nous cherchons à nous faire entendre. Le choix de nous faire entendre nous place 


devant des impossibilités. Dans la citation ci-dessus, Lacan simplifie ce point de vue en 


12 Lacan J., Le Séminaire Livre XI - Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, 
p.48. 


1 Lacan J., Le Séminaire Livre XI - Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, ibid., p.65. 
Ce que J. Lacan appelle la fonction de la carte forcée est synonyme de répétition. 


57 


notant que le locuteur, utilisant des mots déjà-là, est déjà cantonné dans un ensemble, le 


lexique. 


Ce qui échappe, usuellement, est le caractère structurant de cette impossibilité et que 


Lacan appelle la lettre au début de son enseignement. 


De plus, sans le réseau des signifiants, l'opération du sens ne se fait pas. Faire sens 
nécessite d'employer au moins deux signifiants liés, par une ponctuation (ouvrant la boucle 
de la rétroaction). Exemple :« Va savoir. ». Le sens de cette phrase n’advient qu'après le 
point la ponctuant, et par rétroactions, ni « savoir », ni « va » ne suffit à l’établir. Il y a 
plusieurs rétroactions car, puisqu'il s’agit d’une tournure idiomatique en « Val... », cette 
tournure produit essentiellement la figure d’une antiphrase. Souvent, va savoir signifie au 
second degré que ce serait peine perdue de chercher à savoir. Les sens variés qui peuvent 
s'entendre d’une telle phrase dépendent du contexte donc des sujets. Il convient de noter 
parmi cette variété qu’une telle expression peut signifier un sens ou à peu près son opposé 
selon les lectures (on parle de « niveaux » de lecture). Plusieurs facteurs agissent donc sur 
le sens et peuvent entrer, selon le mot de Sapir, « en conflit »1. Cependant, ce devenir 
idiomatique que le linguiste voit dans sa progression, J. Lacan propose d’en concevoir l’effet 
au niveau de la division subjective, à rebours, comme une division supplémentaire. Un 
devenir idiomatique prend consistance lorsqu'une simple tendance dans un parler d’une 
minorité devient intégrante du « parler normal ». « C'est bien entendu au parler impulsif 
du peuple que nous devons avoir recours pour trouver les données d'un mouvement 
linguistique général. »{$. 

Or, J. Lacan avance quant à lui que « le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel!? ». 


« Lacan, dès 1945, oppose à l'effet de masse étudié par Freud, l'effet sujet, la division plutôt 


4 Va comprendre, va lui dire, va essayer de... La tournure grammaticale en ‘va’ admet un emploi, un sens 
secondaire jetant la connotation d’une inanité sur l’action du verbe qui le suit. Dans « un va-t’en-guerre », 
c'est une connotation péjorative. 


3 Sapir E., Le langage. Introduction à l’étude de la parole, Univ. Québec Chicoutimi (coll. "Les classiques des 
sciences sociales" ed. electron. trad. Guillemin S.M.), 2001 [1921] (http://www.uqac.uquebec.ca/, dernières 
consultation mai 2022), p. 89. 


16 Sapir E., Le langage. Introduction à l’étude de la parole (1921), ibid., p. 98. 


17 Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 213. 


58 


que l'identification 8 ». Il a donc remis en chantier l'articulation freudienne entre 
psychologie collective et le problème de la subjectivation, qui était déjà d’une audace 
inouïel?. Lacan l’a fait en introduisant une opposition dialectique, où Freud avait dans un 


premier temps avait posé un lien de métamorphose de l’un par l’autre, d’analogie. 


En conclusion peu importe les tournures idiomatiques, l'interprétation s'oriente plutôt de 
la manière dont le sujet entend lui-même ce qu'il dit ou ce qu'il lui a été dit d'important. 
Cette grille de lecture propre à un sujet, lorsqu'elle n'est pas trop opaque ou abîmée, peut 
éventuellement faire l'objet d'un travail psychanalytique et dans les cas l'ayant entrepris 
puis relaté, il s'est avéré qu'elle évolue très peu au cours d'une vie, parce qu'elle se fonde 
sur des clefs de lectures comme autant de petits lemmes, à l'insu du sujet à moins d'en 
faire chuter certains comme objets, d'aboutir à les avoir analysés. Survient alors comme un 
changement de lunettes (notons qu'un dispositif optique fait fond de mathématiques, 


mais, que nous faisions là un usage métaphorique du mot lunettes). 


La surdétermination 


S. Freud postule une surdétermination symbolique dans l’effort de rendre compte de la 
manière la plus précise possible d’une théorie de l’hystérie, c’est à dire de rapprochements 
qui s'imposent à partir de constats cliniques??. Cette surdétermination est celle de la 
repasse par les points d’un réseau. En effet, il a noté trois constantes dans 
l’ordonnancement des souvenirs et les proposent stratifiés. Le noyau pathologique de 
l’hystérie consiste dans une suite d’idées ou de souvenirs, très enfouie. Or, « Celui qui 
entreprend une analyse (...) qu’il se dise bien qu’il faut absolument renoncer à pénétrer 
directement au cœur de l’organisation pathogène » (au surplus sa révélation n'en serait « 
d’aucun usage pour le patient » et « son psychisme n’en serait pas modifié »). Donc c’est le 
parcours qui importe. || n'a pas à être dirigé comme un voyage touristique vers le noyau 
pathogène. Au reste la suite indique que dans la périphérie de ce noyau sont ancrés les plus 


profondes assises inconscientes, et logiques, des chaînes associatives de l’analysant 


18 Guilaumé G., « L'école des épars désassortis », Bull. d’information de l’ACF VLB-Angers, sept.-dec. 2014, 
p.2. 


8 Freud S., « psychologie des masses », dans Œuvres complètes Psychanalyse tome XVI 1921-1923, Paris, Puf, 
p.5-83 (p.5). 


20 Breuer J. et Freud S., Études sur l’hystérie, Paris, Puf, 1989 (trad. Anne Berman) [1895], p.234. 


59 


hystérique. En résumé, la perlaboration en psychanalyse peut parvenir jusqu’à ces points 
d'ancrage en périphérie du noyau, après un long trajet. 

Autour de ce noyau se trouve des strates de thèmes de matériaux mnémoniques. Ils sont 
groupés par paquets, reliés à des assises. L’analysant dé-pelote ces strates et les mêmes 
contenus ou symboles reviennent dans des ordres qui eux-mêmes se répètent comme s’il 
s'agissait de dossiers d'archives rangés. Ce qui se répète est donc le passage par des 
stations. Il y a simplement une large tendance à l’inversion de l’ordre et une chape de 


résistance : les incidents récents étant les premiers qui se présentent à l'esprit. 


Enfin, la disposition la plus essentielle est celles des liens logiques se prolongeant jusqu’au 
noyau pathogène. Parmi les trajets préférentiels du sujet hystérique, elle est l'un des plus 
sinueux. S. Freud indique que « la disposition essentielle » ne s’arrête aux stations qu’à 
l’image du « déplacement du cheval aux échecs », donc par bond, avec un décalage d'une 
case sur le côté et avec la contrainte d'une alternance case blanche/noire due au mode de 
déplacement lui-même, due à une règle. De plus, ces lignes convergent vers le noyau 
pathogène en étant ramifiées. « En règle générale, plusieurs lignes, indépendantes les unes 
des autres ou parfois reliées, débouchent ensemble dans le noyau central. Autrement dit, 


il convient de noter avec quelle fréquence un symptôme est multi- ou surdéterminé. » 


En pratique, une manière de rester prudent pour l'interprétation analytique consiste à 
suivre d’abord les tours et les détours du récit du patient, pour en repérer les lacunes 
autour des stations et des nœuds d’intersection plusieurs fois repassés. L'interprétation 
prudente peut alors être effectuée par le repérage d’une ellipse (la figure de style), ou 


encore par analyse de l'insuffisance des motifs ou de la logique du récit. 
Lacan exprimera à l’occasion cette même idée en parlant de « faire deux fois le tour. »°1 


Rappelons aussi que ce critère de la prudence dans l'interprétation vient en préciser un 
premier : celui de n’interpréter que le matériel fourni par l’analysant, autrement dit de ne 


rien apporter à la cure, ce qui limite déjà l'interprétation. 


Quand Anna O. gêne J. Breuer en lui laissant entendre qu'elle conçoit à son égard de 
l’amour, S. Freud indique bien à son collègue que cette gêne lui appartient en propre. Et 


c'est parce qu’il n'arrive pas à faire avec cet affect, qu’il doit, et décide d'ailleurs de, se 


21 Lacan J., « L'Étourdit », Silicet, 4, Paris, Seuil (coll. Le champ freudien), 1973, p.5. 


60 


soustraire à l'expérience clinique avec elle. Le transfert est aussi un sujet d'analystes, d’où 


la nécessité du contrôle. 


En résumé, S. Freud rend compte d’une logique de la surdétermination en postulant un 


caractère réticulaire du dire analysant, c'est-à-dire en réseau. 


Remémoration, répétition, perlaboration 


C’est l’article qui introduit la notion de compulsion de répétition au plan conceptuel, après 


la cure de l’homme aux rats (1909). Il est intéressant de remonter à son premier emploi. 
La remémoration pose problème??. Et Freud conclu sur ce qu'il entend par perlaboration. 


La remémoration pose un premier problème, du fait de l'oubli définitif? de souvenirs 
infantiles. Ils causent la répétition, sous couvert d'avoir été traduits en souvenirs-écrans. Et 


ce, non sans restes, ne serait-ce qu'au niveau d'une suppléance à l'amnésie par le corps. 


S. Freud apporte du nouveau à ce sujet par rapport au premier pas, déterminant pour la 
technique psychanalytique, des études sur l'hystérie, où il s'agissait d'accueillir les 
associations libres du récit en se gardant de ses propres a priori, en observant un temps de 
recul avant d’en sélectionner le matériel. S. Freud rend compte de la problématique de 
comment il s'oriente dans son propre recul critique. Il le fait sur le mode de la transmission. 
Freud charge l'analyste de border au sein de la cure la frénésie pouvant résulter d'être 
confronté à sa propre compulsion de répétition. C'est donc le premier problème que pose 
la remémoration. La fuite. « Le malade ne doit opter ni pour une profession, ni choisir un 


objet d'amour définitif, mais attendre, pour ce faire, d'être guéri4. » 


22 Freud S., « X - Remémoration, répétition, perlaboration », dans La Technique psychanalytique, Paris, Puf, 
1992 [1914], p. 105-115. 


3 Notons la polysémie du mot : I. Irréversible (asymétrie), II. Terme final (qui sous-entend un moment). 


2 Ce conseil de Freud a d'ailleurs pu être mal interprété, à Chengdu par exemple, selon un camarade de Paris 
8. Interprété de façon trop rigoriste et surprenante dans la Chine du 21°" siècle : interdiction de se marier 
(pour les étudiants(es) célibataires entré(e)s en analyse). Or, poser un tel interdit dépasse, selon nous, ce qui 
est proposable au nom de la "technique" lorsqu'il s'agit de psychanalyse. Que le mariage et la profession (i.e. 
une sublimation) soient embarqués dans la même position grammaticale dans la phrase de Freud permet de 
dire, après Lacan, qu'il s'agissait de l'objet (a), de contrer son éternel retour tout en évitant le court-circuit 
(sinon de la pulsion de qui s’agit-t-il ? cf. apologue du Talmud des 2 ramoneurs qui ont à se débarbouiller à la 
fin de l’Instance de la lettre). Entre le désir de l'autre et ce à quoi je me voue, Lacan a posé qu'il y a l'objet (a). 


61 


S. Freud fondera raisonnablement cette indication dans le texte Die Verneinung**. Ces 
restes que le patient aura trouvés, sa censure souhaitait lui en épargner l'aventure et 


l'affirmation, en les déniant. 


La remémoration pose un second problème, parce que la technique de l'abréaction 
mnésique du trauma sexuel, qui avait été finalement bâtie sur un déplacement de la 
technique de la suggestion (hypnotique) en choisissant de ne plus passer par dessous de la 
barrière de la résistance, ne permet pas d'aller au-delà d'un certain résultat du travail. Et la 
cure semble alors s'éterniser, voire les résistances se renforcer. Et ce, alors même qu'il faut 
passer au-delà pour atteindre «les motions pulsionnelles refoulées qui alimentent la 
résistance. »26 Notons que le choix de laisser libre cours aux résistances comporte de 
l'abnégation à inscrire au crédit d'une éthique, celle de préserver au patient la liberté de 


résister. 


La remémoration pose un troisième problème. Il survient dans un temps logique introductif 
à l'analyse. La retenue artificielle du matériel « d'une existence mouvementée » est parfois 
si remplie que le patient peut préférer en refuser l'offre tout bonnement et se soustraire à 
l’accueil analytique, le psychanalyste l'ayant invité à dire ce qu'il pense sans retenue. S. 
Freud indique qu'il y a là une attitude homosexuelle du point de vue du complexe de 
castration c'est-à-dire de l'Œdipe ou encore de la différence des sexes. En effet, qu'une 
personne recule à nouer une conversation impromptue après y avoir été invitée implique 


qu'elle résiste à son propre désir. 


S. Freud indique donc aux praticiens de précieuses impasses. Il décrit ce qu'est, enfin, le 


tact en analyse, essentiellement sous la forme de la patience et d'une dialectique. 


D'un côté, il s'agit de ne pas éviter de nommer les résistances. Toutefois, cela ne résout pas 
la cure comme par magie. D'un autre côté, il s'agit de n'hâter en rien ou presque chaque 
cure à ce sujet afin que le savoir-y-faire de l'analysant ait été conçu avec l'implication de 
ses ressources personnelles. Il conçoit une fin de l'analyse : la perlaboration. C'est un créé 


du sujet en analyse, intime et personnel, qu'il s'agit à l'analyste d'avoir facilité. Rien que 


2 Freud S., Die Verneinung (La dénégation), trad. nouvelle et commentaires par P. Thèves et B. This, Paris, 
Le coq-héron, 1982. 


26 Freud S., « X- Remémoration, répétition, perlaboration » [1914}, dans La Technique psychanalytique, Paris, 
Puf (1992), p.115. 


62 


cela, pourrions-nous conclure avec l'ambivalence que cette expression comporte 


évidemment en français. 


Freud objecte à l'argument du « hasard » 
L'ouvrage de S. Freud La Psychopathologie de la vie quotidienne présente la clinique du 
lapsus et de l’acte manqué?’. A partir de ce fait éditorial important, les méprises, les bévues 


et les erreurs n’ont cessé d’intéresser en psychanalyse. 


Le ça fait rêver, rater et fait rire?8, jusqu'à un certain point de rebroussement?°?. « En 
essayant continuellement on finit par réussir. Donc : plus ça rate, plus on a de chance que 
ça marche. » a pu formuler avec beaucoup de comique l'auteur des Shadocks, Jacques 
Rouxel. Notons la logique de l'épuisement, de l'usure. J. Rouxel use de logique, sur fond du 


postulat d'une limite nécessaire. 


Certaines erreurs ou impasses méritent que l'on s’y arrête. En revanche, S. Freud objecte à 


l'argument du « hasard », de manière répétée car délibérée. 


S'il a pu le faire, d’une part c’est grâce à un certain niveau de maturité de la théorie des 
probabilités. A la fin du 19°"€ siècle a été dévoilé ce qui y fait limite, notamment 


l’inexistence des martingales®°. Ce savoir mathématique circulait déjà dans l’intelligentsia. 


S'il entreprend résolument de le faire, d'autre part, c’est au nom du sujet cartésien, d'aller 
à rebours du consentement à l'ignorance qu’il avait analysé peut-être chez lui mais aussi 
peut-être rattaché à la figure du savant de cette époque. Son attitude peut paraître entêtée 
sur la question du hasard. S. Freud en défait l'argument à chaque fois, y voyant un recours 


facile. 


27 Freud S., La psychopathologie de la vie quotidienne (1901), Gallimard, Paris, 1997. 
28 Lacan J., Mon enseignement, Paris, Seuil 2005, p. 100. 


2% « Vous mettez un masque, vous l’ôtez, l'enfant s’épanouit — mais si, sous le masque, un autre masque 
apparaît, là il ne rit plus, et se montre même particulièrement anxieux. » in 
Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formation de l'inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil 1998, 
p.331. 


30 Crepel P., « Quelques matériaux pour l'histoire de la théorie des martingales (1920-1940) Publication des 
séminaires de mathématiques et informatique de Rennes, 1984, fasc.1 "séminaire de probabilités", exposé 
n°1, p.1-66 


63 


De plus, il relègue le genre accidentel de la cause! au nom d’une recherche du détail infime 
qui pourtant comporte une certaine significativité. Il assume son choix d’enquêter sur une 
étiologie faite de signifiants, de fonctionnement "psychique" et de l’hypothèse de 
l’inconscient. S. Freud trouve, en refusant le « ça m'est arrivé fortuitement », une astuce 


remarquable le menant vers l'honnêteté qu’il désire pour la cure psychanalytique. 


Grâce à l'hypothèse de l'inconscient, S. Freud confère au moi une fonction de 
méconnaissance inouï avant lui (comparé au point de vue d'Hegel par exemple qui loue 


grandement l'idée du moi dans sa préface à la Phénoménologie de l'esprit) : 


« Ces informations de ta conscience sont dans tous les cas incomplètes et 
fréquemment non-fiables (...) Tu te comportes comme un souverain absolu, qui se 
contente des renseignements des plus hauts dignitaires de sa cour et qui ne descend 
pas jusqu'au peuple pour entendre sa voix ??. » 


C'est en ce passage qui précède le fameux « le moi n’est pas maître en sa maison » qui 
rapporte aux signifiants, à des messages, la discordance entre l'animique et le conscient 


(pour reprendre les termes opposés à l'époque par S. Freud dans ce passage). 


Les possibilités de la langue dépassent ce qu'il est possible au sujet de connaître de ce qu'il 
dit. Ainsi, S. Freud ne surestime-t-il en rien l'éventuelle valeur du phénomène qu'est 
l'intuition. À une intuition, l'avenir en dira l'éventuelle ressort, la valeur. Il pratique 
l'honnêteté, y ayant senti et découvert l'enjeu clinique. Il a pu ainsi construire une 
économie des dires, des symptômes qui démontre en acte qu’il valait le coût d’en parler, 


après-coup. Lacan a pu le reformuler en termes de métonymie, puis d'objet plus-de-jouir. 


Conclusion et perspective 


La question du hasard ouvre à la question de la cause. Dire qu'un évènement est survenu 
par hasard, pour S. Freud, c'est d'abord introduire de l'évènement en question. En tant que 
pionnier de la psychanalyse, S. Freud répond en mettant une distance avec la question de 
la cause, au départ, de manière systématique. C'est que le déterminisme et le matériel 
d'une psychanalyse ne sont pas du même registre. Le premier tient à une question d'un 


savoir, d'une articulation (à la limite d'une démonstration). Le second tient à la question du 


31 Aristote, Physique (Livre IV), Paris, Flammarion GF, 2004, 556 p. 
L'accident est une manière de survenir de la cause, qui peut affecter chacune des 4 catégories. 


#2 Freud S., « Une difficulté de la psychanalyse », dans Œuvres complètes XV, Puf, 2012, p.50. 


64 


symptôme, de ce qui se dit d'un malaise ou d'un mal-être. La vérité importe sur ce second 
registre, sinon c'est préférer faire l'autruche. Cette manière de prendre les termes dans 
lesquels un sujet relate sa propre histoire sera encore resserrée dans la brève de 1920 sur 
la dénégation (Die Verneinung). La répétition, en psychanalyse, étant davantage du côté du 
symptôme que de l'élaboration d'une théorie sur celle-ci, Freud forge le terme de 
perlaboration pour désigner ce point où elle cesse, en partie grâce à un savoir du sujet à 
son égard mais surtout parce que les insincérités et les illusions à l'égard de son propre 


symptôme ont pu être atténuées. 


Concernant la contrainte à la répétition cernée par S. Freud, nous pouvons tenter de 
resserrer ainsi la chose. L'automate image un corps animé à partir de ce qu'il y a d'inanimé 
dans le mouvement physique, cf. culbuto. Le jeu du culbuto est une déperdition d'altitude 
juste freinée et entravée par le mouvement de bascule. Au départ, d'un tel dispositif, nous 
pouvons largement affirmer qu'il n'a pas de sens en tant que tel, car un objet n'a pas de 


sens en tant que tel, ce qui n'empêche pas qu'un sens puisse lui être conféré. 


Ce tournant figure explicitement dans l'inquiétante étrangeté. Par exemple à propos de la 
poupée-automate Olympia : S. Freud nous ouvre explicitement au fait qu'il revient à chacun 
de préciser sa lecture du conte d'Hoffmann.S. Freud ne suit pas la proposition de Jentsch. 
Selon ce dernier le ressort de l'effet dramatique sur l'homme au sable résiderait dans le 
côté automate d'Olympia*#. S. Freud le critique et livre sa propre interprétation. Toutefois 
l'essentiel nous semble que S. Freud, ce faisant, s'ouvre et nous ouvre une problématique, 
celle de l'interprétation. Il ne prétend en rien épuiser l'analyse de l'effet qui se joue dans 


une lecture d'un conte aussi riche, indique-t-il. 


Et d'ailleurs, que l'automate image un corps, cela va-t-il tellement de soi ? Cette évidence 


peut être prise à rebours. Il s'agit moins du corps de ce qui l'affecte, ce corps. Un corps 


#3 La langue russe a un cas (une désinence des mots) qui distingue l’animé de l’inanimé (A vs 1), comme chez 
nous le genre (M ou F). C’est un fait que c’est un Russe qui a démontré un point d’inanimé, un mathème, au 
cœur de la parole ou de l’écrit — car ce mathème concerne aussi bien la chaîne de phonème que la chaîne de 
caractère d'imprimerie puisqu'il joue d’une syntaxe de traits et de vide. L’inanimé est l'horizon que S. Freud 
à découvert au phénomène de la répétition inconsciente. Il a introduit l'expression d'une pulsion de mort 
dans son essai de 1920 au-delà du principe de plaisir (cf. Lacan J., Le séminaire livre XVI D'un Autre à l'autre, 
Paris, Seuil, 2006, p.51.) 


% Freud S., L'inquiétante étrangeté et autres textes [Das Unheimlichkeit und andere Texte], Paris, 
Gallimard (folio bilingue n°95), 2001 [1919], p.53-71. 


Freud S., « Das Unheimlichkeit und andere Texte », Imago, t. 5 (5-6), 1919. 


65 


commandé, sous influence ? D'autres pistes s'ouvrent, et à nouveaux frais, depuis J. Lacan. 
"L'enfant-machine" Joey a montré que « le problème de la machine ne se résume pas au 
syndrome d'influence (..) à cause du fonctionnement spécial de la machine en tant 
qu'objet autistique ** ». Nous ne développons pas cette piste mais disons simplement 
qu'elle se situe au-delà de l'acception courante de ce qui fait corps, le corps non- 
spécularisable. C'est un constat, la machine singulière de Joey affecte son corps, dont l'on 
sait très peu de chose, et elle peut le stabiliser. Le rapport de l'évènement de corps à la 


répétition est un rapport complexe“. 


4) Sens et rejet, rétroaction 


L'insistance de la syntaxe 


Lacan fait l'hypothèse de travail que la surdétermination (freudienne du symptôme) serait 


inscrite dans la chaîne signifiante elle-même®. 


Poser cela n’invalide pas le point technique proposé par Freud qu’il y ait une fin à l’analyse. 
En revanche cela lui donne une portée très originale, unique dans l'histoire de la 


psychanalyse. 


Au séminaires Il et III, Lacan rapporte les faits cliniques de la constitution paranoïaque du 
moi. Cette constitution s’incarne à l’occasion en des sujets en ayant à faire à des messages 


autonymes c'est-à-dire qui comporteraient le code de leur signification. 


Cette surdétermination du langage, s’il s'agissait d’un code, nous pourrions la nommer 


redondance. Ce serait faire fi de ce qu’une telle redondance aurait de paradoxale. 


En comparaison aux langages objets, où un mot ne signifie qu’une instruction de code, 
d’aucun pourrait voir dans la surdétermination un écueil du langage parce qu’elle engendre 
des méandres, des redondances, un parcours peut être « sous-optimal ». Et pourtant, ce 


n’est que dans la langue (naturelle) qu’un mot se désigne de lui-même. Ce qui semble en 


35 Hulak F., « Introduction Connect-i-cut », dans Pensée psychotique et création de systèmes - La machine 
mise à nu, Ramonville Saint-Agne, Érès, 2003 p.13-19. 


36 Car peu contraints par la structure, bien qu'il soit impossible de supposer quoi que ce soit hors d'une 
structure. 


37 Lacan J., « Le séminaire sur “La lettre volée” », in Écrits, Paris, Seuil — Le champ freudien, 1966, p.11. 


38 Miller J.-A., « U. où "il n'y a pas de métalangage" », Ornicar ?, 5, hiver 75-76, p. 67-72. 


66 


comparaison moins optimal au niveau de la syntaxe, le serait davantage au niveau du mot 


ou plutôt de son emploi. 


Le mot linguistique, grâce à la métaphore ou à « l'emploi », peut faire bord à un niveau où 
la lettre algorithmique, elle, se trouve irrémédiablement divisée par un vel exclusif entre 
type (classe ou catégorie) ou token (occurrence ou élément)” et ne fait ainsi que cadre. 
Nous touchons là du doigt la discordance subtile entre ce qui fait cadre et ce qui fait bord, 
entre ce qui pose l'objet frontière appelé à faire sens dans la réalité des sujets historicisés, 
et ce qui se rapporte à l'existence d'un au-delà de l'étant, en particulier ce qui se rapporte 
à l'advenir. 

Prenons un exemple pour clarifier cette incommensurabilité. Il est impossible de soutenir 
qu'entre le présent et l'avenir il s'agirait d'une frontière, d'une convention. Certes 
l'écoulement du temps peut être soumis à bien des conventions, y compris le choix d'une 
origine à la naissance de Jésus de Nazareth, mais uniquement jusqu'à un certain point où 
l'imagination recule. Notre imagination alors se tourne vers un constat qui se cerne du vécu 
simple selon lequel le présent n'a pas un cadre rigide. Il n'y a pas de cadre du présent. Nous 
tombons là sur une dialectique entre faire cadre et faire bord, entre parer à l'intervalle 


signifiant et suppléer à cet intervalle. 


S'il y a une vue continuiste, matérielle, et spirituelle qui pourrait pointer que l’un ne va pas 


sans l’autre, pour autant faire bord marque une différence propre. 


Stéréotypie et délire 

La stéréotypie est une notion de la psychiatrie classique. Dans son étude de la stéréotypie 
en 1998 puis 2006, F. Hulak soutient qu'elle assure un des mode de défense les moins 
« élaboré », c'est à dire qu’elle n’ouvre pas « au délire comme reconstruction du 
monde »4. Sa position est articulée, et non affirmative simple au nom d'une maîtrise 


supposée. 


En effet, F.Hulak restaure l’idée que la stéréotypie (vraie) survient sur fond 


d’agrammatisme (P. Guiraud), ou de fixation idéelle (A. Cahen). Elle se constitue alors en 


3% Markov A.A. (fils), « Le concept d’algorithme », Ornicar ?, 16, p.32. 


40 Hulak F., « Le sujet inhérent à son hallucination ». dans La Lettre et l’œuvre dans la psychose, Érès, 2006, 
p.153. 


67 


mode de défense contre un phénomène élémentaire d'ordre psychiatrique, qu'il est 


possible d'articuler ou de comparer au délire, peut-être d'opposer. 


Alors que le délire ouvre sur la prolifération des signifiants, par le moyen du néologisme et 
de l'intuition délirante, la stéréotypie n'évolue que très lentement, et que par des 


déplacements limités sur un bord. 


Un bel exemple d'élaboration délirante est fourni par le néologisme « surrounded » dans 
le cas de E. von Domarus (1944) au principe d’un amalgame d’une incongruité devenu 
fameuse entre Jésus et « les cigares{! ». Cet amalgame ayant pris (dans le sens prendre en 
masse) dans l’essai personnel de stabilisation par un discours, une portée « conceptuelle » 
ou « logique », c'est-à-dire en fait « ontologique », apte à organiser véritablement, avec du 


langage, un effet sur le langage, en écho ou en reflet*?. 


La fixation idéelle au principe de la stéréotypie reste, elle, hors de la prise langagière. De 
facto, à son niveau, la surdétermination du langage n’est (donc) pas nécessairement un 
bouclage et c'en est même, à peu de chose près, le contraire. Il s'agit donc de bien 
différencier l'apparole* au principe de la stéréotypie, de tout point de vue algorithmique. 
Confondre les deux, c'est du même acabit que, sous prétexte que toute graine de courge 
n'est qu'une graine de courge, affirmer que la mêmeté supposée de la variété de courge 
en question serait le produit d'un algorithme. Il bien évident au contraire que la 
représentation algorithmique de la croissance légumineuse n'entretien avec telle ou telle 
graine de courge dans la réalité que le rapport de la représentation (fonction utile au 


demeurant mais qui a ses limites, chacun pourra s'en convaincre). 


La surdétermination du langage n'est pas une redondance, comme une vision objectivante 
sur son fonctionnement pourrait le laisser penser. En revanche la redondance propre aux 
"langages" de l'informatique peut finir par avoir certains effets sur le langage en tant qu'il 


est imaginable comme une espèce de code. 


41 Le chanteur de « Dieu est un fumeur de Havane » l’avait-t-il à l'esprit ? 


42 Macary P., Borgnis-Debordes E., Allen D.F., « Psychose et systèmes », dans Pensée psychotique et création 
de systèmes, Érès, Ramonville-Saint-Agne, 2003, p.269-275. 


43 Miller J.-A., « Le monologue de l’apparole », La Cause freudienne, 34, 1996, p. 6-18. 


68 


Formulons cet effet en retour paradoxal ainsi : dans la langue quotidienne, pris au pied de 
la lettre (i.e. l'imaginaire s'implique), le mot serait une occurrence apte à faire classe“. Il 
est là très important de distinguer le mot (un énoncé, dont les bords sont dus à des choix 
de langue) de la notion de signifiant (ancrée dans le symbolique pour le dire à peu de frais). 
Que le mot puisse être pris pour une occurrence apte à faire classe, ouvre au phénomène 
autonyme de l'explication ou de la justification, concrètement à produire un dictionnaire. 
D'ailleurs, le mouvement de standardisation des langues et des académies est 
contemporain de l'ère scientifique (mi-XIV® jusqu'à nos jours, des Lumières jusqu'à nos 
jours). 

A l'inverse, nous pourrions étudier les langages objets et les algorithmes sous l’angle de 
formations stéréotypiques ou cristallisées (du langage plastique), résultant de la 
technicisation des ustensiles et outils, séparables du phénomène sémantique, ainsi que 
l'indique le terme de métalangage non sans un peu d'abus sur l'emploi du mot langage 


puisqu'il faudrait plutôt parler de méta-assignation. 


Les algorithmes répètent sous des formes variés l'alternative promue de la lettre 


algorithmique : occurrence vs classe. 


Alors nous pourrions avancer sous forme d’hypothèse perspective, des langages objets, 
qu'ils imprimeraient à la langue de manière diachronique un caractère un peu plus isolants 
(au sens de la linguistique) car ils forment une suite d’assignation, un réseau de signes 
simples d’où la possibilité du renvoi sémantique a été supprimée. 

Malgré le contexte synthétique de leur production, en ce que chaque occurrence a un effet 
d'écriture et rendant l’acte d'écriture solidaire et tributaire de la lecture. Cela suture l’écart 
entre énoncé et énonciation qu'avait posé en principe de la langue les linguistes d'après 


F. de Saussure. 


44° Miller J.-A, «U. ou "il n'y a pas de métalangage"», Ornicar?, 5, hiver 75-76, p. 67-72. 
Cela fait que la surdétermination du langage échappe à se constituer en « stéréotypie sémantique » 
(monstruosité que nous produisons à la seule fin de cette remarque puisqu’elle n'existe guère, si nous évitons 
de donner une portée sémantique à l’holophrase). Cette propriété du langage, son aptitude à rebondir sans 
cesse, pourrait d’ailleurs être lié au caractère synthétique des formants de la langue, dans la série connue : 
langue isolante, synthétique, polysynthétique, sachant qu'aucune langue n’est parfaitement isolante ou 
agglutinante même le chinois, mais que ce sont des ressorts employés à doses par les différentes langues (le 
chinois étant connu pour être assez peu synthétique). Et cette tension, en la vie de chaque langue 
(diachronie), n’est pas sans rappeler celle de l’aliénation/séparation. 


69 


Le constat que des langages-objets ont été élaborés ouvre à la considération que des 
algorithmes, produit du langage humain, pourrait alors se constituer comme une défense 
devant... les effets du langage lui-même (parole vide vs parole pleine)*. Ne serait-ce pas 
alors une sorte de bouteille de Klein de notre pensée, déversant en elle-même son 
contenu... Trop de langage assomme.. le langage, c'est aussi simple que cela. Il y a un coût 
à dire (et à lire) et une usure, il y a du point de vue économique dans le langage. Les 
formaliste Russes ont été les précurseurs d'un vouloir sortir de cette aliénation. Des échos 
artistiques retentissent de nos jours. Ainsi personne ne peut "imprimer Internet": c'est 
l'impossible inclus dans le geste artistique de Kenneth Goldsmith "print the internet" après 


qu'il ait imprimé 10 tonnes et créé une installation au Mexique en 2013. 


Le signifiant mimétique 

Lorsque Lacan étudie le fantasme, il appelle ce phénomène qui tend au vidage du sens : le 
signifiant mimétique. Par ailleurs, ce n’est pas la seule manière de prendre un mot à la 
lettre car rappelons-nous que le corps entend le mot d’une manière qui peut ne se révéler 
que dans l’après-coup sur ce versant, qui foncièrement ne se révèle qu’ainsi (là Lacan parle 
de la structure du signifiant*’. Cela crée des phénomènes d’épiphanie“, de Euréka chez le 


sujet. 


« Il faut qu’une étude assez poussée (...) nous permette de compléter la structure du 
fantasme en y liant essentiellement (...) à la condition d’un objet, le moment d’une 
éclipse du sujet, étroitement lié à la Spaltung ou refente qu'il subit de sa 
subordination aux signifiants. C’est ce que symbolise ( $ 9 a ) que nous avons 
introduit au titre d’algorithme dont ce n’est pas par hasard qu’il rompt l'élément 
phonématique que constitue l'unité signifiante jusqu’à son atome littéral. Car il est 
fait pour permettre vingt et cent lectures différentes, multiplicité admissible aussi 
loin que le parlé en reste pris à son algèbre“. » 


45 Diener Y., LQI notre langue quotidienne informatisée, Paris, Les Belles Lettres, 2022. 


45 Beaudoux C.; « Un artiste tente d'imprimer le web : déjà 10 tonnes de papier », Chronique culture de France 
Info du 13/08/2013. 


(https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/un-artiste-tente-d-imprimer-le-web-deja-10-tonnes-de- 
papier 1664365.html, dernière consultation mai 2022) 


47 Lacan J., Le Séminaire Livre XI - Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p.47. 
48 Aha Erlebniss ( émotion) de l’enfant au miroir 


# Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », dans Écrits, Paris, Seuil, 
1966 [1960], p.816. 


70 


Ainsi, il se déduit de la surdétermination que la raison « permet » une tendance à la 


verbosité. 


Des méthodes existent dans les pratiques rationnelles en général pour s’en prémunir. Par 
exemple, l’usage éditorial universitaire qui consiste à retrouver si possible /a première 


mention historiquement consistante avec l’idée afin d’y référer son développement. 


Qu'est-ce ce cela vise sinon à réduire les équivoques du langage ou à les contenir, du moins 
les parcourir, les écrire ? Un autre exemple est la règle du rasoir d’'Ockham (le moins 
possible d’hypothèses, interdiction du superfétatoire) en science expérimentale qui est 
aussi une manière d’y parer. Il est tangible, si l’on reconnaît de la valeur à ces principes, 


que le langage n’est donc pas un codage. 


La répétition dans Le séminaire sur « la Lettre volée » 


Jacques Lacan a actualisé le sens de la proposition de S. Freud qu'il existe une compulsion 
à répéter. Il l’a fait sous l’angle de la linguistique structurale durant les années 50 et 60. 


L'expérience de la cure psychanalytique comporte le constant du retour d’un incurable. 


Formaliser la psychanalyse sur ce point étrange, analogue à l’attracteur étrange des 


systèmes dynamiques chaotiques en physique”, n’était pas une fin en soi pour J. Lacan. 


Formaliser la psychanalyse au niveau de son concept de répétition visait à contre-carrer 
une réforme de la psychanalyse qui était en cours, laquelle aspirait à centraliser des 
questions importantes, en particulier la notion de défense, à partir des fonctions du moi 


(ego). Or, l’unité du moi est contredite par au moins deux données de l’expérience 


50 Justifions cette analogie avec : Ruelle D., Hasard et Chaos, Paris, Odile Jacob Opus 1991, 245 p. 


Dans Hasard et chaos, le physicien David Ruelle pose deux questions à la psychanalyse, à savoir : en premier 
lieu, comment décrire l'invention en mathématicien mieux encore que l’essai d’ H. Poincaré à ce sujet, que 
la psychanalyse dusse le pouvoir exprime (par résumé) la note de bas de page n°3 p.19, et en second lieu, ne 
faudrait-il pas scientificiser la psychanalyse ? p.206. La réponse à sa première question se trouve dans le livre 
le Réel en mathématique. La réponse à sa deuxième question, par la négative, se trouve dans le dernier Lacan 
et est éclairé par ses apports nouveaux à la psychanalyse. Sachant qu’il existe déjà des réponses à ses deux 
questions à la psychanalyse, notre tour semblait venu d’en poser une aux physiciens du chaos. Pas 
d’attracteur de Lorentz sans dissipation des modes transitoires, ce régime dynamique se constitue donc en 
un troisième type strict : ni transitoire et ni non-turbulent. Est-ce que cette théorie s’est arrêté à trois, avec 
Lorentz, ou bien yÿ’a-t-il depuis de nouvelles classes de régimes dynamiques ? Sous-entendu : jusqu’à combien 
de régimes et dimensions cela peut-il aller ? Au risque, si ce nombre devait s'avérer « grand » de perdre ce 
qui semblait avoir été gagné sur l’ancienne théorie de la superposition de nombreux modes de Laudau et 
Hopf (p.83). Faire cette analogie nous permettait de répondre et relancer la discussion avec ces physiciens. 


71 


freudienne : la division du sujet (Spalltung) et le moi de Freud du rêve de l'injection d’Irma, 


moi qui se trouve diffracté sur plusieurs confrères*!. 


Mentionnons au passage que le conflit psychique, une version de la division du sujet, était 
tenue par Freud, pour essentiel au repérage d'effets inconscient, par-delà l'introduction de 
sa deuxième topique puisqu'il continue d'étudier et de traiter cette articulation 


indépassable dans Métapsychologie”?. 


Pourquoi, s’il y a des données simples qui objectent à concevoir le moi comme unifié, 
passer par la formalisation de la notion freudienne de compulsion à répéter pour contre- 


carrer l’ego-psychology ? Parce qu'il ne s’agissait pas de s’en tenir à s'opposer. 


J. Lacan désirait proposer une orientation, à vrai dire l’exhumer de S. Freud, l’actualiser. En 
fait, ç'a dû même représenter un choix forcé de reprendre la question à sa racine 
conceptuelle. Car dans les années 50, le courant américain était en passe d’influencer 
davantage que tout autre la psychanalyse, la psychanalyse française ayant moins de poids 


que l’allemande et l’anglaise. 


Dans l'inconscient certains symboles peuvent faire point d'arrêt après lequel il n'advient 
qu'une liaison vague entre le symbole en question et la chose (Das Ding), cf. l’oubli de nom 
Boltraffio. Bien que cette liaison soit vague, il se peut qu'elle n'en soit pas moins chargée 


d'affect. 


A priori, il s’agit là d’une formation de l'inconscient parmi d’autres ce qui ne présage par 


qu’elle soit plus fondamentale que telle ou telle autre. 


Bien que la chose (Das Ding) ne soit que déduite d'un manège verbal autour d'une zone 
évitée, cette dynamique importe à l'analyse. Un autre bon exemple en est la lettre-symbole 


V — où cinq en chiffre romains dans le cure de L'homme aux Loups. 


Et si cette charge n’est pas épuisable par l’analyse, s’il ne peut pas y être mis un terme pour 


des raisons éthiques, alors cette notion de compulsion à la répétition se trouve articulée à 


51 Lacan J., « Chap. XIV - Le rêve de l'injection d’Irma (fin) », dans /e Séminaire livre Il Le moi dans la théorie 
de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p.180-192. 


52 Freud S., «l’Inconscient», dans Métapsychologie, Paris, Gallimard (folio essai), 2010, p.65-121. 
avec cet accent de lecture telle que faite par J. Laplanche et S. Leclaire Langage et Inconscient p.102. in 
L’inconscient VI° colloque de Bonneval, Desclée de Brouwer 1966. (Colloque de 1960). 


5 Freud, S. Cinq psychanalyses, Puf, Quadrige - Grands textes, p.580 [123] 


72 


la pulsion de mort, en ce que cette dernière a été conçue par S. Freud sous l’espèce de ce 
qui ne peut pas cesser de se répéter, dès sa présentation dans l’au-delà du principe de 
plaisir®*, 

Dès lors, la compulsion à la répétition se situant à un carrefour de plusieurs apports dans 


l’enseignement de S. Freud””, elle devait être tenue pour cruciale, ce que fit J. Lacan. 


Certaines erreurs ou impasses méritent que l’on s’y arrête. Par exemple, au début de cette 
thèse nous nous assimilions le réseau des à, B, y, 6 et le réseau 1-3 à des chaînes de 
Markov*6. Certes, dans ce même texte, Lacan propose de « méditer en quelque sorte 
naïvement sur la proximité dont s’atteint le triomphe de la syntaxe, qu’il vaut de s’attarder 
à l'exploration de la chaîne ici ordonnée dans la même ligne qui retint Poincaré et 
Markov*’. » Il n'en demeure pas moins que ce réseau (des a, B, y, 6) n’est pas ici articulé 
pour ce qui fonctionne d'une chaîne de Markov. Il s'avère par exemple que J. Lacan à 
envisagé des tirages des combinaisons « strictement laissés au hasard », c'est-à-dire 
équiprobable. Ce faisant, il n’a pas suivi un montage avec des probabilités conditionnelles 
tel celui des chaînes de Markov pour sa reconstruction d’un modèle de symbolisme. Nous 
approfondirons cette différence (indépendance / conditionnalité, en théorie des 
probabilités) et la différence entre l’abord du hasard chez Freud, chez le premier Lacan et 
le dernier. Il y a un hiatus entre la réitération de l’aléa dans un processus de Markov et la 
répétition (de la lettre du symptôme). J. Lacan n’a pas prétendu se servir d’une chaîne de 


Markov, parfois la confusion a été faite et nous l’avions faite. 


Le mathème du répartitoire du séminaire sur « La Lettre volée » : dans la seconde partie de 
ce triptyque, intitulée Présentation de la suite, J. Lacan a envisagé la chaîne signifiante par 
le biais d’un graphe. Ce n’est pas une chaîne de Markov, mais nous verrons qu’il y a 


pourtant bien matière à l’évoquer comme il le fait”8. 


5% Freud S., « Jenseits des Lustprinzips », dans Das Ich und dans Es - Metapsychologische Schrifften, Frankfurt 
am Main, Fischer (psychologie n°10442), 2011 [1920], p. 193-249. 


5 || faut ajouter la névrose de guerre. 


56 Lacan J., « Le séminaire sur "La Lettre volée" », dans Écrits, Paris, Seuil (Le champ freudien), 1966, p. 48 et 
p. 56-57. 


57 Lacan J., « Le séminaire sur "La Lettre volée" », chap. cité, p. 51. 


58 Lacan J., 1956, Le séminaire sur “la lettre volée”. Ecrits 1, Seuil Point essais (1966), p.11-61. 


73 


Markov a pris pour exemple d'évènements aléatoires conditionnés en chaîne les suites de 
doublets de voyelles et de consonnes dans un corpus de littérature russe. Il émet 
l'hypothèse que leur successions V-V, C-C, V-C ou C-V, et ces quatre pôles les uns vers les 
autres suivent des lois de probabilités, peut-être non-indépendantes, mais convergentes à 
longueur de texte. I| montre que, bien qu'il ressortit des calculs qu'il y a des 
conditionnements internes, cela n'empêche pas que les transitions probabilisées dans ce 


graphe finissent par converger autour d'une signature chiffrée du texte. 


Ilest possible de mesurer du texte par des chaînes de Markov, pour en identifier la langue 
par exemple, et certains traits de prosodie. Il y a là un mécanisme symbolique et imaginaire, 
la dimension de la lexicométrie. Les dispositifs de recréation ou de simulation d'une réalité 
tiennent au registre imaginaire dans l'enseignement J. Lacan, point développé dans 
l'ouvrage Pensée psychotique et création de systèmes”. Tel a été l'exemple d'application 
des chaînes de Markov introduit par leur inventeur. Quelles sont ces mesures ? Comment 
ont-elles été employées, interprétées ? 

J. Lacan propose l'étude du point de vue de Markov (méditatif le qualifie-il) sur la lettre 
dans la structure du signifiant dans l'idée que l'inconscient serait structuré comme un 
langage. La chaîne signifiante, selon toute vraisemblance, donne à la parole un point de 
mire, et outille comment cerner comment se répartissent et se divisent les choses entre 
savoir et vérité. Actualiser la notion de chaîne signifiante, à l'aide de la linguistique 
structurale, cela amène J. Lacan à proposer le mathème du répartitoire, commun à la 


métaphore et à la métonymie. 


Ce mathème intitulé RÉPARTITOIRE A A a été écrit : 


B,Y y, Ô 
temps 1,temps 2, temps 3 


Le répartitoire sert à démontrer qu’il y a des séquences impossibles à écrire, non pas du 
fait que la lettre n’appartient pas à l’alphabet-code, mais du fait qu’une séquence étant 


engagée, il est alors contraint d'en passer par certains sommets du code, mots ou lettres. 


5 Hulak F. (dir.), Pensée psychotique et création de systèmes - La machine mise à nu, Ramonwille Saint-Agne, 
Éres, 2010. 


74 


Ce mathème solidarise le fait du chiffrage à un parcours, un degré de liberté en moins, une 


contrainte. 


Le répartitoire présentifie qu’il est impossible qu’un codage se fasse sans pertes et sans 
coût. C’est d’ailleurs un coût coextensif au procédé du codage, en l'occurrence un coût en 
lettres. S. Freud constate dans la cure de l'homme au rat un symptôme de surendettement 


entre-aperçu par le patient au niveau des syllabes, quoi qu'impossible à soutenir*° : 
"Après le départ de la dame, une contrainte à comprendre s'empara de lui [l'homme 
au rats] et le rendit insupportable à tous les siens. Il s'astreignait à comprendre 
exactement chaque syllabe prononcée devant lui par quelqu'un, comme si, 
autrement, un grand trésor allait lui échapper. Aussi demandait-il toujours : Qu'est- 


ce que tu as dit là ? Et lorsqu'on le lui répétait, il pensait que cela avait pourtant été 
dit autrement la première fois, et il restait insatisfait®1." 


Ilexiste en mathématique combinatoire d'ailleurs une démonstration qu'il n'existe pas de 
compresseur sans pertes universel. En effet, à compresseur donné : particularité d’un 
lexique (visé sous la forme d’un sous-ensemble des possibilités de l’alphabet). Cette 
nécessité d'un lexique focal (d'agglomérat de lettre de l'alphabet au sens mathématique) 
entraîne qu'il existe des mots qui, au contraire d’être compressés par un « compresseur 
sans pertes », seront allongés. Le compresseur n'en est pas entaché, tant que ces mots à 
décoder ne figurent pas dans le code. Compresseur sans pertes est ici un syntagme des 
mathématiques des codes pour certains compresseurs optimisés pour certains lexiques. 
Ainsi, par un raisonnement apagogique, par l'absurde, il a été démontré en combinatoire 
que l'optimisation ne peut concerner qu'un sous-ensemble des combinaisons possibles de 
l'alphabet, qu'un lexique particulier®?. La réduction, quelque part, est expansion à un autre 
endroit. La compression contraint à cela. || y a ambivalence du processus de tout codage 
du point de vue économique. Un tel algorithme se comporte comme une substance 


chimique amphotère (parfois acide, parfois basique). Nous constatons ainsi qu'il existe un 


60 Le hiatus a été développé plus haut, s'il y a du codage dans le langage, cela est loin d'en être le tout. La 
rétroaction (du nom-du-père : compréhension) n'est pas la réversibilité. Lacan indique cette différente entre 
rétroaction et réversibilité p.49 des Écrits (au séminaire sur la lettre Volée). 


61 Freud S., "Remarques sur un cas de névrose de contrainte", dans Cinq Psychanalyses, Puf (coll. Quadrige 
Grands Textes), 2008, p.328. 


62 Béal, M.-P. et Sendrier N., "Compression de texte sans perte" dans Théorie de l'information et codage 
(notes de cours), Université de Marne-la-Vallée, INRIA  Rocquencourt, juillet 2012 


url : https://igm.univ-mlv.fr/"beal/Enseignement/Theorielnfo/info.pdf dernière consultation le 01/11/2022 


75 


théorème qui indique que, s'il existe un mot qui est strictement compressé, alors il existe 


un autre mot dont la version compressée est strictement plus grande que le mot lui-même. 


La question de coût de codage n'est autre que celle la question du coût de la vérification, 


cf. bit correcteur d’erreur et cf. décodage catastrophique. 


Sans reprendre l'exposé systématique de cette structure d'erreur à laquelle parer en 
théorie mathématique des codes, rapportons-en un point concret. Une partie intégrante 
du problème de la lecture d’un code est la redondance nécessaire au bon calage de toute 
séquence littérale en informatique. Ce problème est connu techniquement sous le terme 
anglais d’Endianess®®, qui a été traduit par le boutisme. Le problème est : dans quel ordre 
consigner en mémoire une séquence binaire qui nécessite plusieurs adresses mémoire ? 
Ou bien la séquence est inscrite en inscrivant dans les premières adresses mémoire ses 
chiffres dans l'ordre de la numération que nous utilisons à l'écrit usuellement. Les grands 
ordres de grandeur sont consignés en premier et les suivants par ordre décroissant, c'est 
le gros-boutisme. Ou bien ce sont d'abord les plus petites unités qui sont consignées, puis 
les grandes. Dans tous les cas, une convention doit avoir été adoptée qui spécifie au 


préalable l'ordre de consignation des chiffres sous forme de bit informatique. 


Un analogue de cette question a dû se poser dans l'histoire des écritures des langues, 
puisque le sens d'écriture varie selon elles. Un autre analogue à l'existence de cette 
convention est connu : l'ordre combiné des mots des nombres est variable entre les 
langues. Ainsi, les Allemands disent Zwei-und-zwanzig pour 22, et les Français disent vingt- 
deux. Nous commençons par exprimer la plus grande décimale, celle des dizaines, ce qui, 
en faisant le parallèle avec cette convention venue du domaine de l'informatique, pourrait 


être dite une convention «gros-boutiste», si ce parallèle n'était pas abusif par un autre coté. 


A noter que le terme Endianess a été prélevé dans Les voyages de Gulliver de J. Swift où 


deux communautés agitent les lilliputiens entre ceux qui commencent d’écaler leurs œufs 


63 Ce sont des bits de parités ajoutés à la fin d’une séquence numérique, relative à cette séquence et qui, si 
jamais ils ne tombent pas comme étant de la même parité que celle du produit des bit précédents, dénote 
qu’une erreur a pu se glisser lors d’une transmission c'est-à-dire d’une transcription. Cela amène la machine 
à redemander l'intégralité du paquet de bits. À nouveau l'on constate que dans le monde de la machine, la 
perte est liée à un "tout" qui a un coût et qui ouvre sur une certain stéréotypique (machinique). 


64 À ne pas confondre avec l’hendiadyn, la figure de style qui utilise la redondance pour marquer les esprits. 


76 


par le bas de la coquille où par le sommet, et ceci dans une image drolatique issue de 


l’article du chercheur en informatique D. Cohen‘. 
Pourquoi introduire ici ce problème de boutisme ? 


Du séminaire sur « La lettre volée » nous tirons qu'il n'y a pas de mathème du répartitoire 
sans instaurer une convention de lecture, puisqu'il s'agit du mathème d'un décodage. Nous 
introduisons la question du boutisme au titre de la remarque suivante, que décrire la 
langue sous l'espèce d'un codage introduit deux ordres distincts de loi ou conventions 
d'agencement des entités encodées, des lois de codage internes et une loi ou convention 
externe au code. Nous ne savons pas s'il y en a plus mais il en faut au moins une : celle qui 
fait qu'afin que les lettres du script puissent être ordonnées lors d'une future lecture, il est 
nécessaire d'opter pour un choix d'ordre lors de leur consignation. Ce choix externe 
équivaut à adopter une convention d'écriture. Cette même question se pose pour l'écriture 


de la langue et pour la consignation en mémoire informatique d'une séquence codée. 


En résumé du séminaire sur « La lettre volée » émerge la question de savoir : jusqu'où la 
langue tient d'un codage et comment ou à partir de quoi s'en éloigne-t-elle ? Puisqu'un 
choix externe est nécessaire et préliminaire à tout décodage possible, nous en déduisons 
qu'il n'y a aucun codage possible sans convention préalable. Et puisqu'en pratique ces 
conventions sont transmises entre les êtres humains par le langage humaine, il n'y a pas de 


codage sans, au préalable, le champ du langage. Le langage est une condition à tout codage. 


5) La parole vide 


L'apparole 
L’apparole et autres blablas a été l’un des thème mensuel de la revue de l’école de la cause 
freudiennne %. Pourquoi « et autres blablas » ? Peut-être parce qu’il y a eu d’autres 


versions d’un parler à la cantonade, de la fonction phatique du langage, avant que 


55 Cohen D., « On Holy Wars and a Plea for Peace », Computer, 14:10, oct. 1981, p.48-54. 


De la guerre Sainte et un plaidoyer pour la paix (notre trad.). Ce titre n’est pas qu’au second degré, est-il 
précisé dans l'article, car sans un consensus sur cette question des conventions de lectures, le monde 
informatique pourrait finir divisé en deux camps retranchés. L'origine de ce mot nous a été procuré par 
l'encyclopédie : https://en.wikipedia.org/wiki/Endianness, dernière consultation le 24 avril 2023. 


66 Collectif, L'apparole est autres blablas - La Cause freudienne, 34, oct. 1996. 


77 


l’articulation fût lancée dans le séminaire XVI de J. Lacan « Le signifiant comme appareil de 
jouissance », il y a eu notablement la parole vide (Fonction et champ de la parole et du 
langage) et la voix-de-personne (Le séminaire sur « La Lettre volée »). C’est donc une notion 
importante. L'analyse par J. Lacan du psittacisme a été retravaillée plusieurs fois au cours 
de son enseignement. Aussi chaque blabla présente peut-être un problème différent chez 


chacun. 


Déplions « Le signifiant [en tant qu’] appareil de jouissance ». L’être humain doit faire avec 
le signifiant, pourrait-on résumer de la leçon du 14 janvier 19707. Il doit fait avec. 
L'expression est assez équivoque en français. Et, J. Lacan développe le coté usant : l'humain 
fait avec le signifiant quoi qu’il en soit excédé, au sens péjoratif du terme comme au sens 
neutre, d'un signifiant qui nous dépasse ou nous ravi. Lacan réaffirme son postulat d’un 
renvoi subjectivant de l'articulation signifiante. De ce dernier, le sujet (il parle d'expérience 
analytique) en use jusqu’à la marque, atterrissage qui fait toucher du doigt l'effet des 
signifiants sur le corps. Nous pouvons donc imager cet appareil comme une bobine qui se 
dévide. Verbe réflexif qui a pour corrélat, du moins dans le langage, qu'un sujet au départ 
serait embobiné (se faire embobiné étant succomber à une suggestion en langage familier). 


Lacan indique encore : 


« (...) ce point de perte est le seul point régulier par où nous ayons accès à ce qu'il en 
est de la jouissance. En ceci, se traduit, se boucle, et se motive, ce qu’il en est de 
l'incidence du signifiant dans la destinée de l’être parlant. Cela a peu à faire avec sa 
parole. Cela a à faire avec la structure, laquelle s’appareille. L’être humain, qu’on 
appelle ainsi sans doute parce qu'il n’est que l’humus du langage, n’a qu’à 
s’apparoler à cet appareil-là$. » 


Ce passage n’est pas simple. S'apparoler est un jeu de mot. Catherine Bonninge®? écrit 
« L’apparole est un terme de Jacques Lacan forgé à partir de parole et d'appareil. (...) [II] 
vient renouveler le concept de la parole ». Elle précise que J. Lacan modifie ce concept à 
partir de celui qui était dans Fonction et Champ de la parole et du langage. Et, J.-A. Miller 


relit ce texte du 1° Lacan en notant que dans la fonction de la parole, à cette époque, 


67 Lacan J., Le séminaire livre XVII - l'envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p.57. 
68 Lacan J., Le séminaire livre XVII - l'envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991. 


6 Bonninge C., Le Witz de la fin, L’apparole et autres blablas, La Cause Freudienne, 34, 1996, p. 3-4. 


78 


« question et réponse » (à la parole) sont toujours supposées”°. La parole est adressée, 
dans le 1° enseignement de Lacan, elle «est une relation, un dialogue ». S'il y a 
renouvellement en disant « l’apparole », c'est de soustraire au concept de parole Ja 
nécessité d'une interlocution, et ainsi de la faire participer d'un possible mouvement de 
repli sur soi, à rebours de l'optique naïve sur la fonction de parole qui met tout l'accent sur 


la communication. 


« L’apparole est un monologue. Avec ce nouveau concept, l’ensemble de la référence 
à la communication s'effondre, ou au moins au niveau où il s’agit de l’apparole, il n’y 
a pas de dialogue, pas de communication, il ÿy a autisme. Il n’y a pas l’Autre avec un 
grand A’! » 


Pourquoi Lacan affirme-t-il que la structure s’appareille”/? ? J.-A. Miller nous permet de 
mieux l’entendre : « je serais prêt à construire le concept d’appareil comme un concept 


opposé à celui de structure”. » 


A l’appareil : la complexité, car il s’agit d’un assemblage — indique J.-A. Miller. La structure, 
elle, paraît d’un seul tenant dans la réalité. A l'appareil, d’être tout de suite branché sur 
une finalité, à la structure d’être sans objet ou sans focale, du moins : « une structure cela 
se déchiffre, se construit, mais c’est un peu dans l’élément contemplatif. » indique J.-A. 
Miller’#. Enfin J.-A. Miller indique que la structure est du côté du ternaire suivant : la parole, 
le langage, la lettre, alors que l’appareil n’est pas de ce côté. Il est le pendant de la 


structure, du côté du ternaire : l’apparole, lalangue, Lituraterre”*. 


J.-A. Miller nous indique un point de méthode : lire l’enseignement de Lacan à partir du 


dernier Lacan. Le propos de Lacan au séminaire XXII! est 


« Ce sont les hasards qui nous poussent à droite et à gauche, et dont nous faisons 

notre destin, car c’est nous qui le tressons comme tel. Nous en faisons notre destin 
parce que nous parlons. Nous croyons que nous disons ce que nous voulons, mais, 
c'est ce qu'ont voulu les autres, plus particulièrement notre famille, qui nous parle. 


70 Miller J.-A., « Le monologue de l’apparole », La Cause Freudienne, 34, 1996, p. 6-18. 
71 Miller J.-A., « Le monologue de l’apparole », La Cause Freudienne, 34, 1996, p. 6-18. 


72 Lacan J., « Savoir moyen de jouissance », dans Le séminaire livre XVII - l'envers de la psychanalyse 1969- 
1970, Paris, Seuil, 1991. p. 43-59. 


73 Miller J.-A., « Le monologue de l’apparole », La Cause Freudienne, 34, 1996, p. 16. 
74 Miller J.-A., « Le monologue de l’apparole », art. cité, p. 16. 


75 Lacan J., « Lituraterre », dans Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001 [1971], p. 11-20. 


79 


Entendez là ce nous comme un complément direct. Nous sommes parlés, et, à cause 
de ça, nous faisons, des hasards qui nous poussent, quelque chose de tramé. En 
effet, il y a une trame — nous appelons ça notre destin. De sorte que ce n’est 
sûrement pas par hasard, quoi qu’il soit difficile d’en retrouver le fil (...)6 » 


En ce point de son enseignement J. Lacan enseigne que le grand Autre, un lieu qui serait 
réservé pour l'énonciation (en particulier l'assignation d'une destinée) n’existe pas/?, c'est- 
à-dire qu'il faut la rencontre d'un sujet avec une énonciation pour quelle porte à 
conséquence pour ce sujet. || s'appuie sur une logique des conséquences, et une 


pragmatique des locuteurs et des discours. 


Appareil probabiliste plutôt que structure 

Par aléa nous entendons le hasard scientifisé. Il nous semble (hypothèse, thèse en attente 
de confirmation) qu'il y aurait là un appareil, et non une structure. Un aléa mathématique 
par définition est un sous-ensemble d’un ensemble, dont l’on peut dire qu’il est réalisé ou 


non au vu de l'expérience”. 


J.-A. Miller a fourni des éclairages sur le discours mathématique, et le réel-de-discours??. Il 
offre dans un texte ultérieur la clef de lecture suivante du Séminaire sur « La Lettre volée » : 
« Lacan a voulu démontrer à partir d’un raisonnement élémentaire, une émergence de 
l'impossible à partir du hasard.» Dans L'os d'une cure, il en reprend le formalisme de 
manière plus simple et sans perdre en démonstration, en se délestant ou en séparant la 
question du montage probabiliste pour ne conserver que la question cryptologique, celle 
du codage. Cette ouverture actuelle, sur le texte de J. Lacan de 1953, propose un repérage 


à l’aide du terme d’impossible. Ce terme a été défini par J. Lacan le 10 avril 1973 comme 


76 Lacan, J., Le séminaire Livre XXIII - Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p.162-163. 


Notons que le participe passé substantivé "parlé", encore davantage au pluriel, est un néo-sémantème. Ce 
texte a été établi par J.-A. Miller, qui porte cette novation sur la place publique en 2005. 


77 Korestsky C. « Le destin en psychanalyse, historisation trauma et sinthome », leçon d’un séminaire de 
l'Ecole de la Cause Freudienne du 04/12/2020, inédite. 


78 Méléard S., Aléatoire - Introduction à la théorie et au calcul des probabilités, éd. de l’école Polytechnique, 
2001, p.18. 


7 Miller J.-A., « Un rêve de Lacan », dans Cartier P., Charraud N. (dir.), Le réel en mathématiques, Agalma, 
2002, p. 107-133. 


80 Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin éditeur, 2018, p.39. 


80 


ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire®{. La direction vers un signifiant nouveau®?, mobilisant 
« ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire », fournissant une version plus aboutie de la notion 


de parole pleine. 


Au contraire, l’aléa par construction/définition lui « ne cesse pas de s’écrire ». Il s'articule 


alors à la catégorie du nécessaire du dernier enseignement de J. Lacan. 


Aussi, rapporté à la catégorie du nécessaire, nous entendons bien qu’il y a un lien entre 
l’aléa, le hasard scientificisé et l’apparole. Parler du nécessaire, en quelque sorte, c’est faire 
acte d’apparole, c’est parler pour ne rien dire. Qui se pose la question : le jour se lèvera-t- 
il demain ? Poser cette question au sens vrai, ce serait sous-entendre qu'il n’y ait pas là une 
nécessité à l’œuvre (la course de la planète). Si l’on refuse ce sous-entendu parce 


qu'insensé, alors cela ouvre la question du psittacisme, de l’apparole. 


Michel Serfati nomme « formes sans significations » le point d'où les mathématiciens 
déplacent une ou des conventions de notations traditionnelles vers nouvelle théorie 
mathématique *. Le présent travail s’est attaché à la question de l'invention 
(mathématique). Une intégration de cette notion à celle de l'inconscient au travail chez 
le mathématicien fut possible. Nous verrons qu'un nouvel assemblage conçu par un 


mathématicien (Markov) fournit une vue extrêmement aiguë sur la langue. 


La fonction d'écran par la compréhension 


Chez le dernier Lacan, une proposition est articulée, minimaliste : « qu’on dise reste oublié 
derrière ce qui se dit dans ce qui s'entend »%. Elle ouvre la première partie de l’Étourdit 
jusqu’à cette proposition conséquente à la première : « Répondre ainsi suspend ce que le 
dit a de véritableff. » Dans cette dernière, à « répondre » nous pouvons faire équivaloir la 
discussion, le mode de la discussion. Lacan propose que ce mode aère « le dit », lui, lesté 


de la question de la vérité. La première proposition fait qu’il prend position, met en garde 


81 Lacan J., Le Séminaire livre XX Encore (1972-1973), Paris, Seuil, 1975, p.87. 
8 Lacan J., « Peut-être à Vincennes », Autres Écrits, Seuil, 2001, p.313. 
83 Serfati M. La constitution de l'écriture symbolique, Thèse de doctorat, Université Paris 1, 1997, 459 p. 


84 Hulak F., « Chaslin, La clinique de la discordance et le réel en mathématique », L'évolution psychiatrique, 
74 (2009) p.376-389. 


85 Lacan J., « L'Étourdit », Silicet, 4, Paris, Seuil (coll. Le champ freudien), 1973, p.5. 


86 Lacan J., « L'Étourdit », art. cité, p.9. 


81 


contre le risque, dans la technique, de soutenir l’écran du « ce qui se dit ». En conséquence 
ultime de quoi il ménage une ouverture, à la fin, sur la question de l’allègement du dit. Ce 
faisant, ce texte inscrit qu’un écart s’observe entre les mathématiques en tant que discours 
(a fortiori les sciences), et l’acte du psychanalyste, « répondre ». L'interprétation n’est pas 
une science (ni un art), mais une pratique. Cet écart entre le discours des mathématiques 
et la pratique de l'interprétation analytique, n’est pas une antinomie mais une articulation 
(la ronde). Il témoigne de ce que lui a appris sa tentative de s'être servi de mathématiques 


pour rendre compte de l’expérience analytique. 


L'incipit de l’Étourdit offre une seconde idée. Lacan indique que, dans sa proposition 
initiale, le sens se boucle à la fois par un renvoi rétroactif et par un autre, progressif cf. 


fig. suivante de la double boucle. 


« qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s'entend » 


Il témoigne alors : « Où je note au passage le défaut de l’essai ‘transformationnel’ de faire 
logique du recours à une structure profonde qui serait celle d’un arbre à étage.»®?. Que 
nous lisons comme une critique adressée aux logiques qui fonctionnent par couches, par 
réseau de neurones, par pure consécution informatique et algorithmique, ainsi 


certainement qu’à l’essai des grammaires formelles ou universelles. 


L'objet mathématique chaîne de Markov couvre un champ plus général que ses usages liés 
à la structure d'arbre. Toutefois nous estimons que la postérité actuelle des chaînes de 
Markov est bien un usage intensif dans cette veine-là. 

Le graphe de type arbre n’a pas de boucle. Lorsqu'un parcours (aléatoire) s’y déroule selon 
une chaîne de Markov, les extrémités de l'arbre font points d’arrêt ou absorbants. 

Dans la structure de graphe mobilisable pour des questions d'interprétation d’une 


énonciation, indispensables et irrémédiables restent les questions de cycles et de renvois. 


87 Lacan J., « L'Étourdit », Silicet, 4, Paris, Seuil (coll. Le champ freudien), 1973, p. 7. 


82 


Un arbre à étage est, autrement dit, un graphe acyclique (qu’il soit ou non orienté). De ne 
pas tolérer le cycle, un arbre se trouve en défaut de ce qu’énonce proposition telle 


que « qu’on dise reste... ». 


Du recueil de ces quelques écarts et points de contacts entre les mathématiques et 
l’enseignement de J. Lacan (nous disons bien l’enseignement et non la pratique de la 
psychanalyse), nous tirons l'hypothèse de travail qu’il doit y avoir une antinomie entre 


l'effet de sens par la rétroaction versus la structure d’arbre à étage. 


« Socrate : L'écriture, Phèdre, a un grave inconvénient, tout comme la peinture. Les 
produits de la peinture sont comme s'ils étaient vivants ; mais pose leur une 
question, ils gardent gravement le silence. Il en est de même des discours écrits. » 


Platon, Phèdre, 275 d 


6) Conclusion 


La répétition d'un certain symptôme ou de ses modalités principales et la répétition de 
symboles ont d'abord été des constats cliniques freudiens. La clinique des névroses et des 
perversions permet d'isoler un appareil ou un montage, faiseur de cette répétition, dont le 
sujet tire un bénéfice (dit secondaire) au-devant en quelque sorte de la structure ou qui 


permet de la cacher comme dans le Fort/Da. 


L'itération dans la stéréotypie participe, elle, de la structure à son niveau propre c'est-à- 
dire d'une autre facture que la répétition du symptôme lisible ou interprétable. Elle n'a pas 
d'autre appareillage que le sens, qui est princeps à la relation d'échange de parole en tant 
que telle. Par conséquent la fixation idéelle (ou la « signification privée » ) au principe de la 
stéréotypie reste, elle, hors de la prise langagière. La quête du sens est, si l'on veut, notre 
stéréotypie en tant que nous n'en avons guère d'autres. La surdétermination du langage, 
qui s'effectue du fait de sa forme réticulaire ou branchée, n'effectue (donc) pas 
nécessairement un bouclage. Dans la même veine, il peut y avoir une jouissance de parler 


inarrêtable, en tant qu'elle cède sur l'exigence du sens et son économie induite. 


Chercher à comprendre un message en déchiffrant c'est faire porter l'enjeu sur le respect 
de la norme conventionnelle avec laquelle une langue peut-être étayée (par des 
grammairiens et des linguistes) et mettre au-devant un travail sur les messages de codes 
(aussi dit autonymes). Le dernier Lacan propose de se garder d'une telle orientation pour 


l'analyse (même s'il garde parfois des expressions comme le psychanalyse est un linguiste). 


83 


Au contraire, la compréhension fait écran à la motérialité, c'est à dire la manière nue dont 
les signifiants auquel un sujet tient, en viennent à lui procurer telle ou telle signification 
singulière par le simple jeux de leur positions ou combinaisons, arrangement dont résulte 


leur syntaxe et les nuances subtiles qu'ils peuvent ainsi écrire et historiciser. 


Bien que les phonèmes soient en nombre restreint, cette base suffit à ce qu'il puisse y avoir 
une myriade de leur combinaisons dès que déployé par paquets entre 1 et 10 environ pour 
un mot, par dizaines pour une phrase et par milliers pour un propos un peu étayé. Ce 
phénomène pourrait porter le nom d'explosion combinatoire s'il s'agissait d'un phénomène 


mathématisable, cf. la présente thèse p. 190. 


Par ailleurs, l’énonciation comporte la rencontre avec un corps, éventuellement le sien 
propre. Parler part du corps et y revient avec un décalage. C'est une première formation 
en boucle qui en tant que telle n'a aucun sens -- l'objet voix n'a pas de sens. La fonction de 
l'écrit interfère avec cette formation, avec ce phénomène d'écho naturel. L'écrit à la fois 
l'objective et matérialise la langue sous forme de glyphes (agglomérats de lettres, 
idéogrammes composés de traits, formules, assemblages de signes). Platon, à travers 
Socrate, le présente (l'écrit) sous l'espèce d'un inconvénient, une chose qui peut inspirer la 


gravité, le silence. 


La langue fait-t-elle vraiment système comme le développe la linguistique ? Il est certain 
qu'il y a dans le langage tel que matérialisé, fixé ou constitué par l'écrit, un repérage 
possible d'un jeu de renvoi, et que ces renvois, ces boucles sont nécessaires à ce qu'émerge 
un sens. C'est le point de capiton. La ponctuation sert à indexer ce système de renvoi au fil 
d'un engramme écrit. Elle matérialise le point de capiton, qui sinon passe par la prosodie : 
la tonalité de la voix baisse en fin de phrase sauf pour une interrogation ou une 


exclamation. 


La répétition du point de capiton ou la rétroaction participent du sens. En revanche, 
l'itération (de la lettre) constitue un support à /a question du sens, mais n'y participe 
qu'indirectement. Elle y participe, au moins via la fonction du point de capiton (pas 
seulement via elle toutefois). Il faut donc distinguer l'itération, qui a cours par exemple en 
tant d'itinéraire sur l'axe de la syntaxe, qui est un pas à pas du processus primaire, et la 
répétition qui nécessite la fonction du deux, c'est à dire de la mise dans la parenthèse d'un 


ensemble. 


84 


Enfin, ouvrons une perspective. Quels sont les effets de promouvoir la standardisation 
d'une langue, ce que visent les académies et les dictionnaires ? Notons qu'une certaine 
systématisation de la langue est déjà à l'œuvre par l'emploi récurrent dans l'échange 
verbal, convergence par habituation qui précède en général toute convention explicite ou 
institution. Toutefois c'est un fait que conventions, lois linguistiques et institutions ont bien 


pu favoriser le degré de standardisation ou non (cf. la normalisation du russe p.299) 


A priori le but de cette normalisation serait de pourvoir à compréhension mutuelle entre 
locuteur d'une même langue. Toutefois, le poète n'est-il pas plus hardi dans cette tâche, 
en semant son grain de sel, et mettant ses lecteurs au défi d'une interprétation assumée, 
au défi d'assumer une lecture personnelle d'un poème ou d'un des signifiant de celui-ci qui 
serait alors à situer au littoral entre texte lui-même et son lecteur - interprète ? Cela indique 
d'explorer l'hypothèse paradoxale que les tentatives de (sur)normalisation de la langue 


pourrait avoir des effets contre-productifs en matière de compétence verbale. 


85 


IV) Le travail inconscient en 
mathématique 


L'ensemble de cette partie est une lecture des contributions au champ freudien de 
N. Charraud. Nous reprenons pour titre l’expression ciselée de N. Charraud!, car c’est un 
point essentiel pour notre propre élaboration. L'article «un travail inconscient en 
mathématique » s'appuie sur l’ouvrage publié en 1994, soit un an auparavant, consacré à 
l’œuvre mathématique et la vie de Georg Cantor. Dans cet article, elle met en relation 
l’illumination de sa découverte d’un ordonnancement de classes d’infinis, d’abord avec 
l’objet mathématique et puis par conséquent avec le désir du mathématicien. Il faut noter 
que la forme de ce désir est en l’occurrence celle d’une recherche systématique à propos 
d’une notion encore obscure, la consistance de la continuité des points sur la droite réelle. 
N. Charraud établi la relation d’une telle recherche systématique avec le concept 


psychanalytique de La Chose / Das Ding?, grâce à l'expression la Chose mathématiques. 


N. Charraud soutient que « la chose mathématique n’est pas l’objet‘ ». Elle a retracé 
biographiquement ce passage, de la chose mathématique encore avec sa gangue 


d’équivoque à la bonne définition, dans le cas de Cantor frayant sa Voie vers une écriture 


1 Charraud N., « Infini et inconscient chez Cantor », Séminaire de Philosophie et Mathématiques, fascicule 5, 
1995, « Infini et inconscient chez Cantor », p. 1-10. 


(http://www.numdam.org/item/SPHM 1995 5 A1 O.pdf, dernière consultation 30/07/2022) 


2 Hulak F., « La division du sujet « à ciel ouvert » », dans La lettre et l’œuvre dans la psychose, Eres, 2006, 
p.62 : 

« Ce qui a été exclu au temps premier de la symboblisation, c’est das Ding, repéré par Freud dans l’Esquisse 
comme stimulus endogène : ‘ l'élément qui est à l’origine isolé par le sujet, dans son expérience du 
Nebenmensch, comme étant de sa nature étranger ’ [commentaire de J Lacan le 09/12/1959, p.65 Ethique de 
la psychanalyse (1986)] », indique F. Hulak à propos du cas de Mme L. (de Jules Séglas) et de l’expuition 
[Ausstossung]. 

Freud a mis en question la chose [Das Ding] ou le ça, jusqu’à son dernier opus (Freud S., «Le monde extérieur», 
dans Abrégé de psychanalyse, Puf, 1997, p.72). Elle serait inertie, non pas intrinsèque, mais inertie supposée, 
sujette à l'assimilation que ce qui ne bouge pas ne se perçoit pas, d’où sa relation à une partie, un reste, de 
stimulus endogène. Elle serait substrat supposé par absence de qualité. 


3 En parcourant la correspondance de Charles Hermite (1822-1901), nous nous souvenons d’un passage dont 
la référence nous reste non-retrouvée, dans lequel il exhorte un jeune mathématicien a bien peser ce qu’il 
en coûte de s'orienter vers une telle carrière qui vous rend « esclave des mathématiques ». 


4 Charraud N., « La chose mathématique », La Cause freudienne, 44, p.97-104. 


86 


mathématique de « la puissance du continu ». Sa ligne rédactionnelle suit l’avènement du 


nouvel objet mathématique que sont les nombres transfinis. 


Dans son essai /nfini et Inconscient, N. Charraud fait l’analyse critique des éléments 
biographiques qui nous sont parvenus à propos du mathématicien G. Cantor, en repartant 
souvent du matériel original, notamment sa correspondance®. A cette occasion est décrit 
comment un objet mathématique survient sur fond d’une chose mathématique®, mal 
définie, c'est-à-dire de l’indistinct premier et qui pose problème au mathématicien, en 
l'occurrence pour G. Cantor la « puissance » de l’ensemble des points de la droite réelle 


formant un continu. 


La chose mathématique revêt ainsi ce trait d’indéfinition, au sens littéral de n’avoir pas 
encore reçu de bonne définition. Et de telles choses existent bel et bien en mathématique. 
L'objet lui est opposable en ce qu’il met un terme à ce trait d’indéfinition. Produit d'un 
travail de recherche, s’il finit par être porté à ce statut du nécessaire, c’est d'abord par un 
sujet dans sa singularité. Le frayage de N. Charraud consiste à ne pas faire l’impasse sur la 
dimension singulière et historique d’une telle élaboration. Nous inscrivons notre recherche 


sur A.A. Markov dans une continuité de méthode avec celle inventée par N. Charraud. 


1) Dithyrambes à Cantor 


Dithyrambes à Cantor, plutôt qu’à Dionysos comme dans le titre de Nietzsche”, mais 
référence à l'inventeur du gai savoir tout de même puisque l’écriture de N. Charraud en 


instille. 


Au départ, et dans la même veine que les travaux d’un Riemann, un collègue de G. Cantor, 
R. Dedekind, a la bonne idée de définir d’une certaine manière un ensemble non-infini 
c'est-à-dire fini, et c’est la manière suivante : il n’y a pas d'application qui mette un tel 
ensemble en relation biunivoque avec une partie stricte de lui-même alors que pour les 


ensembles infinis, si. 


5 N. Charraud, infini et inconscient - essai sur Georg Cantor, Paris, Anthropos-Economica, 1994. 
6 N. Charraud, « La chose mathématique », La Cause Freudienne, 44, fev. 2000, p. 97-104. 


7 Nietzsche, qualifié par J. Lacan de supernovae dans la philosophe morale, c’est-à-dire d’un soleil tout de 
même et qui éclaire d’un jour nouveau mais qui a explosé. 


87 


Pour la mmémotechnique, cela pourrait être noté d’une boucle, comme dans le Silicet 48: 


- pas possible : ensemble fini, versus 


- si, c’est possible : ensemble infini. 


Cette définition peut-être dite topologique ce qu’elle s’appuie sur une mise en relation, 
peu importe son extension, pour autant qu’elle soit biunivoque®. Sont mis en relation des 
parties, ou des bouts d'ensemble, dont la taille n’est pas en cause, ni d’ailleurs leur 
caractère troué ou non, mais leur nature vis-à-vis du continu. Et G. Cantor étendit cette 
définition en construisant celle d’équipotence (ou de puissance) des ensembles de 


nombres N — les entiers naturels, Q — les rationnels,et R — les réels. 


Les réels entrent en bijections avec des segments de la droite réel, découvre-t-il 
d’abord. Les réels n’ont pas la même puissance que les entiers (ce n’est pas une question 
de nombre de nombres en plus où en moins mais une question de consistance d'ensemble). 
Les entiers naturels sont, eux, équipotents avec Z — les entiers relatifs où avec Q, car 
n'importe quel rationnel s’écrit p sur q, avec p et q dans les entiers naturels non-nuls. 
Cantor fonde en rigueur la dénombrabilité mathématique, et le caractère énumérable ou 


pas de certains ensembles de nombres. 


Le pas de Cantor 


Fait central et tout à fait marquant de sa vie professionnelle, en 1891, il modifie l’argument 
pivot par lequel classer les ensembles comme dénombrables ou non. Alors qu'avant il en 
passait par une mise en relation avec de l’indénombrable (et l'examen si la relation tient 
ou non fait pivot à la démonstration), le nouvel argument dont il tire profit est la fameuse 


preuve par la diagonale. Au lieu de fonder sa démonstration sur un passage par la droite 


8 Anonyme, « L’infini et la castration (Eléments) », Silicet, 4, Paris, Seuil, 1972, p. 5-133. 


? La bi-univocité est ici cardinale. || s’agit que tout antécédent ait une image, et que deux images différentes 
aient deux antécédents différents, soit la surjectivité et l’injectivité respectivement — deux propriétés de 
fonction essentielles à cette théorie. Cela assure d’une relation deux à deux dans l’ensemble de départ et 
d'arrivée, c’est-à-dire de la consistance du maintien de la séparation de chaque points à travers l’application 
(ou la fonction c’est synonyme). 


88 


réelle continue! il fonde sa démonstration sur un fait d'écriture, de numération décimale 
(l'écriture des nombres dans ce système particulier). Certes ce sont des écritures infinies 
qui mobilisent de l'ininscriptible au sens concret, mais la fécondité du topos mathématique 
ainsi trouvé montre qu'il ne s’agit plus du même mixte d’imaginaire et de symbolique, mais 


d’un nouveau mixte!t. 


G. Cantor en 1891 décline les écritures des nombres décimaux dans un tableau, et montre 
que ces écritures n’entrent pas en relation avec du dénombrable, car lorsqu’on le suppose 
par énumération de ceux-ci dans un tableau, il y a des nombres « en plus » construits sur 
la (ou les) diagonale(s) du tableau. Or, ces nombres en plus compromettent alors à la 
relation de bijection posée en prémisse entre les suites de nombres décimaux inscriptibles 
tabulées et les entiers. N’allons pas plus loin dans l'examen de la démonstration car le 
parcours d'écriture livré par N. Charraud sert précisément cette cause d’exposer jusqu’à la 


lettre l'affaire. 


Nous lisons qu’il y là un déplacement par le bord, au sens de l’expression de construire sur 
un bord (p.181) et de la consistance du bord (p.99) de la logique du Sinthome de F. Hulak?2. 
Il ÿY a un déplacement, certes autour de l’énigmatique puissance ou équipotence du 
continue, qui est la Chose mathématique au sens de N. Charraud, mais aussi parce qu’il 


parvient à rainurer le tableau des écritures censé entrer en correspondance terme à terme 


10 La droite continue ou l’un des segments, comme 0 — 1 ce qui revient au même pour la mise en relation de 
dénombrabilité. Inutile de préciser 0 — 1 ouvert ou fermé ici car le raisonnement n'est pas à 2 points près. Le 
raisonnement ne porte pas sur le bord mais sur la consistance. 


H Et ce topos démonstratif vaut plus généralement pour différents ensembles construits de manière 
intermédiaire entre les entiers et les réels, exemple les unions de très nombreuses parties des entiers, 
jusqu’au cas par exemple de l’ensemble des parties de pile ou face infini. Le topos démonstratif vaut jusqu’à 
nos jours, et d’ailleurs peut servir à établir un bord entre l'informatique des nombres et leur traitement 
formel mathématique. Seule la première requiert qu'ils soient inscriptibles, du moins dans certaines 
implémentations qui utilisent une mémoire informatique. 


12 Hulak F., « IV Topologie en acte », dans La logique du Sinthome, Nîmes, Champ social, 2016, p.179-226. 


89 


avec les entiers . Par ce pas, Cantor passe d’un abord topologique à un abord 


scripturairel#, 


Ce que N. Charraud montre, de plus, c’est que ce déplacement par le bord avait pour étape 


intermédiaire une enquête, celle sur les types d'ordres, la théorie des types d’ordres. 


Cette théorie est à connaître, nous ne la développons pas ici, mais elle est féconde en 
paradoxes et montre qu'il n’est plus évident d’énumérer ou de classer des ensemble de 
nombres quand il y en a « beaucoup » (y compris quand l'écriture peut laisser croire qu'il 
n’y a que du dénombrable dans la construction d’un ensemble, tout dépend comment ce 


dénombrable est combiné). 


Sans entrer dans la phase intermédiaire, mais sans laquelle il n’y eût pas d’éclosion sans 
doute, son abord de la question avant 1891 était topologique dans le sens où il abordait 
l’indénombrable par son caractère connexe et parfait, mais cela « ne pénètr[ait] pas encore 


suffisamment la structure du continue! », et son abord en passe, après, par des écritures. 


Et cela ce fut d’abord très important pour Cantor, car c'était un pas de gagné sur l'énigme 
tout en lui laissant une large part énigmatique (notons la proxémie énigmatique — 


agalmatique). 


Avec la construction formelle des classes d’équipotence, le premier cap épistémologique a 
été franchi et Cantor frayait une voie pour construire les nombres désignant et mettant en 
ordre ces classes d’infinis. Une relation d'ordre a été élaborée, qui ordonne les classes 
d’équipotence. Par exemple, la classe d'équipotence des nombres irrationnels est 
supérieure à celle des rationnels, car la première équivaut à la droite réelle continue, alors 


que la seconde est celle du discret (dénombrable). 


5 Reformulée par Cantor, la faille devient celle d’une infinité d’écritures non-complètes dans leur éventuelle 
liaison terme à terme avec les entiers. Il faut rentrer dans la démonstration pour se rendre compte de l’effet 
de surprise : l’infinitude de l'écriture systématisée, alors qu’intuitivement elle pourrait sembler corrélée à 
celle dénombrable c’est à dire des entiers (parce qu’elle est organisée sous forme énumérable) se trouve en 
fait corrélée à l’infinitude du continue qui est d’une autre puissance. Elle se trouve d’ailleurs en fait non- 
énumérable, c'est un raisonnement apagogique (par l’absurde) où toutes les prémisses de la démonstration 
se déconstruisent d’elles-mêmes. 


4 Charraud N., Georg Cantor - Infini et inconscient, Spartacus, 2019 (2°"° éd.), p. 144. 
3 Jbid., p. 130. 


90 


N. Charraud écrit le processus de création de ce mathématicien illustre, en maintenant la 
psychobiographie à bonne distance, en puisant dans le matériel d’archives de son travail et 
de sa vie. Dans cet effort d'écriture, il y a un passage où N. Charraud livre une 
interprétation, dont la valeur ne peut ressortir qu’à considérer l’ensemble de son ouvrage. 
Elle a repéré un fantasme dont l’histoire/hystoire de Cantor l'aurait fait sujet. Il peut 
paraître surprenant à la 1°" lecture, osé, et c’est pourquoi nous développons. N. Charraud 
rapproche la construction d'ensemble infiniment emboité du fonctionnement du fantasme 


des poupées russes : 


« Si l’on réitère l’emboitement à l'infini, il converge vers un point et non le vide ! 
Cette structure évoque ces objets précieux, ces agalmata, contenus dans le Silène, 
qu’Alcibiade compare à Socrate dans le Banquet de Platon{f. » 


Cantor se serait ainsi attelé à son travail de mathématicien, aurait suivi lorsqu'il était 
étudiant « sa petite voix intérieure » dans cette voie, parce qu'ayant trouvé un appui au 
niveau d’un amour des mathématiques. C’est un affect sur laquelle M. Charraud, 
mathématicienne, s'engage, en connaissance de cause. Ce passage, pourtant dans la partie 
‘côté cour’ de l'exposé, c’est à dire consacré à sa vie mathématique, renvoie vers un 


passage « côté jardin » chap. XVI. 


« Chez Cantor, un risque de dispersion imaginaire de morcellement se trouve 
compensé par ce qui fait tenir ensemble, par la théorie des ensembles elle-même, 
son propre corps. Ce qui fait sinthome chez lui est la mathématique!” (...) » 


Et, plus loin elle évoque le « fantasme de corps morcelé8 [de Cantor] ». Là, il y a une 
difficulté. Les faits biographiques rapportés montrent que Cantor ne disposait pas de la 
métaphore paternelle!?. Sentiments de persécutions, délire, laissés tombés du corps, à la 
fin de sa vie, ont dévoilé la structure dont il était le sujet. Donc il ne peut pas s'agir de 
fantasme dans son cas. Nous lui faisons tout de même crédit de l'idée sous-jacente : Cantor 
tenta toute sa vie (Mme Charraud l'a établi de fait) que tienne ensemble l'idée du continue 
au sens écrit. Il a trouvé à sublimer au lieu même où ne fonctionne pas, pour tenir un corps, 


l'habillage phallique du recours à la métaphore du nom-du-père. Pourvoyant un travail 


16 Charraud N., Georg Cantor - infini et inconscient, Spartacus, 2019 (2è"e éd.), p. 57. 
Ÿ Jbid., p. 238. 
18 Ibid., p. 253. 
 Jbid., p. 200. 


91 


permanent et faisant appel à l'invention, cette sublimation a tenue (30 ans) en tant que 
position subjectivante. C'est un mode non-fantasmatique de souscrire à la consistance de 


l'Autre (d'y croire) toutefois il ne s'agit pas d'un fantasme. 


A notre lecture, il y a un déplacement sur le bord repérable quand cet argument de la 
diagonale de 1895, par un effort d’écriture supplémentaire (dans plusieurs sens de ce 
terme d’ailleurs), vient à se clore sous la forme d’un raisonnement apagogique, et donc se 
terminant dans une déconstruction. Un tour supplémentaire a été donné à la percée 
mathématique vers l'indénombrable (aleph 1) pour en former une démonstration plus 
fondamentale encore que celle maniant les bijections d'ensembles avec une partie d'eux- 


mêmes. 


Le mathématicien de génie Cantor, au passage, détail qui a une importance considérable, 
a construit des ensembles à l’aide de suites particulières (les triadiques) dont les propriétés 
ont permis de donner leur signification correctes aux notions de partout dense, 
dénombrable, première espèce (équipotence), ensemble de mesure nulle. Autrement dit, 
ses résultats ont permis de fonder l’abord topologique de la droite, d’en affuter le concept. 
Or, il s’agit aussi du premier ensemble fractal découvert?°. Cette notion que l’on associe 
maintenant si souvent à la nature (distribution fractale des pluies, trait de côte bretonne 
fractale, fractale du chou romanesco) a pour lieu de découverte : l'étude mathématique de 


la droite réelle. C’est un fait qui mérite qu’on s’y arrête un temps. 


Pour conclure au sujet du continu, Cantor a recherché et peiné, manqué à en démontrer 
« l'hypothèse du continu », c’est-à-dire sa propre hypothèse selon laquelle il n’y a pas de 
classe d'ensemble d’intermédiaire entre celle des entiers naturels (aleph zéro) et la classe 
de la droite réelle (aleph 1, en nombre transfinis). Et pour cause : à la fin du 20€ siècle 


toujours, elle restait non-démontrable, au sens logique de « indécidable »2!. 


20 https://fr.wikipedia.org/wiki/Ensemble de _Cantor 
2 Charraud N., Georg Cantor - infini et inconscient, Spartacus, 2019, p. 134. 


Résumé de la note de bas de page : Paul Cohen, logicien, aurait démontré en 1963 que l'hypothèse du continu 
n'est pas démontrable dans la théorie des ensembles (actuelle) basée sur certains axiomes de Zermelo- 
Fraenkel. Soit le continue est l’objet d’un axiome, soit sa supposition fait ressortir la question à l'examen de 
ces axiomes, et la recherche peut et même doit continuer du côté de l'interface entre la logique et les 
mathématiques ! 


92 


Il reste qu'entre 1880 et 1882, d’abord en écrivant les nombres transfinis puis en tirant les 
conséquences mathématiques de cette écriture, Cantor a inventé une nouvelle classe de 
nombre (des alephs, les nombres transfinis) dont un ordonnancement a été possible. || a 
dû pour cela échafauder une première théorisation des classes d’infinis qui n’avait pas 
évoluée depuis la dichotomie infini potentiel vs actuel d’Aristote (malgré les paradoxes que 
les nombres infinitésimaux soulevaient en même temps qu'ils résolvaient certains comme 
celui du reste à parcourir de la flèche de Zenon)??. En chemin, G. Cantor a forgé des outils 
mathématiques eux-mêmes objets d’une branche entière des mathématiques du XX° 
siècle, les fractales. |l a aussi refondé la théorie des ensembles, esquissé la notion de point 
d’adhérence en topologie, montré des difficultés que présentent les relations d'ordre sur 


des ensembles non-dénombrables, dont personne avant lui ne s'était préoccupé. 


La croyance comme phénomène 

Le cas de Cantor permet de mesurer combien Freud et Lacan ont permis de reformuler une 
des hypothèses de Ph. Chaslin (1857-1923), psychiatre (dit classique), sur la psychologie du 
mathématicien. F. Hulak a rédigé une synthèse de ses travaux tardifs à ce sujet”*. Ph. 
Chaslin, en empiriste, questionnait la croyance des mathématiciens en des « êtres 
mathématiques », notamment la fonction. Et il rapprochaiïit cette croyance systématique 


d’une question de mysticisme. 


Premier point, ce rapprochement siérait très peu dans le cas de Cantor. Si, dans les termes 
de Chaslin, il croyait certainement en des « êtres mathématiques » comme la continuité 
paraît l'être, en revanche Cantor n’était nullement mystique. Il pratiquait certains rites du 
Protestantisme et croyait en Dieu mais sans dogmatisme. Ainsi la contribution de N. 


Charraud offre l’analyse fouillée d’un cas où il est patent que différents modes de croire 


22 Un ensemble quelconque peut dès lors être rapporté à un ensemble classifiant, dans une démarche 
minimaliste c’est finalement celui de ses points d’adhérences. Cette notion essentielle de topologie permet 
de montrer l’équipotence des nombres réels |R avec d’une part l’ensemble des nombres rationnels (p / q) 
d’autre part l’ensemble des irrationnels ( R sans les (p/q) ). 


2 Hulak F., « Chaslin, clinique de la discordance et le réel en mathématique », dans Logique du sinthome - 
mise en pratique, Nîmes, Champ social, 2016, p.84-116. 


93 


peuvent tout à fait coexister chez le mathématicien. Reste qu'il ne faut pas généraliser à 


partir d’un cas. 


Deuxième point, comme le résume D. Arpin: «Le phénomène que Freud appelle 
Unglauben (incroyance), n’a rien d’un refus de croire?. || y a un caractère d’absoluité dans 
chacun des termes, souvent peu nombreux, auxquels il est cru dans l’expérience ou la 
pensée psychotique?. De manière prosaïque : mysticisme et psychose se tiennent en 
mutuelle indépendance, idem pour mysticisme et recherche mathématique, idem pour 
recherche mathématique et psychose. Il y a absoluité de tels domaines, … sauf cas 


particuliers ! 


L'erreur est certes facile à critiquer ainsi rétrospectivement, et donc concluons. C'est par la 
phénoménologie de la croyance que Ph. Chaslin abordait la question de l’énigme, or, grâce 
à Lacan et à Freud, la veille dichotomie croyance/incroyance est désormais battue en 
brèche. Il est vrai qu’il y a une ascèse des mathématiciens, dont Cantor, mais elle n’a rien 
de mystique. Ainsi n’existe-t-il rien qui ne puisse nous autoriser à subsumer d’une part la 
grande ferveur religieuse de certains mathématiciens?f, un Leibnitz par exemple et d'autre 
part sa « croyance aux ‘êtres mathématiques’ » (Chaslin) par un « Y croire » (expression de 
J. Lacan) les dépassant ? Au risque de nous répéter, c’est toute l'importance de 
l'interprétation de Mme Charraud de s'engager sur une interprétation, corrélée par des 
faits, en ce point, sous-jacent. Il ne s’agit pas d’une subsumation globale mais d’un petit 
ressort, un ordre de faits affectifs et pris dans une vie, contingent à chaque cas. Cela lui 


appartient en propre. Cela le divise peut-être toute sa vie (un appareil?’ à se jouir non- 


24 Arpin, D, «Figures de l’incroyance», La Cause freudienne, 69, 2008, p.176-184. 
La formule que nous citons dit l'envers de ce que nous développions avant mais le point de séparation en jeu 
est le même : c’est-à-dire qu’un parfait agnostique voir un athée pourrait très bien croire dans l'horizon 
mathématique de son travail poursuivi sur plusieurs années. 


2% Ce terme est de J.-A Miller que nous avons trouvé sous la plus de Pierre Vermeesch: 
Vermeesch P., « Le moteur de l’impossible- une élucubration de Marcel Duchamps sur l’acte pictural : le 
Grand Verre, dans F. Hulak (dir.) Pensée psychotique et création de systèmes — la machine mise à nu, p. 110. 


26 Au demeurant, N. Charraud n’ignore pas, et même le note, qu’il y a parfois interférence de la question 
religieuse au sein du travail du mathématicien. Mais pour Cantor comment ce problème survient ? 
Principalement via le contexte (social) qui faisait que toucher à « l’unité de l’Infini (...) inaccessible et réservée 
à Dieu » pouvait lui attirer des critiques voire des ennuis à la fin du XIX®. 


27 Le concept Millerien d'appareil en tant qu'opposé à la structure nous sert ici à subsumer le point que nous 
avons mis en débat plus haut concernant l'accès possible ou non au « fantasme » (sit venia verbo) chez Cantor. 


94 


morcelé au niveau mathématique, plutôt qu'un fantasme de corps morcelé/unifié), tout se 
constituant chez lui en position subjective, ce qui aura soutenu ses élaborations durant 


trois décennies?8. 


Le travail inconscient en mathématique n’est donc pas d’ordre mystique. Il n’en reste pas 
moins que ce travail s'effectue au niveau du chiffrage de la pulsion, ce que confirme 


d’autres travaux ultérieurs élaborés par des mathématiciens eux-mêmes??. 


Troisième point, soulignons l’acquis méthodologique de l’étude in vivo des productions des 
mathématiciens. Car cela lève l’obstacle qui bloquait un Ph. Chaslin. Il croyait en 
l’autonomie du phénomène psychique qu'est la consécution logique. En effet, F. Hulak 
rapporte qu’il espérait mettre à jour une sorte de logique du raisonnement. Il voulait 
comprendre comment fonctionne le raisonnement, « le raisonnement en cherchant sous 
les formules abstraites de la logique les opérations réellement faites par l'esprit ». La 
psychanalyse, lacanienne, aura de facto permis de dissoudre cette diplopie. Au demeurant, 
Ph. Chaslin, rapporte F. Hulak, restait motivé (à la fin de sa vie d’ailleurs) par un fragment 
de réel : « le réel énigmatique recouvert par la notion de psittacisme ». Son intuition reste 
intéressante, qu’en matière de logique il s’agit d’une chose éternellement ressassée, le 


châtiment qui frappe Echo°. 


N. Charraud ramifie sa démonstration psychanalytique désormais à différentes 
contributions du champ freudien. Il y a là un véritable acquis pour la psychanalyse du XXI° 
siècle, tant méthodologie qu’idéel : la lettre mathématique, via laquelle le découvreur 


passe à une bonne définition et cède au monde un objet mathématique, sur fond d’un 


28 Son sentiment intime de la vie tenait à son sinthome partir de ses 16 ans (1861) lorsque « sa petite voix 
intérieure » l’oriente vers les mathématiques, jusqu’en 1896 ou 1897 (lettre au ministère de l’intérieur où 
son délire fait disruption dans sa carrière). 


2% Le primate en nous (mathématicien) dont la perception des autres et du monde résulte d’une 
sédimentation d'expérience, dit Bernard Tessier : 
Tessier B., « Le mur du langage », dans Le réel en mathématiques, [textes réunis par P. Cartier, N. Charraudl] 
Agalma diff. le Seuil, 2002, p.24. 


30 La pulsion comme écho (dans le corps du fait qu'il y ait un dire) boucle notre boucle (qui part de situer 
l'invention mathématique au niveau pulsionnel) autour d’un « réel énigmatique ». Pour le mythe d’Echo cf. 
Ovide, « Livre Ill », Les métamorphoses (I-V), Les Belles lettres, 1985, p.81-86. 


95 


travail acharné d’entame de la Chose mathématique, est produite au niveau du chiffrage 


de la pulsion chez le sujet mathématicien. 


Il y a à cette occasion ce point nodal qu’une énigme rencontrée « met en route le travail 


inconscient ». 


Pour terminer dézoomons un peu le sujet maintenant. Cette manière de prendre les 
questions mathématiques par le désir du mathématicien fait suite aussi à la remarque de 


J. Lacan, dans son premier enseignement, que 


« (...) la science si l’on y regarde de près, n’a pas de mémoire. Elle oublie les 
péripéties dont elle est née, quand elle est constituée, autrement dit une dimension 
de la vérité que la psychanalyse met là hautement en exerciceÿ!. » 


La suite du propos de J. Lacan en appelle à une étude du drame subjectif qu’a coûté 
certaines crises épistémologiques, notamment pour des mathématiciens. Cantor est cité. 
Lacan estimait alors que cette étude restait bloquée du fait qu’elle se situe au-delà de 
l’Œdipe (E. Laurent évoque ce problème dans la postface à l’ouvrage de N. Charraud réédité 


en 2020). 


Les minuties 

Nous pourrions-nous demander en quoi cela intéresserait le département de psychanalyse 
de l’université Paris VIII de multiplier ainsi les travaux sur certains mathématiciens ? Si nous 
n’y mettons pas de condition, est-ce que notre département ne fusionnerait pas avec celui 


de l’histoire des mathématiques ou de la philosophie des mathématiques ? 


Premièrement, il faut noter que le récit d'histoire du mathématiciens est mise en œuvre 
par N. Charraud au service de la transmission de la psychanalyse, puisqu'elle en a dégagé 
la lettre, dont les pleins et les déliés s'organisent en divins détails : invention des nombres 
p-adiques, scrupules sur la solidité/validité de sa démonstration de la puissance du 
continue (aleph 1), invention de l’argument de la diagonale (qui vient rainurer des écrits 


sériés), autant d’éclats d’un gai savoir qui excite la curiosité d’en savoir davantage. 


Nous pourrions réhabiliter l’acception vieillie du substantif minutie, au sens où l’employait 
Renan « Les orthodoxes sont trop concrets ; ils tiennent à des faits, à des riens, à des 


minuties (Renan, Souvenir d’enfance,1883, p.407)» en précisant qu’il y a là un 


31 Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.869. 


96 


rebroussement possible au niveau de l'inconscient. Certaines minuties se trouvent dans 
l'inconscient en position d'attirer à eux une libido insoupçonnée. D'où notre proposition 
titre de faire la netteté, de tirer au clair parmi l'accumulation des détails d’une vie ces 
minuties, à la manière aussi de P. Pichon dans les Vies minuscules dont la poésie nous a 
marqué. 

Ces minuties pourront s'organiser au mieux ensuite en vertu d’un cadre. 


L’énoncé (que nous avons vu plus haut) de l'hypothèse du continu, au départ 
mathématique, fournit un exemple paradigmatique d’un parcours d'écriture au sens de la 
psychanalyse. Ce n’est que se rapporter, terme à terme, à l’angle du sujet mis à l’étude. 
C'est bien parce qu'est soupçonné au sein des découvertes de Cantor, une activité de la 
lettre au sens de la psychanalyse, au sens lacanien, que dès le Silicet 4 des travaux s’y 
consacrent pour l’École freudienne de Paris?2. Toutefois une lettre constitue aussi un piège, 
dans lequel cet article tombe un peu, en raison de son caractère exploratoire et hardi. IIne 
faut pas partir des nombres transfinis (aleph 0, aleph 1) déjà constitués, coulisse de sortie 
de la lettre*$. Ce piège rejoint le problème que mentionne Lacan dans la citation des Ecrits 
(supra) : telle enquête ne s’ouvre qu'avec les moyens de tirer au clair ce qui a cours au-delà 
de l'Œdipe*{. 

Comment ne pas tomber dans le piège ? Il y a un point de vue sur la lettre sous lequel elle 
obture son propre accès. Pour s’en sortir, le geste le plus naturel de l’analyse consiste à 
tenir côte à côte, et plutôt séparé, psychanalyse et mathématique. N. Charraud l’a organisé 
dans son écrit qui sépare le côté cour, la vie de mathématicien de G. Cantor du « côté 
jardin », ses éléments de vie privée, avec pour seul pont opératoire l'interprétation que 


nous avons dite (et soutenue) plus haut. 


32 Anonyme, « L’infini et la castration (Eléments) », Silicet 4, Paris, Seuil, 1972, p. 75-133. 


3 En effet, l’article en question (L’infini et la castration dans Silicet, 4, op. cit.) peine à tenir son sujet du titre, 
déjà dual, et diverge dans les directions qui sont permises par les petits déplacements surajoutés à la 
trajectoire propre de Cantor, déclinant un savoir académique (parfois postérieur) sur l'hypothèse du continu : 
vers la continuité en terme topologie, vers le concept global de continuité mathématique ou vers l'histoire 
de ce concept. Ainsi cet article met-il en tension l'infini antique vs l'infini moderne, l'unification 
mathématique et hébraïque, les figures de topologie de Lacan, d’où son titre ‘éléments’. 


34 L'auteur de 1972 n’avait eu que 6 ans pour assimiler les Écrits, il nous semble que c'était encore court. 


97 


Qu'il faille tenir pour séparatif le ‘et’ de « psychanalyse et mathématique », c’est aussi l’une 
des leçons à tirer du débat entre Serge Cottet et Éric Laurent à la fin de son intervention 
prononcée dans le cadre de la section clinique le 27 mars 1996. Faire coexister côte à côte 
de la psychanalyse et de la science constitue l’état le moins pire qui soit pour les deux. Le 
micmac entre science et psychanalyse devait donc être évité. Rappelons que S. Cottet 
posait la question de savoir si à l'instar de Freud, finalement Lacan ne serait pas allez trop 
loin du côté du savoir scientifique, notamment parce qu’il était un homme. Éric Laurent 
répond en termes d'éthique de la psychanalyse, ce qui au départ semble loin de la question. 
É. Laurent émet cette critique qu'au niveau de L’Œuvre Claire $, la pertinence d’une 
position éthique propre à la psychanalyse ne transparaît pas. Or, insiste-t-il « il ÿ a une 
éthique de la psychanalyse, qui nécessite un vouloir propre à elle , un vouloir dire » précise- 
t-il, « quand bien même complètement étouffé à l’ère scientifique ». Il équilibre son avis 
concernent L'Œuvre Claire en ajoutant que « Milner dégage bien par ailleurs {répond Éric 
Laurent à Serge Cottet dans les questions à la fin de ce cours} un vouloir propre à refuser, 
à se défaire des liens possibles de type psychanalyse-science, politique-science, etc., car 
lorsqu’existe de tels liens, des crimes se produisent, dit-il ». Enfin, É. Laurent pointe que 
J.C. Milner se serait laissé lui-même un point de dégagement de sa position désespérée. Ce 
point de dégagement étant, précise É. Laurent du côté de la pureté, et parce qu’il est « un 
dialecticien hors-pair ». Le point important à conserver de ce débat est surtout l’exigence 
du maintien d’un vouloir bien-dire les choses condition sine qua non à la tenue (éthique) 


de la psychanalyse, à la limite contre le dialogisme. 


Mme Charraud a su éviter le piège d'entremêler les deux par une construction charpentée. 
Remarquons en outre que cet espace d'écriture dans lequel venir inscrire un apport pour 
la psychanalyse en intention ne poursuit aucune chimère de type récit des origines, la 
notion de continuité ne datant pas de la fin du XIX®. Ainsi, en analysant en profondeur le 


versant de l’« essai de rigueur » d’un Cantor, avec ses trouvailles mais aussi ses difficultés??, 


3% Laurent E., « Les dits de Freud dans les cinq psychanalyses », La cause freudienne, 34 L'apparole et autres 
blablas, intervention section clinique 27/03/1996, oct. 1996, p.19-29. 


36 Milner J.-C, L'Œuvre Claire, Paris, Seuil, 1995, 173 p. 


37 Notamment dans le relationnel académique avec Kronecker, qui, il faut le dire, ne donnait aucune marque 
de bienveillance à l'égard de son correspondant, et faisant montre d’une sévérité certaine. Au reste, un coup 


98 


N. Charraud se déplace dans un espace d'écriture propice dont elle de dote pour tenir d’un 
côté une lecture psychanalytique des faits et constats rassemblés, et de l’autre pour situer 
et cerner ce qui s’est constitué en lettre pour G. Cantor, sans l’usurper, sans s'identifier à 
lui non plus d’ailleurs, dans la tranche de vie même dans laquelle cette lettre a été promue 


« dans la culture » à un moment historique donné. 


L’« essai de rigueur » est un syntagme associé à la psychose par la remarque J. Lacan devant 
les étudiants de Yale University le 24 nov. 19758. Dans la veine de S. Freud lecteur de 
D. Schreber « inconscient à ciel ouvert », l'enquête minutieuse sur G. Cantor vise à prendre 
un appui dans le mode de pensée de la psychose, dont tirer quelques enseignement de 
psychanalyse”, celle que nous appelons psychanalyse en intension avec N. Charraud, c’est- 
à-dire par écrits interposés par ex. la psychanalyse théorique ou la politique de la 


psychanalyse. 


Deuxièmement, il nous semblait faisable et valable de mettre au travail l’acquis conceptuel 


et méthodologique ici exposé sur du nouveau matériel. 


Ainsi Nathalie Charraud a rendu compte d’un double parcours de mathématicien et 
d'homme, à certains moments mis en crise, à partir du détail de la vie de travail de Georg 
Cantor (1845-1918). La construction mathématique de ce mathématicien, quasi l’exact 
contemporain de A.A. Markov (1856-1922), qui fait aujourd’hui encore autorité, la 
dénombrabilité, les nombres transfinis, la structure de nombres p-adiques (début des 
fractales), s’éclaire ainsi du jour rasant d’une énigme autour de laquelle gravite la période 
augurale et édificatrice de son œuvre. N. Charraud nomme cette énigme « la puissance du 


continu ». Avoir cerné l'énigme a constitué, en soi, son apport psychanalytique. 


J.A. Miller a traité de l’énigme. Il l'a mise en perspective, en la différentiant notamment de 


la surprise. Il dégage ce que nous pourrions résumer comme le moment de la surprise et, 


bien plus dur aurait résulté de la lettre de Mittag-Leffler du 3 mars 1895 fermant la possibilité d’ultérieures 
publications dans des revues importantes mathématiques (citée p. 137 N. Charraud 2°" édition 2019). 


#8 Lacan J., « J. Lacan : Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines », Silicet 6/7, Seuil, 
1976, p.7-63 (p.9). 


# Ajoutons en marge que l’impossible de faire la psychanalyse de Cantor sans lui n'empêche en rien cette 
manière d’élucider les ressorts plus ou moins cachés d’une œuvre culturelle, puisqu'il s’agit de la 
psychanalyse et de G. Cantor, ici un « et » séparateur, et non de la psychanalyse de Cantor. 


4 Charraud N., /nfini et Inconscient — Essais sur Georg Cantor, édition Anthropos — Economica, 1994. 


99 


d’un tout autre ordre, une instance de l'énigme. Cerner, aborder, rendre compte des effets 
de cette dernière devient essentiel si l’on s'attache aux cas rares et aux inclassables de la 
clinique“! d’une part, et d'autre part si l’on se plaît à aborder le dernier enseignement de 
Lacan où la signifiance des signifiants n'est pas le ressort essentiel. Ce ressort essentiel 
serait plutôt ce à quoi un sujet les emploie*. Selon J.A. Miller, l'énigme opère par 
excellence un clivage sémantique en rompant le joint entre la signifiance en tant que telle 
et le défilé des signifiants. Un implicite fondamental, mais mythique, est mis par elle à bas. 
L’énigme ne se cerne qu’à épurer les emplois des termes. Ce qui fait énigme le peut par- 
delà l'opération de la métonymie et celle de la métaphore. Ces indications ne peuvent que 


confirmer la précaution de méthode présentée dans notre premier point. 


Finalement, il s’agit de remonter aux inventions mathématiques, à leurs coordonnées 
humaines et sociales, aux contingences qui ont accompagné l'écriture de ces inventions, 


rassemblant les pièces d’un puzzle où une énigme viendrait à être posée. 


Notons que l’énigme est l’un des fil autour duquel se nouent plusieurs contributions à 
l'ouvrage Pensée psychotique et création de systèmes : elle s’incarne dans les termes de 
certaines zones érogènes dans le cas Raymond présenté par E. Zuliani, et c’est encore elle 
qui résiste à ce que soit complète la théorie mécanique du syndrome S d’un G. De 
Clérambault, et qui amène Lacan à clore le sujet par cette considération que «les 


stéréotypies ne tiennent pour le psychotique que pour leur sens“ ». 


Cela ne dit pas si ce sens est partageable ou non, cela laisse entendre qu'il peut y en avoir 
une version partageable, une traduction. Le chapitre conclusif du recueil de contribution 
sur la Pensée psychotique et création de systèmes met en avant la notion d'intervalle 
signifiant. Cet intervalle n’est pas résorbable, le tropisme vers l'identité rigidifiée ou l’usage 


de tautologies ne l’entame pas même, qu’elle soit explicitement fausse tautologie ou au 


41 Miller J. A, « Ouverture, de la surprise à l'énigme », dans Le conciliabule d'Angers, Seuil, Paris, 2005, p.9- 
22. 


42 L'essentiel est à situer dans quelque chose du signifiant qui fait énigme au sujet, du côté de sa langue privée 
— comme dit J. C. Milner dans /’Œuvre Claire tissant un lien par-là avec la psychiatrie classique alors que le 
mot de lalangue équivalent de Lacan se pose comme invention et subversion à cette époque. 


4 Zuliani E., « Un système langagier : trois valeurs du symptôme », dans Pensée psychotique et création de 
systèmes, Ramonville Saint-Agne, Éres, 2010, p.219-223. 


44 Lacan J., « J. Lacan : Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines », Silicet 6/7, Seuil, 
1976, p.7-63 (p.29). 


100 


début d’une systématisation. Il y a pourtant une production, une extraction d’une position 
de vérité possible en se munissant, précisément de la logique pour mettre en lumière ce 
qui se loge au principe de l’élaboration systématique. La tautologie, malgré qu’elle 
devienne un espace d'écriture (plus ou moins stéréotypée) ne permet pas de résoudre ou 
de dépasser cet intervalle. Les auteurs livrent ainsi une version très informée, assise d’un 
pont psychiatrie-psychanalyse prometteur, du clivage sémantique dont J.-A. Miller donne 
une version en des termes hérités du structuralisme. Quel intervalle signifiant nous 


intéresse en termes d’énigme à cerner ? 


2) Réel-de-discours 
Pour l'acte de la conférence « Un rêve de Lacan », J.-A. Miller s'appuie sur comment 
certains mathématiciens travaillent, tel Andrew Wiles qui a démontré la conjecture de 


Fermat, pour présenter la notion de réel de discours“. 


L'objet mathématique « a valeur de réel », peut-on préciser en suivant J.A. Miller qui en 
2002 dans sa conférence un rêve de Lacan, formalise ce qui chute du discours 
mathématique, et qu’il appelle un réel-de-discours. Il survient quand une notion s’avère la 
cheville indispensable d’une démonstration bien qu’elle ne soit pas démontrable, ni 
d'ailleurs que sa non-existence non ne soit démontrable, ce qui est le cas de la puissance 
du continu. L'axiome participe donc de cet objet que J.-A. Miller nomme en tant que 


solidaire d'un discours. 


Lors de cette conférence, Miller introduit la notion de réel-de-discours, précisément en 
partant d’un raisonnement sur le discours mathématique. Cette construction de 2002 est 
affine à ce qu’a repéré Mme Charraud au milieu des années 90 dans la contingence de la 
vie de Cantor, qu’elle explique en termes de passage de la Chose mathématique à l’objet 


mathématique’. 


45 Macary P., Borgnis-Desbordes E. Frank Allen D., « Psychose et système », dans Pensée psychotique et 
création de systèmes, Ramonville Saint-Agne, Éres, 2010, p.269-276. 


46 Miller J.-A., « Un rêve de Lacan », dans Le réel en mathématiques, Agalma (diff. Le Seuil), 2002, p.107-133. 


47 Isoler la question cruciale de la définition (Lacan : les mathématiques prennent leur départ d’un dire * 
axiome, définitions), ce qui constitue les mathématiques en point de rebroussement de l’ontologie des 
rapports dans la physique depuis Galilée (Judith Miller) ou du monde Archimédéen de la science moderne 
selon  Koyré. Archimédéen signifiant infiniment divisé, réduit en miettes  (fractales ?) 
D'où le fil de l'énigme justifié par un nouveau biais. 


101 


Nous reprenons les termes de Miller en sélectionnant ce qui concerne l’effet de chute du 


discours des mathématiques dans son intervention “. 


Le réel-de-discours « est régi par la rétroaction »“° et : 


« C’est ce qui a valeur de réel, (...) ce qui ne signifie pas que le réel ait un sens, mais 
que quelque chose prenne sens de réel pour nous quand se réalise cette opération, 
où ce qui est produit au terme des démarches est nécessairement posé comme 
d'avant celles-ci*°. » 


Cette construction permet de penser une rétroaction qui diffère de celle de la métaphore 
paternelle. Rappelons brièvement que cette dernière scelle l'entrée dans la névrose dans 
l’enseignement classique de J. Lacan*!. Cette rétroaction diffère de la métaphore sans 
l’exclure non-plus : elle s’en démarque. Dans la métaphore, un effet de saisissement 
marque un avant et un après, sur fond d'ineffable (cf. effet poétique), alors qu'en matière 
de réel-de-discours le jalon qui marque un avant et un après tient à une écriture, littérale, 


elle-même sur fond de butée logique. 


Ce nouveau syntagme réel-de-discours revisite ainsi la notion de suppléance à la forclusion 
du nom-du-père, la déplace dans une clinique où «la forclusion de toute démarche 
logique » devient le point d'appui d’où s’enseigner pour la psychanalyse. 

Cette construction explique que le temps 1 de la démonstration, et le temps 2 de la bonne 
définition de l’objet mathématique nouveau, puissent prendre valeur de suppléance, voire 
de sinthome. C’est ce que ces élaborations croisées de J.A. Miller et de N. Charraud auront 


permis de préciser. 
Que devient-il du réel opaque d’exclure le sens dans cette construction ? 


L’articulation du sens et du réel, au décours de l’opération que constitue le réel-de-discours 
reste toujours problématique. Un sens prend valeur de réel, dit J.A. Miller, soulignons la 


précaution du verbe « prendre valeur » qui évite la copule. Et c’est ce qu’il se passe quand 


48 Miller J. A., « Un rêve de Lacan », dans Cartier P., Charraud N. (dir.), Le réel en mathématiques, Agalma (diff. 
Le Seuil), 2004, pp. 107-133. 


Cette conférence porte aussi sur le désir de Lacan, son histoire et sur la psychanalyse. 
4 Miller J. A., « Un rêve de Lacan », dans Le réel en mathématiques, op.cit., p.124. 
50 Miller J. A., « Un rêve de Lacan », dans Le réel en mathématiques, op.cit., p.126. 


51 Lacan, J., « D’une question préliminaire à tout traitement de la psychose », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, 
p.575. 


102 


nous assimilons une démonstration au point de savoir la refaire et l’enseigner. Dans le 
discours cela va plus loin car les objets ont la propriété d’un faire-croire (make-believe), 


dont Miller souligne la valeur d'enseignement pour la notion de semblant en psychanalyse. 


D'ailleurs, pour n'importe quelle preuve démonstrative indique Miller (« n'importe quel 
théorème » selon ces termes), dans l’après-coup de la démonstration, il ÿ a une connexion 


directe entre l'impossible et le nécessaire®?. 


Il distingue ce type de connexion entre l’impossible et le nécessaire, d’un autre type de 
preuve où survient l’aporie fondamentale d’une démonstration, celle de l’indécidable, ou 
plus prosaïquement une démonstration qui aboutit à ce que ne puisse pas être affirmé si 
un objet introduit est nécessaire ou ne l’est pas. Ce type d’aboutissement logique subsume 
une connexion directe entre impossible et nécessaire. Par exemple concernant Cantor, il 
s’agit de l'hypothèse du continu, selon laquelle entre les ensembles qui ont la puissance du 
dénombrable et ceux qui ont la puissance du continu, il n’y a pas d’aleph intermédiaire. 
Rappelons qu’il a été démontré plus tard (Cohen) que c'était là un indécidable, et qu'il 
fallait donc où bien poser en axiome le continu, ou bien engager un travail de révision des 


axiomes de la logique de la théorie des ensembles (Zermelo-Frankel). 


Un lieu pour qu'ait lieu le détachement d'ek-sistence 


Miller fait un usage du qualificatif de scientifique nouveau et circonscrit. Son pivot est la 
notion de détachement d’ek-sistence, qui correspond à la chute que nous évoquions plus- 
haut, « chute du discours des mathématiques ». Miller propose de qualifier de scientifique 


un discours dont un réel se détache. 


Le discours des mathématiques est un tel discours, dont un réel se détache à certaines 
occasions. || est équivalent de dire que la forme réflexive du « se détache » est là cruciale 
ou de dire qu’il s’agit ainsi d’un réel-de-discours. 

De plus, pour en revenir à ce expression de « détachement d’ek-sistence », il survient dans 
le moment de l’impossible. Il est dénoté par ces démonstrations particulières un impossible 


que ceci puisse être affirmé ou nié. Ce type de démonstration relève d’une modalité de 


52 En effet, lorsque démonstration a été faite, en logique où en mathématique, c’est qu’il ne peut pas en être 
autrement au sein des catégories utilisées, ou alors ce n’est pas une démonstration. Le vel est doncici exclusif. 


103 


l'impossible « qui surplombe l’opposition simple de l'impossible et du nécessaire ». Ce n’est 


plus leur mise en rapport possible, c’est un impossible générateur, « actif » dit Miller. 


Pour G. Cantor, le continu est ce qui a pris valeur de réel. Ce le fut aussi pour ses 
mathématiciens interlocuteurs ayant élaboré et débattu avec lui ce « nouveau réel” » en 
cause”*, Toutefois, il ne suffit pas de repasser dans les pas de ceux qui ont atteint l’aporie 


pour que, pensant comme eux, l’on atteigne à ce réel. 


En outre, Miller avance qu'à remettre en cause la procédure produisant le détachement 


d'ek-sistence, cela « retenti » sur ce réel. 


Comment entendre cela ? L'histoire de Cantor en offre deux exemples patents, deux 
manières quasi opposables, qu'à remettre en cause le travail effectué, le mathème en 


gésine est ébranlé. 


Premièrement, Cantor a reçu une lettre de Mittag-Leffler en tant qu’éditeur des Acta 
Mathematica, lettre qui a remise en question la pertinence dans l'actualité de la recherche 
mathématique d’un de ses articles soumis en train d’être corrigé *. Il s'agissait des 
Prinzipien, article qui concerne la théorie de l’ordre sur les ensembles. Cette lettre du 9 
mars 1885 ne remettait pas en question la rigueur, ni la nécessité, ni la fécondité d’une 


telle démarche, mais signifiait que les nouvelles notions auraient été trop sujettes à caution 


53 L'expression « nouveau réel » est de J.A. Miller. L'ensemble de la conférence décline plusieurs modalités 
autour du registre de réel. Il y a le réel qualifié de nouveau, pour situer qu’il y a aussi un bord entre 
l'impossible et le nécessaire qui ne l’est pas. Ces deux réels sont ensuite qualifiés de « conclusifs ». Il faut lire 
cette modalité avec la fin du propos : Miller termine sa conférence en épelant différentes autres lettres du 
réel : « 11 y a le réel du dire, dans une donation d’univers de discours dans le système d’axiome, il y a le réel 
des difficultés, et il y a enfin le réel conclusif, comme un ressaut de l’impossible. Le rêve de Lacan était 
d'extraire du discours analytique quelque chose qui aurait à voir avec les réels mathématiques. C’est un rêve 
d’ambition d'autant plus extrême que la psychanalyse vise aussi autre chose. » 


54 Dedekind durant un temps premier de sa carrière (éloignement ensuite plutôt que rupture), Peano, Frege, 
Bernstein, Zermelo Kônig et Hilbert. Sans doute devrions-nous aussi y inclure ceux qui ont reculé devant le 
« nouveau réel », à savoir Kronecker en Allemagne et Poincaré et Borel en France. Il participe du groupe au 
fait de l'émergence d’un nouveau réel, comme position conservatrice de rejet. Le débat fait partie d’une 
réception réussie, pense J.-A. Miller dans Un rêve de Lacan, son article du recueil Le réel en mathématique. 
Enfin, sans doute devrions-nous aussi y inclure le cas du renversement d'opinion, Julius Koenig. Ayant tenté 
de s'opposer un temps à Cantor, sa correspondance monter qu’il fut finalement un partisan des nouveautés 
en théorie des ensembles apportées par Cantor. 


55 Charraud N., Georg Cantor - infini et inconscient, 2" édition revue et augmentée, Spartacus, 2019, p.187- 
188. 


56 || s’agissait d’un travail pionnier sur la théorie des type d’ordre des nombres dans les ensembles, 
certainement pétri de questions non-résolues, mais enfin la suite pu montrer que le sujet n’attendrait pas 
100 ans, 10 ans tout au plus). 


104 


dans le temps présent et renvoyait au prochain siècle la tâche de publier sur ce sujet. Cantor 
prit cette manière de formuler l’objection contre son élaboration comme une offense très 
sérieuse. Elle provoqua finalement chez Cantor qu’il refuse la publication de ce travail, à 
jamais. 

Cette lettre, en effet, était vraiment dissonante avec l'élaboration de G. Cantor car elle ne 
se plaçait pas sur le terrain des mathématiques, Mittag-Leffler (pourtant mathématicien) 


ne prit pas le soin d’objecter en termes de mathématiques. 


Avec la notion de réel-de-discours, nous trouvons que s’éclaire le fait que c’est l'existence 
même du discours que menace une telle objection superficielle. S’il n’y a pas à s’offusquer 
que la phase de publication reste un mixte de rigueur et de rhétorique, que cette dernière 
prenne le pas sur la première exclusivement consacré au travail formel, et c'est d'une fin 
de non-recevoir qu'il s'agit. Il s'agit de réel-de-discours en ce qu'une telle indifférence le 
menace de manière autrement plus pernicieuse que l'opposition dialectique. C'est un 
produit du discours qui n'existe pas sans une reprise par l'Autre du langage, sans un 
minimum d'interprétation. Au sujet de cette lettre de Mittag-Leffler, une formation de 
l'inconscient, l'intrication de la bonne et de la mauvaise foi est sans doute, là, à rappeler”’. 
N’est-elle pas une formation de l'inconscient remarquable, de /a psychopathologie de la vie 


quotidienne”, peu reprise, à part par J. Lacan ? 


Deuxièmement, en août 1904 lors du troisième congrès international des mathématiciens 
à Heidelberg est annoncé avec sensation que l'exposé magistral de Julius Koenig va récuser 
l'hypothèse du continu de G. Cantor””. Cette récusation-ci porte bien sur les lemmes et 


définitions de la théorie des types d'ordre sur un ensemble. Si la démonstration du 


57 Avec son style très cordial, cette lettre du 3 mars 1895 à Cantorillustre très bien que l’erreur de bonne foi 
est entre toute la plus impardonnable — aphorisme choc de Lacan bien connu : car au fond la mauvaise foi 
dont elle fait preuve se situe au niveau du discours des mathématiques. Mittag-Leffler est ou semble de 
bonne foi, mais il commet une chose détonnant avec toute procédure d'élaboration de l’objet mathématique 
(sur fond de Chose mathématique). Cette épistole fait litière du problème de la Chose mathématique. Cela 
ferme la porte d’un lieu d’énonciation mathématique pour Cantor. 


8 « Trouble du jugement typique auquel nous sommes sujets lorsqu'il s’agit de nos parents les plus proches 
[Urteilsstôrung, welcher wir unterliegen, wenn es sich um unsere nächsten Angehôürigen 
handelt] » 

cf. Freud S., Psychopathologie de la vie quotidienne, Gallimard, Paris, 1997, p. 235. 


* Charraud N., Georg Cantor - infini et inconscient, 2°" édition revue et augmentée, Spartacus, 2019, p195. 


105 


contradicteur s’est avérée fausse, il n'empêche qu’il a permis de mettre en évidence 
qu’une notion méritait une meilleure élucidation : la théorie des types ordres de différents 


types d’ensembles. 


Ces faits donnent corps à l'affirmation par J.-A. Miller que « le réel est conditionné par la 
démonstration. (...) toute mise en cause, comme l’on dit justement, tout soupçon ou toute 


récusation des procédures de démonstration retenti sur l’existence de ce réelfi. » 


Retentir est à rapprocher ici de retenterf?. Un réel-de-discours ne tenant qu’à une 
architecture symbolique très précise, quand des tentatives viennent en éprouver le 
comportement symbolique (elles ont à être suffisamment sérieuses pour y atteindre), cela 


ébranle ce réel. 


Par ailleurs, G. Cantor aussi en a été ébranlé, d'autant plus qu’il s'agissait d’un 
cheminement de pensée que lui-même était en mesure d’avoir pris. Quelle ironie du sort ! 
Cantor, lui, avait l’espoir que les réels puissent être « bien ordonnés », notion dont il lui 
manquait une définition de la théorie des ensembles. Il critiqua ensuite vertement la 
position de Koenig. Par lettre à Hilbert en 1906 il refuse l’assemblage ou le bricolage par J. 
Koenig de « définition infinie (d’un nombre ordinal) » dont il met en valeur auprès de son 
correspondant l’aspect de contradlitio in terminis — or, n’en avait-il pas vu d’autres (le 
domaine de la théorie des nombres regorge de tels oxymorons lorsque l'on tente de 
l'exprimer en mots) ? Finalement, aujourd’hui, le postulat de Koenig s’est avéré le bon. II 


est démontrable et admis que l’ordre sur les réels ne peut pas être dit un « bon ordre ». 


« Quandil y a un nouveau réel, c'est autour de l'impossible que se focalisent les questions » 


note J.-A. Miller dans l'article sus-cité. 


60 « Dès le lendemain » de l’exposé la démonstration de J. Koenig, Zermelo y pointa un problème, au niveau 
de l’emploi du lemme de Bernstein. Et Berstein confirma que son lemme avait été employé hors des 
conditions de sa validité. 


61 Miller J.-A., « Un rêve de Lacan », », dans Cartier P., Charraud N. (dir.), Le réel en mathématiques, Agalma 
(diff. Le Seuil), 2004, p. 137. 


62 Koenig avança l’argument qu’il n’y a pas de « bon ordre » sur les réels, au sens où il y a un bon ordre quand 
toute partie non-vide de l’ensemble a un plus petit élément. C’est un point qu’il démontra un an après (1905) 


106 


Création de systèmes hors rétroaction de l'Œdipe 


La rétroaction de l’Œdipe est une expression employée par Lacan qui signifie le 
réordonnancement des complexes infantiles en termes œdipiens chez le sujet qui y a 
inconsciemment souscrit (à ce mythe) par le conflit interne que la relation d’objet instille 


dans le sujet, cf. schéma RS. 


J.-A. Miller explicite bien que la rétroaction qu'il avance est à situer au-delà de l’Œdipe, du 
point de vue psychanalytique. C’est ce qu’il nomme sa « sixième conséquence » (à son 
postulat qu'il y ait un réel-de-discours). Cette rétroaction est atteinte par le discours des 
mathématiques en ce qu’il s’arme de la logique pour faire ex-sister des apories réelles, 


c'est-à-dire des points de butées logique et mathématique. 


Il n’est pas possible d’ordonner un ensemble selon un « bon ordre » sans emporter son 
caractère dénombrable au passage. Et l'inverse est faux. Il est impossible d'écrire un 
nombre rationnel non-nul qui serait « le plus petit ». Ce qui montre qu'il y a même des 


ensembles dénombrables qui n’admettent pas de « bon ordre ». 


Ainsi, nous pourrions dire avec Miller et Charraud : la notion d'ordre (ou de plus petit 
élément d’un ensemble, ou de bord inférieur) ek-siste à la notion d'ensemble 


dénombrable. 
Retour sur la Chose mathématique 
La chose mathématique a l’essence d’une chose en cours d'élaboration, de formalisation. 


Donc le mode work-in-progress sied à la Chose mathématique. L’exigence du publicateur, 
finalement, d'obtenir un travail abouti au plan de l’objet mathématique devient ici 
ambivalente : certes, en tant qu’exigence de rigueur logique, elle participe de l'émergence 
d’un réel conclusif, mais elle scie les jambes du chercheur lorsqu'elle est formulée 
maladroitement, comme une mise en cause de la notion elle-même, de la perspective elle- 
même. L'attaque du contradicteur, de même, est ambivalente : elle a ébranlé Cantor mais 
a permis de mettre l’accent sur une direction de recherche qui s’est avéré féconde et que 


Cantor même avait anticipée. 


63 Lacan J., « D'une question préliminaire à tout traitement de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.554. 


107 


Notre lecture permet de mettre en évidence les périls propres à la phase de la réception 
du travail d’un scientifique. Différents des périls de la vérité, leur caractère cinglant n’en 


semble pas moindre, au contraire. 


« Elle [la science] volatilise même tout ce qui au départ pouvait vous accrocher dans la 


recherche et la substance même de la chose. » 


Le retentissement dans le réel (dont il s’agit avec la sixième conséquence à la proposition 
de J.-A. Miller qu’il y ait un réel-de-discours) n’est pas forcément là à lier à la question du 
déclenchement. Il suffit qu’une porte se fût refermée pour Cantor sur un lieu d’énonciation. 
Or un discours ne tient pas sans un tel lieu, notion sur laquelle nous avons maintenant 


suffisamment insisté. Le réel-de-discours®” ne tient pas sans un « lieu de l’énonciation®® ». 


Le désir du mathématicien : une raison de structure 


Nathalie Charraud se sert du témoignage de Poincaré pour retracer l'existence d’un 
discours du mathématicien, le procédé qui permet d'écrire des mathématiques et qui en 
passe par quatre étapes successives : la préparation, l’incubation, l'illumination et les 
vérifications. D’autres mathématicien d’ailleurs, en témoignent en des termes variés, mais 
concordants. Hadamard compare la sortie du moment de l’incubation à la retrouvaille d’un 


mot perdu. Cela ne peut que résonner avec la notion psychanalytique de l’oubli de mot. 


En appliquant cette grille de lecture au cas qu’elle connaît parfaitement, celui de Géorg 
Cantor, Nathalie Charraud rapporte encore que la phase de lillumination s'ouvre 


également de manière caractéristique par une énigme. 


« une énigme, celle qui met en route le processus de travail inconscient. Dans le cas 
de Cantor, l'énigme qui le pousse à travailler sera, de façon constante, la question de 
l'essence du continu. Cette énigme deviendra pour lui encore plus fascinante après 


64 Miller J.-A, « L'ère de l’homme sans qualité », La Cause freudienne, 57, (texte et notes établis par 
C. Bonningue à partir des leçons du 14, 21 janv. et 4 fév. 2004 de l’Orientation lacanienne Ill, 6, dept. 
Psychanalyse Paris VIII) 2004, p.73-97. 


55 La notion prolonge et permet de subsumer des formulations du dernier Lacan comme « se faire dupe » (de 
la science), formulation qui nous restait ambiguë. La notion de semblant à laquelle J.-A. Miller l’articule inclut 
qu’il puisse y avoir du signifiant dans le réel (mais pas du semblant, donc reste la question du sens en position 
littorale), sans forcément aborder de front l’opposition différentiel nouage-dénouage. 


6 Charraud N., Georg Cantor -  Infini et inconscient, 2ème éd,  op.cit, p.190. 
« Si Cantor ne publie pas pendant ces années de retrait, il garde des /ieux d’énonciation mathématique, 
comme son séminaire à Halle et une conférence à la rencontre annuelle de la SSMA (Société scientifique et 
médicale allemande) », le syntagme est souligné par nous. 


108 


sa découverte que les espaces de dimensions supérieures [NDLR : supérieures à R la 
droite continue de dimension une] ont la même cardinalité que celle de R, ce qui 
heurte l'intuition que l’on peut avoir de la dimension (...)5?» 


Enfin, elle analyse en quoi le travail du mathématicien, bien qu'il soit particulièrement 


systématique et rigoureux, se différentie d’un délire. 


La comparaison que fait Hadamard (que rapport N Charraud) selon laquelle le moment 
fécond de la découverte mathématique causerait la même extinction d’un tourment qu’un 
mot retrouvé, bien qu’exprimé sous la forme d’une analogie, se trouve avoir une formule 


structurelle qui en fait davantage que cela. 


J.-A. Miller l’expose dans L’os d’une cureË. En un premier temps, une division du sujet tend 
à prendre corps en fonction du ou des signifiants?. 

F(S)-s 
En un second temps, un « effet investi de signifié » se dégage d'obtenir la maîtrise d’un 
savoir, effet pour lequel J. Lacan a proposé un déictique : l’objet a ?°. 

S1 —S 

58 Na 
Et J.-A. Miller précise : « cela permet de s’apercevoir de la nécessité de la formule du 
fantasme, qui conjoint ces deux effets. » Autrement dit (4 poinçon a ) est une version 
antérieure du même concept que celui consigné par le mathème qu’a écrit Miller, disons 
celui de fantasme, pour reprendre son acception la plus ancienne et de Freud. Aussi, J.-A. 
Miller pointe « la nécessité de la formule du fantasme », comment l’entendons-nous ? La 


nécessité, Lacan l’a dite « ce qui ne cesse pas de s’écrire ». 


AU dernier terme, pour s’y retrouver parmi la batterie des signifiants, ce dont le sujet 


dispose c’est de l'écrit. La clinique de la confusion mentale apporte des gages sur ce point. 


67 Charraud N., « Infini et inconscient chez Cantor », Séminaire de Philosophie et Mathématiques, fascicule 5, 
1995, p.1-10. 


68 Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, p.56. 
6 Non sans un affect, un tourment. 


70 L'objet (a) est défini par Lacan dans le séminaire Livre XVI p.56 « la conséquence de ce que le savoir se 
réduit à l'articulation signifiante ». L'ensemble de l’effet investi de signifié décompose ce qui se joue dans le 
terme technique, freudien, de l’« introjection ». 


109 


La maîtrise que l’écrit procure offre au sujet un appui dans le langage. Il se nomme, si l’on 


suit l'élaboration du champ freudien de Freud à Miller, le fantasme. 


Et, l’une des formes les plus abouties du fantasme ainsi entendu se trouve dans les 
mathématiques, du moins l’une des formes les plus littérale, c’est-à-dire condensée. Ce 
que les lettres mathématiques condensent c’est — selon le mot de M. Serfati, « un 
paratexte » qui en constitue « le renseignement », autrement dit tout une littérature et 
même parfois une histoire. La démonstration en mathématiques épouse donc la structure 
d’un point de capiton, c'est à dire d'une phrase jusqu'à la ponctuation qui lui confère un ou 


plusieurs sens. 
Ce n’est pas dire qu’il y aurait un inconscient collectif qui serait mathématique. 


Pour en revenir à la formule ci-dessus J.-A. Miller précise enfin : « Lacan a expliqué que 
c'est dans le fantasme que la libido est conjointe à l’effet du signifiant. Le fantasme est le 
lieu par excellence de l'investissement’. » Ainsi nous avons là un point de structure : le 
maître relève de la même nécessité que l'écrit, que la clarification des concepts par l'écrit, 
y compris mathématique. Et cela vivifie l'effet du signifiant auprès d’un sujet, sinon plutôt 
mortifié et contraint par les signifiants. Donc cela lui en donne l’idée d’une maîtrise sur le 
plan fantasmatique. C'est aussi le plan qui institue le savoir en tant que tel. Qui procure le 
fantasme agit en maître, c'est ce qu'énonce d'une autre manière la fable du Corbeau et du 


Renard. 


Grâce à la lecture de N. Charraud, est apporté à l’analyse de l'invention mathématique 
cette raison de structure qu’elle n’est pas sans la poursuite d’un objet cause du désir, à 


l’origine point de circulation sur le graphe du désir”2. 


Quand Hadamard indique que le mathématicien aperçoit après-coup qu'il s'agissait de 
retrouver un nom, il pointe un phénomène de rétroaction. La démonstration interprète le 
travail du mathématicien. C'était cela qu'il s'agissait de prouver. Le paradigme de 
l'invention mathématique serait alors bien une intuition symbolique, dans le sens qu'après- 


coup elle devient ce qui est lisible de l’écriture mathématique elle-même. 


7 Miller J.-A., L’os d’une cure, Navarin, 2018, p. 56. 


72 Lacan, J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », dans Écrits, Paris, Seuil, 
1966, p.818. 


110 


C’est par une intuition symbolique qu’à de rares occasions mais tout de même cernable, le 
mathématicien opère sur le refoulement, le lève en un point, et cela semble réconcilier le 


sujet avec une partie ce qui pourtant le divise. 


3) La lettre en mathématique 


La lettre est préservée dans l'inconscient, en tant qu’insu du sujet. Nathalie Charraud a mis 
en évidence une spécificité de l'écriture mathématique, le passage de la chose 
mathématique à l’objet. 

Nous notons qu’en psychanalyse, J. Lacan, dans L’Étourdit, a exprimé précisément ce fait 
que les mathématiques partent d'un dire/?. En mathématique, il s'agit d'un rapport à 
l'écriture, en quelque sorte, systématisé. 

Et en effet, pour les philosophes des mathématiques/#, la modélisation statistique pourrait 
être considérée comme constructiviste au cas par cas, en acceptant pour 
constructivisme générique celui qui s’insère dans une démarche fondationelle. Par 
démarche fondationelle, J.-M. Salanskis signifie recherche d’axiomes (démarche 
Euclidienne : le plus simples, les plus féconds, cf. rasoir d’'Ockham). Par constructivisme, il 
signifie rejet de l’intuitionnisme (Brouwerien), rejet d'introduction de choses mal définies 


(au sens de N. Charraudl). 


La lettre mathématique pourvoit ainsi à un dire premier, un prosdiorisme. Elle est cause 
formelle à laquelle s’associe une cause substantielle”* ou principielle (un ce que c’est) là 
sont les deux causes premières pour Aristote. Après elles, la cause matérielle est 


secondaire, ainsi que la cause finale. 


La substance vient à la cause formelle comme par l'extérieur pour certains mathématiciens. 
Elle fait le point de passage entre les mathématiques « pures » et « appliquées » (beaucoup 


y reconnaissent des effets retour toutefois, au moins dans l’histoire des mathématiques). 


73 Lacan J., « L'Étourdit », Scilicet 4, Paris, Seuil, 1973, p.5-52. 
74 Salanskis J.-M., « Logique et mathématique », Philosophie des mathématiques, Paris, Vrin, p.132-137. 


F Aristote, Métaphysique, [IV® siècle av. J.-C], prés. et trad. par Marie-Paule Duminil et Annick Jaulin,Paris, 
Garnier Flammarion (2008), p.79. 


111 


Quelles sont-elles ces mathématiques appliquées ? Gardons la question ouverte ici pour 
tenter d'y répondre plus tard, lors de notre approche du travail de Markov (et lors d'une 


lecture d'un article sur Galilée de Judith Miller). 


La lettre du 06 janvier 1819 de Gauss à Gerling 


Il y a lettre mathématique en tant qu'un mathématicien se trouve affecté par elle. 
L'évènement survient lors d'une intuition symbolique. Une illustration nous permettra 
d'ajouter un cas à la série de ces intuitions mathématiciennes auprès desquelles nous 
recherchons un enseignement d'ordre psychanalytique dans le fil de la démarche de 


Pensée psychotique et création de systèmes et du Cantor de N. Charraud. 


K. F. Gauss a fait la découverte disruptive du polygone régulier à 17 cotés’f. Le divin détail 
est que, dans la même lettre, ses observations astronomiques font les frais d'une ellipse de 
sa part (or c’est l’un des sujets important jusqu'à lors de cette correspondance). C'est-à- 
dire qu’il entérine dans cette lettre une décision inconsciente qui s'approche d'un acte. Il 
décrit que son objet de prédilection a d'abord muté, et qu'ensuite cela a entraîné des 


conséquences sur ce qu'il a pu découvrir ou non. 


C'est une affaire de goût, qu'il exprime en termes d'avoir pris conscience à un moment 
d'une préférence pour l’arithmétique devant l'astronomie. Nous constatons qu’en 
contrepartie de la découverte qu'il a faite 23 ans auparavant, Gauss indique avoir dû faire 
le choix de ne plus partager ses observations astronomiques, à ce moment-là, alors que 
c'était son violon d’Ingres. Ce choix de priorisation peut paraître de l’ordre du détail, certes. 
Le récit épistolaire peut paraître un roman personnel, certes. Toutefois, ce détail nous a 
semblé digne de considérations du fait qu’il touchât à la question d’écrire. Entre deux 
écritures, Gauss dit dans cette lettre avoir dû faire un choix, s'être orienté. Gauss a fait 
passer un sujet devant, et remis l’autre pour plus tard. Et, ensuite, le sujet a fait une 
découverte sentie comme majeure (en introduction il précise : en ayant recherché dans 
l’arithmétique des formes supérieurement belles à celles de l’astronomie). Majeure 


s'entend ici au sens d’une extraordinaire fécondité à venir, que Gauss ressent, mais ne le 


76 Schäfer, C. Briefwechsel zwischen Carl Friedrich GauR und Christian Ludwig Gerling. Otto Elsner 
Verlagsgesellschaft M.B.H., Berlin, 1927 (lettre du 6. Januar 1819) 
consulté le 05/11/2022 : https://gauss.adw-goe.de/handle/gauss/399?locale-attribute=de 


112 


sait pas, ne peut pas expliciter. C’est une part d’indicible dans son actualité à l’époque, qui 
laisse à désirer. Il s’en souvient comme si c'était hier alors qu’il écrit 23 ans après. 

« Durch angestrengtes Nachdenken über den Zusammenhang aller Wurzeln 

untereinander nach arithmetischen Gründen glückte es mir, bei einem 

Ferienaufenthalt in Braunschweig am Morgen des gedachten Tages (ehe ich aus dem 

Bette aufgestanden war) diesen Zusammenhang auf das klarste anzuschauen, so dal 


ich die spezielle Anwendung auf das 17-Eck und die numerische Bestätigung auf der 
Stelle machen konnte. » 


« Après un laborieux effort intellectuel au sujet de la relation d’ordre arithmétique 
qui liait les racines entre-elles ai-je eu enfin la main heureuse, le matin d’un jour de 
relâche à Braunschweig alors que je m'étais accordé une grasse-matinée, à voir en 
toute clarté cette relation, de sorte que je fus en mesure de l’appliquer au cas 
particulier du 17-côtés et d’en apporter la confirmation numérique sur place. » 


Cette forte implication théorique que seul l’avenir pourra éclairer a trait à la théorie des 
groupes. Il constate : nous pouvons disposer de telles preuves sur un cercle (celles du 
système d'équations qui démontre qu’il y a un polygone régulier à 17 cotés), elles forment 
des groupes de preuves. Ce n’était pas un hasard, cela devait lui arriver, dit-il. Pour 
expliquer cela, il raconte donc les conditions de cette liaison de pensées mathématiques 
qui lui est venu. Il travaillait sur les racines d’une autre équation : 


xP —1 . 

x—1 
Ce racines se répartissent en deux groupes. Un matin de l’hiver 1796, sans qu'il soit sorti 
de son lit, il s’efforçait de penser arithmétiquement ce problème arithmético-géométrique. 


Et, alors, il a "vu" le mouvement de ces racines organisées sur un cercle s'appliquer à 
l’heptadecagone, qui serait alors régulier. Ce faisant, il narre un souvenir d'il y avait 23 ans 


à l’époque, et avec des détails très vivants, voire vivaces. 


Nous disons, pour la présente argumentation, que la préférence de Gauss de 1819, qui fit 
qu’il correspondit avec Gerling d’abord de l’arithmétique, devait être déjà-là ou en germe 
en 1796, lorsqu'il a fait la découverte majeure (dont il livre à Gerling une nouvelle 
démonstration synthétique, épurée et donc magnifique). Ce que nous appelons un maître 
(du savant) est ce qui se découvre pour lui-même de ce qui le motive, et qui prolonge son 
chemin en science, son désir. En bref et pour conclure de manière un peu hégelienne, c’est 


parce qu'il s'était soumis à ce maître qu’il devient lui-même un mathématicien novateur. 


113 


Faisons donc un pas de plus, par désir. La théorie classique des probabilités construit une 
prévisibilité sous certaines conditions qui portent sur la distribution des erreurs. Y est 
postulé l’erreur d'observation. Cette erreur nous pouvons la qualifier de tâche : d’une part 
car il s’agit d’une théorie de l’observation, qui cerne ainsi un objet regard, d’autre part car 
elle suppose un écran continue, une trame de fond continue. Foncièrement c’est la théorie 
du bord de la tâche, qui reste une dimension inférieure à une théorie du bord du trou (2D 


vs 3D, généralisable à (N-1)D vs N-D), une projection, un placage, un rabotage d’un relief. 


En effet, pour aller de l'erreur à la constriction de l'erreur, pour aller du « observable 
aujourd’hui » à « observable demain », cela n’a pas été noté tout de suite mais il y a une 
condition particulière qui s'impose : l'hypothèse d'une invariance niveau d'un cadre qui 
s'exprime : « toutes conditions égales par ailleurs ». Que veut dire ce toutes conditions 
égales ? || n'a que très peu de sens concret, mais signifie la virtualité du propos et 
poinçonne son caractère d'abstraction. C’est Poincaré qui note finalement, début 20î"e, 
que le cadre probabiliste peut fusionner avec celui de l'analyse mathématique dans une 
théorie de la mesure, de l'étalonnage. Mais rétrospectivement, à lire l'expression 
rigoureuse de la loi de Bernoulli par Bunyakovski, nous pouvons lire en ce théorème 
l'expression de la continuité au sens de l’analyse (mathématique). En effet, les quanteurs 
et la forme logique de la proposition sont ceux de la continuité, soit à peu près : quel que 
soit la loi du tirage, il existe un intervalle aussi petit que l’on le prenne qui encadre la 
distribution (gaussienne) des erreurs. Bref, sans que ce fut logifié déjà, mais déjà depuis le 
début du XIX°"®, Laplace et Bunyakowksi (et grâce aux fondations formidables en analyse 
posées par Gauss), la loi de Bernoulli est l'expression d’une continuité prise dans un certain 


contexte mathématique. 


Nota bene : I ne s’agit pas, en faisant valoir comment une condition d'ordre topologique, 
la continuité, se lovait depuis longtemps à l’entrecroisement de l’analyse fonctionnelle et 
des probabilités, il ne s’agit pas de faire oublier qu'il y a la théorie des combinatoires à 
probabilités discrètes, c'est-à-dire portant sur des ensembles discrets d'éléments, en 
nombre fini, ou en nombre dénombrables. Cependant, il s’agit de poser que, tant que la 
combinatoire usait d’ensembles discrets, la question de la topologie devait rester latente. 
En effet la topologie discrète à quelque chose de parfaitement naturelle (un élément 


compte pour un, le multipolaire) et en même temps de fort complexe et rebutante, avec 


114 


un nombre de trous très grand puisqu’égal au moins au nombre d'éléments discrets moins 
un, ce minimum étant atteint dans la dimension-un, et dépassé pour les suivantes. Rien 


qu'entre 0 et 1, il y a un trou. 


D'où provient cette condition de continuité ? Là, il y a un bord aux mathématiques. Justifier 
la continuité en appel à un de facto, à partir des résultats eux-mêmes et de la possibilité de 
les écrire. Ou alors, cela en appelle à un mythe, une fiction d’un univers vraiment lisse et 


harmonieux telle que le proposait un Poincaré’?. 


Qu'est la continuité pour lui ? Il l'imagine comme extérieur aux équations lemmes et 
définitions. Avec le temps, il y a un processus d'amortissement et d’érodabilité à l’œuvre 
en tout et partout qui fait que les aspérités finissent par se gommer et qu’au fond, c’est 
cela la continuité en pratique qui est logifié en mathématique. Il ne nous dit pas, notons- 
le, ce qu’il peut advenir dans cette sédimentologie personnelle, des trous. Pour assurer la 
continuité il faudrait que les trous, s’il y en a, ne soient pas davantage taraudés, mais 
ensablés ou comblés par les limons qui viennent du reste des processus d’uniformisation. 
La petite science-fiction que propose Poincaré, dans l'impossibilité même de son geste, 


donne matière à méditer. C’est un bouchage. 


Nous en sommes venus au point où, partis du postulat d’une tâche ou d’un point aveugle 
(l'erreur), nous arrivons à la question qui porte sur la présence ou l’absence d’un trou (le 
problème de la continuité). Nous constatons qu'il y a, dans ce travail à l’œuvre, le 
déplacement d’une question et qu’elle fait intervenir un manque. Il ÿ a un travail sur le 
manque, mais cela ne le fait pas disparaître, c’est le point auquel nous voulions en venir. A 
chaque fois c’est un manque particulier. Et Poincaré est le 1% à reconnaître une forme du 
pas-tout. Ce n’est pas tout l’univers, à chaque fois que nous mathématisons, qui tombe 
sous le joug de nos équations. C’est à chaque fois un point de vue mathématique sur une 


partie seulement des phénomènes de l’univers. 
Avec l’axiomatisation (de Bernstein), une clarification se fait jour. Postuler l'existence d’une 


fonction de probabilité, c'est postuler celle d’un ensemble comme statique (au sens où une 


répétition doit pouvoir s’y exercer un nombre de fois indéfini, typiquement, une itération 


77 Poincaré H., Science et méthode, [rééd. de l'ouvrage de 1908], Paris, Kimé, coll. Philosophia scientiæ. Cahier 
spécial 3, 2011, 256 p. 


115 


notée par un indice en entier naturel). Ce postulat résout, donne un sens précis, à 
l’ancienne ambiguïté entre équipossibilité et équiprobabilité. Avant de lever cette 


ambiguïté, la lecture était permise de la loi des grands nombres comme une tautologie. 


Les occurrences de ces répétitions peuvent subir elles-mêmes des conditions externes 
modificatrices, mais de manière modérée. C'est-à-dire : les probabilités conditionnelles se 
rattachent à la même axiomatisation que les probabilités classiques, à la remarque près 
qu’il faut que le conditionnement ne vienne pas étendre de manière rétrograde le jeu des 
causes à un ordre de complexité trop important, au sens où un tel excès obèrerait la 
possibilité de vérifier par l’observation la fixité du cadre dans lequel les tirages sont 
effectués. Nous retrouvons ici que cette borne logique de la vérifiabilité des observations, 
plus contraignante d’ailleurs que la simple observabilité 8 (c’est de cette dernière que 
science fleurit, laquelle n’est d’ailleurs pas la seule à en fleurir, Nietzche ayant aperçu un 


lien insoupçonné entre contemplation et morale par exemple). 


Probabiliser consiste donc à tenir dans l’embrasure d’un ensemble des évènements voués 
à faire série. Probabiliser requiert en son principe un principe d'indifférenciation. Les 
éléments partie d'ensemble, aussi hétéroclites soient-ils, doivent pouvoir être lissés 


entièrement par la valuation. 


La prime question, donc, ne serait pas que les probabilités ouvrent sur une quantification 
et une comparabilité assez généralisée. Il y a là matière à préciser un point du malaise qu'un 
Olivier Rey tenter de circonscrire par la philosophie”?, démarche (éthique) à laquelle nous 
adhérons, en ce qu'elle prend au sérieux la dialectique nombre versus signifiants. Oui la 
question de l'évaluation pose des problèmes, cela pose d’autres problèmes (chiffrages, 
condensations..). Nous, nous voudrions mettre l’accent sur l'indifférenciation qu'il est 
nécessaire de supposer (la couleur des boules peut varier mais elle doivent se présenter 
dans la main d'une manière indifférente) et sur la fixation d’un cadre, ce qui est proprement 
faire un totem finalement, de n'importe quel signifiant. Cet appareil -- les probabilités -- 
est un montage qui sert à jouir d'une certaine manière d'un logogriffe -- un signifiant à tout 


faire au lieu de l'ombilic d'un rêve. Les probabilités rejoignent en cela le programme à demi 


78 || nous semble en outre que le fait qu’il y ait des cycles dans le jeu des causes vient provoquer l’excès en 
question et faire sortir de la vérifiabilité statistique, du moins dans les travaux qui nous ont été lisibles. 


7 Rey O., Quand le monde s’est fait nombre, Paris, Stock, 2016. 


116 


ironique d’un Perec qui propose une science de l’infra-ordinaire, c'est-à-dire qui dévoile 
des ressorts cachés aux faits du quotidien (cf. tentative d’épuisement d’un lieu parisiené®. 
« Ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des 
nuagesël » magnifique zeugma qui ordonne sous le terme du passage à la fois du temps et 
des voitures. C’est l’irréalisation du signifiant, bien sûr, qui permet cela dès lors que nous 


choisissons de nous servir de la disjonction signifiant / signifié. 


Avec les probabilités, science peut devenir en puissance science de n’importe quoi et tout 
à fait rejoindre ce que souhaitait Georges Perec. Et ce potentiel tient à cette postulation 
initiale qu’un ensemble, de sa fermeture, distribue des possibles et étale une extension sur 
laquelle venir inscrire « les données » et venir les coter, peser ou évaluer avec des fonctions 
(dont les probabilités). S'il y a là quelque chose de génialement systématique, nous voulons 
dire dès lors qu’il y a là proprement un délire, un délire auquel chacun peut avoir de temps 
en temps donné trop de largesse, et dont, une fois que nous en avons dénudé le ressort, 
n’a plus d’autre crédit que la cogitation dont elle s’ordonne. C’est une sorte là de 
complément à Die Verneinung — La Dénégation, sachant que le probable est bien une forme 


de négation partielle, cela est cohérent. 


Sur le plan psychanalytique, le postulat sur lequel repose tout modèle probabiliste 
constitue une modalité de l'illusion (terme étayé sur /udus qui signifie jeu en latin®?). 
L'indifférenciation jetée sur les évènements à probabiliser est comme le voile du magicien 


qui soustrait un objet au regard du spectateur. 


Les savants nomment avant tout, mais au 21°" ils en restent bien oublieux, et davantage 
porté sur la culture du chiffre. Nommer va jusqu’à la lettre, car elle est produite du discours. 
Faire œuvre de science, c’est nommer mieux, s'inscrire dans la philosophie qu’attribuer à 


chaque chose un meilleur nom que l’actuel améliore le monde, réduit la confusion. Certes 


80 Perec G., Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, Christian Bourgois Editeur / Collection Titres, 2008, 
49 p. 


81 Jbid., p. 10. 


82 Kristeva J. Interview par Marcel Brisebois pour l'émission Rencontres, Radio Canada, archives de l'émission 
Rencontres, 1® nov. 1987. 
https://ici.radio-canada.ca/archives/grandes-entrevues 


117 


l'esprit scientifique est une philosophie paranoïde liée à l'institution du moi. Certes cela 


procède d’un étayage du narcissisme (gardons-nous de moraliser en ce point). 


Or, aujourd’hui, la production à la chaîne d’études statistiques ne nomme rien de nouveau, 
elle rebat des signifiants que la grammaire permet déjà de mettre au travail et de « traiter » 
au niveau de chaque expérience humaine. Aucune disruption n’est à en attendre, mais 


litanies, psittacismes, amalgames, confusions, accumulations.. 


Comment la grammaire génère-t-elle déjà les supputations et les ligatures tentés avec 
force statistique ? Il y a, bien sûr, le conditionnel, qui, dans la conjugaison, dénote une 
coordination entre des évènements qu'il soit ou non advenus. Il y a aussi un aspect de 
verbe, l'accompli versus l'inaccompli, qui marque la nuance entre le fait d'être survenu ou 
de le pouvoir. Cela est laborieux à dire en français qui use de construction syntaxique pour 
rendre cette fonction grammaticale. La statistique ne se maintien plus que de la culture du 
chiffre, oublieuse non seulement des effets éthiques d'un bien-dire, mais également 
épistémiques. 

En déracinant la pente vers le pire que promeut ce topos du probable, et qui envahit et 


étouffe la science, la caducité de nombreuses études pourrait donner un certain vertige. 


La démarche même d’une nosographie pourrait bien s'avérer avant tout le témoignage 
d’un effort individuel et non le partage d’un savoir séparable du parcours d’écriture en 


question. 


Qu'il serait beau, que nous ayons le chiffre exact, que nous ayons l’observation ultimement 
fine, au-delà de la raie, le trait. Lacan a fourni du trait une version archéologique : une 
coche pour l'animal mort. Il avait enseigné aussi qu'en matière d'ensemble, les 
anthropologues et l’archéologues notent l’éclectisme des objets dans les tombes, ceux 
dont ont été dotés les morts par tradition pour leur voyage vers l’au-delà (cf. les traditions 
égyptiennes). Aussi en France à notre époque, lors de la mise en terre, il peut être proposé 
de laisser au défunt un symbole, un pour chacun (donc éclectisme), du souvenir de la 


présence du défunt auprès de nous. 


8 Laurent D. « En quoi la forclusion du sujet par la science laisse-t-elle le champ libre aux paranoïas collectives 
? », Ironik, 49, 23/12/2021. 
URL : https://www.lacan-universite.fr/en-quoi-la-forclusion-du-sujet-par-la-science-laisse-t-elle-le-champ- 
libre-aux-paranoias-collectives/ 


118 


Nous n'avons pas vraiment fait un pas de plus que Lacan dans la mesure où le dernier Lacan 
dit cela, mais nous montrons ce qui dans ses enseignements précédents venait préparer 
une telle position antiscience (antiscience en psychanalyse, pour le développement de la 
psychanalyse uniquement, c'est à dire anti-mélange des genres, mais pas antiscience en 


général : ce qui serait un obscurantisme). 


Le désir du savant est de repartir de noms bien faits, de refaire une réalité, la réduire, par 
l'écrit. Et cela marche ! Ce point est partagé par l'éthique du bien-dire en psychanalyse, à 
cet écart notable près que les psychanalyste s’y prennent autrement avec la question de la 
vérité, en n'admettant pas comme elle, que la vérité opérerait d'ailleurs que du vécu d’un 
corps. Que ce soit avec le délire, le fantasme, le psychanalyse doit opérer sans le critiquer 
ni le conforter. Conférer le statut d'hypothèse à une phrase à déjà la structure ou bien du 


fantasme, ou bien d'un germe délirant. 


La mathématisation de la physique 

Judith Miller s’est penchée sur le passage entre la physique aristotélicienne et la physique 
après le pli pris par Galilée, qui devait donner naissances aux physiques ultérieures#. Ce 
passage est la consomption, la fusion, de la distinction aristotélicienne entre mouvement 
naturel et violent. Ce passage vide le sens de la définition aristotélicienne du mouvement 


naturel comme ramenant les objets vers leur lieu d’origine. 


P. Duhem en avait étudié l’archéologie en repérant que, par exemple un Jean Buridan au 
XIV siècle commençait d’oser nier certaines parties de la Physique d’Aristote, avec des 
explications sérieuses. Nous pourrions ajouter avec le Lacan de RSI, ce J. Buridan ne le 
croyait plus (Aristote), mais continuant d’y croire (au mouvement) il devait forger à 
nouveau frais la notion d’impetus dans l’école de Paris#. Elle est la proposition qu’une 
certaine impulsion, ou impression d’une force dans une masse, qui se conserverait dans le 


vide, varie en fonction de l’expérience. 


8 Miller J., « Métaphysique de la physique de Galilée », Cahier pour l’analyse, 9 (Généalogie des sciences), 
Seuil, été 1968, p.138-149. 


8 Duhem P., « V. partie : La physique parisienne au XIVe siècle - Chap VIII : le vide et le mouvement dans le 
vide », dans Le système du monde : histoire des doctrine cosmologiques de Platon à Copernic, tome 8, Paris, 
p.101. 

ca.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2425f ; voir aussi : https://fr.wikipedia.org/wiki/Impetus 


119 


Koyré avait, lui, tenté de nuancer l'importance de Galilée, en épistémologue, en 
démontrant que ses résultat devait davantage à la conjecture qu’à la précision 
métrologique, puisqu’avant l'horloge d’Huygens la question des marges de précisions des 


mesures grevait la démonstration physique. 


Judith Miller, elle, s'attache à un autre élément du savant humaniste italien. Galilée a pris 
la peine d'expliquer ce en quoi il croit dans le Dialogue sur les deux plus grands systèmes 
du mondeff, le parti qu’il a pris antérieurement aux développements scientifiques de cette 
nouvelle physique. Et, ce témoignage est passé à la postérité. 

La « révolution » Galiléenne, ce qui semble se perpétuer en elle (mouvement, vitesse, 
force) « change radicalement de sens », faisant « coupure épistémologique au sens de 


Bachelard », indique J. Miller. 


L’ontologie galiléenne consiste à remplacer à des grandeurs définies d’abord dans une 
physique (l’espace, le temps), par des rapports. Typiquement la vitesse prend alors sens 
comme quantité en m par seconde, et non comme vitesse relative entre deux mobiles ou 
bien parcourant des distances différentes dans un même temps, ou bien parcourant un 


étalon de distance dans des temps différents. 


Avec Galilée, un rapport devient une chose en soi, devient ontologique. Conjoindre dans 
une opération mathématique des quantités dont les dimensions physiques ne sont pas 
commensurables fait moins problème, par ex. conjoindre des mètres et des secondes. Cela 
ne fait moins problème que pour autant qu’à chaque chiffre sa dimension lui reste indexée. 
Le problème est déplacé. La substance garde un statut à travers la reformulation. C’est 
pourquoi J. Miller rapporte qu’il y a une ontologie (nouvelle), il reste du substantiel, 
reformulé. 

« Décerner [la] fonction {du fondement} à la logique (comme Aristote) ou aux 

mathématiques (comme Galilée) décide de deux ontologies : celle de l’aristotélisme 


est une ontologie de la substance et de la contingence, celle de Galilée est une 
ontologie de la relation et de la nécessité. » (les italiques sont d’origine). 


8 Galilée, Dialogue sur les deux plus grands systèmes du monde, Seuil point, 656 p. 


120 


J. Miller d’après Hemilsev souligne qu'il y a là une avant-garde au structuralisme, doctrine 
conférant une prime importance aux rapports différentiels, dans le sens où ces rapports 


décideraient de la signification. 


Si le même Galilée a introduit le calcul des probabilités®”, ce n’est peut-être pas un hasard. 
Une telle ontologie modifie aussi ce sur quoi porte fondamentalement une affirmation, en 
l'occurrence scientifique et philosophique. Elle ne porte plus sur la nature. Il y a là un tout 
début de Kantisme au sens où ce dernier aurait postérieurement exposé (croyons-nous) 
qu'une limite interne est nécessaire dans la raison (pure) en termes de croyance. Et encore 
postérieurement, est ouvert par « l’ontologie des rapports et de la nécessité » le chemin 
qui mène à la définition d’une affirmation scientifique (hors sciences exactes) en termes de 


falsifiabilité’8 ; c'est-à-dire conditionnelle à un dispositif logico-expérimental. 


Science vs religion 


En résumé, le statut d’une affirmation commençait alors d’être nuancé de telle sorte à 
rejoindre celui d’une proposition. Partant, alors même qu’un franchissement était acquis 
par rapports aux maîtres antiques de philosophie-sciences par Galilée, devait faire retour 
dans les sciences en général, de manière délocalisée mais partout prégnante, un « le- 
croire » (méthodique, à prendre au sérieux) venant supplanter un « y croire », de moins en 
moins important jusqu’à être banni du mouvement des sciences à partir du 19°" siècle, ce 
qui passe outre la proposition Kantienne donc. L'exercice de la science porte au scientisme. 
Il y a là un cercle vicieux (un système) c'est à dire un appareil dont il est possible de jouir 
de la fermeture propre, un appareil qui n'est pas celui de la religion mais qui élaborer un 
faire-croire (make-believe) concurrents de ceux de la religion. Ils sont concurrents non dans 


le sens d'un marché, mais plutôt ayant la même fonction de voile de la perte de l'objet (a). 


Historiquement, le symbolique (croire ce qui est écrit) couvrait d’un voile le réel par le récit, 
voire le réel-de-discours pour un récit donné, soit la tentative plus ou moins probante de 


problématisation d’une expérience donnée. 


Cela a eût pour prix une extension doublée d’une relativisation, les deux extrêmes, de la 


question de la vérité, du moins pour ceux qui souhaitait adhérer aux propositions de la 


#7 E, Borel, Hasard et certitudes, Que sais-je (n°445), Paris, Puf, 1950, p.18. 


#8 Popper K., La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1984 [1954], 471 p. 


121 


science, non sans affecter la théologie chrétienne dans ce milieu, par isolation et par une 
accentuation de l'aspect mythique du récit biblique non-contrôle par l'Eglise. Toutefois il 


semble que le Vatican se soit fait une raison, depuis. 


Pour autant qu’il nous paraît, que ce n’est pas le mouvement scientifique sceptique qui 
peut prévaloir dans le collectif des locuteurs et tenir des positions sur le long terme non 


plus, et cela dit sans vouloir habiliter un Autre du langage qui serait pleinement consistant. 


Dans les faits, dans nos mœurs actuelles, il est proposé aux enfants l’idéal de dire la vérité 
bien avant toute leçon de science, encore moins de scientificité (logique). Nombreux sont 
ces petits d'hommes déjà rompus à plusieurs fortes repressions civilisationnelles. Certes, 
nous venons de voir que l'introduction de la démarche scientifique inscrivait par-dessus 
une conception et un mouvement de relativisation qui sape l'idéal sous-jacent de vérité 
(mais laissant un champ à l'honnêteté) mais enfin il faut qu’elle soit bien fragile pour ne 
pas tenir. Cela qui explique au passage la rareté des profils de scientifiques au sens fort de 
ceux novateurs. La question de la franchise atteint le domaine du privé, d'atteindre la 
Spalltung d’où il est exigible de ne pas se mentir et/ou de résoudre nos conflits avec nous- 
même. C’est un fait clinique, pas une généralité. Le conflit intérieur, la douleur qu’il existe 
chose dans laquelle le sujet se trouve pris peut rappeler au sujet l'existence de sa division 


(là n’est pas son seul effet, ni son effet nécessaire). 


Le rapport du désir et de la lettre dans l'enseignement de 
Jacques Lacan 


J. Lacan indique qu’« Il faut prendre le désir à la lettre »#°. Réexpliquons cette phrase, le 
plus brièvement possible puisqu'il l'explique déjà bien. 

Qu'est-ce que demander ? Il y a demande, d’une part, lorsque le besoin peut attendre un 
minimum. Et, d’autre part, s’il y a chose demandée ce n’est jamais sans une parole 
articulée, c'est-à-dire de laquelle puisse s’interpréter un objet de la demande, par ex. « j'ai 


faim ». L'objet nourriture s'entend là. 


8 Lacan J. « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966 [1958], 
p.620. 


122 


Donc, les objets des demandes varient, suivant notre théorie autant que les combinaisons 


langagières de sujets, verbes et compléments. 


Or, dans la pratique, pour chaque analysant en particulier, la myriade de combinaisons ci- 
avant rêvée n’a guère cours. De plus, certains analysants repèrent un motif organisateur, 
qui peut se présenter comme une phrase, quoiqu'il y ait alors là une difficulté 
d'interprétation, une phrase qui condense à elle seule tant de raisons de demander tant de 


choses, qu’elle suffit à produire un effet de rebroussement. 


Lacan reprend le rêve de la belle Bouchère qu'a rapporté Freud dans la Traumdeutung. Et 
il ajoute après Freud, que la déduction du rébus de son rêve qu’elle désirerait du caviar ne 
serait d'aucune utilité, puisqu'elle avait déjà expliqué comment, par ailleurs le jour, ce 
caviar, elle se le refuse. Le caviar lui sert à marquer d’une pierre blanche une croisée des 
chemins où émerge par bribe une manière prégnante dont elle désire son mari”. Ce fait 
clinique a été repérable sous transfert, c'est-à-dire après s'être attelé au travail 


psychanalytique proposé par S. Freud. 


Le logogriphe du rêve, un signifiant qui accroche, est le mot « saumon » / Lachs°f. « Le 
saumon est un logogriphe qui vient condenser les questions du sujet hystérique, en tant 
que signifiant du désir de l'Autre ». A. Adam propose la notion de signifiant « à tout faire ». 
Est-ce que cette nouvelle notion a à voir avec le signifiant quelconque (dans l'algorithme 


du transfert) ? Déjà notée par F. Hulak à propos de Néo-Codion pour M. A. 


Le titre « le sens de la lettre »°? d’une partie de la conférence de Lacan de 1958 fait donc 
jouer la lettre en tant qu’élément matériel constituant et support des signifiants. Les deux 
réductions : du signifiant vers la lettre, et de multiples demandes vers le désir bordent la 


cure. Certains analysants témoigneront peut-être d’autres façon d’y avoir opéré leur 


% Freud S., « L'interprétation du rêve », dans Œuvres complètes Psychanalyse vol. IV 1899-1900, Puf, Paris, 
2004, p 182. 


%1 Adam À. Le Logogriphe du rêve de la belle bouchère, billet d’une préparation du XII° congrès de l’'AMP sur 
Le rêve, son interprétation et son usage dans la cure lacanienne, 
URL : http://ecf-cartello.fr/2021/04/14/le-logogriphe-du-reve-de-la-belle-bouchere dernière consult. 
06/2022 


2 Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », dans Écrits, Paris, Seuil, 
1966, p.495. 


123 


réduction. J.-A. Miller propose ce résumé : « En contraste (avec l'abondance de signifiants) 


j'introduis la réduction, comme l’opération analytique. »°? 


Le rapport du manque à la demande 


Les signifiants sont porteurs de significations. Toutefois, J. Lacan oriente la question de 
l'interprétation analytique vers la lettre qui en tant que cause matérielle®* du sens, via 


l'articulation, signifiante n’a que peu à voir avec cette question du sens. 


Le demandeur anticipe sur la question du sens, en tant qu’il escompte sa demande 
honorée. Il se présente autant de réponses que d’expériences concrètes d’accueils, de 
réceptions et de réponses à une demande. L’universel n’a là pas cours. Des contingences 


peuvent affecter une demande vécue. 


L'idée d’un traitement universel de la demande peut-il ne pas la ravaler, l’annihiler en tant 


que demande ? 


Avec l’idée d’un traitement universel de la demande vient celle de la traiter avec célérité. 
Or, la demande, telle que nous l’avons introduite, peut tenir certain temps, parfois très 
longtemps, parfois non. En perspective, cette question concerne le rapport amoureux, mais 


aussi la question de la haine et de l'ignorance”. 


J. Lacan note, au passage, que la conception du désir lisible chez S. Freud permet de le 
distinguer alors du vœu [Wunsch]”f, par exemple le caviar de la Belle Bouchère, lui-même 


distinguable de l’objet d’une demande. 


J. Lacan a ainsi déplié en trois pans l'effet diffractant de l'expression verbale. Résumons : 
en tant que chaque demande particulière ne tende vers un effet escompté qu’à travers son 
expression verbale, il en résulte qu'aucune ne se suffise jamais à elle-même. Trois 
niveaux s'inscrivent au moins : celui de l’expression d’une demande (d’où et comment elle 
survient), la demande en tant que telle (sa nature), et celui de ses effets (en particulier ceux 


escomptés). Le manque se déduit donc de la demande selon des modes, des niveaux. 


% Miller J.-A., L'os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, p.25. 


% Aristote, « Livre Il », dans La physique, Paris, Vrin, nouvelle traduction annotée par A. Stevens, 2012, p.113 
ou [194b16]. 


% Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.627. 


% Ibid., p.620. 


124 


Cette différentiation, nécessaire en psychanalyse, Lacan la connote du manque-à-être??. Le 
manque fait ici référence aux intervalles de diffraction exposés ci-dessus. Le à-être fait 
référence à l’advenir de petit d'homme et introduit à la question de l’histoire d’un sujet, le 


matériel d’une psychanalyse. 


Or, il ne peut à ce point que devenir très schématique d'évoquer l’être ou le devenir sans 
le cas. Par simplification, dans la prime enfance, par le truchement de la satisfaction des 
besoins et de l'amour maternel, l’objet d'amour est susceptible de faire enforme 
(enforme : un cintre pour la chemise, un ébauchoir pour une chaussure) à la demande 
infantile, c'est-à-dire de lui faire adopter cette forme, à partir d’un premier besoin ou 
produit. Dès lors, qui dit demande dit manque-à-être, non seulement à être-aimé en 
réponse, mais à partir aussi de l’être-du-besoin (l’hilfslosigkeit / le sans-défense, l'être qui 
a nécessité le soin). D'ailleurs il se dit en français : « je me risque à le demander ». Où le 


mot risque, bien qu'emphatique, présente la connotation du danger. 


Par ailleurs, si la cure psychanalytique permet un certain déchiffrage de la question du désir 
au cas par cas et sous transfert, que nous en sachions davantage sur notre désir ne met pas 


fin à nos demandes, pouvons-nous constater. 


J. Lacan indique du désir : «[le pervers] se défend lui aussi à sa façon dans son désir. Car le 
désir est une défense, défense d’outre-passer une limite dans la jouissance””.» Le désir 
constitue un autre bord que la demande, un bord sur « la jouissance », qu'il articuler à un 
ravinement (de lettres) à partir de Lituraterre!%, La demande met plutôt en cause l’être et 


peut rappeler à notre bon souvenir un manque-à-être quasi-immémorial. 


En conclusion, le rapport de la demande au désir n’est pas direct, mais médié par le rapport 


des différentes formes du manque à la demande. 


97 Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.655. 
%8 Ibid., p.654. 


% Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », dans Écrits, Paris, Seuil, 
1966, p.825. 


100 Lacan J., « Lituraterre », dans Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001 [1971], p. 11-20. 


125 


La compacité de la tâche 


Un postulat de base de la théorie des probabilités mathématiques a eu cours pendant 
plusieurs siècles, avant d’être comme éteint par la formulation nouvelle de cette théorie, 
celle dite axiomatisée, au 20" siècle. Ce postulat de base était qu’il y a erreur 
d’observation. Nous en trouvons une expression limpide par exemple chez un bon 
théoricien russe, Bunyakowski, autour de 1820 et cité dans la fresque historique érudite de 


Maistrov (1974) « Bunyakowski states that errors in observation are inevitable ». 


D'ailleurs, petit commentaire, c'était presque un constat à l’époque, car cette théorie dite 
« des chances » restait très au contact de chacune de ses applications, c'était davantage 
qu’une hypothèse, ou alors c’aurait été une hypothèse d’une prégnance telle qu’elle aurait 
eût un caractère fort systématique, et comme naturellement théorique. NBP C’est dans ce 
type de situation qu’il est loisible de croire universelles ces assertions alors qu'aucune ne 
l’est bien sûr et d’abord pour les scientifiques authentiques qui font en général preuve de 
modestie en même temps qu'ils publient leur démonstration (mais leurs épigones...). Au 
fond, l’erreur ou la falsifiabilité n’a pas de caractère universel pour la science, seul un 


philosophe des sciences peut avancer un tel credo. 


Pourquoi la psychanalyse viendrait-elle commenter ce postulat de base des probabilités 
classique ? 1l n’y a pas de nécessité à venir en dire quelque chose de supplémentaire aux 


épistémologues et aux mathématiciens. 


Par méthode, dans cette thèse, nous avons cherché à nous abstenir de toute articulation 
mathématico-psychanalytique ou psychanalytico-mathématique, nous avons tenu adjoint 


les mathématiques d’un coté, en dialogue avec, la psychanalyse de l’autre. 


Au demeurant, nous ne plaidons pas que chacun reste dans sa discipline et ignore l’autre. 
Essayons de nous parler, en interdisciplinaire. Certes, depuis le dernier enseignement de J. 
Lacan, il y a un écart et même des chemins divergents entre psychanalyse d’un côté, et le 
chemin de n'importe quelle autre science ou théorie valable de l’autre. Par esprit 
scientifique, nous rêvons, nous fantasmons. Or, le fantasme fait problème. La cure tente 
d'en dégager une écriture (et cette réduction se soutient même d’un horizon d'expulsion, 
ou du moins de serrage très subtil au cas par cas de ce qu’il y a d’abjection initiale, un trou, 


dans le montage du fantasme). Tous nous avons à savoir mieux y faire avec la chose, [Das 


126 


Ding] — le mortifère. Et cela implique de faire un pas de coté de la science. Il n’est pas dit 


que les femmes et des hommes de science n’adhèrerons pas à ce point d'éthique. 


Le clivage du sujet et son identification 

L'article fait cet effort de tirer au clair les nouvelles élaborations du séminaire sur 
l'identification (1962). Celles-ci tournent autour de questions topologiques. La coupure 
signifiante était devenue pour Lacan un objet topologique qu’il est possible d'élaborer pour 
en rendre compte à travers l’expérience analytique pour J. Lacan. L’abord topologique 
permet de passer outre le domaine du spéculaire pour y substituer l’effort d'écriture 


(mathématique) de correspondances points à points, symboliques, la corrélation101, 


Ce que J. Lacan analyse de l’einziger zug de Freud (chapitre VII de Psychologie collective et 
analyse du moi ?) a pu bénéficier de l’article de Jakobson « signe zéro ». Lacan revisite la 
pensée freudienne sur la fonction de ce trait en marquant la différence entre un trait qui 
unifierait les signifiant (ce que n’est pas l’einziger Zug) et une pure différence, il est ce que 
les autres ne sont pas, il est pur support de la différence, ou de l’altérité radicale. Ce n’est 
pas le un d’un système de numération déjà fonctionnant, mais le caillou (calculus) auquel 
l’école Pythagoricienne par exemple se réfère pour classer différent type de nombres par 


groupes répétés (les nombres carrés, les triangulaires etc.). 


L'article de Jakobson « signe zéro » soutient en linguistique que l’absence d’un signifiant 
dans un morceau de phrase suffit à recueillir de la signification, par pure différence d’avec 
les autres possibilités de la langue. Exemple, l'absence de la copule « est » permet, dans les 
langues qui use d’une telle copule comme le latin, à ce qu’il y ait une différence entre deus 
bonus et deus bonus est (dieu bon / dieu est bon). La possibilité grammaticale du « ne » 
explétif offre un autre exemple, quoique dans ce cas-là, l'absence du «ne» ne 


s'accompagne pas nécessairement d’une modification de signification. 


Il n’est possible de rendre ludique le phallus qu’en passant par les signifiants, y compris 


sous la forme de la roulette ou du dé, d’une combinatoire. L'opération qui en résulte est 


101 Voir dans Histoire de la topologie algébrique de Pont, la fonction du trait (Zug) pour cerner les singularités 
des fonctions holomorphe (Riemann) et la promotion par Moebuis d’une algébère des correlations qui 
permet de s’émanciper des questions de formes et/ou de dilatation pour ne retenir que les relations de lieux 
à lieux. Pont explique que ce fut la première tentative réussi de topologie algébrique. 


127 


l'injection de signifiants — comme qui pour se muscler s’injecterait des stéroïdes (le père 


adoptif dans le film Titane) 


Nous cherchons à démontrer qu’il y a un rapport logique entre programmer pour optimiser 


(une fonction) et la privation. 


Une perte sans remédiation instaure la privation, un vide, toutefois, « c’est l'exclusion de 
l’objet du désir, c'est-à-dire l’objet de la castration, qui permet de la concevoir »!°2, La 


logique des classes instaure cette exclusion du désir. 


Laquelle est-elle ? Utilisons la théorie logique des classes de Jean Houdebine{%, Les classes 
sont des objets mathématiques. Ce sont les ensembles, et aussi les « collections » 


d'ensembles ayant une même propriété104. 


J. Houdebine pose l’axiome d’extensionnalité pour construire les classes. Il s’'énonce ainsi : 
quel que soit x, quel que soit y, quel que soit z, lorsqu'’est vérifiable la relation d'équivalence 
(x est de la classe de y si et seulement si x est de la classe de z) alors il y a égalité de y et de 
z. Autrement dit, une classe va être fondée sur une propriété d'appartenance, à un point 
pivot toujours égal à lui-même (par axiome est posé ce tiers exclu, fondation de la logique, 
les points pivots y et z restent eux-mêmes éternellement). Cet axiome fonde la relation 
d'égalité entre 2 classes qui n’en font finalement qu’une. Ensuite, ce qui permet de définir 


une classe est une relation classifiante. 


Une relation R est classifiante en [NDLR : la propriété] x si, étant donné y une lettre 
n’appartenant pas à la classe R [NDLR : comme déjà constituée], il est vrai que : 
(Il existe cet y) et (pour tout x) se vérifie 

[ (x est de la classe de y siet seulement siR)] 


Autrement dit : R classifie les x selon y (et il est possible de faire disparaître y car Rx 


Elles sont construites pour accueillir des classes d’ensembles, car construire des ensembles 
d’ensembles « amène à abandonner (..) les schémas de sélection et réunion pourtant 


indispensable à la construction de la plupart des notions. ». 


102 Anonyme, « le clivage du sujet », Silicet 2/3, p.133. 


15 Houdebine J., Classes et ensembles, Topologie et géométrie différentielle. Cahiers du Séminaire dirigé par 
Charles Ehresmann, tome 6 (1964), exp. no 4, p. 1-22. 


104 https://fr.wikipedia.org/wiki/Théorie_des_ ensembles _de_ Morse-Kelley 


128 


Ce qui fonde une classe est une relation classifiante, qu'est-ce ? Prenons un y dont il n’est 
pas su a priori s’il appartient où non à une classe, à entrer dans une relation, à chacun des 
autres termes classables, cet y est incorporé. Ce type de relation (agglomérante ou 
vérificatrice selon le point de vue) est ce qui définit une classe. En résumé, c’est le fait de 
classifier en y qui assure du caractère classifiant d’une relation. Prenons un exemple, la 
relation « n'appartient pas à ». Elle s’énonce : x n’appartient pas, mettons, aux nombres 


entiers. Cette relation est-elle classifiante ? 


En cherchant à démontrer qu’il y a un rapport logique entre programmer pour optimiser 


(une fonction) et la privation, nous tombons sur cet écueil : 


La privation, qu'est-ce ? être privé, adulte des délices de l'enfance par exemple, ce qui se 
traduit par une nostalgie que beaucoup pourront ressentir il semble, ou encore être privé 
de découvrir pour la première fois, ce que j’ai déjà découvert, à l'instar des premiers émois 
amoureux et du désir. Il n’y a pas tellement d’ontologie à en faire, car l'affect de privation 


se lit à certains termes historiques selon l'histoire de chacun(e). 


Programme pour optimiser mobilise la logique des ensembles, bâti sur la fonction du vide, 
et qui s’en détache strictement. La privation comporte une part de vide reconstruit dans 


mon histoire. 


« sans doute y’a-t-il là une réflexion au niveau de l'écriture. C’est par l'intermédiaire 


de l'écriture que la parole se décompose en s'imposant comme telle1®.» 


4) Conclusion 


Nous entendons mieux désormais sur quel plan un travail inconscient œuvre à l’invention 
chez le mathématicien. L’articulation d’un signifiant à un autre, émise à ses propres frais 
par un sujet en tant qu’il fantasme ou rêve, peut avoir un effet boomerang, repéré par le 
sujet, alors, comme l’affectant, comme émergence de la structure, main posé sur la buttée 
auquel il se confrontait, produit d’un discours du maître. Cette émergence ne se situe que 
de fluctuer. Lorsque s’entrouvrent les conditions de nécessité de la relation fantasmatique 


d’un sujet, l’effet de saisissement lui en revient, l'intuition est produite et « il fallait que 


19 Lacan J., « R,S,I » leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?, 3, mai 1975, p.95-103. 


129 


cela lui arrive ». Une telle ouverture prend chez chaque mathématicien les lettres propres 


à sa relation à la cause de son désir. 


Ainsi, les intuitions symboliques des mathématiciens témoignent de l’ordonnancement 
général autour du concept de faire-croire, l'appareil créditeur permettant de voiler la 
structure dans son obscénitél%®. Avec les formations de rêve, les inventions mathématiques 
ouvrent une voie royale à l'inconscient en tant que chiffrage, l'inconscient transférentiel, 


l’inconscient qui peut encore se travailler. 


Ce temps secondaire est conditionné d’un temps primaire. Le blocage de tout effet de 
retour consiste d’abord, lors d’un temps premier, en un symptôme qui est de butée contre 
le langage, en tant qu’une image verbale (un dire) reste d’abord incompréhensible pour un 
sujet (à chacun le sien), qu’elle reste confuse. Notons au passage que le mathématicien 
joue ici le rôle de poursuivant l'énigme soulevée par un mathématicien antécédent. Et 
l’histoire des mathématiques a une forme remarquablement réticulaire, pas exclusivement 
mais remarquablement, comme le montre le travail de Edmund Robertson and John 
O'Connor de plus de 2000 pages!’. Ce blocage ne se résout que dans un pas de coté de la 
relation sociale ou discursive, parce qu’au fond il s’agit derrière la poursuite du non- 
démontré d'un antécédent, de l'insu propre à un seul susceptible d’ordonner un nouveau 
signifiant, du savoir. Et c'est ce pas de côté, double donc, que fomente la rigueur nécessaire 
aux mathématiques. Le mathématicien œuvre directement à la réarticulation du fantasme. 
Ilest producteur de réalités nouvelles. Il se situe à l'avant-garde du réalisme, rejoignant en 
cela les poètes, les plasticiens et la position de mère vis-à-vis de l’enfant (en tant qu’infans 
signifie étymologiquement être d’avant le langage). 

Das Ding se présente déjà chez Freud, cernable à l'écart des investissements d’objets dans 
la schizophrénie de Bleuler, comme une altération singulière de la langue (Veränderung 
des Sprache)!"®. N. Charraud en décline une version, celle d’un mathématicien aux prises 


avec la langue d’abord dans un état inorganisé pour le corpus des mathématiques, de sorte 


106 make-believe, faire-croire. 


107 O'Connor J. and Robertson E., MacTutor History of Mathematics Archive, MacTutor is a free online 
resource containing biographies : https://mathshistory.st-andrews.ac.uk/ 


18 Freud S. « VII Die Agnosierung des Unbewusten », dans Das Unbewusste (1915) - Das Ich und das Es — 
metapsychologische Schriften, Psychologie Fischer, Frankfurrt am Main 2011, p146-153. 


130 


qu’elle le brouille. D’en passer par la démonstration la jouissance répétitive du (a) en tant 
que chiffrage enfermé dans la verbosité initiale, cède une nouvelle articulation. La Chose 


(mathématique) passe à l’objet. 


131 


V) L’exploration du monde discret par 
Markov 


1) Introduction 


Avec la méthode de N. Charraud, tentons de cerner l’apport singulier d’A.A. Markov en 
dépoussiérant son histoire de mathématicien, tentons de rendre compte au mieux des 


quelques percées effectuées par ce sujet. 


Y-aura-t ‘il alors du nouveau sur son œuvre où bien sur sa vie ? Markov (père) n’a pas 
manqué de biographes. Ils ont en général aussi résumé ses travaux. La plus large part de ce 


chapitre s'appuie sur cette bibliographie. 


Notre titre indique l’accent sur l'importance des mathématiques du discret, ce à quoi notre 
enquête a mené. Markov nourrissait-il un goût spécial plus général pour des éléments 
finies, entier ? Était-il moniste, c’est-à-dire partisan d’une vision du monde philosophique 
où l’ensemble des particularités tombe sous le coup d’une réduction à une seule chose 
fondatrice et fondamentale, position rappelant celle des Pythagoriciens ? Qualifier d’un 
seul terme ses œuvres n’est pas une fin en soi. Ce que nous souhaitons souligner c’est, au 
sein des questions ouvertes par l'existence du monde discret et auquel il a particulièrement 
contribué, d’une part la question de l’écriture (des chiffres), et d’autre part la question de 
la troncature, du reste (à majorer), sachant que ces deux questions sont liées. 1l s’agit de 
faire entendre comment ces deux questions sont liées dans l’œuvre de Markov et pourquoi 
ce lien est déterminant en ce qu’il prépare sa percée la plus connue, qui est celle des 


chaînes de probabilités conditionnées. 


Un premier survol 


L'œuvre mathématique de A.A. Markov est déjà bien documenté par l’histoire des 
mathématiques. Rappelons au passage pourquoi cette discipline connexe importe aux 


mathématiciens eux-mêmes : car elle constitue un moyen didactique très efficace d’une 


132 


part!, et car il y subsiste parfois des perles qui ouvrent une voie à de nouvelles découvertes 


d'autre part. 


Trois champs de ses investigations ont été revisité, que nous citerons dans l’ordre 
chronologique d’apparition dans ses œuvres, ce qui dessine un parcours : premièrement, 
la théorie des nombres, deuxièmement, les formules d'intégration ou du calcul intégral par 


approximation, et troisièmement, le calcul des probabilités. 


Si ce survol pointe ses avancées en tant que chercheur, celles qui figurent aussi dans sa 
correspondance avec les éminences mathématiques de son temps?, Markov avait aussi une 
activité intense d'enseignement à la chaire de physique mathématique de l’Université de 
Saint-Pétersbourg, pour laquelle il a élaboré deux traités de mathématiques : calcul des 
probabilités vers 1884 et calcul différentiel en 1898. Enfin Markov, avec Nikolay YŸ. Sonin, 
furent les éditeurs scientifiques des Œuvres complètes de Chebyëev en 1899. Ouvrage qui 
devait offrir une référence en Russie comme à l'étranger pour plusieurs générations de 


mathématiciens, d'autant que l’ouvrage est partiellement écrit en français. 


En théorie des nombres, Markov a trouvé une série, de majorants, qui jalonne la manière 
itérative dont une certaine équation trouve une borne. Il s’agit d’une équation à 2 
inconnues qui n’a pas de solution entière, une forme quadratique indéfinie en termes 
consacrés, et dont la résolution implique donc une technique d’approximation numérique, 
laquelle peut se faire selon un resserrage progressif de plus en plus fin à conditions 
d'extraire certains nombres de solutions à chaque pas. La suite des nombre de Markov 


correspond aux majorations assurées pour cette approximation itérative. 


En théorie de l'intégration, Markov a énoncé des formules d'intégration avec un reste pour 


une fonction quelconque positive bornée sur un intervalle. 


En probabilités, ses premiers travaux avancent des formules de majoration, puis il 
recherche de l’extension du domaine de validité du théorème central limite — c’est-à-dire 


le théorème qui fournit à la théorie des probabilités son ressort central. Il recherche 


1 Pour une discipline qui en a besoin, car les exercices et les démonstrations mathématiques sont d’un abord 
ardu, au moins pour un temps non-négligeable, même aux mathématiciens. L’affect de perplexité ou de 
rébarbativité n’y est pas évitable. Pratiquer les mathématiques suppose de négocier avec cet affect. 


2 Par exemple Hermite ou Steiltjes. 


133 


l'extension de ce théorème aux variables dépendantes, et c’est en faisant ce parcours qu’il 


inventa les chaînes qui portent son nom, hybride de théorie des graphes et de probabilités. 


La francophonie de l’intelligentsia russe du XIX° permet un certain accès, pour nous français 
ne sachant pas le russe, à des sources primaires : une demi-douzaine d'articles a paru 
directement en français, de sa plume, et d’autres ont été traduit à quelques années près 
de leur sortie en russe. Les traductions en allemand de ses deux traités de mathématiques 
constituent aussi des sources plutôt primaires, dans la mesure où il s’agit d’une 
mathématique déjà très formelle et calculatoire où les mots ont principalement des 


fonctions d'indexation, ce qui passe plus aisément à la traduction que des métaphores. 


En revanche, les traductions en anglais ou en allemand de ses lettres à différents 
correspondants doivent être dites sources secondaires, et pour autant ce matériel 


concerne directement notre enquête. 


A côté de ce matériel d'enquête, nous nous sommes appuyés sur les revues érudites et 
parfois très éclairantes en mathématiques d’historiens des mathématiques le concernant, 
dont la biographie du père par son fils, qui, elle, n’aborde pas du tout l’aspect 
mathématique*. Enfin, des travaux de mathématiciens plus récents voire récents ont aussi 
permis d'éclairer son travail. Ce qu’il y avait de précurseur dans les travaux de Markov n’est 
sorti du cénacle des mathématiciens souvent qu’à l’ère de l'informatique ! Ces graines à 
germination décalées représentent encore une étrangeté attachante des mathématiques 


et qui étaye d’éveiller l'attention des psychanalystes pour ce domaine. 


L'essor des mathématiciens russes au XIX® 


L'œuvre mathématique de Markov a pour contexte culturel une période nommée l’Âge 
d'argent russe Cepe6paHbii 8ek (serebriani vek) autour de 1890-1920. Il s’agit d’une 
seconde période florissante après l'Âge d'or du premier tiers du XIX® siècle quand 


étincelaient Alexandre Puëkin, Mikhaïl Lermontov et Nicolas Gogol. Le XIX® siècle Russe a 


3 Dans la série un passé qui ne passe pas... La version de la biographie de Markov par Markov fils qui était 
consultable en russe en 2018, et qui ne l’est plus en 2022 (http://www.apmath.spbu.ru/ru/misc/markov.html 
auquel bien des articles Internet se réfèrent), avait de toute façon été expurgée de plus de la moitié du texte 
du fils Markov. En témoigne la version intégrale traduite par Sheynin en 2004 (traduite en anglais de la 
publication originale de 14 pages de 1951 dans une encyclopédie biographique de scientifiques Russes). Ce 
que le fils rapportait de ‘la vie de citoyen’ de son père, ses critiques scandaleuses de l’autocratie du Tsar, était 
passé sous silence. À noter que, par le même coup, sa lutte contre l’antisémitisme est aussi censurée (nous 
parlons bien de ce qu’il se passe en 2022). 


134 


été propice aux arts, à la culture et aux universités, et à la langue russe elle-même‘. Avant 
d'aborder l’œuvre de Markov dans son époque mathématique, il convient de dire quelques 
mots des apports de son professeur et mentor, la sommité mathématique qu'a été Pafnuty 


Chebyëev, et de l'essor de l’Université. 


L'essor des Universités dans l'empire russe 

Cet essor provient des fondateurs de l’Empire Russe au XVIII, Pierre le Grand et Catherine 
Il. Ils avaient anticipé sur le XIX° en impulsant l'ouverture de l’empire russe sur l’Europe de 
l'Ouest, ouverture qui devait se constituer en un problème national Russe repéré par 
Koyré*. Par organisation impériale, et en particulier par la création d’Universités et de 
pressesf, les Romanov du XVIII® mirent le pays sur le chemin d’une nation briguant le 
progrès industriel et commercial, et apte au dialogue intellectuel et universitaire avec le 
royaume de Prusse de Fréderic Il, les royaumes de France et d'Angleterre. C'est une des 
raisons de l’Âge d’Or russe mentionné plus haut. En sept 1726 l'académie royale des 
sciences de Saint-Pétershbourg avait invité les mathématiciens suisses Daniel et Nicolaus 
Bernoulli à fonder une chaire, ce qu’ils firent. C’est à l’université de Saint-Pétersbourg que 


Leonhard Euler a débuté sa carrière de professeur et mathématicien entre 1727 et 1741/. 


4 cf. chapitre Le formalisme Russe p.212 de la présente Thèse. 


5 Alexandre Koyré, La philosophie et le problème national en Russie, Gallimard Idées (1976, texte de 1929), 
320 p. 


6 Dupré de Saint-Maure, P.-J.-É, Anthologie russe - suivie de poésies originales, C.J. Trouvé, Paris, 1823 (en 
ligne sous Gallica.fr), page VII: 
« C'est au Tzar lwan Vassilièvitch, que la Russie est redevable de l'introduction des presses d'imprimerie. Elle 
eut lieu en 1553, sous la direction d'un Danois, nommé Gouze ; mais depuis son établissement jusqu'en 1711, 
on n'imprima que les Livres sacrés et les oukazes des souverains. À cette dernière époque, une imprimerie 
russe, que Jean Tessing, Hollandais, avoit formée à Amsterdam, par privilège de Pierre le Grand, fut 
transportée en Russie, où elle fut remise en activité par le Polonais Kopiewsky. Plusieurs ouvrages sur 
l'Histoire, et des livres de mathématiques sortirent de cette typographie." (date de 1711, soulignée par nous) 


7 Euler deviendra une figure majeure des mathématiques européenne du XVIII, et sera réinvité à s'intégrer 
dans la haute-société Russe par Catherine Il à la cour de Russie à la fin de sa carrière et de sa vie. Justement 
lorsqu'il est à Saint-Pétersbourg en 1736, il fit date en démontrant qu’il n’y a pas de solution au problème des 
ponts de Kônigsberg, problème de topologie posé par Leibnitz. Si l’on ne peut pas encore parler de théorie 
des graphes, le pivot de sa démonstration (par l’absurde) repose sur l’ordonnancement des lieux successifs 
parcourus et l’équivalence strict entre la parité du nombre de ponts sur chaque lieu (île) et la règle d’avoir à 
passer par chaque pont et de ne le faire qu’une seule fois. Le texte est en latin, et outre cela, nous le 
simplifions à l'extrême avec un net biais rétrospectif pour notre point de vue, ici. Son approche est 
calculatoire : il dresse la table des lieux, par nombre de liens décroissants installés au départ, et déduit d’un 
parcours l’exhaustion du nombre de liens (avec reste). A la seconde règle imposée par le jeu qui est de revenir 
à son point de départ correspond une clôture de parité des restes de la table. 


135 


Quelques années après, entre 1821 et 1831, les polytechniciens Gabriel Lamé et Benoît- 
Emile Clapeyron furent détachés à l’université de Saint-Pétersbourg #. Aleksandr 
Nikolayevich Korkin sera l’élève de Lamé avant de devenir l’un des piliers de l’école de 
mathématique physique de Saint-Pétersbourg, le bras droit du grand P. Chebyèev dans 


cette entreprise. 


Pour l’histoire de l’université au XIX° en Russie, A. Koyré décrit bien dans La philosophie et 
le problème national en Russie que cette nation naissante (concept de narodnoi existence 
nationale), en fait d’une solide édification, effectue ses premiers pas sur fond d’une 


dialectique vive d’assimilation et de rejet des idées occidentales?. 


Koyré expose comment le souffle des Lumières touche l'intelligentsia Russe au XIX°, après 


qu’'eût cessé le bellicisme Napoléonien. La Russie participe alors du Romantisme. 


A partir de 1816, des disciples des philosophes essentiellement anglais et allemands, des 
lecteurs de Kant par exemple, transmettent des idées nouvelles sur la liberté, 
l’entendement et sur le langage, à Kazan, Saint-Pétersbourg, Riazan, Moscou et Kharkiv !°. 
Le détail historique fin dont nous disposons sur la vie universitaire et mondaine de Lamé et 
Clapeyron, les salons auxquels ils ont participé etc., permettent de connaître l'intensité et 
les modalités du métissage qui était en cours lors de l’Age d’Or Russe!{. Ce qu’il est permis 
de connaître et d’espérer se modifie, rapidement sur deux décennies, 1820-40, mais, 
analyse Koyré, avec de violentes résistances en retour sur le plan politique et idéologique, 
voire théologique. Pourtant, le discours de la philosophie morale prévaut, non sans arrière- 
pensée de politique économique et sociale. Au reste c’est un discours qui porte le 
changement dans le sens d’une participation aux mouvement des Lumières, certes limité à 


une frange éduquée et aisée de la société : 


8 Gouzévitch l. et D., « Gabriel Lamé à Saint Pétersbourg (1820 — 1831) », Bulletin de la Sabix, 44,| 2009, p.20- 
43. 
consulté le 13 août 2022. URL : http://journals.openedition.org/sabix/624 


? Alexandre Koyré, La philosophie et le problème national en Russie, Gallimard (Idées), 1976 [1929], 320 p. 


10 l’université de Kharkiv est fondée vers 1804 et Aleksandr Potebnia y élabore un point de vue renouvelé sur 
les langues slaves, à partir du folklore Ukrainien et de sa compétence en philologie historique (cf chapitre sur 
les formalismes Russes) 


H Gouzévitch I. et D., « Gabriel Lamé à Saint Pétersbourg (1820 — 1831) », art. cité. 


136 


« Le 5 juin 1817, le professeur de l’Université de Kazan, Sréznevski prononça un 
discours Sur les différents systèmes de morale, comparés dans leur principe, dans 


lequel il défend Kant contre les accusations dont on l’accable (athéisme)!2. » 


La politique universitaire fit l’objet d’une intense et parfois violente dialectique entre 


l'appareil d'Etat et l'Eglise ou plus généralement les forces conservatrices!$, 


Pour en revenir à l’essor universitaire du XIX® enfin, Koyré décrit dans le détail l'épisode et 
les tractations lorsque l’université de Kazan faillit être fermée. Alexandre l* restaurait d’un 
côté dans ses prérogatives l’université de Saint-Pétersbourg en 1819 (université qui avait 
fondé en 1724 par Pierre Le Grand mais qui avait cessé de fonctionner en 1804), mais 
d’un autre côté failli fermer Kazan, sous la pression des opposants au Kantisme, au plus 
haut niveau de l'Etat en y nommant le curateur Magnistki en 1819{. Cependant qu’à Kazan, 
sur le terrain, le professeur de sciences mathématiques Nikolski su ménager la chèvre et le 
choux, c’est-à-dire les sensibilités religieuses ultra-conservatrices d’un côté et l’adhésion 
par ailleurs des Russes à l’utilitarisme, ou même simplement au progressisme de type 
Catherine Il de l’autre. Koyré rapporte que Nikolski plaide un esprit mathématique 
purement tourné vers les vérités Divines, et la question de l'existence de l'Unité dans un 
univers multiple, une mathématique pouvant d’ailleurs faire barrage au matérialismeif. 
Koyré analyse que son discours vise à faire « pardonner (les mathématiciens), [pour] leur 
habitude du raisonnement et le désir de la preuve 7.» Et un compromis fût trouvé 
finalement. La fermeture des chaires universitaires (facultés) de Kazan fut évitée, à la 


condition que les étudiants acceptassent un encadrement militaire strict. 


2 Koyré À., La philosophie et le problème national en Russie, Gallimard (Idées), 1976 [1929], p.91. 


1 Un véritable problème national russe s’est ainsi constitué, analyse Koyré. Sa formulation même paraissait 
tenir de termes importés, durant tout le XIX°. Ce problème a fini par mettre en opposition un camp slaviste 
et un camp européiste, mais d’autres lignes de fractures socio-politiques devaient en relativiser la portée, à 
la fin du XIX°. Durant la fin de règne des Romanov, un ultra-nationalisme d'Etat montra son jour violent, en 
particulier antisémite, et utilisant la censure avec de moins en moins de discernement. C’est alors la fidélité 
aveugle au Tsarisme ou au contraire l’aspiration à une révolution de type française pour instaurer un régime 
parlementaire, qui devait marquer le début du XX° siècle : cf. la révolution de 1905. 


4 En s'étant repliée sur le mode d’un institut pédagogique de Saint-Pétersbourg. 
5 Koyré À., La philosophie et le problème national en Russie, op. cit., p. 93-123. 
16 Jbid., p. 97. 

1 Jbid., p. 98. 


137 


Chebyéev, cet algébriste visionnaire 

Cheby$ev a légué aux mathématiciens russes en particulier des apports majeurs dans au 
moins trois domaines : la théorie des nombres, la décomposition polynomiale des 
fonctions, technique dite aussi de l’interpolation, et les probabilités. L'écriture des 
mathématiques connait une transition importante à l’époque, c’est le début du passage 
obligé par la démonstration. Certains écrits s’en affranchissent encore, mais cette norme 
en tant que telle faisait sentir son exigence. Une partie des publications de Cheby$ev n’en 
contiennent que des débuts ou des morceaux (à l'instar de celles d’Euler ou des Bernoullis). 
En tel cas les auteurs s’en excusent, et plaide le lancement d'idées, le défrichage, l’idée 
d’un travail qui pourra être parachevé moyennant des connexions à d’autres sujets. A.A. 
Markov a consacré toute une partie de sa carrière d’universitaire à consolider ainsi les 
esquisses mathématiques du maître. Aussi est-il introductif à son travail que d'évoquer au 


préalable ce qui animait Chebyéev. 


Cheby$ev a marqué une époque et une génération en ce qu’il a été un enseignant hors pair, 
d’après témoignage de ses étudiants d’abord, dont A.A. Markov, mais aussi d’après ce qui 
se lit encore aujourd’hui de son style mathématique, didactique, généreux en astuces, en 
articulations inédites. Il enseignait avec le soucis de la réception, en s’écartant parfois du 
tableau noir pour consacrer du temps au commentaire, ÿ compris historique, pour revenir 
sur les points pivots des équations et des démonstrations qui y avait été inscrites, pour 


mettre en débat les difficultés'8. 


Issu d’une famille noble ayant émigrée à Moscou pour parachever l'éducation supérieure 
de deux de leurs fils dont Cheby$ev, ce dernier est diplômé de l’université de Moscou en 
1841 (en mathématique — algèbre polynomiale) puis nommé professeur adjoint à 
l’université de Saint-Pétersbourg à partir de 1847. Cheby$ev avec Bunyakovsky établirent 
dans les années 1840 une édition intégrale de la théorie des nombres d'Euler, somme de 


quatre-vingt-dix-neuf articles publiées à partir d’un état initial plus ou moins rédigées!?. 


18 Delone B.N., « Andrei Andreevitch Markov », dans The St Petersburg School of Number Theory, Providence, 
RI, AMS, 2005, p.93. 


© Un travail d'édition scientifique conséquent, malgré une période extrêmement difficile à Moscou dans les 
années 1840 à cause de la famine elle-même liée à une crise économique grave, et d’une épidémie de choléra. 


138 


Suite à cet achèvement, en 1850, Chebyéev est alors entré dans l'histoire des 
mathématiques, par une découverte brillante en théorie des nombres. Cette théorie devait 
beaucoup à Leonhard Euler au XVIII siècle, le premier qui sortit la théorie des nombres de 
sa gangue antique, en dévoilant l'existence et théorisant les nombres complexes par 


exemple. Prenant la relève, Cheby$ev démontra que le nombre de nombres premiers 


. z N 2 A . 2 . X " 2 . 
inférieurs à une borne donnée peut être approximé par la fonction 2& Et il démontrait 


conjointement qu'il existe au moins un nombre premier entre n et 2 n°1. 

Une précision : sa démonstration de repose sur un système d’encadrement de ladite 
fonction, r(B), du nombre de nombres premiers inférieurs à une borne B donnée. Cheby$ev 
fait usage alors à la fois d'analyse fonctionnelle classique, et d’arithmétique sur les nombres 
premiers, ce qui fût considéré comme hardi. Il posait ainsi les bases d’un large mouvement 
mathématique, qui devait apparaître rétrospectivement comme le moment de l’« analyse 
arithmétique algébrique »?? où encore nommé arithmétisation de l’analyse par Jacqueline 
Boniface’. Bref, cet article se situe à l’avant-garde, Eulérienne, d’un mouvement pour 
lequel ultérieurement bien des mathématiciens devaient consacrer du labeur. Le tour de 
force a consisté à démontrer que deux coefficients numériques permettaient de borner, 


par dessous et par-dessus, la fonction à laquelle équivaut asymptotiquement r(B). 


Nous devions faire cette précision car l'emploi de telles doubles inégalités de serrage 
revient dans plusieurs de ses démonstrations de ChebySev, et dans celles de Markov?4. La 
technique en elle-même date de l'antiquité, depuis l'approximation du nombre nt 


(3,14159...), le rapport de la circonférence au diamètre, par Archimède / Apxtnônc. 


20 P, L. Chebyéev, « Sur la totalité des nombres premiers inférieurs à une limite donnée », Journal de 
Mathématiques Pures et Appliquées, Série 1: tome 17, 1852, p.341-365. 


21 Ce théorème fournit une idée de la distribution des nombres premiers dans les entiers. Joseph Bertrand en 
avait énoncé le postulat en 1845. 


22 Par Catherine Goldstein dans : Goldstein C. « Gabriel Lamé et la théorie des nombres : « une passion 
malheureuse » ? », Bulletin de la Sabix [En ligne], 44, 2009, mis en ligne le 26 mai 2011. 
L'histoire de cette rencontre interdisciplinaire au sein des mathématiques serait éclairée par l’ouvrage (que 
nous n'avons pas encore lu) de Catherine Goldstein, Norbert Schappacher, et Joachim Schwermer The 
shaping of Arithmetic after C.F. Gauss's Disquisitiones Arithmeticae, Berlin, Heidelberg : Springer, 2007 


3 Boniface, J. Les constructions des nombres réels : dans le mouvement d'arithmétisation de l'analyse, 
Ellipses, Paris, 2002. 


2 Les mathématiciens plaisantent dessus en l’appelant : le lemme des gendarmes, en anglais Sandwich 
lemma, et surtout en allemand : Einschnürungssatz que nous traduisons par le lemme des lacets ou du licol. 


139 


Comment Archimède procédait permet de donner une idée du mixte dont il est fait usage 
en analyse arithmétique algébrique. Archimède lance, « sans explications »2°, que : 


265 Ni 1351 
133 780 ‘ 


Comment expliquer cette double inéquation ? G. Lachaud le déplie pour nous. « En notant 
x et y le numérateur et le dénominateur, de ces fractions, il s'avère que l’on à 


respectivement : 

x? — 3y2 = —2 (avec 265 et 133) 

X=3ÿy"=1 
Archimède fabriquait donc une approximation de racine de 3. C'est-à-dire il opérait une 
substitution à l'équation unique et qui n’a pas de solution : 

x?2—3y2=0 

Il la substituait par deux équations, qu’il savait, elles, résoudre, à quelques unités du 
membre de droite près, par excès et par défaut. Archimède a proposé un encadrement 
de la solution. Et cet encadrement n’est pas l’ultime réponse à l'équation insoluble avec 
zéro comme membre de droite, il présente les bornesinitiales d’une double série de bornes 
inférieures et supérieur à ce nombre irrationnel (dit irrationnel quadratique car une 
équation comme la dernière présenté fait jouer comme membre de gauche une forme 
quadratique). La solution de l’équation irrésolvable, aujourd’hui noté V3, a été nommée 


au XIX° un nombre irrationnel quadratique?’. 


Dans l'analyse fonctionnelle, Chebyèev mit à profit une grande dextérité calculatoire avec 
les polynômes. Les polynômes sont des fonctions modèles car avec eux les calculs s'avères 


simplifiables, et par ailleurs leur dérivabilité est connue et l’opération qui consiste à les 


2 Lachaud G., « Irrationnels et formes quadratiques binaires, de Platon à Gauss », Séminaire de Philosophie 
et Mathématiques, 1991, fascicule 1, p11-15. Disponible en ligne sur numdam.org 


26 Ces nombres ont été appelé des irrationnels quadratiques. À chacun d’eux correspond une forme 
quadratique, une équation où la combinaison de puissance de x par principe s’annule, et dont chacun 
représente une solution, une racine. 


27 || a été démontré l'impossibilité de résoudre cette équation avec des entiers naturels pour x et y, ou même 
des nombres rationnels. Cela de démontre en exprimant la série du développement de ce nombre comme 
s’il pouvait appartenir aux rationnels, cas dans lequel la série devrait s'arrêter à un certain terme, et en 
montrant que la série se développe à l'infini. 


140 


dériver se ramène à des produits et des sommes’£. À partir du problème de l’interpolation 
(c'est-à-dire de contraindre un polynôme à passer par certains points aux coordonnées 
fixées d'avance), les premiers rudiments de la théorie de l’approximation émergent et ce 
développement devait même se prolonger dans l’optimisation : où comment représenter 
au mieux une fonction non-connue sinon en certains points, par d’autres fonctions mieux 
connues voir très connues et maniables. Les polynômes forment un corps, une structure 
algébrique qui facilite les calculs, à partir de laquelle il est possible d'épouser les formes 
d'autres fonctions, un corps algébrique sans lequel la plupart des calculs seraient 
inextricables. Chose importante à noter pour la suite du propos sur Markov : ce corps des 
polynômes (cet outil d’approximation des fonctions) n’est pas adapté pour épouser les 
extrémités des fonctions, aux asymptotes, mais très adapté pour le faire sur un segment 


borné (de la droite des abscisses). 


Cheby$ev a résolu certaines équations différentielles à l’aide de méthode d’interpolation, 
sur laquelle les méthodes numériques du XX° furent fondées. La décomposition en 
polynômes de ChebySev, d’une fonction dont l'expression analytique n’est pas 
connaissable, n’est pas connu ou est inaccessible dans un temps court, continue de servir 
de base aux calculs d’approximation numérique actuels, par exemple dans le domaine du 
contrôle optimal ou du contrôle dynamique, c’est-à-dire le calcul et la correction pas à pas 
d’un système dynamique autour de la valeur d’un paramètre qui lui assure la stabilité locale 


la plus importante. On peut parler de mathématiques concrètes, et durables. 


Chebyëev et à sa suite l’école de physique mathématique de Saint-Pétersbourg dotèrent la 
théorie de l’approximation de nouvelle applications industrielles (optimisation, réduction 
des frottements). Cheby$ev a optimisé les formes de pièces mécaniques des machines à 
Vapeur afin d'économiser des frottements. Féru d’applications pratiques et industrielles, 
et participant du mouvement libéral naissant en Russie, il voyagea en Europe, étend son 


réseau académique aux français, notamment Bienaymé, Hermite. 


Chebyëev incitait ses étudiants à se frotter constamment aux applications concrètes, car 


lui-même y trouvait de l'inspiration. En France, il demanda à visiter des usines. Certaines 


28 Les polynômes sont même des fonctions génératrices de certains espaces de fonction, cf. la notion de 
fonction génératrice en probabilité. 


141 


crises, notamment économiques et en particulier la famine de 1840 l'ont peut être marqué 
et amener à constituer cette réponse d'établir les bases solides d’une mathématique 
concrète au service des physiciens, chimistes et de l’industrie. G. Lamé à l’époque niait 
toute différence entre mathématiques appliquées ou pures. Dans un certain mouvement 
idéologique, le Saint-Simonisme, a été conçu une praxis physico-mathématique et 
industrielle. Le métier d'ingénieur se diversifiait et se renforçait autour d’un usage des 


mathématiques. 


En revanche, il n’était pas question de débattre de ces applications ou de faire de la 
philosophie. Alors qu’en Europe, les applications faisaient débat, avec par exemple un 
Adolphe Quételet?”, l’école de Saint-Pétersbourg de probabilités ne s’en est pas lesté. Il 
faut dire qu’elle n’avait pas le choix : l'interface entre le politique et le social faisait l’objet 
d’un véritable anathème au sein de la sphère universitaire, placé sous la férule du Tzar, 
comme nous l'avons évoqué. Cette école a visée des applications industrielles et 
commerciales, comme le calcul des pensions de retraites et l’optimisation des pièces 


mécaniques et des processus chimiques. 


Notre troisième point concerne l’apport de Chebyëev dans le domaine des probabilités. 
L’ami et collègue de ChebySev, Bunyakovsky, avait traduit et introduit en Russie le premier 
traité mathématique sur les probabilités. P. Chebyëev tenta de faire avancer le sujet, 
notamment en donnant une formulation analytique de la loi faible des grands nombres, 


déduite par ailleurs en France par Poisson de ses travaux mathématiques en 1846. 


Cette loi indique, si on se donne pi une probabilité de succès du i-ième tirage (pi dite 
probabilité instantanée), et après n tirages indépendants en notant X: la somme des succès 
(où le nombre de succès, X: constitue une variable aléatoire car elle varie pas à pas), 
qu’alors la probabilité de X; sur n respecte un type de convergence. Elle tend vers la somme 
des probabilités instantanées pi/n. Quand il y a indépendance des tirages, les valeurs 
observées de la somme qu’est par exemple le nombre de succès, doivent, au fur et à 


mesure que n augmente, se grouper autour d’une valeur moyenne. 


ChebySev a ainsi formalisé la loi des grands nombres, c’est-à-dire le théorème de 


convergence de l'espérance d’une somme de variables aléatoires indépendantes, vers la 


2 Miller J.-A, « L’ère de l’homme sans qualité », La Cause freudienne, 57, 2004, p.73-97. 


142 


somme des espérances de ces variables, en la formalisant au sein même de la théorie des 
probabilités. Avec sa nouvelle conception de ce domaine de calcul comme système de loi 
de transformation des probabilités les unes dans les autres, il portait un regard nouveau 
sur l’ontologie même d’une variable aléatoire, en la concevant comme une transformations 
fonctionnelle, ce qui va au-delà des apports d’un Laplace ou d’un Poisson — par ailleurs de 
contributeurs certains à ce calcul, mais en retrait des Russes sur ce point conceptuel et qui 
est précisément le point de jonction entre la théorie des probabilités et celle de 
l'intégration. Chebyèev par exemple a initié un maniement différentié des convergences 
entre convergence en probabilité versus convergence au sens des suites de fonctions. Il fit 
abstraction, dans le champ des probabilités, de l’optique traditionnelle dite fréquentielle, 
attachée à l’image d’un dé évènementiel derrière chaque occurrence, en considérant de 
manière très pragmatique qu'il importait de décrire les lois de calculs de certaines 
probabilités composées, sommes ou dérivées à partir de fonction de probabilités de base 


préexistantes, sans forcément expliquer la provenance de ces dernières®. 


En résumé, Cheby$ev transmis et anima auprès de la génération montante de 
mathématiciens une variété importante de champs d’'investigations mathématiques 
nouveaux : l'interpolation des fonctions à base de polynômes, le calcul intégral (la 
résolution d’équation différentielles), l'étude de la convergence ou d'encadrement en 


théorie des nombres et en théorie des probabilités. 


Ces mathématiciens étaient tous francophones et bon nombres de leurs travaux furent 
publiés en français dès l’époque. Il en va ainsi des œuvres complètes de Chebyéev publiées 
par Markov en 1899. C’est une chance pour se pencher sur leur manière de penser et pour 


étudier A.A. Markov. 


30 Maistrov L.E., Probability theory — a historical sketch, London, Academic Press, 1974, p.207. 


143 


2) L'œuvre mathématique de Markov 


Un théoricien des nombres 
Une publication séminale de Markov dérive du travail d'élaboration de sa thèse à 
l'Université impériale de Saint-Pétersbourg « Sur les formes quadratiques binaires 


indéfinies®! », qu’il soutiendra en 1880. 


Markov effectua alors une certaine percée mathématique. Il s'agissait de trouver 
l'expression du meilleur majorant du reste de l’approximation d’un réel donné par des 
rationnels. Il s’est appuyé, pour former cette écriture, sur la représentation des nombres 
irrationnels par les fractions continues*? dans ses deux grands articles des années 1880 sur 
les minima des formes quadratiques. Pour livrer un aperçu de son contenu, nous nous 


servirons d’un exposé de mai 2020 de Christophe Reutenauer*. 
Un nombre réel & peut toujours être approché numériquement par une suite de rationnels, 


indicée par le nombre entier i, suite notée pi et qi étant des entiers. Il est possible de 
i 


l’approcher par cette suite mais pas sans un reste. 
Et, il a été montré, à défaut de pouvoir exprimer numériquement ce reste, qu'il rapetisse 


à se 1 ‘ z \ Gs 22 * 2 
quadratiquement, c’est-à-dire en — . Cela constitue un théorème, généralement attribué 


di 


à Dirichlet$* dont l’équation princeps énonce que, quel que soit un réel £, il existe une suite 


= (avec q; croissants) telle qu’à chaque pas nous ayons en valeur absolue la majoration 
i 


suivante : 


31 Markov A.A, « Sur les formes quadratiques binaires indéfinies » Mathematische Annalen, volume XV, 
Teubner, 1879, p.381-406. 


32 Technique qui lui avait été enseigné plutôt dans le cadre de la résolution des équations différentielles mais 
qui avait déjà été mis à profit en théorie des nombres (P. M. Legendre). 


33 Reutenauer C., « La théorie de Markoff ou le vilain nombre d’or », Bulletin AMQ, Vol. LX, no 2, mai 2020, 
p21-28. 


34 Un mathématicien d’origine prussien (flamande) du premier tiers du XIX®, qui a enseigné et diffusé les 
mathématiques en prenant appui sur les Disquisitiones Arithmeticae, l’'opus de K.F Gauss fondateur de la 
théorie (moderne) des nombres. A partir de la section V, cet ouvrage traite des formes quadratiques entières 
à deux indéterminées et ouvre le champ de recherches dans lequel s’inscrit le travail d’A.A Markov ici objet 
de notre enquête. 


35 Étant formée pour approcher le réel cible, les dénominateurs sont de plus en plus grands. 


144 


1 
Ki 


di 


œ 


Plus simplement encore ce théorème assure que « le terme d’erreur [ndir : celui dont on 
considère la valeur absolue] est petit, comparé à l'inverse du dénominateur », observe 


Reutenauer. 


Toutefois, il s’est avéré qu’un meilleur majorant que celui du théorème de Dirichlet existât, 


lui aussi valable quel que soit le nombre irrationnel & à approcher, à savoir : 


Avec C = V5, soit environ 2,236, nombre qui est bien supérieur à C = 1 du théorème de 
Dirichlet. Et à partir de là se posait la question : « Peut-on mieux faire ? Existe-t-il une 
constante C supérieure encore à V5 telle que tout réel & ait une infinité d’approximations 
rationnelles avec un terme d’erreur satisfaisant l'équation [la dernière posée ci-dessus] ? 


La réponse en général est non. », explique Reutenauer. 
; . Re : . ,._ V5+1 . Ne 
Et pour cause, pour un irrationnel particulier, à savoir le nombre d QE à il avait été 


montré que quel que soit C > V5, il n'existe qu'un nombre fini d’approximations 
rationnelles de & avec un terme d’erreur satisfaisant l'équation (la dernière posée ci- 
dessus). Autrement dit : impossible d'espérer formuler une suite infinie de rationnels qui 
approchent & plus vite qu'avec C = V5. En conclusion, cette constante, si l’on raisonne 


« quel que soit un réel £ », représente donc une borne maximum“. 

Ceci étant entendu, qu’en est-il pour l’ensemble des autres nombres réels que le nombre 
d’or ? Pour les nombres réels en général, il est possible de faire un pas de plus et de trouver 
une constante C’ = V8, à l'exclusion d’un ensemble (dénombrable) de nombres construits 
sur le modèle du nombre d’or en représentation par les fractions continues. 


Qu'est-ce qu’une fraction continue ? C'est l’expression (biunivoque) de l’écriture d’un 


nombre réel & sous la forme d’une fraction composée à l'infinie : 


36 Elle correspond à une borne minimum d’une équation quadratique qui fait formulation duale du même 
problème, duale c’est-à-dire parfaitement synonyme. 


145 


SE PR GE 
SP qe ie 


Ant 


Cette fraction infinie, unique?” pour £, est notée de manière abrégée £ = [ao, a1, a2, …, an, …] 


Parmi les différents types de nombres irrationnels, il en est certains dont l'écriture sous 
forme de fraction continue les identifie comme appartenant à cette classe de nombres, ce 


qui est le cas pour les nombres irrationnels quadratiques*8. 


En pratique les fractions continue s'avèrent utiles pour extraire « à la main » une racine 
carré ou cubique. Elles ont constitué longtemps l'algorithme qu’il convient de poser pour 


ce calcul. Peu le connaissent aujourd’hui. On appliquait la formule : 


Calcula que l’on stoppe en fonction de la précision voulue : 


- à la deuxième itération le membre de droite, 1 + : vaut 1,4 ce qui est une approximation 


au dixième près de cette racine # 


, 


- à la troisième itération il vaut LS qui s'écrit aussi 1,41666. ce qui est une 


approximation au centième près de cette racine. 


37 Cette unicité est apparente pour l’ensemble des nombres rationnels — et l’on sait si l’on s’est intéressé à 
Cantor que ces nombres sont denses dans les réels c’est-à-dire qu’ils permettent assurément de tous les 
avoisiner aussi près que requis par le calcul. Pour les nombres rationnels, cette unicité est liée au lemme 
suivant : pour tout rationnel r, l'écriture de r sous la forme r = p/q, avec p et q premiers entre eux et q 
strictement positif, est unique. Disons-cela en termes un peu tautologiques : il y a unicité de la réduction en 
une fraction irréductible. 


38 Le nombre d’or est un irrationnel quadratique. La série de coefficients entiers représente la décomposition 
du nombre avec reste dans une division euclidienne itérée. On rappelle que, dans la division euclidienne de 
39 par 7, le quotient est 5 et le reste 2. La division euclidienne est une division entière avec expression du 
reste. Le nombre d’or d est remarquable en ce que db =[1, 1, 1, 1, ….] avec l'écriture du 1 qui se répèté à 
l'infini. Cela est connu depuis Bombelli et les mathématiciens italiens de la fin du XVII®. Cela fait de b le 
nombre pivot ou paradigmatique d’un lien, unique d’ailleurs, entre les deux modes d’écritures : décimales et 
en fractions continues. Notons que le qualificatif français de « continue » est vieilli, et son sens perturbateur 
pour approcher cet objet mathématique. 


# Racine de 2 a pour écriture décimale 1,414213 tronquée au 6°"° chiffre après la virgule. 


146 


Nous touchons ainsi du doigt qu’il y a un rapport logarithmique entre la précision atteinte 
et lesitérations. L’algorithme fait gagner un ordre de grandeur de précision à chaque étape, 
ce qui est non-seulement efficace, mais utile à savoir, car l’on peut alors pousser le calcul 
à l'étape suffisante pour une précision requise par le contexte physique ou numérique du 


calcul. 


L'histoire des nombres irrationnels et transcendants permet de remettre les fractions 
continues dans le contexte mathématique de cette époque“. Avant la fin du XIX®, il n’était 
pas démontré que le nombre e, base du logarithme népérien, et 7, étaient transcendants 
c'est-à-dire n'étaient racines“! d'aucun polynôme à coefficients entiers. Autour de cette 
question irrésolue de multiples séries de décomposition-recomposition des nombres et des 


fonctions furent inventées. 


Au contraire, racine de 2 est le paradigme du nombre irrationnel algébrique. Il est la racine 


de l’équation x? — 2 = 0, qui est la plus simple des formes quadratiques. 


Un théorème de pointe d'époque (années 80 du XIX°), le théorème de Lagrange“? énonce 
que la fraction continue d’un réel & est ultimement périodique si est seulement si & est un 
nombre irrationnel quadratique * , c’est-à-dire solution d’un type d’équation 
correspondant aux formes quadratiques“{. Ces développements mènent à constater que 


Markov fit preuve de virtuosité calculatoire avec les fractions continues“. 


4 Serfati M., « Quadrature du cercle, fractions continues et autres contes : sur l'histoire des nombres 
irrationnels et transcendants aux XVIII® et XIX® siècles. », brochure A.P.M.E.P n°86, 1992. 


41 Une racine d’un polynôme signifie un nombre pour lequel il s’annule, un antécédent qui le fait nul. 


4 Lagrange J.-L., Additions au mémoire sur la résolution des équations numériques, 8 II. — Sur la manière 
d'approcher de la valeur numérique des racines des équations, 1770, réédition Joseph-Alfred Serret, Œuvres 
de Lagrange, vol. Il, Gauthier-Villars, 1877 


Une introduction historique de qualité à cette démonstration se trouve à la page d’une encyclopédie en ligne : 
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fraction continue d%X27un _irrationnel_quadratique 


{] 


4 Walter C., « Chapitre 2 - Fractions continues », dans Cours de L1 Maths et L1 Info : Option "Arithmétique" 
[en ligne], Université Sophia Antipolis, 2011, url: https://math.unice.fr/"walter/L1 Arith dernière 
consultation le 15/08/2021 


4 Korkin, et Zolotarev, poursuivant une idée de Gauss rapportaient, la question de recherche d’un majorant 
C (vu ci-dessus) à celle de la recherche d’un minorant, minimum d’une forme quadratique, dont ils avaient 
trouvé des algorithmes de décomposition qui facilitent les calculs, algorithme dit « de Gauss» de 
décomposition des formes quadratiques, selon Youshkevitsch. 


4 Inventé et développée par les premiers mathématiciens de l’approximation (Huygens, Euler, Lagrange), 
Markov, avec d’autres, en montrent l’usage et l'intérêt pour le calcul intégral. Le pont entre théorie des 
nombres et calcul intégral, qui était faiblement aperçu, tient dans le fait que les fractions continues 


147 


Revenons-en à l’article de Markov de 1879 « Sur les formes quadratiques binaires 
indéfinies ». Les nombres pour lesquels il n’existe qu’un nombre fini d’approximations 
rationnelles de £, et dont il n’y a pas d'amélioration du théorème de Dirichlet après € = V5 
, Sont « du type du nombre d’or », qui a pour fraction continue [1,1,1,1,1...]. L'expression 
« du type » renvoie à un ensemble (dénombrable) d'irrationnels qui s’écrivent en fraction 
continue avec un début de développement quelconque, jusqu’à un certain terme où il n’y 


a plus que des 1 comme pour le nombre d’or#. Une fois les nombres du type de b écartés, 


une meilleure majoration du reste est C’ = V8. 


À ce point, en passant par l’étude des minimum de la même forme quadratique équivalente 
(avec des coefficients actualisées au nouveau pas de l’itération), Markov montre que l’on 


peut introduire une nouvelle exception, les nombre de type“ : 1 + V2. 


Hormis les nombres du type nombre d’or et ces derniers, il obtient le calcul d’une nouvelle 


majoration en VS, et ainsi de suite. La progression 1 < V5 < V8 < VS <. ne 


s'arrête pas, et A.A. Markov d’en calculer. les 20 premiers, avec ce que l’on peut appeler 
son algorithme. Effectuer ces vingt calculs de constantes a dû être le fruit de plusieurs 
journées d’un travail rigoureux de calculs assez répétitifs. Un effort de calcul conséquent, 


dans la veine utilitaire de tabuler des abaques, des nombres repères. 


Markov avait environ 20 ans : ainsi fait-il correspondre ainsi le terme des calculs de son 
article à son propre âge. Coïncidence ? Sa publication contiendrait-elle une sorte de faire- 
part : « me voici devenu mathématicien » ? Dans l’analyse que fait J.-A. Miller du rôle du 
mathème et de la rhétorique dans la diffusion du travail des mathématiciens, nous 


touchons-là du doigt un élément de rhétorique, isolé‘8. 


permettent d'approcher des solutions aux formes quadratique indéfinies. Il fallait toutefois, pour effectuer 
ce prolongement, une dextérité calculatoire très particulière, et qui dénote une grande rigueur. 


4 Formellement ces nombres ont une fraction continue qui s'écrit [ao,a1, … an, 1,1,1 ..]. 


47 Derrière cette appellation, à nouveau est désigné un ensemble de nombres dont la fraction continue se 
termine comme celle de 1 + V2. 


48 Miller J.A., « Un rêve de Lacan », dans Le réel en mathématiques - psychanalyse et mathématiques, Agalma 
(diff. Le Seuil), 2004, p.107-133. 


Pour un mathématicien 19°" siècle, il a été observé que le style d’'A.A. Markov reste faiblement rhétorique. 


148 


Ces résultats firent grande impression sur P. Chebyëéev“® qui y décela la pointe de la qualité 


de travail de ses étudiants. 


Ce 1°’ article de Markov a eu une postérité mathématique, une fécondité bien ultérieure. 
La voie difficile, calculatoire qu’emprunta Markov a connu un regain d'intérêt un siècle plus 
tard, dans un contexte mathématique très rénové, celui de l’arithmétique modulaire, c’est- 
à-dire la théorie des congruences d’où s’isolent certaines régularités dans l’écriture même 
des grands nombres”? Lors de la deuxième moitié du XX°, Jean Bourgain et Enrico Bombieri 
ont réinterprétés l’approche de Markov. Sa démonstration reposait sur l’élimination de 
certaines possibilités d'écriture des fractions continues. J. Bourgain et Enrico Bombieri ont 
montré que « les nombres de Markov » s'organisent en triplets racines de l’équation 
P(x, y,z) = x + y +75 —3,x.y.z = 0 

Cela fait que de tels triplets suivent une progression arborescente en récurrence double : 
d’un coté de cette arborescence, les triplets de nombres suivent une suite de Fibonacci et 
de l’autre côté, les nombres de Pell*! ont été reconnus. Enfin, un certain type de rotation 
entre ces nombres permet aussi de retrouver un triplet de Markov valide (qui résout la 
dernière équation ci-dessus). Ainsi, les nombres de Markov ont pu être réinterprétés dans 


le cadre de l’arithmétique diophantienne®?. 


Pour revenir aux mathématiques de l’époque de Markov, celui-ci est parvenu à l’âge de 20 
ans à formaliser la poursuite du lemme de Dirichlet, a montrer comment il s'avère récurent, 


et à en fournir l'algorithme de calcul. 


Le fait que Markov ait débuté sa carrière par un apport en théorie des nombres nous mène 
à un raisonnement historique. À l’époque, en effet, l'énigme du dernier théorème de 
Fermat devait planer sur de nombreux esprits mathématiciens. On rappelle que Fermat a 
conjecturé qu'il n’y avait pas de triplet de nombres entiers x, y, z, à partir de leur mise en 


exposant n=3 et supérieur tel que : 


4 Delone B.N., « Andrei Andreevitch Markov », dans The St Petersburg School of Number Theory, Providence, 
RI, AMS, 2005, p.93. 


50 Un exemple : qu’un nombre se « termine » par 0 ou 5 et nous savons à simplement lire, « sans calcul », 
qu'il est divisible par 5 (et qu’il n’est pas premier). C’est une considération basique d’arithmétique modulaire. 


51 Le lien avec les nombres de Pell est aussi établi dans l’article de Reteunauer d’un abord plus aisé que les 
travaux de Jean Bourgain ou ceux de Enrico Bombieri. 


*2 L’arithmétique autour d’équation dont l’on recherche des solutions entières. 


149 


x" + y" — z" 
Cette conjecture fut publiée par le fils de Pierre de Fermat dans l’édition commentée (par 
son père) du traité d’Arithmétique de Diophante vers 1670. Cette énigme fait le pivot entre 
la théorie antique des nombres et celle moderne, c’est autour d’elle que s'organise le 
travail mathématique à partir de la fin du XVIII® et durant les XIX° et XX° . Quand Markov 
prolonge et itère le théorème de Dirichlet de majoration du reste, grâce à la formulation 
équivalente du problème en termes de minimisation d’une forme quadratique et en 
appliquant les fractions continues avec dextérité aux racines de ces formes quadratiques, 
il était (il est) loisible d'imaginer que ces nouvelles écritures mathématiques apportaient 
une prise sur la conjecture de Fermat”*, même si la réinterprétation (Bourgain-Bombieri) 


ci-dessus n’était pas formellement établie. 


C'est pourquoi nous pensons qau’historiquement, l'existence de ce problème 
mathématique irrésolu a été un facteur facilitateur substantiel de la réception du travail de 


A.A. Markov, et de l’écho à l'international qu'il a reçu, un écho très favorable. Faute d’une 
formalisation incrémentale, la série 1 < V5 < V8 restait de l’ordre de l'artisanat 
numérique. 

L'époque est charnière en mathématique dans le sens où L. Euler avait institué en quelque 
sorte en un art de la découverte et de l’exploration mathématique de telles séries, 
notamment au service du calcul différentiel et de la question de la sommabilité des séries, 


leur convergence ou non asymptotique, « leur comportement limite ». De tels « exercices » 


53 Théorème finalement démontré par Andrew Wiles en 1995, dans l’article qui dépasse notre entendement 
: Wiles À., « Modular Elliptic Curves and Fermat's Last Theorem », Annals of mathematics second Series, vol. 
141:3, May, 1995, p. 443-451. 


4 L'usage des fractions continues dans leur rapport à certains nombres irrationnels semble lisible comme (à 
confirmer) un germe historique de la démonstration d’Andrew Wiles. Pour ce qui concerne les nombres 
irrationnels, ceux que l’on rencontre de prime abord sont ceux des solutions d'équations quadratiques, dits 
«irrationnels quadratiques », dont l'exemple paradigmatique est racine de 2, connus depuis les grecs. 
Développés en fraction continue, les irrationnels quadratiques finissent par avoir un développement 
périodique (c’est à dire cyclique). Cette propriété sert à Markov pour majorer le terme d'erreur que nous 
avons exprimé plus haut, à chaque étape de son calcul. Cette périodicité sert aussi à Andrew Wiles, certes 
dans un contexte d’arithmétique modulaire bien plus élaboré qui ressort d’une algèbre de Galois que nous 
ne maîtrisons pas, mais il nous semble en percevoir une sorte d’écho dans la démonstration du dernier 
théorème de Fermat. Ces démonstrations en passent par une connexion entre un mécanisme de rejet, un 
crible, et ce qui se referme dans une classe, de présenter une périodicité. 


150 


d'artisanat numérique, avait constitué une clef de son style et de sa novation, que l’on 


retrouve dans la geste d’un Chebyëev. 


Markov, lui, connu sa première reconnaissance en en formalisant une rigoureusement le 
lemme de Dirichlet. Que cette reconnaissance soit limitée à son cercle professionnel et à 
quelques mathématiciens européens n'importe guère, en revanche il importait qu’il obtînt 
les postes universitaires et la latitude pour continuer ses recherches. Il le fit dans une 
grande rigueur, et marqué d’un style épuré. Markov ne livre que peu d’autocommentaires. 
En revanche, son style était généreux en développement des calculs, avec des indexations 
nombreuses. Là réside sa force didactique, et l'impression de rigueur qui s’en dégage n’en 
est que renforcée. Certes, ce type d'article paraît de prime abord débordant par son aspect 


calculatoire. 


Il y a un commentaire historique de l’écriture mathématique, certes assez confidentiel, 


mais analogue à l’histoire des mouvements littéraires, mieux connue. 


Markov inaugure un champ baptisé "analyse arithmétique algébrique" par Catherine 
Goldstein*. Il est difficile de rendre compte d’un champ mathématique obsolète. En 
littérature, le naturalisme consistait à faire montre d’objectivité en décrivant des scènes de 
vie jusqu’au moindre détail y compris dans ses aspects les plus vulgaires. Nous pourrions 
tenter un parallèle en ce que Markov traite d’un problème plutôt très circonscrit, en 
traquant un encadrement d’un reste, analogue du vulgaire, jusque dans ses moindres 
écritures développées, et quitte à démultiplier les cas et à avoir une démonstration à 


soufflets ou télescopique. 


Un accueil très favorable devait être réservé à un telle démonstration novatrice en théorie 
des nombres, puisqu’elle pouvait s'avérer féconde à une future résolution de l’énigme du 
théorème de Fermat. Et Markov y pu effectuer un début dans sa vie de mathématicien. 
Markov commençait alors de s’attacher aux mathématiques du discret, ce qui semble une 
trivialité si l’on ne précise pas de quelle manière : au-delà de leur caractère instrumental 
ou calculatoire, Markov commençait de pratique un mathématique du discret en tant que 


nouvelle mathématique à part entière, si l’on nous permet ce jeu de mot ! 


5 Catherine Goldstein, « Gabriel Lamé et la théorie des nombres : « une passion malheureuse » ? », Bulletin 
de la Sabix [En ligne], 44, 2009, consulté le 08 septembre 2020 : http://journals.openedition.org/sabix/690 


151 


Il s'efforce de formaliser les restes que ne manquent pas de produire l’approximation 
rationnelle de solutions entières à des équations. qui n’en ont pas (les formes 
quadratiques ou de manière synonyme les polynômes à coefficients entiers), et il le fait par 
une technique de décomposition. Par rapport à G. Cantor, la distance est donc marquée, la 
question du continue ne met pas A.A. Markov au travail. Au contraire ce qui le met au 
travail est l’impossibilité d'écrire formellement certains restes, et comment passer outre 
cette impossibilité par le calcul, par une technique d’approximation. Le calcul et la 
formalisation ont constitué pour Markov la perspective d’une Aufhebung [un passer-outrel], 
qui puisse subsumer une dialectique initiale : en l’occurrence celle entre nombres entiers 
(auquel rattacher les rationnels) et autres « types » de nombres réels. C’est pourquoi nous 


pouvons conclure qu’il a été lancé en tant qu’explorateur du monde discret. 


Facilitation d'écriture des nombres tronqués par observation 
de régularités 


En 1881, une question d'écriture de nombres renouvelle l’attention mathématique de A.A. 
Markov. Il s’attache à un problème de substitutions d’écritures afin d'éviter ou de 
s’épargner des calculs dans : Sur une question de Jean Bernoulli (Mathematische Annalen 
volume 19, p27-36). Markov y reprend de Bernoulli des propositions techniques de 
simplification des calculs °. Ce champ de mathématique est devenu à nos jours 


l’arithmétique modulaire”’. La question n’est pas strictement une question numération, 


56 Un exemple simple d’une économie de calcul en général : lorsque nous posons la multiplication 153 fois 
153, lorsque l’on en vient à multiplier par le chiffre des centaines, qui est 1, il suffit de recopier 153 comme 
ligne intermédiaire. Autre exemple. Quoi de plus facile que de multiplier un nombre entier par 10 en 
numération décimale ? En effet, il suffit d'ajouter un zéro à droite. Enfin dernier exemple : en numération 
binaire, diviser par deux un nombre pair (qui se termine par 0 à gauche) ne nécessite pas de calcul, mais une 
simple réécriture, une copie. En effet, il suffit de ne plus tenir compte du dernier 0 à gauche, et de réécrire 
tous les autres chiffres. Copier, au lieu de calculer. Et si c'était là un aperçu de ce qu’il y a de sous-jacent dans 
le transfert pour l'informatique, pour le numérique ? Alors, il y aurait un relatif contre-sens à croire que le 
transfert pour l'informatique s'accompagne d’un transfert pour le calcul. Une aversion pour le calcul le 
fonderait plutôt. 


57 L’arithmétique modulaire date de l'antiquité (Euclide, les traités de calculs chinois), mais elle prend une 
autre tournure en 1801 en Europe avec Gauss, puis avec les mathématiques du XIX®. Il s’agit de la divisibilité 
modulo [n] de nombres que l’on peut alors ranger en classes : les multiples de 3, les multiples de 5 etc. Au 
XIX® ce concept de modularité, a priori valable dans la théorie des nombres, s'étend à certaines classes de 
fonctions. Elle s’étend en particulier aux ensembles de polynômes. On dit aujourd’hui qu'ils forment un 
anneau (ce qui suppose une structure de groupe). Cette extension de l’arithmétique modulaire à des 
ensembles de fonctions est un programme mathématique réussi du XIX® c’est en faisant jouer cette structure 
que Lagrange démontre le théorème de Wilson. Ce dernier est un théorème par lequel un nombre est vu 
comme premier s’il est le reste modulo lequel un autre nombre impair formé à partir de lui est... divisible. Ce 


152 


mais elle y est liée. Ce n’est pas la question de la base de numération qui est au-devant, 
mais il pose à nouveau frais après Bernoulli la question de la troncature et de l'écriture de 


la dernière décimale. 


J. Bernoulli en son temps avait pressenti une « nouvelle espèce de calcul ». Il avait proposé 
des simplifications spécifiques lorsque des astronomes dressent un éphéméride ou 
lorsqu'un algébriste dresse une table de logarithmes”#. Dans une telle table, il y a une 
progression de chiffre réglée sur l’avancement du nombre en entrée avec un certain pas. 
En plus de suivre un certain pas, la table est dressée avec une certaine précision décimale : 
au centième ou au millième par exemple. Le pas de calcul, la graduation ou la maille de la 
table, se trouve trop lâche pour certaines applications astronomiques, pose Bernoulli à 


l’orée de la « nouvelle espèce de calcul » qu’il propose”. 


Il convient alors de prolonger la table entre deux des valeurs du nombre en entrée, de 
manière linéaire, c'est-à-dire en interpolant les valeurs internes à rajouter à la table par 
une règle de trois. Et c’est pour ce problème, lorsqu'il faut compléter la table de chiffres de 
références entre les mailles avec lesquelles elle a été tabulée, que Bernoulli expose des 
formules pour s’épargner bon nombre de calculs. Il dit disposer de la démonstration mais 


n’en donne que des pistes, qui sont fécondes au demeurant. 


Un astuce parmi d’autre (la dernière que son article indique) assez évidente et qui donne 
un idée du reste, quand l’on comble par 20 nouveaux chiffres entre deux résultats dont 
celui de départ est 2,6133 et celui à la fin de 2,6245, aucun calcul n’est nécessaire pour le 
chiffre des unités et pour le chiffres des dixièmes, qui ne seront pas modifiés dans toute 
l’interpolation. Il est loisible d'inscrire au frontispice de la sous-table à insérer 2,6. et de 
travailler en dessous la question entre ..133 et ..245. Dit autrement, avec des termes 


anachroniques : le préfixe. est fixe. 


point de vue s’appelle l’inversion modulaire et sa fécondité réside dans le fait de mettre en avant la question 
du reste par la division euclidienne. Cette inversion se retrouve lorsque l’on manie les fractions continues. Ce 
théorème de Wilson est un bijou baroque, car il ne sert pratiquement à rien en termes de calculs, mais, 
historiquement, c’est une sorte de salle des pas perdus entre la théorie des nombres et celles des anneaux 
de polynômes. 


8 Une table de logarithme servait, au départ, à faciliter les calculs en astronomie, car à une addition dans la 
partie des nombres logarithmiques correspond une multiplication dans la partie des nombres physiques, des 
nombres physiques qu'il est problématique de multiplier tellement ils sont grands. 


* Bernouilli J, « Sur une nouvelle espèce de calcul », dans Recueil pour les astronomes, Desaint - Librairie, 
Paris, p.255-284, 1771. 


153 


Ce qui vient ensuite n’est plus de l’ordre de l’astuce, mais bien comme Bernoulli le titre, de 
l’ordre d’une nouvelle espèce de calcul. Comment continuer à s’épargner, autant que faire 
se peut, d'établir la progression proportionnelle par calcul (par vingt règle de trois) ? Cette 
progression constitue une série d'écriture de chiffres, qui varie en fonction de la sous- 
graduation fine de l’interpolation, en fonction du segment parcouru et en fonction aussi de 


la précision qui s'applique à l’ensemble de la table et qui vient tronquer les écritures. 


Il se trouve que l'écriture décimale, rapporté à un pas donné, comporte certains cycles. 
C'est par exemple le cas s’il s’agit d’interpoler 12 valeurs entre deux valeurs elles-mêmes 
dans un rapport 2 (entre 100 et 200 par exemple). Car 12 étant lui-même divisible par 2, 
les valeurs intermédiaires suivront un cycle de chiffres à écrire. Pour la clarté du présent 
exposé nous éludons l'algèbre de ces cycles, ses formules et nous placerons le lecteur au 
niveau de l'observation. Dans le tableau ci-dessous, nous observons ainsi le retour cyclique 
de {0, 3, 7} au niveau du chiffre après la virgule, et aussi la série {0, 8, 6, 5, 3, 1} qui se 
déroule deux fois (du haut vers le bas) au niveau du chiffres des unités. Ce n’est pas un 


hasard si {0, 8, 6, 5, 3, 1} constitue une série de 6 chiffres, c’est lié au fait que 6 divise 12. 


154 


x y = En (x) 

0 |100 4,605 

1 108,3 4,685 
2 116,7 4,760 
3 125,0 4,828 
4 133,3 4,893 
5 141,7 4,954 
6 150,0 5,011 
7 158,3 5,064 
8 166,7 5,116 
9 175,0 5,165 
10 183,3 5,211 
11 191,7 5,256 
12 |200 5,298 


Bernoulli tire profit en établissant comment tirer parti de telles cyclicités dans les écritures, 


avec le moins de calculs possibles et le plus de reports de chiffres®°. 


Bernoulli a trouvé un traitement combinatoire possible, qui règle les écritures de chiffres 
sans besoin d'opérer sans cesse algébriquement. Il ne reste que quelques jalons à vraiment 
calculer, par une règle de trois. Ils sont toutefois beaucoup plus rares que l’on ne pourrait 
le penser sans connaitre de tels raccourcis d'écriture. C’est un moment d’aperçu que 
l'écriture des chiffres pourraient avoir, comme les mots de la langue finalement, des traits 
grammaticaux, du moins des combinaisons (de type : préfixe, suffixe, cyclicités, à la limite 


même constance de certain chiffres£1). 


60 La troncature au degré de précision de la table, dans les mathématiques d’aujourd’hui, peut être vue 
comme une valuation entière sur un treillis, c’est-à-dire un filet de mailles qui discrétise un espace aux 
intersections de points de croisement, ici il s’agit du croisement du pas de la table et du degré de précision 
des écritures (qui va avec le nombre de chiffres après la virgule que l’on tabule, la troncature). 


61 Mais aucune approche à partir des mots formels d’écriture de ces nombres n'appartient pas au XIX°, à 
l'instar de ce qu’il en sera au XX° cf. la fin de l’article de C. Reutenauer qui ré-utilise la forme particulière des 
mots de Christoffel (ici mot a le sens mathématique de concaténas de lettres éléments d'un alphabet formel, 
un ensemble). 


155 


Markov en 1884 généralise les considérations de Bernoulli déjà sérieusement fondées en 
arithmétique mais incomplètes sur le plan formel. Avec Markov, l'écriture approchée (la 
dernière décimale) est déterminée à partir du développement du nombre en fraction 
continue, c’est-à-dire une série de restes. Rappelons ici que la technique des fractions 
continues (FC) pose une représentation sérielle en lien direct avec l’algorithme d’Euclide 
étendu. C'est-à-dire un calcul où la question du reste, de son recyclage dans le pas 
supplémentaire de calcul à faire, prend le devant (est considérée en fonction du quotient 
et du chiffre de base, point de vue nommé maintenant inversion modulaire). C’est une 
manière de décomposer les écritures aptes à faire apparaître des cyclicités lorsqu'il y en a 
dans l’écriture du nombre, de manière plus générique que celles qui apparaissent dans 
l'écriture décimale®?. Pour n'importe quel nombre rationnel, la décomposition en fraction 


continue, elle, s’arrête. Markov en tire profit pour le problème d'écriture tronquée. 


Un aperçu de la postérité de cette question mathématique 


Il faut aussi noter la proximité initiale du thème de l’astronomie (les éphémérides) avec 
cette découverte mathématique. Jean Bernoulli (dit Jean II, 1710-1790) et Lagrange avaient 
été à la fois mathématiciens et astronomes. Ils s'appuient sur les orbites et des cyclicités 
dans les calculs. Ce sont des préfigurations de ce qui sera formulé 20" siècle en théorie 
des systèmes dynamiques. C’est comme si la régularité cyclique des planètes roulant sur 
leur orbites, venait à s'inscrire en tant que telle au niveau de la dernière décimale de 
troncature dans les tables sensées déterminer les positions de leurs éternelles révolutions 
et combinaisons. Nous voulons en venir au fait que le lien avec l’aléatoire est déjà très 
étroit. 

La « nouvelle espèce de calcul » pressentie par Bernoulli et dans laquelle Markov fournit 


un apport conséquent est celle-là même qui fonde l'actuelle génération algorithmique de 


62 [| y a des cyclicités même dans l'écriture décimale ainsi le nombre un tiers s’écrit-il 0,3333... 


3 La référence à Bernoulli nous montre qu’elle provient aussi des astronomes et des bureaux de calculs des 
éphémérides, de problème de facilitations de longues et fastidieuses séries de calculs. L'idée de Bernoulli est 
géniale, qui consiste à utiliser les cyclicités qui se présentent dans l'écriture des nombres pour s’éviter un 
maximum de calculs, et procéder par copie ou translations simple de lignes de calculs. Dans le même ordre 
d'idée, lors du calcul d’une table de résolution de l’algorithme d’Euclide étendu, les restes deviennent les 
diviseurs et finalement réapparaissent sous forme de dividendes, cf. l'exemple introductif sous 


https://fr.wikipedia.org/wiki/Algorithme d%27Euclide %C3%A9tendu version août 2022. 


156 


nombres aléatoires *. À l’ère actuelle de l'informatique la génération d’un nombre 
aléatoire est dématérialisée, produite par un calcul et non un dé. Comment faire cela ? Le 
problème consiste, pour bien générer un aléa, à fabriques des séquences, des récurrences, 
où les écritures ne présentent qu’une cyclicité immense, l’exact problème inverse de la 
visée de J. Bernoulli pour son usage. Grâce à la théorie des classes de congruences, l’on 
trouve des rapports de nombres dont le rebouclage de la cyclicité n'est jamais atteint en 
pratique, de sorte que chaque itération nouvelle forme un nombre « comme au hasard », 
bien qu’il s’agisse d’une ronde. Pour donner une image de ce procédé, ce serait une 
roulette de casino qui aurait un immense nombre de cases, si immense qu'il n’est plus 
tangible qu'il s'agisse d’une roulette c’est-à-dire d’un nombre fini de possibilités. Il faudrait 


une répétition bien trop longue pour commencer d’y sentir poindre une répétition. 


Markov a contribué au calcul approché d'intégrale 
Dans les années 1880, Markov a publié une démonstration qui facilite l'intégration de la 


fonction paramétrique (de paramètre 2) : 

b 

[124 
Z—Y 

a 


L'article en russe de 1884 de Markov ne nous a pas été accessible, ne sachant pas le russe. 


Toutefois de manière peu indirecte, ses résultats ont été traduits en français dans l’ouvrage 
d’Aleksandre Possé de 1886°°. 

La décomposition des moments de cette intégrale, c’est-à-dire les intégrales des fonctions 
f(y) multipliées selon des puissances croissantes de y, s'offrent à une approximation en 
termes de fractions continues. L'approche de cette intégrale importait, en tant qu’étape 


préliminaire afin d’encadrer l'intégrale de la loi normale, dont l’expression de celle centrée 


_2x# 
e n.dx 


64 Park S.K. et Miller K. W. « Random number generators : good ones are hard to find », Communication of 
the ACM, vol.31:10, oct. 1988 p. 1192-1201. 


sur zéro et de paramètre n est : 


55 Possé, C., Sur quelques applications des fractions continues algébriques, St. Petersburg. Imprimeries de 
l’Académie impériale des sciences, 1886. 


url : https://archive.org/details/surquelquesapplO0possgoog dernière consultation le 04/08/2022 


157 


Cette forme intégrale en particulier apparaît dans les théorèmes centraux de la théorie des 


probabilités ainsi qu’en théorie de l’approximation. 


Dans ces années, Markov et l’école de Saint-Pétersbourg fournissent des formules de calcul 
des bornes supérieures et inférieures de telles intégrales, ces bornes exprimées sous la 
forme de fractions continues. Elles suscitent l’intérêt des mathématiciens en Europe, 
Markov et le mathématicien néerlandais Thomas-Joannes Stieltjes de sa génération, 


travaillèrent et échangèrent à ce sujet. 


Dans la même veine, un article de Markov de 1889 consiste à avoir résolu une question 
d’approximation posée par le chimiste Mendeleïev à l’aide de polynômes entre deux 


bornes fixées et sur un intervalle’. 


Jusqu'à quels types d'aléas généraliser la loi des grands 
nombres 


Notre avant-dernier moment choisi de la carrière de Markov concerne la théorie des 
probabilités. Les élèves de Chebyëev ont trouvé leur propre secteur où faire preuve 
d'originalité — ce qui est encore une marque de l’excellence de l’enseignement du maître. 
De l'avis de Sergei Bernstein, c’est dans le domaine des probabilités que Markov devait 
faire preuve d’une grande originalité, en particulier par l'invention d'écriture qu’est la 


chaîne de Markov. Ces chaînes n’ont d’ailleurs été nommé d’après son nom que posthume. 


Il faut toutefois reprendre d’où Markov était parti : il cherchait à étendre les conditions de 
validité la fameuse « loi des grands nombres ». Ce théorème est le pivot de la théorie des 
probabilités. Il dénote une différence qui s'écrase, c'est l'écriture d'une convergence par 
passage à la limite. Elle a été formulée de manière fonctionnelle au sein des probabilités 
au XIX®. Ses recherches fondamentales à l’époque ont mené Markov en position de 


dominer l’ensemble de la théorie des probabilités. 1| devait dans les années 1890 publier 


66 Le passage par les fonctions caractéristiques, une décomposition par exponentiation, bien moins 
calculatoire, n’était pas encore trouvée. 


67 Markov A.A., « On a question by D.I. Mendeleev », Sheynin O. (trad.), article lu à la session de la section 
Physico Math du 24/10/1889, (http://www.sheynin.de/download/study9.pdf , dernière consultation mai 
2022) 


68 Que nous avons pu nous procurer dans l'édition allemande. 


158 


en russe (traduit en allemand) un manuel de référence sur le calcul différentiel et 


l'optimisation d’une part, et une théorie des probabilités d’autres part. 


La loi des grands nombres a constitué longtemps une règle de mathématiques aux tenant 
peu élucidés. « L'observation d’un grand nombre de répétitions d’un même phénomène 
aléatoire permet d'y déceler généralement des lois régissant les résultats, tout à fait 


déterminées, stables®®? ». 


Il y a à l'horizon de cette loi une sorte de paradoxe ou de point de rebroussement d’une 
ontologie commune de l'aléa. Le phénomène aléatoire, bien qu’il suppose un indéterminé, 
au coup par coup, et qui le reste, adopte globalement une forme régulière à la longue”°. Ce 
paradoxe a trouvé une résolution formelle avec la loi des grands nombres. Elle distingue 
l'occurrence aléatoire en tant que telle, et dotée d’une probabilité, de la sommation en 
série de celle-ci. C’est cette dernière qui s’écarte de moins en moins d’une valeur centrale 
à longue terme. Ce n’est pas la loi de chaque occurrence individuelle en tant que telle, 
dont la détermination s’accroit, c’est l’écart de la série des évaluations à un centre de 
gravité, cet écart ne peut qu’aller s’érodant et disparaissant/! d’une part, et d’autre part, il 
est distribué à tout coup selon une loi gaussienne ou encore appelé bruit blanc, ou loi 


normale. 


De plus, cette loi fonde l’activité de mesurer. La civilisation Indienne en connaissait 
l'existence sous une forme pratique : remesurer plusieurs fois une forme accidentée fini 
par se résoudre dans des mesures régulières. Du moins, il existe au moins certains 
phénomènes irréguliers pour lesquels il y a bon espoir d’épuiser la variabilité de 
l’irrégularité, à force de mesures. Cette loi fut aperçue et rapportée par Cardan dans l'Italie 
renaissance du milieu du XVI, et avant lui, reconnue dans caractère de passage à la limite 


par Halley. 


& Méléart, S., Aléatoire — Introduction à la théorie et au calcul des probabilités, Les éditions de l'Ecole 
Polytechnique - diffusion Ellipses, 2010, p11. 


70 Nous retombons là sur le fait que chiffrer-déchiffrer, lorsque l’on se dote des limites d’écritures précises à 
cet exercice, finit par tourner en rond. Un dé fait 3 ou 6, cela devient banal, et jamais il ne fera 7 ou ne 
tombera sur la tranche puisque, par construction, cela n'arrive pas ou si cela arrive l’on discrédite le lancer 
comme anomalie (d'écriture). 


71 L'on retrouve à nouveau un parcours en boucle fermée. 


159 


Son expression mathématique moderne est abstraite. Disons-là. La moyenne statistique”? 
à partir d'une suite de résultats d'évènements aléatoires converge vers l’estimation de leur 
probabilité théorique. 

Pour comprendre la suite, il faut savoir que cette loi repose sur trois hypothèses 
fondatrices. Premièrement elle suppose l'existence d’une probabilité théorique. 
Deuxièmement elle suppose une sériation, la possibilité d'écriture ou matérielle de répéter 
de nombreuses fois les occurrences. Cela ouvre la question de savoir si la loi de probabilité 
d’une occurrence reste valable et évolue ou pas quand le temps passe, quand les lancers 
se répètent, ce qui ouvre à un raffinement du problème. Troisièmement, la loi des grands 
nombre s’est présentée historiquement dans des jeux où l’on suppose qu’il n’y a pas de 
dépendance d’un tirage par rapport à un autre. La machination de l’aléa est alors sans 
mémoire. Cependant, fin XVIII® avec Bernoulli avait été découvert qu’un phénomène à 


moitié aléatoire et à moitié déterminé tombe encore sous cette loi. 


E. Seneta a remarquablement expliqué l’évolution historique de cette loi et de ses 
conditions de validité”3. Il note que ChebySev et Bienaymé la reformulent de Laplace en y 
ajoutant cette subtilité, ce petit déplacement, qu'ils la démontrent pour une loi de 
probabilités pouvant évoluer, cette évolution étant itérée sur n/#, et ce parce qu’ils 
raisonnent pour ses séquences à N fixé, en troncature de l’asymptote pour le décrire avec 
brièveté sans chercher l'expression formelle de cette asymptote. C’est le premier 
raffinement que nous évoquions ci-dessus qui, formalisé par Chebyéev et Bienaymé, mène 
à relaxer les conditions d'application de la loi des grands nombres. Ainsi, Chebyéev 
démontrait la validité de son inégalité pour les variables aléatoires indépendantes (en 


1887). 


Et restait alors à explorer l’autre raffinement que nous avons évoqué, à savoir la levée (ou 


pas) de la condition de l'indépendance des tirages les uns par rapport aux autres. 


72 l'estimation fréquentielle, en termes plus rigoureux. 


FE, Seneta, 1994, « Russian probability and statistics before Kologorov », Companion Encyclopedia of the 
History and Philosophy of the Mathematical Science Vol 2, |. Grattan-Guiness, Routeledge, p.1325-1334. 


74 Qu'on se représente par exemple un dé en mie de pain qui subirait une usure à chaque lancé, dont les 
arrêtes s’émietteraient. Alors, l’équiprobabilité évolue (le dé est pipé dans un sens imprévisible au départ) 
mais, pour autant, cela ne remet pas en cause le bornage de la déviation possible des résultats (essence 
même de la loi des grands nombres). 


160 


Les mathématiciens de l’École de Saint-Pétersbourg, dont A.A. Markov, pensaient que cette 
condition d'indépendance des tirages aléatoires pouvait être levée. Il était dès lors au 


programme de démontrer ce théorème de convergence pour des tirages conditionnés. 


M. Petruszewycz relate la manière spéciale dont Markov, dans recherche, s’en tient à 


passer par une méthode promue par Cheby$ev: 


« Trois points nous ont particulièrement frappé (...) Le premier est (...) sa fidélité aux 
méthode de Éhebyèev. Il ne s’agit nullement d’un conservatisme aveugle. Les termes 
dans lesquels Markov expriment les réserves qui s'imposent, quand à la 
démonstration du théorème limite donné en 1887 par son maître, dans sa 
correspondance avec A.V. Vassil’ev de Kazan, ne laissent aucun doute sur la lucidité 
de son jugement. Mais il va s'employer à perfectionner la démonstration esquissée 
par ChebySev et y parviendra en 1898. Peu après, 1900-1901, paraissent les 
démonstrations de Ljapunov. Et l’on reste confondu devant l’acharnement, à la limite 
même on pourrait dire l’entêtement dont fera preuve Markov puisqu'il lui faudra 
huit années de travail pour démontrer par la méthodes des moments qu'il 
perfectionne à cette occasion, la formulation très générale du théorème central 
limite telle qu’elle avait été exprimée par son rival”. » 


M. Petruszewycz relate que Markov a tenu a persévéré huit ans dans sa manière de 
démontrer dans la plus grande généralité possible le théorème centrale limite (=la loi des 
grand nombre) par une méthode très calculatoire, alors même qu’il ne pouvait pas espérer 
avoir un caractère plus général que la démonstration de Lyapunov”f. La généralités que les 
deux recherchaient avant 1900 portait sur une condition de bornage sur les moments, 
c’est-à-dire les intégrations successives de la loi de la variable aléatoire. Or ces moments 
ont une expression facile à développer en série et à borner lorsqu'ils sont d’abord 


transformés en fonctions caractéristiques — c’est la démonstration enseignée de nos jours. 


L'autre méthode, celle empruntée par Ljapunov, en passe par les fonctions 


caractéristiques. 


7 Petruszewycz, M. Les chaines de Markov dans le domaine linguistique, Genève, Slatkine, 1981, p.153. 


76 Nos références s’attachent au tournant mathématique pris par Lyapunov dans ses deux articles de 1900 « 
sur un théorème du calcul des probabilités » et 1901 « Une nouvelle forme d’un théorème limite du calcul 
des probabilités » (dans le Journal de l’académie des sciences de Saint-Pétersbourg). En passant par 
l’utilisation des fonctions caractéristiques, Lyapunov desserre au mieux les contraintes du domaine de validité 
du théorème d’encadrement de l’époque maintenant connu sous le nom de théorème centrale limite. 


161 


Ce dernier développe à cette occasion une technique de correspondance duale/7, une 
transformation de l’expression des lois de probabilités aujourd’hui devenue clef dans le 
dans le domaine, par la simplicité des calculs qu’elle permet. Ce passage par les fonctions 
caractéristiques est d’ailleurs resté l’actuel passage le plus élégant pour démontrer avec le 
degré de généralité maximum les théorèmes de convergence centraux de la théorie des 
probabilités avec leur conditions de validité 78. Ljapunov fit jouer les fonctions 
caractéristiques, là où Markov tenait à n’utiliser que des polynômes, sorte de fonctions 
caractéristiques plus rudimentaires, liées plus directement à la géométrie et à 
l’interpolation, de sorte à pouvoir réutiliser les théorèmes d'encadrement connus et 


féconds de Chebyéev. 


Markov y voyait-il un danger, à trop s’écarter des mathématiques discrètes et/ou sortant 
du domaine de l’analyse Chebyéevienne ? A l’époque, les notions de topologie du plan 
(complexe) ainsi que de la droite des réels, et finalement de la puissance du continue, 
représentait une chose mathématique (N. Charraud l’a montré), de laquelle Markov s’est 
méfiée, pourrions-nous interpréter. Reste que Markov prit un certain ombrage de la 
démonstration de Lyapunov : « un grand coup de Jarnac » (a great dirty trick)/*, lâcha-t-il. 
Il s’en tenait à l'opinion, exprimée par Cheby$ev, selon laquelle le passage par les fonctions 
de variables complexes devenait « transcendantal »#°. Markov s’attachait à démontrer la 


validité du théorème central limite en considérant un nombre fini de moments d’une loi de 


77 C'est-à-dire qu’au lieu de résoudre un problème à partir des fonctions dans lequel il est exprimé 
historiquement ou bien une première fois, après avoir établie une bijection fonctionnelle avec une expression 
duale c’est-à-dire transformée, l’on se propose de résoudre l'équation ou la limite recherchée dans cet autre 
domaine. Alors les écritures ou les calculs s’y simplifie et l’on peut conclure quant à la solution des calculs 
dans le domaine de départ. Les fonctions caractéristiques en probabilités sont en cela parente des 
transformées historiques découvertes en analyse au XIX* : transformée de Laplace et de Fourrier. 


78 Méléard S., « Fonctions caractéristiques et convergence en loi », dans Aléatoire - Introduction à la théorie 
et au calcul des probabilités, chp. 6, Ed. de l’école Polytechnique, Palaiseau, 2011, p.170. 


7 Youschkevitch A.P., « Markov », dans Dictionary of Scientific Biography, C.C. Gillispie (Ed.), Scribner, New 
York, vol. 4, 1974, p.128. 
Youschkevitch qui le tient de Sktelov (biographe russe 1927 que nous n'avons pas pu lire) 


80 Ce mot nous pose une difficulté de sens. Comment l'entendre ? Peut-être était redouté la séparation d’avec 
la représentation graphique en coordonnées cartésiennes. Tant que l’on conçoit la racine d’un polynôme 
comme intersection d’avec l’axe des abscisses, x2+1 n’a pas de racines, et les polynômes en général n’ont pas 
un nombre de racines trivial (mais fonction du déterminant, réel, calculé à partir de leur coefficients). Dans 
le corps des complexes, les polynômes ont un nombre de racine égal à leur degré. 


162 


variable aléatoire, et jusqu'où peuvent être relâchées les bornes autour de ces moments, 


ce que l’on appelle la méthode des moments. 


La thèse de Lyapunov (1892) annonçait déjà ses atouts à venir. Elle portait sur le problème 
général de la stabilité du mouvement. Sa contribution à la technique de résolution de 
certaines équations différentielles a été notable. Il avait connu l’enseignement de Chebyëev 
et était devenu professeur à l’université de Kharkhiv en 1893. En usant d’un passage par 
les fonctions caractéristiques (complexes), une nouvelle sorte de décomposition 
harmoniques des fonctions analogues aux séries de Fourier, Lyapunov mettait à profit ses 
méthodes novatrices, inconnues de Chebyéev, de résolution de certaines équations 
différentielles. Ces mêmes méthodes devaient donner lieu aux exposants de Lyapunov, 
nombres (partie réel d’un nombre complexe) extrêmement pratiques quant à la description 
d’un système dynamiqueë!. 

Le point important est celui relevé par M. Petruszewycz : Markov ne met pas la focale sur 
le même problème. Et il dénie donc la manière de Lyapunov de démontrer. Ce jeune 


mathématicien par rapport à lui n’en devient pas pour autant son ennemi. 


C’est un point très enseignant de l’histoire des mathématiques, qu’un théorème puisse être 
démontré dans toute sa généralité, et que pour autant il y ait tout de même des choses à 
découvrir en tentant de l’aborder par un autre biais, même plus rudimentaire. Markov 
persévère à vouloir lever la conditions d'indépendance des tirages du théorème central 
limite. C’est pourquoi il explore la question de sa validité pour des probabilités 


conditionnelles ou des suites de variables conditionnées®2. 


Il y a là un fonctionnement de l’objet mathématique poursuivi assez remarquable, qui 


fonctionne même quand l’objet est frappé d’obsolescence sous un certain angle. Cet 


81 Un système dynamique a une représentation dans l’espace des phases par définition, la dualité qu’utilise 
Lyapunov y est en quelque sorte consubstantielle. L’exposant de Lyapunov est un nombre qui s’y calcule par 
dérivation locale (divergence) de la courbe suivie dans cet espace des phases. Si ce nombre est supérieur à O 
alors plus il est grand plus le système est stable, s’il est égal à O, le système ne diverge pas -— ce qui ne 
l'empêche pas l’occasion de présenter du chaos, si ce nombre est négatif, le système dynamique diverge. 


82 Les lois de telles aléas présence des écarts à la variance supra-normale ou infranormale, mais pour autant, 
en termes d'intégration, l’on peut sentir que la condition du passage à la limite réside dans le caractère 
exorbitant ou non de cette supra ou cette infra-normalité et non dans sa survenue en tant que telle. Ceci dit 
c'est une explication anachronique, car, précisément ce qui fait le plus étroitement le lien avec la théorie de 
l'intégration est la démarche de Lyapunov, d’en passer par les fonctions caractéristiques (une distribution 
avant l'heure). 


163 


abnégation de Markov nous apprend que là n’était pas l'essentiel pour Markov, qu’il y avait 
quelque chose à trouver pour lui au niveau de la chaîne (Cep’ - le même terme désigne 
en russe la chaîne de fractions divisées en séquence, c'est à dire les fractions continues, et 


la chaîne de probabilités conditionnelles). 


Les séquences d'épreuves liées en chaînes 

Pour des raisons de développement historique du théorème central limite (TCL), Chebyèev 
et Bienaymé se doutaient que la démonstration à laquelle ils étaient parvenus autour de 
189084 n’était pas la plus générale. Et Markov et Lyapunov cherchaient les conditions dites 
de relaxation maximale des conditions de son application. Markov le faisait en termes de 


conditions qui portent les moments de la loi de probabilités. 


Markov et Lyapunov critiquèrent un autre mathématicien, Nekrasov, qui pensait au 
contraire que la condition d'indépendance était nécessaire au TCL et que c’est cela qu’il 
fallait montrer (intuition inverse en quelque sorte). En 1898, Nekrasov devait publier ce 
qu'il pensa être un théorème, selon lequel une certaine forme d’indépendance 
(l'indépendance des variables deux à deux) conditionnait la validité de la loi faible des 
grands nombres, et partant le théorème central limite. Il doublait son essai mathématique 
— dont la finesse exploratoire de certaines pistes n’a été perçue que dans la seconde moitié 


86 


du XX° % , de considérations philosophico-religieuses qui horripilaient les 


mathématiciens, ou au moins Markov. 


Nekrasov introduisit en 1898 dans le débat mathématique un certain schéma de 
probabilité : l'indépendance des variables deux à deux. Elle peut se voir, pour vulgariser ce 
dont il s’agit, comme une construction intermédiaire entre la totale mutuelle 


indépendance des variables, et la question de la dépendance conditionnelle. Elle apparaît 


8 Certes, cette dernière formulation est un peu fataliste. 


8 Tchebycheff P., « Sur deux théorèmes relatifs aux probabilités », Acta Mathematica, vol. 14, 1890, p.305- 
315/ 


8 Seneta E., « Russian probability and statistics before Kologorov », Companion Encyclopedia of the History 
and Philosophy of the Mathematical Science Vol 2, Grattan-Guiness |., Routeledge, p. 1328. 


86 Nekrasov tenait là dégager une marge pour l'existence du libre-arbitre, autrement dit il niaït la doctrine de 
Quételet et devait alors se placer comme lui au niveau d’une interprétation de la théorie des probabilités. 


164 


lorsqu'un aléa, disons Z, est construit dans une détermination directe par rapport à deux 


autres aléa prémisses, disons X et Y®/. 


Il reste que c’est en cherchant à réfuter Nekrasov, que Markov a approfondi le sujet du 
conditionnement des variables aléatoires, ce qui devait le conduire à l'invention des 


chaînes de Markovéë. 


Markov commença en 1905 par publier un article sur l'extension de la validité du théorème 
central (limite) des probabilités aux variables dépendantes, article qui battait en brèche la 
publication de NekrasovË°?, sans pour autant jamais le citer explicitement — sans dire qu’il 
s'agissait en partie de lui répondre. Et Markov de conclure cet article par une sentence 
détachée du corps du texte, peu ordinaire au niveau du vocabulaire et de la formulation, 
qui nie en fait l’assertion que pensait prouver Nekrasov, en en reprenant les termes peu 
orthodoxes : 

« Donc, l'indépendance des quantités ne constitue pas une condition nécessaire à 

l'existence de la loi des grands nombres”. » 
À ce stade, il convient de dire brièvement en quoi consiste une probabilité conditionnelle. 
Une probabilité conditionnelle lie deux à deux des variables aléatoires. Elle les compose. 
Elle s’énonce ainsi : la probabilité que l'évènement Ÿ ne survienne sachant qu’X serait 
survenu. Par exemple, quel est la probabilité de faire 12 avec une paire de dés, sachant 
qu’un premier dé de la paire a fait 5 ? Cette probabilité est nulle. Pourtant, la probabilité 
de faire 12 avec une paire de dés n’est pas nulle. Toutefois l’un n'empêche pas l’autre, l’on 


touche du doigt avec cet exemple que la fixation d’un premier lancer incide non seulement 


87 Mettons X un lancer pile ou face, et Ÿ un autre, donc un lancer de deux pièces en même temps, et mettons 
Z déduite comme égale à pile pourvu qu'il y ait X ou Ÿ ayant fait pile, et face sinon. Z est une troisième variable 
dépendante des deux autres. Dans ce schéma, l’ensemble {X, Y, Z} ne peut pas être dit mutuellement 
indépendant parce qu’il n’y a pas l’égalité entre la loi globale de probabilités d'apparition d’un triplet {x, y,z} 
(il en existe 4 possibles} et le produit des lois marginales de probabilités de chacun. 


88 Seneta E., « Russian probabilities and statistics before Kolmogorov », Companion Encyclopedia of the 
History and Philosophy of the Mathematical Science Vol 2, Grattan-Guiness |., Routeledge, p.1327. 


# Exercice de critique du travail des autres, de leur manque de rigueur, qu’au demeurant il faisait volontiers, 
selon A.P. Youschkevitch, générant par-là une abondance correspondance. A la lecture de sa correspondance 
(traduite en anglais), Markov assumait ce passe-temps un peu spécial. Et indique cependant que c'était avec 
lui-même qu'il était le plus prompt à le faire, cf. lettre du 24 nov 1910 in 
Ondar Kh. O. (editor), The correspondence between A.A. Markov and A.A. Chuprov., New-York, Springer- 
Verlag, 1981 [1977]. 


% Seneta E. & Heyde C.C., Statisticians of the centuries, New-York, Springer-Verlag, p.245. 


165 


sur le résultat de la somme des deux dés (bien entendu) mais sur l'extension même des 
résultats possibles de la somme. Lorsque des évènements sont organisés ainsi, en 


séquence, un certain décours des probabilités des évènements se présente. 


Les chaînes de Markov sont la composée multiple de ces liaisons. Le maillon d’une chaîne 
de Markov consiste dans une probabilité conditionnelle. Ainsi nous pouvons définir qu’un 
schéma de probabilité est dit conditionnel lorsqu'il met jeu un résultat final probabilisé 
susceptible d’une décomposition en étapes intermédiaires elles-mêmes probabilisées. 
Conditionner un schéma de probabilité consiste à décrire et mettre en liaison ces étapes 


intermédiaires?1. 


Dans la théorie de l’aléatoire, le conditionnement existe : il est possible de l’estimer, de 
l’évaluer. Il est possible de tester si conditionnement, il y a plus ou moins. L'opérateur qui 
sert à cela est le calcul de la dispersion. Un tel calcul permet de s'assurer avec une certaine 
marge de sécurité qu’une séquence aléatoire serait plutôt distribuée par un aléa neutre ou 
bien par un aléa conditionné. C’est une recherche d'existence (probable) d’une étape 
intermédiaire à partir de calculs ou tests sur les résultats (finaux). L’ampleur de l’écart 
médian (ou écart absolu moyen à la médiane) peut servir de critère en la matière. 
L’estimation de la sur-normalité ou de la sous-normalité d’une séquence aléatoire est bien 
détaillée et explicitée par des exemples dans l’ouvrage de M. Boll°?. La sur-normalité 
correspond à des séries où les valeurs sont moins dispersées, « plus regroupées en pic », 
autour de la valeur centrale statistique (la moyenne par exemple), la sous-normalité 
correspond à des séries étalées, du moins plus étalées que la courbe de Gauss (la loi 


normale centrée). 


En indiçant en chaîne les probabilités conditionnelles, Markov inventait une nouvelle 
écriture des probabilités conditionnelles, pour lui-même et pour d’autres après lui. C’est 
une écriture de la loi de probabilité d’un évènement indicée sur un état. Nous pouvons 
l’apposer sur un graphe, ce qui est la représentation courante, mais cette version en graphe 


ne s’est imposée qu'après Markov, après les années trente même. Dans les années dix, 


°1 Le caractère aléatoire des états d’une séquence peut être décomposé en le caractère aléatoire d’une 
(autre) variable, dite intermédiaire, à chaque étape. Cette variable intermédiaire était matérialisée par le dé 
intermédiaire de l'expérience précédemment évoquée, et par la pièce pour tirer une direction à pile ou face 
dans notre exemple d’encore avant. 


% Boll M., L'exploitation du hasard, Que sais-je (n°57), Paris, Puf, p.18-20. 


166 


Markov ne maniait que des indices multiples à l’appui de ses démonstrations. Au fond, la 
chaîne de Markov présente une dépendance des probabilités d’un état, que l’on peut 
qualifier de suivant, à un état dit présent, et seulement à cet état (dite dépendance d'ordre 
1), ou à la limite à quelques états précédents (dépendance d’ordre 2 ou 3) mais pas à une 
« longue » dépendance aux indices (ou états) antérieurs. Enfin, « l’oubli », ou ce qui peut 
s'interpréter comme tel est essentiel dans une chaîne de Markov, à savoir le non- 
conditionnement à des états à partir d’un certaine itération passée, relativement brève car 


énumérable (ordre 1, 2, 3). 


Markov pensait peut-être ne pas avoir recours à un domaine trop incertain a priori, les 
indices. Il les maniait déjà avec une grande dextérité dans les décompositions de nombres 
et de fonction solution d’équation différentielle avec la technique des fractions continues. 
Sans le savoir, il opérait un assemblage entre la théorie des probabilités (qui devenait de 
plus en plus axiomatique) et la théorie des graphes (qui, elle, n’était pas prêt d’être close, 
elle ne l’est d’ailleurs toujours pas, c’est une branche de la topologie). Ce qui était très 
Markovien dans l’opération est la finitude faite portée sur la dépendance. La postérité a 
retenu le fait central qu’une chaîne de Markov fait dépendre la probabilité d'évènements 
conditionnés ultérieurs uniquement à un état dit présent, sans mémoire et donc sans 
après-coup. En fait, ne retenir que cela procède d’une simplification, ce n’est que le 
particulier de la chaîne d’ordre 1, et Markov s'était aperçu qu'il pouvait y avoir une 
dépendance, limitée, d'ordre 2 ou 3 sans perdre les propriétés de convergences des 
moments, et faisant des aléas de cette sorte de ceux auxquels s'applique le théorème 
centrale limite”*. Toutefois la simplification susdite met l’accent correctement sur ce qu’il 


y a du style de A.A. Markov dans cette invention. 


% Markov se méfiait des maniements peu orthodoxes de la loi des grands nombres par les statisticiens qui 
faisaient peu de cas des hypothèses de validité mathématique venant contraindre ce théorème limite. Il écrit 
en 1898 à par lettre à Vassiliev qu’il ne l’applique pour sa part qu’aux fonctions et sur des intervalles où 
construire une méthode de régression linéaire par les moindres carrés est possible, ce qu’il se doutait être 
un parti trop conservatif, pas assez relaxé en termes de conditions de validité, mais à défaut d’avoir la 
démonstration. 

Sheyinin O.B., « On the early history of the law of large numbers », in Pearson E.S. & Kendall M.G., Studies in 
the history of statistics and probability, 1970, London, Griffins, p.231-239. 


% Markov A.A., « Sur un cas d'épreuves liées en chaîne multiple », Acta Mathematica, 33, 1910, p.87-104. 


167 


Parlons brièvement ici de la postérité de ces chaînes. Premièrement, sur le plan strictement 
mathématique, cette manière d'écrire les répartitions latentes, les probabilités de 
transitions par lesquelles les états indexés dépendent les uns des autres, forme une table 
de probabilités conditionnelles en chaînes. Elle sera reprise ensuite en algèbre des 


matrices, car cette table fonctionne de manière matricielle. 


Deuxièmement en faisait se croiser plusieurs niveaux d'indexation, la nouvelle écriture des 
probabilités liées en chaînes posait l’assise d’une future hybridation entre la théorie des 
probabilités et les graphes. Ce nouvel assemblage allait fournir d’extraordinaires 
développements en automatique, en cybernétique, ou théorie du servo-contrôle, et en 


informatique. || fondait un élan, non pas sans précédents mais aux analogues rares”. 


En résumé, Markov, voulant étendre la validité du théorème central limite à loi de 
probabilités et des répartitions latentes conditionnelles, a introduit en 1910 au sein d’une 
démonstration de théorie des probabilités, l’écriture d’une mise en série finie de 
probabilités liées en chaînes, dénotées par une indexation®. Son invention sert à une 
démonstration d’abord de mathématique, disons très pures ou abstraite, affecta 
l'extension voulue du théorème, bien que ce résultats fussent déjà obtenu par un autre 


mathématicien, collègue de lui et par un autre cheminement d'écriture. 


Markov s’enquit enfin, et ce sera la fin de notre parcours de son œuvre, de fournir d’une 
chaîne d'évènements aléatoires liés un exemple concret. Il le prit sur l’enchaînement des 
doublets de voyelles, consonnes ou voyelle-consonne dans les 20 000 premières lettres du 
poème Evgenij Onegin de Puÿkin. Outre la mise en application des chaînes, Markov 
continua leur étude mathématique posant les bases d’une théorie des probabilités 


dépendantes les unes des autres, les processus stochastiques. 


% Un analogue : le théorème de Thalès établi un pont entre la géométrie (il faut que la droite sécante de deux 
côtés du triangle soit parallèle au troisième coté), et l’algèbre, puisque qu’il s’énonce aussi bien en termes 
d'égalité de deux rapports numériques. 


% AA. Markov, « Recherches sur un cas remarquable d'épreuves dépendantes », Bulletin de l’Académie 
Impériale des Sciences de St-Pétersbourg, V1 série, 1:3, 1907, p.61-80. 


168 


Le cas d'application au russe écrit 


Micheline Petruszewycz en 1978 a traduit en français les articles de mathématique- 
linguistique de Markov, et clarifié certaines notations. Nous lui devons un accès complet, 
en français, à l’article de Markov de 1911, « un exemple de recherches statistiques sur le 
texte d’Eugène Onéguine (Evgenij Onegin) illustrant la liaison des épreuves en chaînes », 
publié en russe dans le Bulletin de l’académie impériale des sciences””. Au premier chapitre 
de sa thèse, elle en clarifie au passage les calculs, en adaptant la disposition des tableaux 
et des chiffres’8. Elle y expose comment A. A. Markov (1856-1922) a appliqué un modèle 


de probabilités liées en chaînes au caractère plus ou moins consonantique du langage. 


Plus précisément c’est la distribution des doublets de consonnes-consonnes (CC), 
consonnes-voyelles (CV), et les deux autres doublets possibles (VC, VV) qu'il propose 
comme quadriptyque d'états du curseur glissant le long de la ligne des lettres, entre 
lesquels s'organisent des probabilités de passage propres à la langue russe, propres à son 
caractère plutôt consonantique. Car il y a peu de doublets de voyelles en russe, quoi qu’elle 


en comporte huit différentes (à, à, y, o, ou, ia, ié, i, io, iou, chacune ayant sa propre lettre). 


Ce cas d’application a eu pour nous l'effet d’une inquiétante étrangeté. Pourtant, c’est là 


l’un des premiers exemples d'application de cet objet mathématique. 


Les deux chapitres introductifs de sa thèse ont été repris par ses articles de 1981 et 1983 : 
« Chaînes de Markov discrètes dans le domaine linguistique : l'article de 1913 de A.A. 
Markov » %®, et «Chaînes de Markov et statistiques linguistiques » dans la revue 


« Mots »100. 


Le point initial de la démonstration consiste à tester si un aléa suivant le modèle binomial 


serait adapté ou non. En tel cas, la chance qu’une voyelle soit tirée à chaque pas du curseur 


% AA. Markov, « Un exemple de recherche statistique sur le texte d'« Eugène Onéguine » illustrant la liaison 
des épreuves en chaîne », Bull. Acad. Imp. Sc., 6e série, t . 7, (1913), 153-162 


% Petruszewycz M., « Chap. | - Les textes de Markov », dans Les chaînes de Markov dans le domaine 
linguistique, Genève, Ed. Slatkine 1981, p.5-36. 


% Petruszewycz, M., « Chaînes de Markov discrètes dans le domaine linguistique : l'article de 1913 de A.A. 
Markov ». Publications mathématiques et informatique de Rennes, n°2, exposé n°2, 1981, 12 p. 


http://www.numdam.org/item/PSMIR 1981 2 A3 0/ dernière consultation le 01/03/2022. 


100 Petruszewycz M., « Chaînes de Markov et statistiques linguistiques », Mots, 7 (Cadrage des sujets et dérive 
des mots dans l'enchaînement de l'énoncé), oct. 1983, pp. 85-95, (www.persee.fr/doc/mots 0243- 
6450 1983 num 7 1 1118, dernière consultation le 01/03/2022). 


169 


correspondrait à une épreuve à pile ou face avec une pièce truquée : p chance pour pile, 1- 
p pour face, avec p pas forcément égal à un demi. Ce qui importe est qu’en tel cas une V 
ou C serait tirée à chaque pas de façon dite indépendante de la catégorie vocalique de la 
lettre qui précède. C’est un test en tout point analogue à ce qui a été ci-dessus présenté 
comme test de non-normalité, usant des mesures de dispersion et qui détermine si un 
conditionnement vaut d’être introduit ou pas pour épouser au mieux la répartition des 
données. En ce point de départ, Markov a démontré qu'il y a une conditionnalité dans 


l’ordre d'apparition des doublets de lettres en russe. 


Faut-il que cela signifie quelque chose de particulier ? C’est une observation mathématique 
sur la langue russe. Markov se sert de la théorie des probabilités conditionnelles pour 
montrer que, le long des morphèmes de la chaîne de lettre orthographique en russe, à 
chaque pas, il y a un gain de prévisibilité à tenir compte du morphème (de 2 lettres) 
précédent. Il y a une chaîne d'épreuves liées en chaînes (aujourd’hui dite chaîne de Markov) 
d'ordre 1. Les fréquences d'apparition de tel doublet après tel autre ne sont pas 
entièrement dues à un hasard indépendant, qui serait comme un tirage dans une urne avec 
remise. Quelque chose conditionne le long de la chaîne, en employant ce verbe au sens des 


probabilités. 


Le point suivant de la démonstration consiste à estimer à partir du texte de Puskin, traité 
comme une base de données, les probabilités de départ, et les probabilités conditionnelles 


de passage, des quatre états possibles les uns vers les autres VCCV et VC-CC, VV V.. 


« On admet l’existence d’une probabilité inconnue constante p qu’une lettre soit 
une voyelle ou une consonne et on cherche la valeur approximative de p (..) en 
comptant d'apparition des voyelles et des consonnes. On trouve également d’après 
les observations, la valeur approximative des nombres p1 et Po, P11, P10, Por, et Poo 
représentant les probabilités des évènements du système (probabilités 
conditionnelles dans la terminologie contemporaine), dont nous avons explicité les 


significations sous la figure.4 que ne donne pas Markov. 

p1 : une voyelle apparaît derrière une voyelle (nous symboliserons par vv) 

po : une voyelle apparaît derrière une consonne (nous symboliserons par cv) 

pu1 : une voyelle apparaît après une voyelle qui suit elle-même une voyelle (vuv) 


P10 : une voyelle apparaît après une consonne qui suit elle-même une voyelle (vcv) 


170 


Poi : une voyelle apparaît après une voyelle qui suit elle-même une consonne (cvuv) 


Poo : une voyelle apparaît après deux consonne (ccv)!°1 » 


Pi 
1-p;: 


A ES 10 


Po 
1-51 LA 1-ps 
Po 


CV | #——————— | CC 
Poo 
1-D50 


Nous constatons que dans ce système les probabilités sont liées par des complémentations 
à 1 puisque la probabilité de passer de vv à vvc et le complément de celle pour passer de 
VV à VW. 


Markov constate alors que la probabilité qu’une lettre suivante soit une voyelle varie 
considérablement suivant qu’elle est précédée d’une voyelle ou d’une consonne. II 


introduit la différence qu'il note 6 et dote, pour des raisons statistiques, l’ensemble du 


système d’un coefficient de dispersion — 


1+6 
1 

Markov effectue ses décomptes vérifiant d’une part qu’il s’agit bien d’un fonctionnement 
en chaîne multipliée d'ordre 2, telle qu’il l’avait étudié de manière purement abstraite dans 
son article de 19111°2 et montrant que le jeu des 6 probabilités du système a une certaine 
stabilité qui doit dépendre de la langue, du type de registre de langue employée ou bien 
encore de l’auteur. Nous pouvons penser que ce dernier point a été exploré par Markov 


car à la suite de cette application au poème de Puskin, Markov présente un second exemple 


d'application statistique de ses évènements liés en chaînes de consonnes et voyelles sur 


101 Petruszewycz M., Les chaînes de Markov dans le domaine linguistique, op.cit., 1981, p.18. 


102 Markov A.A., « Sur un cas d'épreuves liées en chaîne multiples », Bull. Acad. Imp. Sc., 6e série, t. 5, (1911), 
p.171-186. 


171 


des extraits de 10 000 puis 100 000 lettres du roman (en prose donc) d’Aksakov « Les 
jeunes années du petit-fils Bagrov ». Ses calculs aboutissent à une stabilités des paramètres 


de ses chaînes pour ce roman-ci, avec toutefois des différences de réglages. 


Mme Petruszewycz a poursuivi dans sa thèse ensuite un approfondissement de l’étude de 
ces différences de réglages en fonction de divers caractéristique du matériel écrit ainsi 


analysé statistiquement!%. 


Sans ajouter d’hypothèses à celles du système employé par Markov nous pouvons 
constater que l’arpentage de la langue par Markov construit une mesure du plus ou moins 


grand vocalisme vs consonnantisme du russe. 


Enfin notons que l'approche est rudimentaire sur certains points : premièrement les 
espaces entre les mots ne sont pas pris en compte!"4. La dernière voyelle d’un mot et la 
première consonne du suivant sont comptabilisées en tant qu’un doublet VC. Donc la 


notion même de mot n’importe pas. 


Deuxièmement l’approche est binaire (C ou V), c'est-à-dire il n’y a pas de semi-voyelle, ce 
qui d’ailleurs ne se fait pas sans un petit forçage. Troisièmement, il fait fi du signe mou &. 
Cette lettre de l’alphabet russe ne se prononçait plus depuis plusieurs siècles déjà à son 
époque. Le signe mou b, voyelle du vieux-slave commun, a été réassignée au cours de 
l’histoire du russe, pour dénoter le caractère mou de la consonne qui le précède. Pour en 
donner un analogue, il y a en français la cédille qui amolli la consonne « c » : [k] => [s].Si 
l’on compare à la cédille, l’omission du signe mou semble légitime pour le but qu’il se 
propose, puisqu'’un tel signe adjoint à la lettre alphabétique ne modifie pas la qualité de 


consonne de la lettre avant b ou qui s’y rattache (cédille). 


193 Nous renvoyons nos propres commentaires de cette étude dans un chapitre à part. 


1% En cette étape du calcul survient une coalescence du matériel signifiant en une seule chaîne 
orthographique, la dénudant de la signifiance, et même l’en clivant (car il n’y a plus de retour possible, le 
nouveau matériel étant a-signifiant). Ce point pivot met en œuvre une pétrification du type de l’holophrase, 
il nous semble. Cette étape maçonne le pont au-dessus de l’abîme séparant calcul et langage, en un faire- 
croire à un calcul sur la langue (en deux mots). Or, il n’y a que lalangue qui se prête à calcul (en tant que 
dépôt). 

Stevens A, « L’holophrase entre psychose et psychosomatique », Ornicar ? 42, p. 45-79. 
Un circuit électronique ne fait pas autrement avec le langage que via une telle pétrification (électronique). 


105 Vinokur G., « Chapitre V Le système vieux-russe », dans La langue russe, Institut d’études slaves, 
Bibliothèque de l'institut français de Leningrad (trad. du russe par Yves Millet), t. XXII, 1947, p.42-52. 


172 


Et, précisément parce que cette approche est rudimentaire, elle opère au niveau littéral, 
où la question du trait écrit forme son résidu insurpassable. Cela donne son intérêt à cette 


application. 


Rendre comptable ou mesurable la chaîne (lui conférer une métrique) est-ce la doter d’une 
unité sphérique ? Nous ne pouvons pas aller aussi vite à cette pseudo-conclusion car la 
formation du quadripôle (ou d’un automate cellulaire quel qu’il soit) ne tient pas à la 
topologie de la sphère, même s’il structure des possibilités éminemment finies et 


répétitives et bornées. 


Les développements postérieurs à Markov par Micheline Petruszewicz sont résumés et 


discutés dans un chapitre ultérieur du présent texte. 


3) Vie personnelle de Markov 


Enfance, famille et Lycée 


Andrej Andreevi Markov est né à Riazan en Russie à la fin du printemps 1856. Il était le 
cinquième enfant de Nadejda Petrovna, et d'Andreï Grigorievich Markov, garde forestier 
en chef / collegiate concillor ou kollezhskii sovetnik. Son grand-père paternel avait été 
diacre, non loin de Riazan!®, Et, son grand-père maternel avait un rang dans le système 


élaboré de degré de dignité des serviteurs de l'État depuis Pierre le Grand (le tchin). 


Markov, enfant, avait besoin de béquilles pour marcher!°’. Opéré du genou qui ne se pliait 
pas, il put ensuite marcher sans prothèses d’un pas légèrement boitant. Nonobstant, il était 
bon marcheur et même volontiers randonneur. Il a exprimé plusieurs fois durant sa vie une 
maxime, selon laquelle l’on reste en vie tant que l’on se meut (You will remain alive as long 
as you keep moving) et qui aurait été un mot, une plaisanterie, qu’un médecin aurait lancé 
à un postier!'8, Nous pourrions donc avancer que le pas-à-pas revêtait un sens intime pour 


A.A. Markov. 


1% La capitale de région de la région voisine au sud-est de celle de Moscou, à 204 km. 


107 Youschkevitch A.P., « Markov », dans Dictionary of Scientific Biography , C.C. Gillispie (Ed.), Scribner, New 
York, vol.4, 1974, p.124. 


18 Markov A.A. (fils), « The biography of A.A. Markov », in O.B Sheynin 2004, additional material to 
O.B. Sheynin, « AA. Markov’'s Work on Probability », Arch. Hist. Exact Sci. 39, 1988, p.337-377 
(http://www.sheynin.de/download/study9.pdf, dernière consultation mai 2022) 


173 


Sa passion pour les mathématiques émerge au lycée, où il n’attachait d’après ses bulletins 


de notes que peu d'importance aux langues anciennes, au grand dam de son père. 


Toutefois, selon le fils de Markov, l’inimitié du père et de certains professeur trouvent une 
raison plus forte ailleurs. Un enjeu de sa vie devait débuter à son adolescence, 
l'engagement en politique. Lycéen, il lisait la nouvelle génération « des publicistes », ces 
Tchernyshevski, Dobroulov et Pisarev, dont manifestes et pamphlets faisaient de notoires 
agitateurs révolutionnaires. Ils étaient d’ailleurs largement censurés. Lorsqu'ils étaient 
publiés la polémique était garantie. Nous l'avons dit, les Romano freinaient le changement 
social avec un conservatisme prononcé, mais sans le bloquer et même parfois en y étant 
mêlé. La littérature anti-tsariste de libération par la révolution a trouvé un écho particulier 
jusqu’en France, dans les années 1870, notamment avec l'immense succès de la traduction 
de Maroussia, le conte de l'écrivaine russo-ukrainienne Marko Vovtchok, qui a fréquenté 
un temps intimement Dobroulov. Ce conte narre l’histoire de la fille d’un cosaque ukrainien 
qui reprend le flambeau paternel indépendantiste et lutte contre les emprises extérieures 


polonaises et russes. 


Même l'abolition du servage en Russie en 1861 ne trouve pas grâce aux yeux des 
publicistes. Ils analysent que de telles réformes, pourtant conséquentes au niveau des 
droits de la transmission du foncier et de l’organisation du travail agricole, n’apportent pas 
de changement réel dans les faits. Ce sont pour ainsi dire des socialistes de la première 
heure aux sympathies anarchistes prononcées. Le cercle de Tchernyshevski est combattu 
par l’opinion dominante comme nihiliste, factieux, violent. En fait chacun de ces dits 
« publicistes » nourri ses propres idées politiques. Moins favorable à l’action radicale, 
Dimitri Pisarev pensait que l’on pouvait faire émerger un homme nouveau, grâce au savoir 
scientifique, qui serait plus libre et heureux!®. Il était soucieux de la condition des femmes 
et traduisait des écrits internationaux à ce sujet, dont Hugo, dont G. Sand. Dans ce 
mouvement, l’athéisme était patent et c’est en lien avec un certain athéisme, soit pour 


avoir continué à ranger ses livres à la fin d’un cours au lieu de se tenir coi alors que c'était 


C'est une traduction en anglais O.B. Sheynin en 2004 de la publication originale de 14 pages de 1951 de A.A. 
Markov Jr. dans une encyclopédie biographique de scientifiques Russes, uniquement sur le site internet 
http://www.sheynin.de/download.html dernière consultation le 08/11/2022 


19 Ushinsky, C., « Une question à résoudre : le ‘réalisme’ de Dmitri Pisarev», Canadian Slavonic Papers / Revue 
Canadienne des Slavistes, June 1976, vol.18:2, p.141-153. 


174 


le moment de la prière, que Markov faillit être renvoyé du Lycée. Il y échappa grâce à 


l’intercession d’un camarade, un nommé Kapustin. 


Markov prit un angle Pisarévien lors d’une une composition sur Evgenij Onegin de Puëkin110, 
un angle qui consiste à critiquer vertement le romantisme au nom du réalisme et de 
l'avènement de la science pour l’avenir. Cela n’échappe pas à son correcteur du lycée qui 
lui rend sa copie avec cette remarque : « vous avez dû lire beaucoup des auteurs n'ayant 


aucun sens esthétique. » 


Décidé pour les mathématiques, il envoie par lettre postale à Bunyakowski, à Korkin et 
Zolotariev, une dissertation où il présente une méthode de résolution d’une équation 
différentielle, méthode qu’il a inventée. Bunyakowski n’y répond pas — il en gardera une 
inimitié. Korkin et Zolotariev, eux, le félicitent de la rigueur de son travail et l’informent 


qu’il a trouvé par ses propres moyens une méthode dont il n’a pourtant pas la primeur. 


A partir de 1874, il étudie en classe de Physique mathématique auprès de A.N. Korkin, E.l 
Zolotariev, P.L Chebyéev, Constantin Aleksandrovitch Posse et Bobylev. Korkin mène des 
petits groupes d’études, en supplément au cours magistral où Markov s'illustre et, d’après 
Markov Jr., les conversations avec Korkin jouèrent un rôle séminal dans beaucoup de ses 
idées originales par la suite (His conversations with Korkin were the starting-point of many 


of his independant works.) 


Première partie de carrière universitaire 


Cette période d'étude se termine par la résolution d’un problème de concours, c’est sa 
dissertation « sur l'intégration des équations différentielles au moyen des fractions 
continues » pour laquelle il obtient la médaille d’or, le 31 mai 1878. C’est simplement la 


manière d'attribuer à l’époque le passage en master avec mention. 


En 1880, il soutint sa thèse de master qui s'intitule « des formes quadratiques binaires de 
déterminant positif », dont nous avons brossé la teneur mathématique au chapitre 


mathématique grâce au dépliage de C. Reutenauerït. 


H0 [| est étonnant que ce détail n’ait pas été repris dans les études de M. Petruscewicz. 


1 Reutenauer C., « La théorie de Markoff ou le vilain nombre d’or », Bulletin AMAQ, Vol. LX, n° 2, mai 2020. 


175 


Ses résultats étant nouveaux, pointus, il obtint alors de ses pairs une réception très 
favorable. Il commence à enseigner, reprend le cours d'introduction à l’analyse de K.A. 
Posse. En 1884 il soutint sa thèse de doctorat « Sur quelques applications algébriques des 
fractions continues ». Sa renommée scientifique dû être grande pour qu’il fût nommé 
stagiaire (adjunct) à l’Académie des Sciences seulement 6 ans après sa thèse. En 1886, 


l’Université le nomme professeur extraordinaire, sur proposition de Chebysev. 


Revenons un peu en arrière. À partir de 1883, il assura le cours de Probabilité, du fait du 
retrait de Chebysev de l’enseignement. Il devait l’assurer d’ailleurs jusqu’à sa mort en 


192212, 


En parallèle de ses activités universitaires, il s’occupait des calculs actuariels pour un 
système de caisse de retraite. M. Petruszewicz indique que pour traiter convenablement 
d’un côté le systèmes des rangs dans la société, qui n’avait cessé d'évoluer en tous sens 
depuis son institution par Pierre le Grand et de l’autres les péréquations complexes qu'il 
fallait faire en fonction de l’avancée des méthodes d’assurance et de valeur monétaire, les 
compétences d’un Markov étaient de mises à cette fonction-là. Elle souligne qu’il incarnait 
parfaitement le rôle. Par ailleurs, Chebyéev insistait, nous l’avons vu, pour que les 
mathématiciens prennent part au avancées industrielles et économiques de leur temps. Si 


bien que cette partie de sa vie était en accord avec l'esprit de son maître. 


En 1883, A.A. Markov épousa Maria lvanova Valvatyeva (1860-1942). Ils se connaissaient 
depuis l'enfance car elle était la fille du propriétaire de la propriété gérée par son père. 
Cependant, la mère de Maria lvanova n'avait autorisé sa fille ainée à se marier avec Markov 


que lorsque ce dernier eut acquis un statut social suffisant. 


Deuxième partie de carrière 


1890 : il est nommé académicien extraordinaire 
1893 : il est nommé professeur en titre (ordinaire) à l’Université de Saint-Pétersbourg 


1896 : il est nommé académicien titulaire. 


12 Difficile d’ajouter « sans interruption » comme l’ose M. Petruscewicz puisqu’en 1917/1918 la famille 
Markov a passé plus d’un an à Uriupinsk. Elle signifie qu’il n’a pas été remplacé cette année-là, peut-être. 


176 


Plus de 120 articles jalonnèrent cette carrière très réussie. Markov a été aussi auteur de 
deux manuels de cours, publiés, traduit et republiés et éditeur des œuvres complètes de 


Cheby$ev (avec Sonin), en partie en français et en russe. 


Il n’a jamais été fait étal d’un talent particulier dans le professorat, qu'il a pourtant exercé 
toute sa vie. Son fils rapporte qu’il a pu faire preuve de brusquerie, qu’enseigner au niveau 
du Lycée lui était difficile, car il ne supportait pas les automatismes derrière lesquels l’élève 
intimidé par la sècheresse des mathématiques peut espérer se réfugier! Markov Jr. narre 
une scène où Markov a tancé un élève se trompant via l’essai d'appliquer une recette 
pseudo-géométrique. Certain de ses élèves notent qu'ils s’appuyaient avant tout sur la 
rigueur de son cheminement de pensée, donc ses démonstrations, car il n’avait pas de 


talents d’orateur mais une voix monotone faisant le cours difficile à suivre. 
Il eut pour élève notable Yakov Viktorovich Uspensky (1883 - 1947)! 


À propos de son attachement à l’enseignement, son fils livre un détail fort. Alors qu’il 
n'était plus en état de marcher après les opérations subies (contre la phlébite) au retour 
d’Uriupinsk en 1918, A.A. Markov s’est astreint à tenir la chaire de probabilité encore 
plusieurs années et finalement jusqu’à l’année de sa mort. Son fils devait alors le porter 
épaule contre épaule pour le conduire à l’Université. Markov était donc viscéralement 
attaché à la perpétuation d’une chaire d’où traiter de mathématique et l’enseignement. Ce 
n’était pas pour lui chose annexe mais nomination, stabilisation. Ce qui le montre aussi est 
qu'il a commencé jeune à donner des leçons particulières de mathématiques, en particulier 


à son jeune frère Vladimir. 


En conclusion sur ce point, quoique Markov eu quelques défauts dans sa manière 
d'enseigner, et qu’il n’y trouva pas un succès phénoménal comme Chebyëev, cette 
dimension était pour lui primordiale. Nous ferons le lien en conclusion avec la question de 


l'édition en mathématique, qui n’a que trop peu été explorée dans son cas. 


Troisième partie de sa carrière, 1902-1922 la retraite de l’Université. Et c’est dans cette 


période qu'il invente une nouvelle écriture dans le domaine des probabilités, un nouvel 


13 Baruk S., Echec et maths, Seuil, Point Essai, 1977. 


14 Seneta E., « Markov and the creation of the Markov chains », billet pour l’AMC (American Mathematical 
Congress), 2006, url: https://www.maths.usyd.edu.au/u/eseneta/senetamcfinal.pdf consulté le 
08/11/2022. 


177 


assemblage au sens de M. Serfati, une intuition symbolique au sens de G. Chatenay ceci est 
discuté ensuite. Nous en avons donné les coordonnées dans la partie mathématique. Coté 


vie personnelle, voici ce qu’il s’y passait. 


André l'irascible ou le trouble-fait (Neistovyi Andrei) 


Son fils révèle deux traits de son caractère, Markov était impudent ou téméraire, et 
entier! (respectivement : a bold man and open-hearted). Il fait référence à son activité 
citoyenne dans ce passage. Markov a exercé des fonctions, au comité de direction de 
l’université par exemple, lui permettant d'exprimer des choix. Et ses prises de position 
avaient un certain poids, dont il fit usage, sans fard. Il se disait luttant contre l'inintelligence. 


Dans les faits ses interventions donnent une image encore plus précise. 


L'élection de Maxim Gorky à la section des Belles-Lettres de l’Académie impériale des 
sciences attira la foudre du Tzar Nicola Il, qui fit annuler l’élection immédiatement par 
annonce du grand-duc Constantin Romanov!l$ dans le même bulletin officiel qui devait 
sceller l'élection (12 mars 1902). A. A. Markov adressa sous quinzaine une requête à 
l'académie des sciences pour lever l'annulation, pour deux motifs : d’une part le président 
n’a pas de mandat pour parler au nom de toute l’académie, d’autre part il n’accompagne 
son acte d'aucun motif tangible. Il voulut lire publiquement sa motion devant l'assemblée 
général qui s’ensuivait, mais fût empêché par le secrétaire perpétuel, qui lui rendit son 
texte avec la mention « à conserver pour les annales ‘off ou en marge des relevés 
officiels », ce qui fait que la motion ne parut pas dans les minutes de cette assemblée. Dans 
le même mouvement de révolte, il démissionnait de l’assemblée générale de l’académie 
des sciences, et proposa même de ne plus collaborer à la publication des œuvres de 
Cheby$ev. Mais pour cette dernière menace, elle ne fut pas mise à exécution car il semble 


qu'il n’estimait aucun collègue suffisamment qualifié pour prendre son relai en cette tâche. 


Trois ans après, il soumit une réaffirmation de sa position à la même assemblée générale, 
plus argumentée. II faisait valoir le précédent qu’il y a à accepter qu’un membre d’un 


gouvernement puisse rayer de la sorte le nom d’un collègue élu par la procédure normale, 


15 Ce dernier adjectif pour Markov fait un quasi-jeu de mot en français qui correspondait en russe à peu près 
à le nommer : Tsesloye (yenoe) Andrei. 


16 Ce grand-duc était le président de cette académie. Dans ce type de société savantes siégeait à l’époque à 
la fois des intellectuels très méritants, ce qui est classique, et des nobles nommés-là à titre honorifique. 


178 


et dès lors le règne d’un arbitraire « sans-limite » (limitless). Ce n’est pas faire mauvais 
mélange de psychanalyse et d’histoire des mathématiques que de simplement noter que, 
dans les propos d’un Markov, pointer le danger au niveau du sans-limite ne pouvait que 
revêtir une connotation très personnelle. Sa vie durant il avait perfectionné la notion de 
limite en mathématique, dans une grande érudition de tout ce qui concernait le bornage 
des restes et leur calcul, leur approximation. Il pointe précisément ceci qu’une «telle 
annonce [lannulation de l'élection de Gorki] n’est valide qu’à ce qu’un sans-limite de 
l’arbitraire ne devienne la règle, ce qui fait tomber aussi bien toutes les annonces du même 
coup. » Nous estimons que cet argument est important. D'abord, il constitue en soi un 
raisonnement apagogique, c’est-à-dire une démonstration par l'absurde. D'autre part, il 
fait un usage de ce qu'il sait du sans-limite, non pas comme pas infranchissable, mais 
comme opérateur concret qui, lorsqu'il opère, porte à conséquence sur l’ensemble « des 
annonces », nous pourrions dire du symbolique. Ou bien il y a une procédure qui fait bord, 
et Markov estime savoir (à juste titre) de quoi il parle, ou bien le sans-limite doit nous 
mener à repenser l’ensemble des termes du problème. La lettre du 8 janvier 1905 nous 
présente donc un Markov faisant un certain usage de la fonction de la rétro-action, du nom- 


du-père. Markov dit qu’il y a là, pour lui, un problème de sans-limite. 


Ses interventions politiques ont un point de cohérence : la lutte contre l'antisémitisme. Juif 
était Maxim Gorki (nom de plume d’Alekseï Maksimovitch Pechkov). Markov a dans un plus 


17, Markov termine sa demande de 


large contexte demandé la levée des quota de juifs 
réhabilitation par l’idée d’au moins associer Gorki à leur travaux et de l’inviter à leur 
conférences, où l’on constate s’il fallait s’en convaincre que cet engagement de sa part 
n’était pas du semblant, pas une position calculée, mais bien celle d’un sujet poursuivant 


un idéal. 


Il y a un deuxième coup d'éclat épistolaire de Markov sur lequel revenir, sa prise de position 
très engagé par solidarité avec l’excommunication de Tolstoi par le Saint-Synode. Là, l’on 
peut se demander un peu s’il joue ou bien si cela lui vient des tripes. Et précisément parce 
qu'il en fait un peu beaucoup, c’est intéressant — la liberté de penser nous intéresse, la 


fantaisie. En 1910, il demande publiquement à subir le même sort que Tolstoi c’est-à-dire 


17 Seneta E. & Heyde C.C., Statisticians of the centuries, New-York, Springer-Verlag, p.245. 


179 


l’excommunication (simple). Cette prise de position a été lue a raison comme une position 
occidentaliste dans le clivage slavophile/occidentaliste!8 . Toutefois ce qui nous retient, ce 
sont les arguments précis de sa lettre du 12 février 1912 au Pope supérieur du Saint- 
Synode. Premier argument : toute sa vie Markov aurait développé le calcul des probabilités, 
donc son athéisme serait manifeste. Nous retrouvons là une question philosophique et 
théologique qui a une histoire 1°. Deuxième salve d'arguments: même dans les 
probabilités Markov affirme n'avoir jamais souscrit aux précautions d’un Bunyakowski, qui 
émaillait de cours de notes disant que la prévisibilité n’était pas commensurable avec la 
question du destin ou du sort au sens théologique du terme. A notre avis, il y a là plutôt 
une querelle avec Bunyakowski qu’une question nouvelle par rapport au premier 


argument. 


La fin de la lettre est la plus intéressante pour apercevoir quelque chose de Markov. Il 
accumule des arguments car, et il l’avoue à demi-mot dans la tournure de la lettre, il ne sait 
pas quels sont les critères suffisants pour être excommunié. Autrement dit, il y a une 
question de logique, de consécution, sous-jacente dont il ne maîtrise pas le terme, le motif. 
Alors il avance ceci « si ces motifs ne suffisent pas, prenez en considération que je ne vois 
pas de différence en substance entre une icône et une idole, aucune des deux n’est dieu 


puisque ce sont des images. » 


Question intéressante qui vise à frapper au cœur, à mettre à bas, un dogme orthodoxe 
acquis non sans mal, un dogme en forme de nouage. L’icône vient nommer dans le temple 
de Dieu ceux qui incarnent l’esprit ou le souffle divin sur terre (Jésus, Marie, les Saints etc.). 
C'est pourquoi le fidèle ne peut que se prosterner, condescendre au mystère de cette 


incarnation et la révélation qui s’y joue, c’est l'équivalent du verbe fait chair. En ce point 


8 Mazliak L, «Le printemps ergodique », Notes de cours, ENS, 6 et 13 décembre 2006, 
perso.lpsm.paris/"mazliak/printemps_ergodique.pdf dernière consultation le 4 août 2022. 


H9 Le 12 mai 1955, J. Lacan cite une ordonnance de 1277 de la Sorbonne qui règle les punitions des élèves à 
qui il arrivait de blasphémer en Sorbonne, et qui réserve la punition la plus sévère contre ceux qui jouaient 
aux dés sur l'autel. Qu'avait ce geste de si scandaleux ? C'est sacrilège, d'une part car le jeu est amené sur 
l'autel, d'autre part car cela introduit la négation du nouage du problème de la destinée à la puissance Divine. 
Le dé corrompt la pente fataliste du monothéisme. Il la troue ou la raye, voire la raille. La logique est celle 
d'une dialectique que Lacan vient d'introduire, à savoir : « Ce que vous connotez comme présence, vous le 
mettez sur fond de son inexistence possible. » in 
Lacan, J., Le séminaire, Livre II Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, 
Seuil, 1978, p.256. 


180 


Markov commet donc une bévue n’allant pas jusqu’au fond du problème. Le fond de ce 
dogme et qui avait fait problème historiquement!??, c’est qu’il est interdit de représenter 
Dieu le père. Donc exhiber la caricature d’un Dieu le Père, un Dieu à forme humaine prenant 
par exemple le parti de Tolstoï et de la liberté d'écrire et de penser, aurait été un acte plus 


choquant d’impiété encore que sa pétition iconoclaste. 


Enfin, toujours ne sachant pas si ses arguties sont suffisantes, Markov, dans une position 
assez messianique, termine sa lettre en disant ne vouloir offrir aucune sympathie, à quelle 
que religion que ce fût, qui, telle l’orthodoxie, prête son concours aux bouches à feux et 
aux épées, et ne doit bientôt sa survie qu’à cela. Cette dernière assertion montre un 
caractère de non-violence qu’il convient de souligner. Querelleur, extrême, mais violent : 
pas pour un sou. Cela nous le rend fort sympathique. Notons la proximité depuis le lycée 
de Markov, avec la position qu'avait dû se forger un Pisarev au sein même des mouvements 
prérévolutionnaires. Une filiation avec le Saint-simonisme semble aussi se dessiner. Quoi 
qu'il en soit, le résultat de l'affaire fut que Markov n’a pas été excommunié, mais 


simplement rayé de la liste des fidèles. 


Revenons sur un point : il fit référence à son traité de probabilité comme preuve d’impiété. 
En creux, cela dénote un attachement de sa part à son effort de publication et même 
d'édition de livre entier. Il y en eut trois : le cours de calcul différentiel, de probabilités et 


les œuvres complète de Chebysev. 


Il'est très rarement mentionné l'importance de cette activité pour lui!21, Pourtant, lorsqu'il 
menace de cesser toute activité avec l’Académie impériale des sciences, il mettait encore 


son activité d'édition et de publication posthume des œuvres de Chebyèev dans la balance. 


Nous pensons au contraire que Markov avait une grande proximité avec cette question 


d'éditer des mathématiques. 


120 « C'est pendant la crise iconoclaste, au VIII® et IX° siècle que l'Eglise dût préciser la signification de l'icône. 
(…) « Puisque l'Invisible, s'étant revêtu de la chair, apparut visible, qu’on représente désormais la 
ressemblance de Celui qui s’est montré... » (Saint Jean Damascène, Patrologia Graeca t.94 p.1239). Le Christ 
n’est pas seulement le Verbe de Dieux mais son Image. L’Incarnation fonde l’Icône et l’Icône prouve 
l’Incarnation. » 

Clément O., « Chap.ll Les Icones », dans L'Eglise Orthodoxe, Que sais-je (n°949), Paris, Puf, 1961, p.115. 


21 À vrai dire, il n’y a que la biographie très factuelle et très secondaire voire tertiaire de l’université Mac 
Tutor qui finalement fasse ressortir qu’il s'agissait bien d’un mathématicien-éditeur. 


181 


Il s'agit du mathématicien-éditeur dont la fonction et la position dans les mathématiques 
du XIX° et début XX° a été analysée par Emmylou Haffner!?2. Derrière l'interprétation, 
anachronique sûrement, d’un Markov scoliaste de Chebyëev, que ses biographes russes des 
années 50 lancèrent (sauf son fils) et qui aura été nuancée ensuite dans les appréciations 
des historiens des mathématiques de la fin du XX° 12, nous pensons qu’il y avait une vérité 
d'époque. Ce qui ne va pas est sa prolongation indue géographique ou temporelle!?* qui 
habille Markov en scoliaste de ChebySev. Cette vérité d'époque serait que ChebySev avait 
laissé, dans le décours de sa passion virale pour les mathématiques, une somme de cours, 
de travaux, d'idées rédigées, non-publiées. 

Globalement, l’Ecole de Saint-Pétersbourg de calcul intégral et de probabilité maintenait 
les flammes aux foyers Chebyseviens qu’étaient les séries de polynômes d’interpolation, le 
théorème central limite, la forme quadratique qui fait pont entre maximisation d’une 
fonction sous contrainte de bornage et écriture approchée à un voisinage encadré près 
d’un nombre irrationnel (il y en a d’autres). Et la manière dont Markov s’y est pris face à 
cette vérité, outre qu'il a fait une brillante carrière de mathématicien dans l’école, 


concrètement, ç'a été d’être son éditeur-mathématicien. 


À notre avis il y a là un effort éditorial colossal, que Markov a déployé, que les historien des 
mathématiques ont tendance à oublier du fait de son caractère trop prosaïque, disons-le 
avec ce petit jeu de mot. Il y a tout une activité libérale à la frontière de l'artisanat, toute 
une subtilité, dans cette position d’éditeur-mathématicien, sur laquelle nous en savons 
peu. Il faudrait là revenir aux sources primaires de Markov et notamment ouvrir un chantier 


sur la préparation des Œuvres de Chebyëev, passer en revue sa correspondance avec Sonin. 


En perspective de notre hypothèse, il y a ce pouvoir discrétionnaire de l’éditeur posthume 


dont il s’agirait de rendre compte : choix de corrections, déploiement d’une logique 


122 Emmylou Haffner, « L'édition des œuvres mathématiques au XIX° siècle en Allemagne. L'exemple des 
Gesammelte Werke und wissenschaftlicher Nachlass de Bernhard Riemann », Philosophia Scientiæ [En ligne], 
22-2 | 2018, mis en ligne le 21 juin 2020, consulté le 31 mars 2021. 


13 À commencer par Petruszewycz qui précise que Markov a nourrit une fidélité aux sentiers mathématiques 
de son maître, souvent à peine défrichés, mais non une dévotion, appréciation qui, elle, n’a tenu qu’à une 
certaine exagération. 


14 Hannah Arendt analysait qu’un préjugé a souvent été à une époque antérieure une énonciation qui a pu 
avoir une validité et que ce qui subvertit cette validité ponctuelle réside dans sa fixation, in 
Arendt H., La crise dans la Culture, (1961) Gallimard, Paris, 1972. 


182 


d'ouvrage, réseau de traducteurs, de typographe et de presses techniques. Cette prise de 
responsabilité sur l’œuvre même du maître ne peut que nourrir la passion, ce qui est le but 
recherché et en l'occurrence atteint. Il nous semble qu’il y a eu un point de capiton pour 
Markov, important, avec cette publication des Œuvres complète de ChebySev en 1899. Et 
nous ne sommes pas étonnés de constater qu’il y a un tournant en 1900 dans son attitude 


publique. Il se fait plus libre et offensif. 


En 1913, Markov a publié une application remarquable de sa découverte théorique : un 
exemple de recherche statistique sur le texte Evgenij Onegin illustrant la liaison des 
épreuves en chaînes!?. L'invention des chaînes de Markov est contemporaine des textes 


fondateurs de la psychanalyse par Freud. 


L'invention des chaînes de Markov a été un fait tardif dans sa carrière. Il était retraité de 
son poste de professeur ordinaire. J.A. Miller a noté que, pour certain mathématicien, c’est 
vers un âge avancé voire vers la retraite qu'ils proposent une novation importante en 
mathématique, alors qu’il est de coutume de dire qu’un mathématicien est productif 
surtout entre la vingtaine et la quarantaine!?£. || se trouve que Markov fait partie des 


exceptions à cette « règle ». 


S'il a nourri des relations difficiles avec plusieurs autres mathématiciens, il a su aussi 
conserver non seulement des positions universitaires stables mais encore un cercle de 
correspondants assidus, Chuprov (en Prusse), Thomas Joannes Stieltjes (en Suède) et 


Hermite (en France) entre autres. 


Nous l’avons vu, c’est en critiquant le travail de Nekrasov que Markov devait alors inventer 
une nouvelle écriture des probabilités conditionnelles. Il faut noter qu’à la même époque 
il confie à Chuprov que c’est pourtant un schéma de probabilités qu’il n’apprécie pas. Il 


qualifie ces probabilités de double Queteletsiennes dans sa correspondance avec Chuprov. 


127 


Double Queteletsiennes””’ car une loi de probabilité construite par l’intercession d’une 


DS À.A. Markov, « Un exemple de recherche statistique sur le texte d'Eugène Onégine illustrant la liaison des 
épreuves en chaîne », Bulletin de l’Académie Impériale des Sciences, 6°"® série, t.7 (1913), pp.153-162. 


26 Miller J.A., « Un rêve de Lacan », dans Le réel en mathématiques - psychanalyse et mathématiques, Agalma 
( diff. Le Seuil), 2004, p.107-133. 


27 La thèse de Micheline Petruscewicz op cit. p.132 rapporte que Markov a écrit (ce qu’elle traduit) : 
« dans certains cas les [théorèmes fondamentaux] nous donnent les probabilités cherchées directement ; 


183 


première condition, elle-même aléatoire selon une loi de probabilité, cela dédouble le 
processus du tirage. Markov faisait, dans la même veine, strictement la distinction entre 
deux ordres de probabilités : celle provenant d’une induction directe sur des données (donc 
la démarche statistique) et celle calculée à partir d’une autre probabilité, séparation que 


les mathématiciens ont tendance à renvoyer à un simple fait historique. 


4) Discussion 


1° temps : l'inscriptible au lieu de l'incalculable 


En suivant ce parcours nous constatons que la théorie des nombres, sur fond 
d’arithmétique, a joué un véritable rôle déclencheur pour sa carrière et sa pensée 
mathématique conjointement. Ce constat semble plutôt un apport nouveau au 
commentaire de ses œuvres en histoire des mathématiques, sauf à ce que nous ayons laissé 
passer la référence qui l'aurait souligné. Rendons toutefois justice aux historiens des 
mathématiques, ils ont senti l'importance du caractère finitiste de ses recherches et 


notamment ont souligné sa dextérité dans le maniement des fractions continues !?#, 


C’est d’abord en surdoué de cette méthode de calcul, issue de la théorie des nombres que 
Markov s’est avéré un mathématicien hors-pair montrant qu’un progrès s’obtenait avec 
ces fractions continues aussi bien pour des questions d’interpolation de fonction, de 


majoration d’intégrales que de résolution d’équation différentielles. 


Et ce serait alors là un premier temps à cerner, celui l'excellence de Markov dans le passage 
de l’existence d’un résidu, d’un reste (souvent issu d’un calcul formel de division en série, 
comme les fractions continues, où de développement en série, comme dans la méthode 
des moments fonctionnels d’une fonction de probabilité) à sa majoration par un terme, ou 
bien constant (par ex. les constantes de Markov) ou au moins calculable, quantifiable. Nous 


faisons là référence au outils mathématiques concret de la théorie de l’approximation. 


Par passage à la limite, à chaque fois, il suffit le plus souvent d’avoir de telles majorations, 


pour que s'effectue une coupure, au sens où il apparaît que certains termes pourront être 


dans d’autres cas ils nous procurent une équation pour la recherche de probabilités que nous devons 
supposer préalablement. » 


18 Aussi dites fractions continuées, pour des auteurs français début XX°. 


184 


négligé. Or, comme l’observe finement Youschkevitch, c’est précisément un point auquel 
Markov n’accorde pas tant d'importance, comparé à celle qu’il accorde aux étapes des 
calculs, finitistes et séquentielles. En deux mots : primo Markov goûte plutôt au domaine 
du discret, il travaille dans une logique finitiste, secundo : au passage à la limite, il n’accorde 


pas davantage d'importance, il évite plutôt ce volet de la question{??. 


Quand l’on pose cela, avec le fait maintenant que, rétrospectivement, sa notoriété pris sa 
source en tant qu’il fut l’avant-garde de la théorie des automates finis en informatique 
théorique et en physique-mathématique des processus stochastiques, l’on se rend compte 
que l'inscription pas-à-pas faisait sa marque à lui. 

A l’appui de ce qui se dessine pour lui d’un souci de ne pas aller vers les asymptotes et de 
passer ultra-précautionneusement aux limites, sa correspondance avec Chuprov fournit un 
élément supplémentaire. Markov y semble peut-être aux prises avec cette chose physico- 
mathématique qu'est l'explosion combinatoire, le fait que certaines suites d'instruction 
dans des procédures mènent à des écritures non-inscriptibles et non-développables du fait 


de leur immensité. 


Markov le révèle dans ces mots « Infinetely improbable, infinitely distance values can 


change the mathematical expectation as much as you please!*0. » 


Il énonce un problème dans un contexte probabiliste qui porte le nom d’effet papillon. 
Cette expression, pourtant du domaine scientifique, ressemble à une métaphore, voire un 
mythe Le mythe dont aurait fait usage le météorologue Edward Lorenz lors de sa 
conférence « predictability: Does the Flap of a Butterfly's Wings in Brazil Set off a Tornado 
in Texas? » en 1972. 

Il s'agit en fait d’une question de physique des systèmes dynamiques, c’est-à-dire le 
concept d’un mobile qui parcours des coordonnées, donc décrivant une certaine 
trajectoire, qui elle-même subit une transformation réglée en fonction du temps, par 


exemple parce que le centre d'attraction du mobile bouge aussi. Une sorte de dynamique 


129 C’est sa différence de style d'avec un Stielties, a noté par A.P. Youschkevitch. Stieltjes qui, en effectuant 
un parcours de mathématicien concernant les mêmes sujets, a publié et cherché du côté des comportements 
vers l'infini, des asymptotes. 


130 Ondar Kh. O. (editor), Lettre à Chuprov du 27/02/1917, dans The correspondence between A.A. Markov 
and A.A. Chuprov, New-York, Springer-Verlag, 1981 (orig. publ. in Russian in 1977), p.135. 


185 


à double-fond pour dire simplement la chose. Supposons qu’un système dynamique est 
régit par une équations différentielle où le terme de frottement est faible, ce qui est le cas 
pour certaines formations météorologiques, alors ils peuvent avoir des évolutions si 
sensibles aux conditions initiales que, à défaut d’en connaître une solution formelle, il y a 
un obstacle à toute approximation numérique puisque les calculs divergent rapidement. 
C'est du moins notre manière approchée et partielle d'évoquer la théorie du chaos après 


avoir pris renseignements 1 


, Sans prétendre à l'exhaustivité. L'absence de significativité du 
terme de dissipation entraîne une sensitivité exacerbée, exorbitante c’est le cas de le dire, 


à la question de l'initiation, d’où l’on démarre l’observation ou les calculs. 


Markov raisonne contre les tenant d’une physique sociale, en particulier Quételetienne, la 
théorie de l’homme moyen. Il estime que le terme, mettons du penchant suicidaire, n’est 
pas soumis à un pouvoir tampon si lissant qu’il y aurait une prévisibilité à trouver dans 
l'application à tort et à travers des probabilités. Il indique à Chuprov que, à défaut de 
connaître les lois précise d’une distribution de probabilité, quand l’on infère à partir des 
moments (c’est-à-dire de la variance où de la variance de la variance) une lois de 
probabilité, rien n’informe sur ce qu’il peut en être à la racine du phénomène en termes 
d’imprévisibilité — vulgairement parlant : cette prévisibilité est réduite aux tangentes 
locales du phénomène, pas à la question dynamique fondamentale. Il incite donc Chuprov 
à ne pas s'affranchir de la question de l'expression de ce qu'il reste dans les théorèmes 
limites d'application des probabilités -cette question est même son sillon qu'il trace depuis 
sa naissance aux mathématiques professionnelles. D'où sa quête d’une expression ou au 


moins d’un encadrement de tels restes. 


L’anticipation par intuition symbolique dont il fait preuve en la matière correspond (mais 
c'est anachronisme de le dire ainsi) à la possibilité qu’un point source ponctuel de dégager 
un poids infini dans une distribution, ce qui revient en mathématique à une singularité, 
«un Dirac{?? ». Lorsqu'on attache de l’importance aux mathématiques du discret, à la 


fonction partie entière, au fait que la fonction valeur absolue n’a pas de dérivée définie en 


B1 Ruelle D., Hasard et Chaos, Odile Jacob, 1991. 


12 D'après la théorie des distributions de Paul Dirac, mathématicien britannique du XX°. 


186 


zéro alors qu’elle y est continue, la question des singularités proscrit tout hypothèse de 


lissage généralisé ou d’un équilibre à supposer aux formes. 


En un mot, Markov redoute ce que peuvent donner des écritures, hors des règles formelles 
arithmétiques dont il se dote et qui est, par goût, un formalisme discret qui fait la part belle 
aux indices finis et aux procédures de calculs récurrentes. À noter qu’il n’est pas le seul à 
suivre ce qui est un véritable mouvement de pensée mathématiquel#%. Le mathématicien 
et historien des mathématiques F. Klein a reconnu ce véritable horizon qui visait à réduire 
les mathématiques aux opérations du calcul et de l’arithmétique. Ce mouvement a traversé 


le XIX® siècle, et F. Klein su l’analyser dès 1895. 


Accentuons encore l'importance de la fonction partie entière dans l’apport mathématique 
de A.A. Markov. Car nous trouvons son apport à l’arithmétique diophantienne trop peu 


commenté par rapport à la question des probabilités. 


L'écriture dans son acception la plus générale n’opère-t-elle pas un passage du continue au 
discret ? Ce passage dont il reste une trace matérielle en la lettre ? À moins qu’elle n’opère 
un passage du discret au discret, car les signifiants, les nombres solutions de telles 
équations quadratiques ou de telle intégrale ont déjà une granularité discrète, surviennent 
déjà par paquets et en nombre réduit. Où commence et où finit le monde discret ? Cette 


énigme est à relier à la question de l’acte qui marque un avant et un après dans le monde. 


Remarquable en termes de généalogie de la psychanalyse, nous semble le lemme 1 dans la 
démonstration de l’article de Markov Sur une question de Jean Bernoulli *. Parce qu’en 
fait, par ce lemme, Markov met déjà en œuvre la mutuelle exclusion des possibilités qui se 


joue dans le parcours de certains graphes. 


Ce lemme se propose de montrer l'apparition d’une régularité, dans l’esprit des facilitations 


d'écriture de nombre de Bernoulli, par le biais d’une régularité dans la distribution des 


53 Dedekind suivait ce chemin d’une autre manière, attachée au développement de la théorie de Galois. 
Emmylou Haffner, « D'un point de vue rigoureux et parfaitement général : pratique des mathématiques 
rigoureuses chez Richard Dedekind », Philosophia Scientiæ [En ligne], 18-1, 2014, consulté le 21 déc. 2020. 
URL : http://journals.openedition.org/philosophiascientiae/919 


14 Markov A. « Sur une question de Jean Bernoulli », Mathematische Annalen volume 19,1881, p27-36, p.28 
précisément. 


155 Celle que l’on retrouve dans la lettre volée, reprise ensuite dans /’Os d’une cure de J.-A. Miller d’où émerge 
la notion d’évitement en psychanalyse. 


187 


restes après la troncature entière (dont il faut prendre le contexte exact pour la calculer 
évidemment). En poussant au maximum la décomposition en classes de congruences (ce 
dont il s’agit au fond en termes actuels), il ne reste au dernier terme que trois possibilités 
pour l’incrément (+1, 0 où -1) c’est-à-dire trois classes. Et ce lemme énonce qu’un -1 peut 
être suivi autant de O que l’on souhaite mais ensuite « la première des différence qui ne 
s’évanouie pas doit être positive ». Et, il y a une symétrie un +1 peut être suivi autant de O 
mais … «… doit être négative ». Autrement dit, ce lemme énonce l'impossibilité de 
l'écriture d’une lettre, et ceci de manière dynamique (un -1 directement après un +1 et vice 


versa). Et apparaît ce type de contrainte d'écriture possible des incréments (ou restes) : 


(L'important de ce diagramme étant qu’il n’y a pas la flèche qui permettrait de court- 
circuiter le zéro). Ce diagramme n’est pas de Markov en 1881, mais ce qui est très 
remarquable dans la stricte histoire de Markov, c’est la continuité avec laquelle son sillon 
a été creusé autour de cette question de la chaîne et de l'impossibilité de certaines 
configurations, ce qui représentait dans son optique de recherche un résultat tout à fait 
positif. 

L'opération qui correspond à la partie entière est la troncature. Son grand intérêt consiste 
à fournir des écritures partielles et sérielles, mais finie, de ces nombres à écritures 
décimales interminables qui gisent entre les deux domaines que les Grecs séparaient 
nettement de la logistique (le calcul et les nombres) et de la géométrie. Le calcul intégral 


opère précisément d’un lien entre les deux. 


Sa virtuosité dans le maniement des fractions continues donne pourtant un indice clair de 
l'intérêt de Markov pour la fonction partie entière. Et plus encore, le fait qu'il affirme lui- 
même en 1881 «qu’il tient pour fondamental » son théorème, le lemme 1 de 


l’approximation de Bernoulli. 


188 


La fonction sous-estimée de l'édition mathématique dans sa 
vie 

Cela nous amène à considérer de plus près le fait que Markov ait édité des ouvrages de 
mathématiques. Le soin avec lequel ont été publié ses 3 grands ouvrages de 
mathématiques : Calcul des probabilités (1912 trad. allemande & 1884 ed. originale en 
russe), Calcul différentiel (1898 édition all.) et Œuvres complètes Chebyëev (1899) 
témoigne de son goût pour l'écrit et la publication. Il est possible de rattacher cette 
dimension de la vie de Markov avec le fait que son fils soit devenu mathématicien à travers 
la notion de transmission. Nous avons vu dans sa vie personnelle ce paradoxe que son 
professorat s'était développé comme un métier-passion alors même qu’à part son frère 
Vladimir#6, son fils et Uspensky, il n’y a guère d’élève ou de postérité directe qui lui soit 


connus. Personne ne s’est vraiment revendiqué de son enseignement au 20" siècle. 


Cela ne signifie qu’une chose : que mise à part éventuellement la manière dont son fils a 
reçu son enseignement mathématique (parce la proximité familiale et l'influence 
professionnelle entrent en mélange en ce cas), la transmission de Markov a opéré de l'écrit, 
et non du professorat, bien qu’il y fût engagé de manière viscérale!#7. C’est pourquoi sa 


performance écrite le long de son œuvre est finalement ce qui doit nous retenir. 


La chaîne de Markov tint-elle d’une intuition symbolique ? 


Dans un second temps de sa carrière, vient l'invention d'écriture des probabilités liées en 
chaînes. C’est bien cet objet mathématique que Markov cède à la postérité #8. Objet 
mathématique en tant qu’elle est une écriture formelle efficiente, ayant fait l’objet de 
nombreux prolongements (au sens de M. Serfati développé ci-après). Il s'agissait donc 


d'une écriture féconde pour employer cette métaphore. 


Markov a su écrire un développement itératif à l'endroit fondés sur des probabilités 


conditionnelles. Notons que graphe, graphie (d’une langue) sont des termes qui renvoie à 


16 Mort jeune du turberculose et n’ayant publié qu’un article, conjointement avec A.A Markov. Un seul article 
mais très bon dans la droiture de la démonstration d’une inégalité qui sert beaucoup en interpolation et en 
recherche opérationnelle, cet article fut publié posthume par Berstein. 


#7 Markov continuait à se rendre à ses cours, quand bien même sa marche avait été rendue très douloureuse 
à cause de phlébites notamment, épaulé par son fils, en ce qui devait être sa dernière année de vie, 1922. 


18 Nous renvoyons à une fiche annexe un résumé de la postérité mathématiques des chaînes de Markov. 


189 


l’image. Notons qu'il avait eu besoin de béquilles (une prothèse, un recours, un support). 
Notons qu’il propose que les épreuves liées en chaînes, entrent dans le paradigme du 
théorème central limite comme les épreuves indépendantes, modulo un seuil dans leur 
sous-normalité ou leur sur-normalité dans les distributions. Par un certain coté (imaginaire) 
cette écriture pourrait donc tenir de la récupération du comportement normal. Pourtant, 
nous estimons que ce n’est pas là l'énigme opératoire, la chose mathématique avec 


laquelle Markov devait se trouver aux prises. 


Les faits établissent que son désir profond aura été de récupération d’une infinitude par le 
chiffrage écrit. Markov croyait au pas-à-pas de cette récupération, autrement dit, il savait 


qu'elle n’est jamais que partielle. 


Et au sein même de ce second temps il y a son choix d'application des probabilités liées en 
chaîne à du texte de Puskin, non sans une sorte d’ironie mathématique. Nous ne 


commentons pas ici ce cas d'application car une partie lui est consacrée. 


Reprenons ce deuxième temps. Markov invente sur le tard l'écriture des chaînes qui 
portent son nom et nous ne remettons pas en cause qu’il s’agit d’un sommet chez ce 
second Markov. Il faut noter qu'il y fut conduit par plusieurs contingences. E. Seneta a 
repéré qu’il a été poussé à s'intéresser aux aléas conditionnés, pour répondre à une bévue 
de Nekrasov. Toutefois, au risque d’insister, nous pensons qu'est très importante aussi 
l’autre paroi de la sorte de canyon intellectuel dans lequel il s’aventurait. C’est cette paroi 
où il est pris dans son optique finitiste dans la manière dont il explore l’extension de la loi 
des grands nombres par la méthode des moments!#°, par le développement tronqué de 


ces moments à l’ordre N140, 


19 E, Seneta le sait aussi bien-sûr mais ne le mentionne pas aussi clairement que L. Mazliak ou A.P. 
Youschkevitch, forcément E. Seneta effectue tout un parcours très large dans l’histoire de la loi des grands 
nombres et très érudit quant à la vie et l’œuvre de Markov, si bien qu’il est naturel de perdre un peu ce détail 
qui est en fait une constante par trop évidente. 


140 || poursuit un chemin « autre que celui de Lyapunov » ceci donne même lieu à une articulation entre le 
paragraphe 4 et (p.103) de son argumentation Acta Mathematica 1910 où il apparaît que ce qui le gène dans 
le passage pourtant élégant par les fonctions caractéristique est qu’on s’appuie sur une simplification des 
calculs qui joue sur une symétrie dans les indices, ce qu’il redoute d’entreprendre. Aussi indique-t-il que le 
conditionnement en chaîne d’une probabilité est un cas d'extension du théorème de toute manière indiquée 
(reconnu) aussi par Lyapunov. 


190 


Nous allons développer qu’il apporte en 1910 aux mathématiques: un nouvel assemblage, 
au sens de M. Serfati. Et nous discuterons s’il s’agit aussi d’une intuition symbolique, au 


sens de G. Chatenay!{!. 


Dire que Markov aura inventé une nouvelle écriture serait simplifier un peu trop, mais 


basiquement c’est de cela dont il s’agit, d’une nouvelle écriture. 


En effet, c'est simplificateur car alors rien ne distingue telle invention de celle, par exemple 
d’un Landau, qui, à la même époque, inscrit les restes des développements limités avec les 
petits « o(1/n)!# ». L'approche de Markov est plus rigoureuse, plus strictement liée au 
formalisme de l’approximation par les fractions continues. La création d’une notation ou 
d’un lettrage par Landau paraît d'ordre un peu métaphorique par rapport à un Markov qui 
suit une trajectoire plus métonymique, si l’on nous accorde cette approximation. Landau 
use des parenthèses selon une nouvelle instance, soit la sélection du terme dominant une 


série. Et il l’articule à l'opération o, qui est un prolongement du comparateur <. 


Markov, lui, excellait en manière d'écriture de bornes et d'encadrement dans le domaine 


de l’approximation polynomiale. 


M. Serfati a étudié les procédés de construction des objets mathématiques. Il rend compte 
de différentes manière de formaliser l'écriture mathématique, par le jeu des combinaisons 
de lettres, de positions, de rapports aux définitions verbales, et de rapport aux schémas. Il 
distingue d’une part la novation d’écriture ou nouveauté combinatoire, et d’autre part le 


prolongement, c’est-à-dire du réemploi d’une forme. 


Dans les deux cas, il y a des menus déplacements de lettres) ou de délimitant(s) mais les 


enjeux ne sont pas les mêmes. 


En son prolongement posthume, l'invention des chaînes de Markov forme une nouvelle 


procédure qui hybride des instructions venant de deux formalismes, celui des 


M1 Chatenay G., « Le réel en jeu dans la formalisation même », dans Le réel en mathématiques, Agalma (diff. 
Le Seuil), 2004, p.207-228. 


12 Ce petit rond signifie qu’à droite de l’équation (en général la fin d’une série donc à droite d’une somme), 
le reste se comporte à la limite avec un terme dominant de l’ordre de (la fonction indiquée entre parenthèse) 
donc 1 + n? + o{1/n) signifie à la limite n vers l'infini le dernier terme ne se comporte qu’en 1/n -— en cela 
négligeable devant 1 + n2. Cette notation est très pratique en science physiques ou informatique par exemple 
mais d’une fécondité mathématique beaucoup plus limitée que le nouvel objet mathématique chaîne de 
Markov. 


191 


combinatoires-probabilités (et qui hérite d’une considération sur la théorie des nombres, 
la théorie des congruence) et celui venant de la théorie des graphes. Cependant ce n’est 
pas cela qui dénote la véritable intuition symbolique, ce n’est pas nécessairement sa 
viralité. 

Nous situons pour notre part le véritable germe de l'intuition symbolique de Markov 
lorsqu'il traque le reste, et qu’il s’essaye à la « nouvelle espèce de calcul », combinatoire, 
proposée par Bernoulli. Il apprend de lui et prolonge l'essai, qu’il pouvait y avoir des 
régularités à attendre dans l’écriture des restes lorsque l’on décompose de la bonne 
manière les termes d’une écriture sérielle connue. Il a l’espoir alors d'inscrire une 
formalisation au lieu de l’incalculé, ce qui semble proche du lieu de l’incalculable (mais y 
est opposable par certains côtés, en fait). Markov formalise alors un lemme fondé sur 
l'exclusion d'écriture, qui se représente bien dans un graphe non-totalement connexe, 


comme vu ci-avant. 


Le prolongement survient lorsqu'une écriture, issue d’une branche mathématique où elle 
était renseignée historiquement (plus ou moins renseignée d’ailleurs, pas forcément 
jusqu’à l’univocité), fait florès dans un contexte autre, donc en prolongation, typiquement 
l’exponentiel après Descartes!#. La novation d'écriture, elle, advient contre une efficience 


essoufflée, perdue ou encore inexistante. 


A travers le prolongement est mis au travail n’importe laquelle des formes que sont : une 
position (ce qui a été mis à l’exposant à varié au cours du temps), un délimitant (la barre 
horizontale, la virgule ou l’espace ne sont pas univoques même dans une époque 
mathématique fixée (sauf à considérer la syntaxe de l’assemblage), un signe (l'emploi du 
signe « —» a connu des prolongements, en théorie des ensembles! depuis son emploi 
algébrique), une instruction (plusieurs signes combinés dans un assemblage, l'instruction 
dénote un pas dans une procédure), une formule (plusieurs instructions combinées) et 
même une procédure, c’est pourquoi nous avons parlé de réemploi d’une forme au sens 


vague. 


13 Serfati M., « Chapitre 11 l’exponentielle après Descartes », dans La constitution de l'écriture symbolique 
mathématique, Thèse Univ. Paris 1, 1997. 


144 Où il signifie « sauf » d’un retranchement partiel qui n’opère que dans la limite où le retranchement 
n’englobe pas un ensemble qui contient davantage d'éléments que celui auquel il est retranché. 


192 


En résumé, le prolongement est subtil et littéral, la novation d'écriture, elle, peut-être 
subtile ou étale, manifeste, et même éclatante. Par exemple, lorsque Descartes écrit x? 
avec x en minuscule, 2 à l’exposant, et le chiffre étant ici, la lettre étant là, cet assemblage 
constitue une nouveauté combinatoire par rapport aux précédentes mises à l’exposant 
(avec des symboles différents à l’exposant selon les systèmes qui le précédaient). Dans ces 
systèmes précédents, l’exposant devait représenter ou bien la cossique (c’est-à-dire la 
dimension de la chose en sa démultiplication indéterminée possible) ou bien son carré, ou 


son cube, pour simplifier la démonstration de M. Serfati. 


Descartes les avait pratiqués, ces systèmes, et à force se s’emmêler dans une confusion 
décida de réduire et de spécifier le système de l’exposant (en ce qu'il devait y fixer un 
chiffre). Il le spécifie comme opérande d’un démultiplicateur entier, et partant 
fonctionnant dans un système algébrique, en se débarrassant des renseignements 
physiques ou conceptuels qui avait fleuris à cet endroit précédemment !#. Ce moment est 
celui de la novation d'écriture, même si en l’occurrence il est subtil, très formel. Ensuite, 


les instructions qui ont pu être mises à l’exposant ont connu des prolongements variés. 


De même, quand le même Descartes eût porté sur les droites des coordonnées et conjoint 
au point un couple de coordonnées, il s’agit d’un tout nouvel assemblage — qui aura de 
nombreux prolongements. Pour donner un point de comparaison, un nouvel assemblage 
serait comme un néologisme ou une nouvelle expression consacrée, qui est reçu parce 
qu’elle éclaire manifestement quelque chose qui était latent (Euréka). Et, un prolongement 
serait comme le nouvel emploi ou réemploi d’un mot déjà existant, y compris pour un 


emploi plus précis et restreint. 


Le signe — (de la soustraction) a fourni l’assemblage Z — {0} en contexte de la théorie des 
ensembles, ce qui est un prolongement, et ce même signe signifie et a fourni le — 8 dans le 


contexte de la construction algébrique de nombres relatifs. 


Le prolongement a d’abord souvent un effet de perplexité, dont témoigne E. Kant à travers 


146 


son essai philosophique Le nombre relatif s’écarte, en tant que construction 


15 Serfati M., Chapitre 8 - Puissances, de Diophante à Viète, dans La constitution de l'écriture symbolique 
mathématique, Thèse Univ. Paris 1, 1997 


146 Kant E., Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative. Traduction, introduction et 
notes par R. Kempp. Préface de G. Ganguilhem, Paris, Vrin, 1949, 128 p. 


193 


intellectuelle, de la relation que Kant suppose entre la perception naturelle des quantités 
et ces mêmes quantités per se, ce qui pose le problème de négativer la perception. Il n’est 
pas sûr que négativer la perception se puisse sans une première perception positive, selon 


Kant. 


Le prolongement est un déplacement de ce qui opère dans un premier contexte vers un 
second. Ainsi il féconde par après-coup. Il a nécessairement pour support un nouvel 


assemblage. 


La novation d'écriture est une forme à laquelle l’auteur assigne des renseignements inédits 
(renseignements au sens de Serfati, c’est-à-dire le paratexte opératoire précis pour une 
forme), et le fait, au contraire du prolongement, ex ante. Le prolongement enfreint la règle 
d’or qui serait l’univocité de l'interprétation d’un glyphe (d’un signe ou d’un chiffre ou de 
n'importe quel trait d'écriture y compris les blancs) en mathématique!*”. Une novation 


d'écriture n'est pas nécessairement un nouvel assemblage. 


Ainsi le caractère disruptif ou au contraire détail divin passé inaperçu peut se trouver du 


côté du prolongement comme du côté de la novation d'assemblage. 


Muni de ces deux notions, que reconnaissons-nous pour l'écriture des chaînes de Markov ? 
Markov dans son article de 1911 indice des probabilités p, p1, p2 et réduit ce qu’il faut 
entendre par cet entier en indice (c’est ‘un pas’ fait d’un état vers un autre donc sur un 
graphe où les états sauf éventuellement le dernier ont tous au moins un antécédent, = une 
chaîne) “8. Par contre-coup, le p sans indice devient l’incidence initiale d’une loi de 
probabilité sur la chaîne, c’est-à-dire l'initiation d’un départ sur la chaîne (ce qui n’est pas 
très clair au départ mais apparaît dans l’article ensuite). Il s’agit bel et bien d’une novation 
d'écriture combinatoire. Et cette novation connaîtra maints prolongements à l’interfaces 


entre mathématiques appliquées, informatique et sciences physiques (des processus 


147 C'est pourquoi la mathématique ne fournit en termes de code, qu’un code qu’un peu plus pur ou plus 
robuste que l’aspect codificateur du langage, mais pas davantage, assez imparfait lui aussi quoi que moins 
imparfait (dans sa fonction de code). Si l’expression de langage mathématique a un sens ce n’est que grâce à 
ces équivoques, générées par ces menus déplacements. « L'invention d’un signe d'égalité a donc été un 
élément décisif dans la constitution d’une écriture mathématique autonome, séparée de la langue naturelle » 
note à ce propos Serfati, de manière pénétrante (p118). 


148 Markov A.A., « Sur un cas remarquable d’épreuve dépendantes », Acta Mathematica t. 33, 1910, p.87- 
104. 


194 


stochastiques). Elle va s'avérer virale. À notre sens, sans que beaucoup le disent vraiment, 


c’est ce dernier caractère sur lequel repose la renommée de A.A. Markov. 


Au demeurant, ce caractère viral est commun aux objets mathématiques efficients. Il tient 
à leur caractère littéral c’est-à-dire à la fois hors-sens, ce qui s'avère à des moments 
d'inscription initiaux lors de leur élaboration, mais aussi à leur propriété d'offrir un support 


du sens du côté de l’application et de l’usage qui peut en être fait. 


Nous notons alors aussi, non pas un prolongement, mais une continuité de signifiant (cep” 
la chaîne, le bris) et d’esprit (la composition à pas dénombrables), entre le procédé des 
fractions continues et la novation d'indication qu'est finalement la chaîne dite de Markov. 
En effet quand Markov assigne une nouvelle procédure pour noter des conditionnements 
de probabilités dans une chaîne avec un nombre spécifié (indicé) fini d'étapes, il reprend 
ou semble reprendre, par continuité conceptuelle (et par polysémie du signifiant cep’), la 
technique de troncature de l’écriture par les fractions continues (FC, mal nommées ainsi 


en français, beaucoup d’autre langues les ont nommé à peu près * chaîne de fractions). 


D'ailleurs, les deux tiennent à la composition des fonctions, donc la continuité que nous 
disons relève (par anachronisme) d’une seule et même opérande dans des mathématiques 
les plus actuelles. Les FC sont une composition de la fonction 1/(1+s), les CM sont une 


composition de la probabilité conditionnelle d’un évènement sachant un précédent. 


En un mot, nous emploierons le mot de portage, ou de déplacement sur un bord, pour 
distinguer ce procédé, pensons-nous, du procédé du prolongement de Serfati. Markov 
porte au cœur du domaine des probabilités l’itération le long d’une composition“. II le fait 
pour asseoir les conditions de validité les plus large dans la démonstration d’un théorème 


essentiel. 


Ce portage, nous pensons qu'il rejoint en partie, et fait travailler, le concept d’intuition 
symbolique de G. Chatenay. Ce qu'il appelle intuition symbolique, il nous semble, 
s'effectue par écrit sur un terrain préalable. C’est là un point essentiel, que G. Chatenay 


repère avant de l’introduire. 


1 d’une décomposition aussi bien car le conditionnement peut s’interpréter en terme d’intermédiation 


195 


Ce terrain serait pour Markov, un bornage, qui consiste à s’en tenir à la finitude, celle d’une 
procédure inscrite dans le dénombrable, indic-able. C’est là, d’autres que nous l’ont dit, 


l'excellence, « la patte » de Markovi?. 


Non seulement sa représentation sous forme d’un graphe viendra après, en sera un 
prolongement, mais encore lui-même, c'est après coup qu'il en dévoila et calcula les 
multiples propriétés qui font d’une chaine de Markov un objet mathématique en tant que 
tel : (1) les probabilités de transitions peuvent converger d’une certaine manière qui est 
liée à ce qu’il advient dans l’algèbre de la matrice associée, (2) il peut y avoir des points 
absorbants sur la chaine notamment à ses extrémités ou au contraire des points de 


dislocation qui rendent à leur indépendance un certain nombre d'évènements. 
Avec les chaînes de Markov, il y a invention d'écriture féconde. 
Il y a un nouvel assemblage!°1 (au sens Serfati), qui perce jusqu'à la novation d'écriture. 


Au reste, c’est bien la notion d’intuition symbolique qui nous semble véritablement à 
l’œuvre au moment où le nouvel assemblage est produit, c’est-à-dire que l’inouï de 


l'écriture qui fonctionne fait rencontre pour le mathématicien lui-même. 


5) Conclusions et perspectives 


Une vie de Markov en deux actes 


La vie mathématicienne de Markov se résume donc à deux temps : 


Dans un premier temps, domine la virtuosité et la clarté de l’organisation des calculs, en 
particulier le maniement des indices dans des sériations finies. Une sorte de Liszt des 
mathématiques, nous proposons le mot. Fruit de cette excellence calculatoire : une série 


de nombres faisant jalons, les nombres de Markov, à chacun duquel peut-être associé un 


ensemble de nombres irrationnels d’un certain type1°2. 


150 Pour un pas-à-pas c’est quasiment un jeu de mot de dire sa « patte ». 


S1 Par restriction du renseignement sur l'indication des probabilités. Dans l’article de 1910 des Acta 
Mathematica ces indices dénotent le +1 de la position d’un entier par rapport au précédent, les entiers sont 
utilisés non seulement au sens strictement ordinal et non numéral, mais même au sens incrémental. 


152 Nombres hors-cadres, pas à pas au fil d’une série télescopique d'encadrement voués à se resserrer. Il est 
loisible d'imaginer cet algorithme comme marquant pas à pas des ensembles de nombre qui se 
constitueraient comme des auréoles en laisses de crues lors de la décrue par assèchement d’un lac saharien 
par exemple, ces auréoles sont autant de ceintures d’amas de sels toujours plus resserrées vers un centre. 


196 


Autre fruit : la bonne approximation trouvée pour des intégrales sans solution formelle. Par 
bien approchées ou approximées, nous entendons que Markov les exprime sous forme 
d’un développement par des fractions continues qui sont, elles, explicites et calculables. Il 
fournit à la fois une série qui convergent rapidement, et qui le fait modulo un reste majoré, 
ici encore avec une formule explicite. Il rend donc accessible des calculs qui ne l’étaient 


pas. 


C'est un premier Markov, avec son côté surdoué. Il fait régner le calcul, en sa finitude et 
fournit essentiellement des calculs avec bornes dans lesquels a été trouvé une forme 
d'écriture pour des restes non-écrits et sans-espoirs : non-écrits car non-inscriptibles à la 
longue pour des raisons formelles. Nous avons repéré chez ce premier Markov une 


effectuation du formalisme des fractions continues 1. 


L'axe autour duquel tourne 
l'entreprise de ce premier Markov prend consistance dans l'édition de trois ouvrages de 
mathématiques : les œuvres complètes de Chebyèev et deux manuels de mathématiques 
pour l'université. Notre principal apport par rapport à ce qui avait déjà été dit, est de noter 
que l'édition d'un corpus mathématique légué, le fait de classer, mettre en ordre et publier, 
va au-delà de la rédaction (d'articles par exemple) et de la production d'idées éparses. 
Markov a souscrit à l'optique du mathématicien-éditeur. Éditer ponctue son parcours 
universitaire, non pas d'un point final mais d'un point d'inflexion vers une recherche 
purement mathématique, à nouveau, mais effectuée sur un mode plus personnel et plus 
ciblé. 

Dans un deuxième temps, Markov s'est consacré au domaine des probabilités 
conditionnelles, presque malgré lui comme il a été dit (" double-Quételetsiennes " raillait- 
t-il) 

Un peu en marge des travaux de la nouvelle génération et jouissant d'un statut de semi- 


retraite vis-à-vis de l'université, c'est après un long travail d'écriture avec une méthode pas- 


153 Avec la notion d’effectivité, proposé par G. Chatenay. Il la développe un peu comme prémisse à sa notion 
d'intuition symbolique, en notant qu’une fois une certaine invention d'écriture portée dans les 
mathématiques, le contingent (de ses objets, de ses trous) devient, non pas nécessaire, mais du moins passe 
à l'effectif. 
Chatenay G., « Le réel en jeu dans la formalisation même », dans Le réel en mathématiques, op.cit. p.207- 
228. 


197 


à-pas (la méthode des moments *}) qu'il parvient à réduire l'expression du 
conditionnement multiple de variables aléatoires les unes par rapport aux autres dans la 
notation itérative connue actuellement sous l'expression chaîne de Markov. Il démontre 
alors la validité du théorème central limite à de telles variables non-indépendantes. Et, 
soucieux de fournir un point de vue très original sur la langue, il répond à un théoricien des 
traits statistiques lexicaux, que de son point de vue, c'est plutôt la consistance même de la 
chaîne orthographique de la langue russes qui suit un conditionnement hors-sens (et qui 
ne dénote pas un auteur). || marque un écart entre une approche mathématicienne et une 
approche statisticienne. Il lance sa propre idée, hors-sens, littérale, d'une itération venant 


former l'engramme c'est-à-dire la chaîne orthographique conditionnée. 


La notion de modélisation a eu le vent en poupe dans la deuxième moitié du XX°"®, après 
l'avènement de l'informatique. Or, rien ne laisse penser que Markov aurait employé ce 
terme ou cette notion pour rendre de compte de son axe de recherche. Au contraire, 
Markov goûtait, semble-t-il, l'expression d'une preuve formelle, avec le degré de certitude 
supérieur qui s'en dégage et redoutait l'usage des équations qui consiste à les prendre 
comme des outils pour autre chose. Il ne modélisait pas sa langue maternelle. Ce n'est que 
par un anachronisme que Markov pourrait passer pour un modélisateur!*°. Il n'exprime pas 
un modèle de la langue russe mais constate le conditionnement le long de son engramme, 


i.e. sa chaîne orthographique. 


Il y a là un effet du discours mathématique que J.A. Miller à repéré comme l'effet 
d'éloquence. Lorsque l'on se penche sur la vie du mathématicien, souvent il ressort que 
c'est via un tel effet qu'il parvient à transmettre une découverte. Rendre attractive une 


découverte suppose, au niveau des mathématiques, que l'écriture de la démonstration (qui 


154 Une analogie est licite qui aidera le non-mathématicien probabiliste : la méthode des moments est à la 
méthode des fonctions caractéristiques (par laquelle la nouvelle génération conclu à moindre frais 
calculatoire au sujet de l'extension du théorème centrale limite aux variables aléatoires non-indépendantes), 
ce que l'ordonnancement du mouvement des planètes par Ptolémée est au système héliocentrique 
entièrement repris d'un point de ce vue avec les loi de Kepler (donc la refonte de la cinématique des planètes 
par Corpernic). Comment Ptolémée considérait l'étrange cinématique des autres planètes du point de vue 
géocentrique ? à partir d'une série de mouvements circulaires de rayons de plus en plus resserrés autour de 
la trajectoire effective, car il ne disposait pas de l'expression formelle, et ne s'était pas permis de poser le 
soleil comme point d'attraction d'un système qui le mêle aux planètes. 


155 Dit d'une autre manière, Markov tenait davantage de l'approche classique en statistique que de l'approche 
Bayésienne, même si son procédé d'écriture a fourni au théorème de Bayes un prolongement conscéquent. 


198 


peut faire appel à l'invention) ait été parachevée ou du moins puisse sembler l'être (il y a 


parfois des correctifs à apporter qui émergent au moment même de l'enseigner). 


Dans ce deuxième temps, Markov imprime sa marque dans le domaine des probabilités- 
statistiques (et non plus en théorie des nombres ou en arithmétique modulaire). Le XX 
siècle a été très marqué par cette découverte dans de multiples domaine ÿ compris en 
linguistique, et grâce à J. Lacan y compris des psychanalystes se sont penchés sur cette 


question d'une contrainte orthographique au sein même d'une langue donnée. 


I n'empêche qu'à la fin de notre propre parcours qui revisite l'œuvre de ce mathématicien, 
l'idée géniale qui ressort à notre sens est celle qu'il a reprise de Bernoulli, apurée comme 
ce dernier l'avait souhaité et resserrée, reformulée, dans l'article de 1881 "Sur une question 
de Jean Bernouilli" (cf. supra p.144). C'est un lemme qu'il reprend donc du maître Suisse, 
et qui implique, par le truchement des congruences (arithmétique modulaire) une 
répartitoire sous-jacente dans l'écriture décimale pour certains types de calculs. Ce 
répartitoire correspond à une loi de consécution qui se présente comme un 
embranchement. Après un nombre de zéro indéterminé, ou bien il suit un +1, ou bien un - 
1. Il n'est pas possible de passer d'un +1 directement à un -1 sans repasser par un 0 et vice- 
versa. Sous la contrainte d'un certain générateur (une équation par exemple, le respect 
d'une orbite) des écritures décimales se distribuent selon un certain treillis, autrement dit 
sautent de classes de congruence en classes de congruence selon un parcours qui comporte 


des non-possibilités, des impasses. 


Le mathème du répartitoire dans Le séminaire sur « La Lettre volée » n'est pas autre chose 
qu'une version de cette idée physico-mathématique née de calculs en astronomie. Nous 


verrons comment elle a été transmise jusqu'à J. Lacan. 


Cinq perspectives à notre étude 


1. Notons que chronologiquement la première chose mathématique à laquelle Markov se 
mesura fut l’insolvabilité de certaines formes quadratiques qui contraint le mathématicien 
à formaliser, a arithmétiser, ce qui sinon relève de l’application calculatoire. L'absence de 


solution entière de certaines formes quadratiques fait trou et fondent les mathématiques 


199 


de l’à-peu près selon l’expression de du colloque d’Urbino 198816, qu’il serait malvenu de 
lire avec la dichotomie mathématiques pures/mathématiques appliquées puisqu'elles 
consistent précisément à trouver comment formaliser et rendre le moins loin possible de 


l’arithmétique des impossibilités formelles de l’arithmétique elle-même. 


Nous avons trouvé que c’est bien là, la chose mathématique autour de laquelle Markov 
tournait. Nous pourrions la subsumer par l'expression : la question diophantienne, celle à 


l’œuvre dans la conjecture de Fermat. 


2. Ce que nous apportons au concept d’intuition symbolique de G. Chatenay c’est de penser 
qu’il peut, bien qu’il soit ponctuel dans le temps, procéder de manière itérative plusieurs 
fois dans une vie de mathématicien, et qu’elle agit sur fond sur d’une prédilection pour un 
mode de pensée {le discret pour Markov) qui est encore plus fondamentalement 
l’évitement d’un autre mode de pensée. 

Il est significatif (de son registre symbolique vrai) qu’elle émerge par l'emploi spécifique 
d’une technique d'écriture — au sein des mathématiques, un îlot de compétence spécifique. 
Il est tel pour Markov, qui en prolonge la portée dans des nouvelles publications 
favorablement reçues. 


L’assemblage (sensu Serfati) hybridant qu’est la chaîne de Markov, il nous semble entrevoir 


17, où qu’une intuition symbolique, dans un 


qu'il n’est qu’un des évènements d'écriture 
parcours d'écriture {8 dont le point d’inflexion fut d'éviter toute dérogation à une 
procédure finitiste, y compris et surtout en mathématique, et donc entre autres choses 


d'éviter par exemple la question du continu. 


L'extension du théorème de Dirichlet, son début dans la vie de mathématicien (qui porte 
sur les minorants des formes quadratiques indéfinies) a fait évènement d'écriture. Nous 
avons pu reconnaître comme tenant à ce même bord l'invention des chaînes. Ce bord 


consiste dans une prédilection pour la substitution d’une approximation réglée à l'endroit 


16 Expression qui était chère à G. Th Guilbaud dont nous situerons la relation à l’histoire de la psychanalyse 
lacanienne dans le chapitre sur l’application des chaînes de Markov à la linguistique. 


157 Selon le terme emprunté à Hélène Bonneau 
Bonneau H., « Evènement d'écriture », Horizon, 66, 2021, p.118. 


158 Notions que nous reprenons de la logique du sinthome de F. Hulak et de son cours de 2013-14. 
Hulak, F., Logique du sinthome - Mise en pratique, Champ social, Nîmes, 2016, 245p. 


200 


d’un impossible à calculer. En opérant cette substitution, l'opérateur vient inscrire au moins 
le chiffre d’une itération (initiant un parcours d'écriture) au lieu d'un développement 
asymptotique, c'est à dire d'une infinitude. 

C'est cette prédilection symbolique pour le discret a trouvé à se concrétiser ensuite en ce 
lemme qui formalise l’algorithmique incrémental par lequel opère « la nouvelle espèce de 
calcul » de Bernoulli (où nous avons relevé qu’il y a déjà l’effet d’évitement d’un graphe qui 
ne permet pas de passer de n’importe quel sommet à un autre mais qui spécifie certaines 
possibilité d'écriture, et laisse donc des possibilités de notations évitées). Enfin, son 
parcours d'écriture trouve une dernière concrétisation, de celle qui le relance, dans 
l’hybridation que Markov effectue entre théorie des probabilités et procédure de 


composition terme après terme. 


Le mathématicien français professeur à Saint-Pétersbourg quasi contemporain de Markov 
(un peu avant lui) G. Lamé « conçoit le calcul comme un geste créateur!*?. » L'époque 


soutenait ce rêve d’un calcul à même de résoudre l’irrésolu d'antan. 


3. On a dit, parce qu'il l’a présenté ainsi lui-même, qu'il a poursuivi toute sa vie le but 
d'élargir les conditions d'application de la loi des grands nombres. C’est une présentation 
que nous contestons finalement. Oui cette loi, qui est nous l’avons vu une version du 
problème du continu, aurait pu se poser en chose mathématique pour Markov comme elle 
le fut vraisemblablement pour A. Quetelet!®°. Or ce ne sont pas les faits mathématiques 


mais seulement une interprétation. 


L'invention des probabilités liées en chaîne, par la nomination posthume qu’elle lui à 
apportée et par sa postérité magistrale (épistémologique dirons-nous) est-il voué à faire 


arbre qui cache la forêt (de calculs) où Markov s’est aventuré sa vie durant ? 


Bien des historiens des mathématiques zooment sur les inventions en matière de calcul des 
probabilités, mais ces inventions eurent lieu dans les 20 dernières années de sa vie, alors 
qu’il jouissait d’un état de semi-retraite. Il y a certes toute l’importance de l’une de ses 


inventions d'écriture. Mais nous pensons que, plus fondamentalement, c’est la question 


152 Barbin É., « Introduction », Bulletin de la Sabix, 44, 2009, 
consulté le 13 août 2022. URL : http://journals.openedition.org/sabix/620 


160 Miller J.-A., « L'ère de l’homme sans qualité », La Cause freudienne, 57, 2004, p.73-97. 


201 


d’un opérateur fini d’interpolation, c’est-à-dire de la substitution à un terme inextricable 
d'un terme approché facilitant les calculs car borné, qui gît sous la question du graphe 
probabiliste. Nous notons qu’au départ, il y a la recherche d’une écriture simplifiée pour 


un problème dont l'impossibilité de la solution a été démontrée. Markov se plaisait à 


©O- 


capitonner, grâce à sa dextérité en analyse et en arithmétique, des impossibilités 


certaines équations ou intégrales. 


Ce n’est donc pas son rapport au théorème central limite qui est l’histoire de sa vie, bien 
qu’à un moment il ait lui-même rédigé une autoprésentation où il aurait été un aventurier 
sur ce chemin. Cette auto-interprétation nous semble à repousser, ne serait-ce qu’en vertu 
du fait que O. Sheynin, A.P. Youshkevitch et E.Seneta , fins rapporteurs de la vie et de 
l’œuvre de Markov, ont tous notés son aversion pour la question des limites à l'infini (qu’il 
laisse par exemple à Lyapunov) et au contraire le soin qu’il a mis toute sa carrière à 
exprimer pour clore une série infinie, un terme, quitte à ce que ce soit un majorant, se 
plaçant ainsi avec résolution dans le domaine finitiste de l’approximation numérique et non 
dans le strict domaine d’une plus grande assise à l'intégration fonctionnelle. Sa chose de 
départ n’était pas la loi des grands nombres, mais la recherche de solutions décimales 
approchées d'équations de type formes quadratiques indéfinies (= n’ayant pas de solution 
entière), et partant la résolution également de certaines formes intégrales. Il nourrissait un 
goût pour la réduction des écritures par une technique de développement par partie ou 


par fractions (dans un anneau modulaire, d’abord de nombres, puis de polynômes). 


Il faut qu’un mathématicien ait du goût pour une chose mathématique afin que l’étincelle 
se produise, il n’y a pas de hasard de ce côté-là. Ces considérations répondent à 
l'interrogation de M. Petruszewycz : pourquoi a-t-il persévéré dans la généralisation du 
théorème central limite aux aléas dépendants, alors que Liapunov avait déjà obtenu la 
généralisation requise ? 

Pour Markov, le domaine du fini était une chose en soi, un peu à la manière dont les Grecs 


séparaient avec précaution le domaine logistique (des calculs et de la valuation) du 


domaine géométrique, notamment du fait bien connu de l'assemblage V2 qui signait 


202 


l’incommensurabilité du rapport entre la diagonale du carré et son coté 1 


. I s’agit 
davantage que d’une frontière, ce que ne laisse pas paraître l'opposition de mot continu / 
discret, où l’on a l'impression que les choses sont claires, que la délimitation se fait, est 
chose acquise. En fait, il s’agit d’un véritable littoral, et qui reste de nos jours sources 
d’explorations mathématiques. Ce n’est pas en allant au bord de ce littoral que Markov a 


marqué son époque — cela c’est Cantor. Markov était décidé à ne pas approcher les 


questions de limites vers la continuité, pour approcher la question de l'écriture approchée. 


4. Certes, la lettre en tant qu’elle matérialise le signifiant revêt une dimension que ne 
saurait emprunter le chiffre en tant que lettrage d’un nombre. Mais l’erreur est de croire 
qu’en mathématique il ne s'agirait que de chiffres. Puisqu’avec Serfati nous avons vu qu'il 
y a une syntaxe, une composition traditionnelle réglée à partir de laquelle se dégage des 
déplacements, et le jeu d’un minimum d’équivoque, alors inscrire un nouvel assemblage 
au sein des mathématiques s'apparente à s’être rompu au travail d’un néo sémantème ou 


un néologisme. 


Et le caractère provocant de l’exemple pris par Markov sur la chaîne orthographique des 
lettres dans le poème de Puëskin réside dans le placage de l’une dimension, le chiffrage 
absolu, sur l’autre, l’expression littéraire. Ce placage peut passer pour un ravalement de la 
dimension signifiante, son ravalement à l’état de pur chiffrage. Or, la dimension d’excrétion 
n'est-elle pas consubstantielle de l’acte d'écrire, du témoignage même de certains écrivains 
— nous pensons à Ovide qui n’a jamais été prêt à ce que fusse publiées ses 
« Métamorphoses » car leur rédaction n’était selon lui jamais terminée ? 

Nous avons vu qu’il y avait un terrain d’effectivité préalable sur lequel est venue à Markov 
son intuition symbolique. C’est le fameux article qui développe l’idée de Bernoulli. Cet 


article contient un impossible, une impossibilité d'écriture qu’un graphe matérialise : 
-1+ 0< 1 où c'est l'absence de bascule directe de -1 à 1 qui dénote l'impossible. 


Cela nous met sur cette piste : est-ce qu’au principe du psittacisme, il n’y aurait pas une 
impossibilité dans une écriture ? Une impossibilité ce n’est pas tant pris dans la dialectique 


du ratage ou de la réussite, dans la dialectique du lapsus au sens classique, sinon qu’une 


161 Vitrac B., « Logistique et fractions dans le monde hellénistique », dans Histoires des Fractions, Fractions 
d'histoire., P. Benoit, K. Chemla & J. Ritter (Ed.), 1992, p.149-172. 


203 


impossibilité se démontre, qu’elle requiert le nom-du-père en tant que bouclage. Une 
impossibilité tient au constat, à du cernable, sans qu’il soit possible de rouvrir de quoi il 
s’agit, à l’arrière-fond. 
Elle est un point de fermeture. Est-ce qu’au principe du psittacisme, il n’y aurait pas une 
impossibilité dans une écriture ? Nous n’émettons là qu’une hypothèse. Pour l’aborder 


nous avons exploré ce qu’il en est de l’apparole (cf. supra). 


5. R. Queneau a répertorié plusieurs pseudo-auteurs de mathématiques visant la 
quadrature du cercle, certains affirmant avoir la solution, dans Les fous littéraires!$? (1934). 
Markov a trouvé des manières finitistes d'écrire ou de circonscrire des équations qui 
n'avaient pas de solution entière (finie). Bien que Markov aussi ait nourrit un attachement 
à un impossible, si lui n’a rien d’un fou littéraire au sens de Queneau, c’est une question de 
discours des mathématiques. C’est parce qu’il s'attache au problème d’une manière licite, 
productive, et en particulier reconnue. La chose mathématique est du même type que celle 


des fous littéraires, mais Markov ne l’abordait pas de la même manière. 


Le critère dirimant, là, est d’abord méthodologique, mais, au-delà, il s’incarne dans la 
question de la reconnaissance (jeune). C'est en quoi nous pouvons oser avancer que 
Chebyéev a été autre chose qu’un père pour Markov, ayant été un embrayeur sur les 
mathématiques spécifiques qui convenaient à Markov. Cheby$ev a été, sinon à l’origine, du 
moins le faiseur d’un transfert de Markov pour son domaine d’excellence mathématique. 
L'on voit là apparaître le transfert sous la forme d’une mise en connexion, et non d’un 
signifiant, ce qui n’est que la reprise de la rénovation de ce « mécanisme » d’après et avec 


J. Lacan. 


6) Postérité des chaînes de Markov 


L’automate cellulaire est l’objet bien défini qui englobe actuellement les chaînes de Markov 
(CM). Ces automates désignent des graphes, c'est-à-dire des ensembles de points reliés par 
des arrêtes, fléchées ou non, dans lesquels un ou des objets évoluent selon des itérations, 
« les états ». Le pas de temps est une interprétation usuelle de ces scansions au cours 


desquelles le déplacement s'effectue pas à pas, mais en formalisation mathématique hors 


162 Queneau R., Aux Confins des Ténèbres, les fous littéraires, Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 
(1934) 2002. 


204 


application, cette interprétation n’est pas nécessaire, l'indexation arithmétique suffit. La 
spécificité des chaînes de Markov parmi ces automates formels réside en leur logistique 


aléatoire, où chaque transition d’état relève ainsi d’un tirage au sort. 


Evoquons brièvement l’étendue de leurs usages courants. Les chaînes de Markov servent 
à modéliser des croissances par branchement, des processus de renouvellement (exemple 
ci-dessous), des marches aléatoires sur un réseau ou dans des positions arrêtées, ce dernier 
étant plus connu sous le nom de modèle de ruine du joueur1$%. Elles servent aussi à 
transformer des observations environnementales en indicateurs agrégés, munis d’un 
niveau de confiance. Il s’agit alors de traitement des incertitudes. Leur concours aux 
sciences mathématiques de l'environnement reste essentiel, car non seulement il s'agit de 
synthétiser des jeux de données pléthoriques en quelques nombres (statistique 
descriptive), mais surtout il s'agit d'appliquer aux problèmes d'environnement un ou des 
modèles statistiques. Dans ce contexte il est fait usage de modélisation statistique par les 
réseaux bayésiens!64, cas particulier de chaînes de Markov. Les chaînes de Markov, outre 
la référence à J. Lacan, ont aussi servies en linguistique au moins dans la période de leur 


invention1£®. 


Les outils mathématiques ne connaissent pas les frontières disciplinaires. La méthode 
trouvée par A.A. Markov pour traiter des processus stochastiques, prise par ce biais-là, 
s'applique aussi bien à l'optimisation d'une usine. 

Enfin, les notions mathématiques autour des chaînes de Markov seront introduites afin 
qu’elles puissent être mieux comprises. Jusqu’aux années 70, les mathématiques 
fonctionnaient avec peu d'instruments. De plus, ils étaient peu changeants. Par différence, 
depuis les années 70, il existe des théorèmes et des énoncés, de mathématiques, qui n'ont 


pu être établis que par ordinateur. 


Les chaînes de Markov, par exemple, permettent de dire avec une certaine approximation 


aussi raisonnable que l'on souhaite, atteinte par calcul d'ordinateur, si toute une catégorie 


163 Graham C., « Premières propriétés des chaînes de Markov », Chaînes de Markov, Paris, Dunod, 2008, p.3- 
61. 


14 Par proche synonymie : par des chaines de Markov, par des (modèles de) processus stochastiques, en 
anglais Monte-Carlo Markov Chain. 


165 Petruszewycz M.., « Chaînes de Markov et statistiques linguistiques », Mots, 7, 1983, p. 85-95. 


205 


de problèmes mathématiques est décidable par un ordinateur ou non. Leur mérite consiste 
à nous assurer d’une certaine limite de la calculabilité. Arrive-t-il de raisonner sous le coup 
d’un fantasme de la toute-puissance de la machine ? En effet, si cette calculabilité est 
envisagée comme à même de fonder le domaine des mathématiques, alors qu’il y entre du 
langage!®. 

A.A. Markov a été traduit en anglais en 1937 par J.V. Uspensky, un de ses collaborateurs. 
Ses travaux ont été lus et reconnus dans les écoles de mathématiques Russes de St. 
Pétersbourg et de Moscou, posthume à l'étranger. Il semble avoir entretenu peu de 
collaborations. E. Seneta s’en réfère aux ouvrages de O. Sheynin 1989 pour un exposé de 


travaux probabilistes et de Grodzensky 1987 pour sa biographie. 


166 Charraud N. & Cartier P., Le réel en mathématiques, Agalma (diff. Le Seuil), 2004, 398 p. 


206 


VI) De la quantification de la langue 
à sa cantillation, le parcours de M. 
Petruszewycz 


1) Les chaînes de Markov en linguistique 


L'énigme pour Micheline Petruszewycz 
Ainsi que ce fut notre cas, Micheline Petruszewycz a éprouvé une étrangeté au cas 
d'application d’un automate à du matériel écrit, qui plus est d’un grand poète comme 
Puëkin (de l’Âge d’or russe). Elle pose la question en ces termes : 

« Nous nous sommes posé la question de l’origine de cette application ‘linguistique’ 

de la théorie des chaînes née, pensons-nous, à l’intérieur de la théorie des 

probabilités. Aucune réponse précise n’est apparue au cours des lectures que nous 

avons faites des diverses biographies de Markov. Une possibilité serait les 

préoccupations des poètes futuristes énoncées à travers ou peut-être en dépit des 

scandales et qui provoquèrent une très grande effervescence artistique. Une autre 

serait l'influence de Jan Baudoin de Courtenay soit par l'intermédiaire de A.V. 

Vassil’ev de Kazan, soit dans le cadre de l’académie de Saint-Pétersbourg. (..) Nous 

n'avons pas trouvé de lien direct entre les deux savants. Cependant Markov semble 

avoir porté aux études linguistiques un intérêt suffisant pour critiquer en 1916 un 

article de linguistique quantitative publié en 1915 par A.N. Morozov. (...) Par ailleurs 

nous présentons dans le chapitre V un compte-rendu d’un article de V. J. 


Bunyakowkij qui a peut-être joué un rôle dans le choix de cette application 
‘linguistique’. » 


J. Lacan a évoqué cette énigme dans Le séminaire sur « La Lettre volée » (dans Introduction 
qui est étrangement le deuxième volet de ce séminaire). Pris dans la syntaxe, 
l’enchaînement des lettres figure le « rudiment d’un parcours subjectif ». (Ce parcours) « se 
fonde dans l'actualité qui a dans son présent le futur antérieur. » Lacan indique « C’est à 
méditer en quelque sorte naïvement sur la proximité dont s’atteint le triomphe de la 
syntaxe, qu’il vaut de s’attarder à l’exploration de la chaine ici ordonnée dans la même 
ligne qui retint Poincaré et Markov. » Nous l’avons lu comme l'indication qu’il tenait 
cette méditation sur la syntaxe des essais des formalistes russes et des mathématiques du 


début XX°. 


1 Lacan J., « Le séminaire sur “la Lettre volée” », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.51. 


207 


Résumé du contenu de la thèse de M. Petruszewycz 


M. Petruszewycz soutient que les chaînes de Markov puissent être un instrument dans le 
domaine linguistique et leur utilisation puisse mettre en évidence "les caractéristiques" 
d'un texte2. Elle se donne pour but de mettre en évidence une utilité des caractéristiques 


du système mathématique de Markov et effectue pour cela plusieurs études comparatives. 


A la fin de sa thèse, mais nous préférons le dire d'abord, M. Petruszewycz contextualise la 
perspective de Markov. Il répondait à Morozov. Morozov proposait une technique de 
spectres linguistiques pour signature d’un auteur, à partir de la fréquence d’utilisation des 
petits mots. Markov a critiqué Nikolaï Alexandrovitch Morozov, estimant non-aboutie sa 
proposition technique des spectres linguistiques. Markov estimait non-rigoureuse 
l'approche de Morozov. Il lui a reproché de n'avoir pas décrit ses méthodes de calcul, 
l'extension du corpus de texte employé par exemple et les manipulations intermédiaires. 
Sa contre-proposition a été de considérer le matériel textuel au niveau littéral (et non des 
effectifs de certains mots), au niveau de la succession des lettres typographiques. Les 
lettres surviennent en probabilité par paquets, ce qui revient à dire que leur succession 


n'est pas indépendante (chaîne conditionnelle à quelques unités près antécédentes). 


Bien qu'il se soit appuyé sur deux auteurs, Puskin et Aksakov (entre son article 1 et 2), 
Markov n'est pas entré dans une considération comparative. Il ne cherche ni à comparer 
les deux auteurs (encore moins à identifier un auteur par ses traces ce qui est la démarche 
de Morozov) ni à tester si les caractéristiques en probabilité de son petit graphe (p.128 
présent manuscrit) permettent d'isoler certains traits comme l'expression poétique par 
rapport à la prose. M. Petruszewycz explore donc un piste inentamée, et ceci en 1979 soit 
50 ans environ après la mort du mathématicien. Elle note qu'il s'agit d'une longue latence 
alors que l'objet de l'article de départ est à la fois clair et original et que, par ailleurs, cette 


technique de calcul a fait florès dans différents domaines d'application. 


Au préalable à ses études comparatives, elle reprend en français et pas-à-pas toute la 


démonstration qui figure dans les articles de Markov sur les épreuves liées en chaînes 


2 Petruszewycz M., Les chaînes de Markov dans le domaine linguistique, Genève, Slatkine, 1981, p.132. 


3 Petruszewycz M., « Chap V - Contribution pour servir à l’étude du choix que fit A.A. Markov d’un domaine 
d'application de sa théorie des chaînes », dans Les chaînes de Markov dans le domaine linguistique, Genève, 
Slatkine, 1981, p.133-148 


208 


(d'ordre 1, et 2), après avoir détaillé les statistiques appliquées que Markov fit à partir des 
enchaînements de lettres des deux textes (Puëkin et Aksakov). À l'appui de la 
démonstration, elle ajoute d'ailleurs une petite table, un cadran, une représentation très 
didactique des calculs intermédiaires faits par Markov. Il s'agit d'un cadran à 4 probabilités 
(une matrice) et ses décomptes dérivés par ligne et par colonne, où la surdétermination de 
certains effectifs apparaît, ce qui permet une meilleurs interprétation des calculs 
intermédiaires -- nombreux dans cette approche. Ce cadran s'avère ensuite d'une bonne 
facilité de maniement quand il s'agit de comparer plusieurs contextes d'application. 


L'ensemble de ce préalable constitue son chapitre 1 de thèse. 


Ensuite a été effectué une série de comparaisons, qu'elle nomme ses exercices. Ils 
fournissent les axes du second chapitre de sa thèse. Elle compare ce qu'il en est de la prose 
et de la poésie chez un unique auteur, Puëkin. Puis elle tente de caractériser le contraste 
entre l'expression orale et l'écrite chez Lénine, et enfin elle s'intéresse à l'essai d'un poète 
futuriste d'enrichissement vocalique du russe, la langue Zaoum, uglossie poétique à 
laquelle s'est essayée Vélimir Khebnikov (entres autres). Une uglossie est la tentative de 
réformer le système linguistique, ou bien par une entrée limitée (par une règle ajoutée ou 
soustraite, cf. Oulipo), ou bien de le réformer en entier : fonder une langue (souvent à visée 


universalisante) etc. 


Prose vs poésie 


Micheline Petruszewycz se mit en quête d’une certaine utilité des statistiques de Markov 
en effectuant une comparaison entre des corpus de poésie et de prose d’un seul même 
auteur, à savoir Puskin. Ce développement vient tenter répondre à la question de savoir si 
le registre de langue fonde les différences de réglages de l’automate Markovien, quand lui- 


même avait exhibé ces différences entre la poésie de Puskin et la prose d’Aksakov. 


Micheline Petruszewycz prend pour poésie Evgenij Onegin et pour prose le texte 
Kapitanskaja Docka [La fille du Capitaine]. Elle fait l'hypothèse que les fréquences des 
doublets de consonnes et de voyelles peuvent caractériser l'opposition prose/poésie chez 


un même auteur. 


Au préalable, elle teste si l'écriture orthographique ou la transcription phonétique pourrait 


influencer ses calculs statistiques. Il ne s’agit pas de la différence de translittération du 


209 


russe qui fait que MyuuKyH est ici écrit PuSskin ou Pouchkine. Il s’agit d'étudier si un système 
de notation phonétique du russe influence sur les lois statistiques de l’alternances des 
consonnes et des voyelles pour un auteur et pour une prosodie données (poésie ou prose). 
Des fragments de Puskin d’entre 1707 et 1815 signes sont pris comme supports des calculs. 
Ils proviennent ou bien de prose, ou bien de poésie. C’est le point de comparaison de tout 


le chapitre. 


Elle trouve ce résultat où D est le paramètre delta (un discriminant sur le plan formel) de 


Markov vu ci-dessus et M autre paramètre qui résume la statistique de la chaîne d’ordre 


1: 
Discours Prose 
poétique 
Graphème orthographique D= - 0.591 =-0.551 
M=0.257 M=0.289 
Transcription phonologique D= - 0.646 D= - 0.559 
M=0.215 M=0.282 


Is montrent, à les relire avec notre propre compréhension, d’une part que les 
caractéristiques markoviennes calculées semblent sensibles à la différence catégorielle 
initiale, poésie vs prose. D'autre part ils semblent fournir l'hypothèse que la différence de 
translittération (lettre vs phonèmes) est un traitement qui affecte davantage les 
caractéristiques markoviennes du discours poétique que celle de la prose. Dans le premier 
cas, si on omet les millièmes, entre 59 et 64 et entre 26 et 21 il y des différences des 
plusieurs centièmes, alors que dans le cas de la prose les chiffres ont une stabilité 
étonnante vu la petitesse de l'échantillon. Rappelons que Markov travaillait avec 10 000 


lettres et dans sa deuxième tentative avec 100 000. 


De ces résultats, elle tire : « il nous paraît que ces résultats nous autorisent à travailler, ainsi 
que le fit Markov, sur les graphèmes. » (p.39) Ce n’est pas faux dans le sens où puisque 
pour le graphème, seule donnée immédiate et donc pratique pour l'étude statistique, il y a 
déjà des différences sensibles (entre 0.257 et 0.289), le travail de transcrire 
phonologiquement peut être épargné (une note vient décrire qu’il y a un travail préalable 


certain à cela). 


En revanche, elle ne formule pas l’hypothèse que transcrire phonologiquement affecte 


davantage les caractéristiques markoviennes du discours poétique que celle de la prose. 


210 


Pourtant, cette hypothèse nous semble ouvrir une piste, intéressante à formuler. 
Hypothèse, de plus, cohérente avec une considération quelques pages plus loin (p.52) : « le 
coefficient M s’ajuste d'autant mieux qu’il s’agit d’un texte de poésie, c'est-à-dire où l’ordre 


de la chaîne est au moins égal à 24 ». 


Or dans l'essai préalable des deux types de translittérations, elle y utilisait une chaîne 
d'ordre 1. Cette chaîne ne captait qu’une partie du conditionnement de la chaîne 
orthographique en poésie alors qu’elle capte déjà bien le conditionnement de la chaîne 


orthographique en prose (c’est ce qu’elle montre p.52.) 


Et, la différence de translittération est la suivante : il y a moins de graphèmes phonétiques 
que d’orthographiques pour un même syntagme. Du graphème orthographique au 
phonème, sauf erreur de notre part, la chaîne d’ordre 1 restait donc encore plus valable 
pour la prose, alors que cette même technique de la chaîne d’ordre 1 devenait un peu plus 
adéquat pour la poésie, dans ce passage. Il était donc cohérent d’une part que transcrire 
phonologiquement accentue une différence des caractéristiques markoviennes des deux 
prosodies et d’autre part que transcrire phonologiquement affecte davantage les 
caractéristiques markoviennes du discours poétique que celle de la prose. 


* 


Une fois fait le choix de travailler sur les graphèmes, elle étudie comparativement les 
caractéristiques d’une chaîne de Markov de degré 1 sur de larges échantillons de 5000 
lettres d’Evgenij Onegin (divisés en 50 tableaux de matériel littéral de poésie) et 20 000 
lettres de Kapitanskaja Doëka (divisés en 200 tableaux de matériel littéral de prose). Elle 
compare ensuite des distributions statistiques 50 tableaux poésie-vs 50 de proses (il y a 4 
lots possibles de prose). La prose est beaucoup plus stable donc elle fait un peu varier la 
prose pour explorer la plus ou moins grande fixité des caractéristiques de la prose autour 


des valeurs expérimentales calculées. 


Elle sonde la texture vocalique et consonantique de ces tableaux de lettres par plusieurs 


procédés statistiques : les décomptes simples de lettres (nombre de voyelles par bloc de 


4 Le M d’une chaîne de Markov multi-liée, c'est-à-dire de degré 2 par exemple, s’ajuste d'autant mieux à la 
poésie qu’il « renverse » sont ordre par rapport à la prose, c'est-à-dire il devient supérieur à celui de la prose 
(tableau IV p52), ceci reste un détail pour notre propos. 


211 


100 lettres, dispersion de cette distribution, nombre de doublets de voyelles) et les 


caractéristiques pO, p1, delta, M d’une chaîne de Markov d'ordre 1 puis 2. 


Elle obtient premièrement des valeurs moyennes du nombre de voyelles par centaines de 
lettres systématiquement plus élevés dans la prose qu’en poésie, deuxièmement la même 
différence pour les doublets de voyelles (et de plus la distribution des VV est davantage 
groupée autour de son pic pour la prose qu’en poésie, qui se range de façon plus aplatie en 
comparaison), et enfin troisièmement des caractéristiques de Markov (d’une chaîne 
d'ordre 2 car celle d'ordre 1 ne fonctionne pas bien) différentes dans les deux cas: 
M = 0.272, M = 0.274, M = 0.276 pour trois échantillons de prose vs 
M=0.292 pour la poésie. 


Nous constatons dès ce cas expérimental (Puskin) qu’il est douteux que l’analyse par chaîne 
de Markov apporte un critère meilleur que le simple décompte des lettres. Le paramètre 
M n’a pas un caractère discriminant qui serait supérieur aux constats classiques qu’en 


prose russe il y a davantage de voyelles, et de doublets de voyelles, que dans la poésie. 


Micheline Petruszewycz en indique un élément explicatif en ce que certaines petites 
conjonctions présentent un lieu double-consonantique en russe (et elles tranchent dans 
cette langue où la moyenne du double-consonnantisme est assez faible), et qu’elles y 
figurent en nombre beaucoup plus grand dans la poésie (à l’instar de « que » et « qui » en 
français sauf que notre langue est plutôt assez double-consonantique en général, plus que 


le russe, et quel que soit la prosodie). 


En résumé, les caractéristiques markoviennes s’ajustent donc à la catégorie du texte 
« poésie » ou « prose » au sein de l’œuvre de Puÿkin. En particulier, le coefficient de 
dispersion de la chaîne, noté M, présente une différence très légère ( quelques 
centièmes). Et Micheline Petruszewycz a construit une démarche pour sonder le caractère 
significatif ou non de cette différence. Cependant, ce n’est pas au niveau du coefficient M 
qu’elle va montrer une subtile différence entre prose et poésie, mais dans des 


caractéristiques statistiques des fréquences d’apparition des doublets de voyelles VV. 


5 Cela se déduit des tableaux en annexe IX p183 (russe) et X p198 (français et anglais) de sa thèse 
Petruszewycz M., Les chaînes de Markov dans le domaine linguistique, Genève, Slatkine, 1981. 


212 


Micheline Petruszewycz dresse, matriciellement en fonction du nombre de V dans 100 
graphèmes (ou 100-casse), les histogrammes des effectifs des VV et de leurs espérances 
croissantes. Et dans chacun de ces modes (casse 36 vs, 37 v, 38 v, ..) elle démontre, par le 
calcul, qu’il y a une différence systématique entre poésie et prose : les valeurs du 
coefficient de dispersion relative pour la poésie sont toujours plus petits que ceux de la 
prose, c'est-à-dire que quel que soit la distribution des VV locale du texte, en comparant 
prose et poésie, les pics successifs de groupement du motif VV autour de leurs modes sont 
en poésie à chaque fois plus groupés autour du pic. Pour le dire encore autrement, le motif 
VV contraste davantage sur l’ensemble de l'aspect granulaire des V et C en poésie qu’en 


prose. 


Dansles deux cas, ils ont des modes d'apparition subliminaux, fondus dans l'aspect, ce n’est 


qu’en poussant l’analyse statistique que ces modes sont isolables. 


Enfin, dans une partie plus fondamentale de sa thèse où elle explore la robustesse de la 
chaîne multi-liée à des extraits de texte d'un seul et même auteur mais plus court (afin de 
sonder si la charpente phonique du russe nécessite une certaine taille d'échantillon de 
texte), elle s'aperçoit même qu'il n'est pas permis statistiquement d'écarter, pour la poésie, 
l'indépendance locale des échantillons entre eux, ce qui revient à dire qu'il y a dans la 
poésie la même distance entre deux échantillons (d'un même texte) qu'entre la poésie et 
la prose au global (et c'est là pourtant la seule différence marquée sur laquelle sa thèse 


montre qu'une chaîne multipliée peut faire ressortir). 


En résumé, il y a un plus-de vocalisme dans la poésie en russe que dans la prose. Et, il n'est 
pas tellement utile de pousser la sophistication jusqu'à une chaîne multi-liée d'ordre 2 et 
ses caractéristiques Markoviennes pour en rendre compte : des décomptes de type de 
lettres, et doublets et triplets de lettres classés, peuvent suffire. Pour superfétatoire qu'elle 
puisse paraître, cette utilité de la chaîne multi-liée a bien été trouvé. La discrimination 
qu'elle effectue sur de grands pan de texte est robuste sur de plus petits et fait apparaître 
une certaine liberté de l'expression poétique au sein de la charpente phonique du russe, 


qui n'est pas atteinte par la prose dont le tempérament tend à rester plus inertiel. 


213 


Langue de l'oralité vs langue écrite 


Micheline Petruszewycz étudie ensuite la différence entre les dires de Lénine lors de 
discours oraux (transcrits) vs son écriture d’un manifeste (dans lequel il fallut couper les 
citations longues de K. Marx) de la même année 1917-1918. Elle calcule, par fragments de 
5000 caractères, les caractéristiques statistiques classiques d’une part, c'est-à-dire les 
décomptes de Yule (moyenne, médiane longueur des phrases en nombre de mots) et les 
décomptes simples de lettres éventuellement par cluster (nombre de voyelles par bloc de 
100 lettres, dispersion de cette distribution, nombre de doublets de voyelles) et d’autre 
part les caractéristique pO, p1, delta, M de la chaîne de Markov, qui en sonde la texture 
vocalique et consonantique dans son autocorrélation (synonyme du conditionnement à 
divers degrés). 

Elle obtient « des résultats qui vont dans le sens de l'hypothèse envisagée® », c'est-à-dire 
que les fréquences des voyelles, des doublets et les paramètres d’une chaîne de Markov 
dont le paramètre M, permettent de caractériser l’opposition oral /écrit chez Lénine (et 
nous passons ici sur les chiffres). Et cependant, elle concède : « [nous obtenons] des 
résultats qui vont dans le sens de l'hypothèse envisagée, bien que les écarts observés entre 
les valeurs moyennes de nombre des doublets soient moins nets que ceux observés dans 


les distributions des voyelles ». 


En effet, ces résultats montrent que les décomptes de Yule (en nombre de mots par phrase, 
ses distribution statistiques’) et la mesure de la simple proportion de voyelles par paquet 
de 100 lettres, non seulement sont plus simples à effectuer que ceux de Markov, mais de 
plus, marquent des différences plus notables que les paramètres sophistiqués (de Markov). 
Le trait notoire de l’oral consiste dans des phrases plus courtes, de 20 mots en moyenne 
contre 35 à l'écrit. En second lieu, le discours de Lénine présente un léger excès de voyelles, 
et bien regroupé autour d’un pic (45 voyelles par groupe de 100 lettres, apparaît dans 13 
tableaux sur 100 ce qui est un trait net) par rapport à sa rédaction. En revanche, les 
doublets de voyelles et les caractéristiques markoviennes sont si proches qu'il est difficile 


de conclure quant à leur caractère discriminant. 


6 Petruszewycz M., Les chaînes de Markov dans le domaine linguistique, Genève, Slatkine, 1981, p.57. 


7 Extrêmes, moyenne, coefficient de dispersion, médiane et quartiles 


214 


La question qui se pose dès lors, ou plutôt qui aurait dû se poser, est celle de l’adéquation 
entre la méthode d'investigation statistique et le but qu’elle entreprend, à savoir l'étude 
comparative de texte émis dans des circonstances si différentes qui font qu'ils « sonnent » 


de manières différentes bien qu’étant d’un même auteur. 


Il'est difficile ensuite de comprendre pourquoi elle perdure avec une étude comparative de 
Lénine (des discours prononcés verbalement et transcrit vs un manifeste politique écrit la 
même année) où toutes les méthodes sont encore menées de front, pour ne retrouver que 


le constat que les chaînes de Markov n’apportent pas un avantage décisif. 


Poésie vs prose modulo l'essai de la langue Zaoum 


M. Petruszewycz montre enfin que V. Khlebnikov, lorsqu'il a pensé former un nouvel 
idiome par truffage vocalique (truffage de voyelles) à savoir son essai de langue Zaoumi, 
n’a pas seulement modifié le ratio V :C mais aussi à produit une nouvelle texture locale de 


la langue au sens du delta de la chaîne de Markov sous-jacente. 


Encore faut-il différencier deux cas de figure, car Khlebnikov s'est essayé à de la prose 
Zaoum (son poème Ka et la partie en prose dite "première voile" du texte Les enfants de la 


loutre), et de la poésie Zaoum. 


Dans la prose, celle Zaoum de Khlebnikov n'est pas si éloignée que celle de Puëkin?. Et ce 
d'autant qu'il y a dans Ka la présence d'un 7-uplet de voyelles, onomatopéique, pour lequel 
l'angle descriptif suffit à montrer qu'il génère un point hors distribution, qui pèse de 
manière ostensible sur le calcul. Malgré cette onomatopée, le contraste est étroit entre les 


deux auteurs dans le secteur isolée de la prose. 


Dans la poésie Zaoum en revanche, le décalage surpasse même le delta de Poésie/Prose 
chez Puskin. || apparaît à travers l'application des chaînes de Markov que l'essai de langue 
Zaoum tient d'une augmentation d'un certain réglage qui "traduit l'effort du poète pour 
faire entrer les voyelles par paquets!®". La poésie Zaoum se présente donc avec la signature 


non seulement d’un plus-de-vocalisme d'ordre poétique, celui qui est déjà réalisé qu'il 


8 Voir le chapitre consacré à ce poète. 
? Petruszewycz M., Les chaînes de Markov dans le domaine linguistique, Genève, Slatkine, 1981, p.66. 


10 Petruszewycz M., Les chaînes de Markov dans le domaine linguistique, Genève, Slatkine, 1981, p.68. 


215 


s'agisse de la poésie de Puÿkin par rapport à sa prose, mais encore avec une marque 
supplémentaire qui traduit une immixtion de ce projet spécifiquement dans la chaîne qui 


en résulte. 


Une spécificité du russe 


l'est très difficile de translater ce qui est constaté dans cette étude dans l'aire linguistique 
francophone car, et M. Petruszewycz le démontre par l'usage qu'elle fait de l'automate 
marvkovien, l'alternance CV en français est beaucoup plus dominante sur CC et VV qu'en 
russe. Ainsi en français, il y a une trop forte dépendance le long de la chaîne d'ordre 2 (et 
même 3) : le processus à 2 état Cet V n'offre pas une réelle prise pour conditionner la lettre 
qui vient après 2 ou 3 lettres comme c'est le cas pour le russe après seulement 2 lettres. La 
conséquence de cette charpente phonique moins élastique (ou au conditionnement plus 
fort) du français (et de l'anglais) fait qu'il est moins évident que puisse être opéré un 
déréglage que pour celle du russe, d'une part, et d'autre part il est moins évident qu'elle 
soit élastique à servir possiblement à discriminer entre l'expression oral ou écrite, en prose 
ou en poétique. 

M. Petruszewycz montre, de manière ébauchée, que Pérec ne décale que très faiblement 
la chaîne bi-liée du français avec La disparition!1. Bien que le consonantisme (déjà fort) du 
français soit encore augmenté par cette règle tout à fait susceptible de s'immiscer dans la 
charpente phonique -- et ce trait de consonnantisme augmentée apparaît avec netteté, « 
l'écart obtenu [en termes de transitions entre les n-uplets de lettres successive, à comparer 
un extrait de Stendhal avec un extrait de La disparition de Perec], n'est pas ce à quoi nous 


nous attendions!2". 


1 Perec G., La disparition, Gallimard, l'imaginaire, 1989, 388 p. 
Roman, conçu sans un trait vocalique ô combien marquant du français : « Motus donc, sur l'inconnu noyau 
manquant - « un rond pas tout à fait clos finissant par un trait horizontal » » 


12 Petruszewycz M., Les chaînes de Markov dans le domaine linguistique, Genève, Slatkine, 1981, p.76. 


216 


Trois remarques inspirées de ses travaux 


En première remarque : une question s’est posée pour nous. Est-ce qu’il y a une explication 
phonologique simple à l’alternance consonne voyelle, qui domine autant les langues 


française, anglaise ou russe tout du moins ? 


Il n’y a pas d’articulation sans alternance vocalique. Cette loi de la parole « le clivage entre 
voyelles et consonne » débute dès le babil (avant le stade du sentiment du mot), et n’est 
jamais perdue dans les plus graves aphasies . | semble que ce soit un invariant 
anthropologico-linguistique{. 

« les deux variétés du vocalisme minimal comme le consonnantisme minimal se 


caractérisent fondamentalement par l'existence de phonèmes combinant deux 
qualités distinctives!. » 


R. Jakobson propose cette affirmation pour éclairer et étayer sa notion de qualité 
distinctive. « La loi générale serait donc que le concept de phonème n’est dans aucun cas 
identique à celui de qualité distinctive qu’il englobe dans tous les cas. »1f. Ce montage à 
double fond n’est pas une pure construction intellectuelle. Il est indissociable de faits 
cliniques et linguistiques selon lesquels deux franchissements sont repérables, et ceci tant 
dans l’apprentissage de la langue par l’enfant que dans les pertes aphasiques (en sens 
rétrograde) : celui de se servir (ou compenser) des traits distinctifs par d’autres (passage 
du babil au mot), celui de produire les phonèmes eux-mêmes (passage du langage enfantin 
au langage). 

Ainsi, R. Jakobson pose qu'’articuler la parole nécessite a minima l’opposabilité de deux 
qualités (non pas deux phonèmes). Et ce peut être voyelle brève-voyelle longue : l-u-l-u-l- 


u, où deux consonnes (K-l’-K-l’-K-l). L’alternance c/v n’est donc pas une nécessité 


linguistique fondamentale, en phonologie (du moins Jakobsonienne). 


5 Jakobson R., «le clivage entre voyelles et consonnes », dans Langage enfantin et aphasie, Champs 
Flammarion, pp. 73-76. 


4 Même concernant les langues à clics, comme celle des San du Botswana, les langues khoïsan, il s’avèrerait 
que ces «clics» labiaux, gutturaux et/ou avec la langue (l’organe) fonctionnent comme consonne 
particulière, comme phonème consonantique. 


5 JakobsonR., « le clivage entre voyelles et consonnes », dans Langage enfantin et aphasie, p.54. 


16 JakobsonR., « le clivage entre voyelles et consonnes », dans Langage enfantin et aphasie, p.54. 


217 


Cependant, il y a «l’existence de phonèmes combinant deux qualités qui fonde un 
caractère particulier à l'alternance consonne-voyelle. C’est ainsi à l'étape suivante du babil, 
celle de l'introduction au langage, que, par effet retour, est donné aux doublets CV ou VC 
leur plus où moins grande prégnance dans la langue. C’est donc bien sur plusieurs états 
successifs (2, 3, 4...) le long de la chaîne parolière (phonème) qu’un effet retour opère sur 
le choix des alternances privilégiées dans une langue. Bref, l'alternance voyelle -consonne 
est un artifice qui signe qui anticipe le fait qu’il y a du langage, ce n’est pas une nécessité 


phonatoire irrémédiable, mais privilégiée. 


Une ligature, imaginaire ? 

Notons qu’au niveau phonatoire, le clivage C-V (qui provient de l’usage de phonème qui les 
conjoint) tend à conjoindre ou articuler, au niveau du corps, l’usage des organes vocaux 
antérieurs (cordes vocales, palais qui sont déterminants dans la formation des voyelles) et 


les plus postérieurs (le trait labial vient préciser une consonne, idem pour la nasalisation). 


Le doublet de catégorie de lettres, sur lequel repose l’application à l’engramme verbal 
d’une chaîne de probabilités conditionnelles par Markov, s'appuie donc sur un dipôle qui 
unifie. Nous formulons l'hypothèse qu'il pourrait s’agir d’une assomption de type stade du 
miroirl”, pour autant que ce concept a pu être généralisé depuis sa découverte par J. Lacan, 


une généralisation décrite par E. Solanoë. 


Dans cet article Mme Solano a lu dans le séminaire « RSI » deux étapes préparatoires au 
séminaire le sinthome : une redéfinition du symptôme, et une « nouvelle lecture de 
l'angoisse ». Elle conçoit comment ces étapes ont été orientées par la lecture des textes 
« le moi et le ça » et « inhibition symptôme et angoisse ». Et comment Lacan peut alors 


effectuer une relecture de la phobie du petit Hans. 


Mme Solano explique que Freud dans « le moi et le ça » tira comme conséquence de la 
fonction de la répétition, celle qui mène à la pulsion de mort au sens d’« Au-delà du principe 
du plaisir », que le moi entre en continuité avec le « ça ». Cette rationalisation offre un 


nouveau point de vue sur certains de ses développements précédents à l'instar des 


1 Lacan, « Le stade du miroir dans la formation du Je », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.93-99 


18  Solano E. «un exercice de lecture », Billet Uforca, 1° mai 2010, 
https://www.lacan-universite.fr/lectures/ 


218 


« pulsions du moi ». Elle permet de problématiser nouvellement, par exemple le rapport 
du moi et du corps. J. Lacan est revenu sur cette conception continuiste de « l’appareil 
psychique », de manière définitive à partir du séminaire Encore. Mme Solano rapporte que, 
pour caractériser l'existence au sens de Lacan, il convient de prendre le biais d’une chose 
qui ait la fonction de trou. Elle revient alors sur ce qui fonde le Un (d'une cure 
psychanalytique). 

« La propriété du registre imaginaire est de l’ordre de la consistance. C'est ce qui 


tient ensemble, c’est le propre de la consistance. À cet égard, le corps consiste, il 
tient ensemble avant de se dissoudre. » 


La ligature de la langue tient ensemble l'alternance C-V, une fois introjectée, une fois 
qu'une telle ligature a pris une consistance imaginaire. Il y a trou en ce que l'engramme 
entendu et reproduit subsume, dans sa propriété de symbole, la présence ou l'absence 
même du consonnantisme -- la jouissance de moduler, de babiller trouve à se ré-investir 
dans une jouissance remaniée dans la production de phonèmes. D'où notre hypothèse qu'il 


pourrait s'agir d’une assomption unifiante. 


Quoi qu'il en soit, lorsque l'on suppose une langue déjà en tant que consistance, alors 
comme Markov l'indique pour le russe, les fréquences d’usage des CV et VC rapportés à 
l’ensemble pourront être significatives d’une langue. Mme Petruszewicz en prolongement 
des travaux de Markov l’expose, sans passer par les explications Jakobsoniennes que nous 
avons construites. Elle l’expose de manière formaliste assumée. Elle tente d’en apprécier 


l’usage possible des chaînes de Markov dans le domaine linguistique. 


Cela ouvre sur notre deuxième remarque. L'usage linguistique de la chaîne de Markov 
d'ordre 1 ou 2 est possible, mais il est peu probant par rapport à d’autres manières moins 


sophistiquées de caractériser une langue. 


Le repérage d’une courte liste de petits mots ou phonèmes permet plus directement de 
détecter la langue d’un extrait de 10 000 lettres d’un corpus écrit!?, laissant l’arsenal 


mathématique Markovien comme construction superfétatoire. Les fréquences d’utilisation 


© Un fréquence parmi les mots des mots « et », «il » et « que » qui tombe dans un certain intervalle signera 
la langue française. 


219 


de certains termes permettent de dater ou approcher certains états de la langue. Ainsi le 
terme « susnommé » ou « clauses » appartiennent au langage juridique. Ils peuvent servir 


à le détecter. 


M. Petruszewicz a utilisé les caractéristiques de Yule, qui sont des propositions de la 
stylométrie, bien plus rudimentaires que la proposition littérale Markovienne (longueur en 
mots de la phrase médiane, quartile un et quartile trois de la longueur en mots des 
phrases), cf. p. 54 de sa thèse. Or, ces statistiques descriptives suffisent à « considérer les 
deux discours comme différents ». Les caractéristiques Markoviennes ont-elles alors un 


caractère superflu ? Ce point n’est pas abordé par sa discussion. 


Pour étayer cette deuxième remarque nous ajouterons enfin la chose suivante. En partant 
de son observation qu'il y a davantage de voyelles, tout simplement de voyelles, dans la 
poésie de Puëkin que dans sa prose, l’auteure montre encore le même phénomène en 
comparant la transcription d’un discours oral de Lénine, et ce qu’il en est dans ses écrits, 
soit deux chapitres extraits de l'Etat et la Révolution, qui date de la même période 1917- 
1918. Ainsi, puisqu'il y a davantage de voyelles, que ce simple décompte fréquentiel sur 
5000 lettres suffit à montrer un écart, qu'est-ce qu’apporte l'application du modèle 
complet de la chaîne de Markov d'ordre 2 ? La chercheuse ne répond pas à cette question 
(car elle ne la pose pas). La chaîne offre un critère en plus, des statistiques plus variées : 
mais ne sont-elles pas qu’un écho de ce qui peut être constaté, décompté, de façon 


primaire et directe ? 


À mieux y réfléchir cependant, il semble qu'il y ait une grande cohérence conservée 
méthodiquement par l’approche de M. Petruszewicz, dans la suite de Markov. L'approche 
de Markov est foncièrement autre à ces catégorisations, où un savoir préalable sur la 
langue sert à construire une interprétation à propos d’elle. Son caractère littéral, parce que 
mathématique, fait d'elle une construction dégagé des impasses de l’utilitaire, et à la limite 


sans que la question de l'utilité soit d’abord pertinente. 


Elle est bien plus précieuse qu'il n’y paraît, car elle est précise d’une part et parce qu’elle 
traduit une faille entre mathématique et langage. En poussant le calcul sur la langue dans 
ses retranchements, l’approche du fil de la syntaxe (alternance c / v) par Markov aborde 


les limites du champ d’un calcul sur la langue. 


220 


En conclusion de cette 2°"€ remarque, si d’un côté M. Petruszewicz estime que l’état de sa 
recherche remet en lumière une technique oubliée (p.76) : «il semble que cette application 
(...) mériterait qu’on y attache plus d'importance qu’on ne l’a fait jusqu'ici d’un point de 
vue linguistique », d’un autre coté elle reconnaît que l’étude est insuffisante sur un plan 
statistique, car manquant de « la série d'expérience en nombre suffisant pour pouvoir 
donner lieu à une étude statistique des résultats obtenus ». Ainsi, si le caractère rigoureux 
sur le plan statistique de sa démarche n’est pas contestable, en revanche le mystère reste 
entier sur l’usage qui pourrait en dériver parmi les milles autres manières de caractériser 


un texte par des métriques??. 


Troisième remarque, donnons quelques repères historiques sur le contexte de son 
élaboration. Micheline Petruszewicz était l'élève de Georges Théodule Guilbaud, lui-même 
qui a été en relation avec J. Lacan à partir de 19502!. Mme Petruszewycz, bien avant sa 
thèse dès 1956, fit partie d’un bureau de recherche universitaire dirigé par Guilbaud au 
sein de l’Institut statistique universitaire de Paris22. Et sa publication la plus tardive, du 
moins trouvé par nous, porta sur l’histoire de la philologie statistique’. Elle y réévoque la 
pratique du comptage des lettres d’un point de vue historique, cette pratique étant assez 
ancienne, et y émet des hypothèses sur des motifs qui lient le sens et le chant en matière 


de chants liturgiques juifs (cantillation?{ de rabbins, en particulier dans la tradition des 


20 Le caractère rigoureux sur le plan statistique de sa démarche n’est pas contestable. M. Petruszewicz laisse 
une piste inexplorée pourtant. Quand Markov a fourni des perspectives à son exploration, il envisageait que 
le modèle soit appliqué à des corpus de texte plus importants (réponse de 1916 à Mozorov). M. Petruszewicz 
indique alors p143 : « il préconise de passer de cinq milliers de mots à une centaine de milliers de mots ». Or, 
rien n'apparaît qui montre qu’elle aurait poursuivi cette piste dans ses publications. Ce qui est étonnant 
puisqu'elle disposait, contrairement à Markov, de l’outil informatique. 


2 Biographie de G.-Th Guilbaud dans Mathematics and social sciences, 183, t.3, 2008, p.9-15. 


2 Biographie de G.-Th. Guilbaud. Repères chronologiques », Mathématiques et sciences humaines [En ligne], 
183 | Automne 2008, mis en ligne le 15 décembre 2008, consulté le 23 juillet 2020. URL 
http://journals.openedition.org/msh/10743 ; 


3 Petruszewycz M., « Un Itinéraire dans la protohistoire de la statistique philologique », Centre d'Analyse et 
de Mathématique Sociales CNRS-EHESS, Marseille, 1992 (car ce fascicule est rare, nous indiquons qu’une 
copie se trouve à la bibliothèque Biblique BOSEB, 21, rue Assas à Paris). 


24 C'est un synonyme de psalmodie. Ainsi, « La cantillation hébraïque est la prononciation soigneuse et 
nuancée de la hauteur musicale des voyelles de chaque mot d'un verset du Tanakh, la Bible hébraïque. » 
selon https://fr.wikipedia.org/wiki/Cantillation hébraïque 
A la fois règle de prosodie et de chant, la cantillation concerne plusieurs religions. Les chants liturgiques 
chrétiens entrent dans le phénomène de la cantillation tel que repéré par certaines études musicologiques, 


221 


Massorètes, cf. infra). En particulier, elle isole des modulations chantées de certains mots 
(sacrés) susceptibles de leur conférer à la fois un aspect mnémotechnique et de revêtir une 
part d’implicite. Notons dans la même veine que l'ironie peut s'effectuer par la prosodie, 
sans aucune marque morphématique, ni même d’accentuation particulière — sauf à 


conjoindre prosodie et accentuation. 


L'application d’une chaîne de Markov à une suite de lettres est donc un raffinement du 
comptage des lettres dans un texte. C’est une technique plus globale que celle-ci et Mme 
Petruszewycz en a repéré l'invention dans la philologie assez ancienne, liée au domaine du 
sacré et à l'interprétation des textes. Il existe de ces techniques philologique des méthodes 
et des traditions, y compris ésotérique comme la Gématria?. La pondération ou la 
signature d'un type de corpus textuel par des mesurandes markoviennes reste plus ancrée 


dans la philologie finalement, que dans la linguistique du mouvement structural. 


Quatrième remarque. L'hypothèse de la langue vient avant d’appliquer ce modèle à cet 
objet. Markov était un spécialiste du monde discret. La chaîne signifiante présente un 
conditionnement mathématique, dont il a écrit une formule radicalement simplifiée. Elle 
rejoint le phénomène constatable qu'il y a une petite musique propre à chaque langue. En 
somme, son automate syntaxique soutient l'affirmation qu’il y a de la langue. || y a une 
confirmation mathématique au concept de langue. Est-ce que cette confirmation spécifie 


quelque chose de ce concept ? 


mais l'on parle plutôt en propre de cantillation de et pour celle de la bible hébraïque, l'on parle plutôt de 
psalmodie coranique, de psalmodie de l'office ou de la messe latine, et enfin de chants grégoriens. La 
cantillation dans son acceptation restreinte est solidaire plus ou moins de l'existence de voyelles atones qui 
permettent des reprises et variations sur plusieurs motifs typiques (ou tropes). Elle concerne donc en propre 
la lecture du texte massorétique de la Bible (le Talnakh, le texte inscrit entre les rouleaux). 
Il est intéressant en outre de noter que « La cantillation du Tanakh, Bible hébraïque, s'effectue selon deux 
systèmes dont le plus courant est qualifié de « prosaïque ». Un autre système, dit « poétique », sert à cantiller 
les trois livres de Job, des Proverbes et des Psaumes. », selon wikipédia sus-mentionné. 


2 Kabbale numérique, gématrie ou arithmologie : des formes numérologiques d'exégèses typiques de la Bible 
hébraïque mais usité aussi pour le coran à l'usage desquelles les lettres prennent des valeurs numériques 
(voire aussi les phrases) qui sont additionnées afin de les interpréter (par mot, par verset). 
Exemple tiré de Wikipédia : la gematria sidouri du mot yé/èd 7?, qui signifie enfant, vaut 26. Et, elle équivaut 
alors à celle du tétragramme, le Nom divin de quatre lettres. (que faut-il en conclure ? laissons des points 
de suspension, bien entendu). 
https://fr.wikipedia.org/wiki/Gematria fourmille de renseignements supplémentaires qui tentent 
d'objectiver la pratique occulte. 


222 


Le concept de langue est moins évident qu’il n’y paraît. Nous sommes tant plongés dans 
notre bain de langage, que s’en abstraire pourrait bien s’avérer impossible. Déjà en tant 
que concept, quelque chose de la langue elle-même y est abstrait, donc retiré. Ce concept 
n’est pas une donnée de départ, pour s’en convaincre il suffit de se pencher sur la 
linguistique géographique, avec laquelle étudier les interpénétrations langagières, les 
idiomes et les dialectes. En sorte que le concept premier avant celui de langue est 
probablement plutôt celui de traduction, une consistance spécifique, intellectuelle à partir 


de laquelle il serait possible de garantir le métier d’interprète. 


Le passage d’une langue à une autre est-il continu ou discret ou encore d’une autre 


nature ? La réponse n’est pas évidente. Saussure remarque : 


« Ce qui frappe tout d’abord dans l’étude des langues, c’est leur diversité (...) les 
divergences dans l’espace. Les sauvages eux-mêmes les saisissent, grâce aux contacts 
avec d’autres tribus parlant une autre langue. C'est même par comparaison qu’un 
peuple prend conscience de son idiome. Remarquons, en passant, que ce sentiment 
fait naître chez les primitifs l’idée que la langue est une habitude, une coutume 
analogue à celle du costume ou de l’armement”. » 


Passons sur la référence aux « sauvages ». Nous sommes évidemment tous des sauvages 
qui nous ignorons, à l’époque feindre de l’ignorer en employant ce mot était à la mode. 
Entre l'Allemand et le Français, il est encore constatable qu’'existent l’Alsacien, le 
Luxembourgeois, bref, divers dialectes de la langue d’Oîl. Par l'impérialisme et la férule des 
Etats-Nations qui se renforcèrent au XIX°, ce siècle fut aussi celui des politiques 


nationalistes d’uniformisation linguistique. 


Et, de même que le mètre de couturier permet d’établir le patron pour tout type de tissus 
et costumes, les statistiques (en particulier l'approche Markovienne) s'adaptent, épousent 
la forme d’une langue. Par leur biais, l’on peut étalonner la contrainte d’alternance 


consonnes-voyelles formant les syllabes et partant formant la syntaxe. 


L’abord d’une chaîne syntaxique par Markov semble assez universel. Ce modèle a été 
appliqué, dans l’ordre chronologique avec Markov au russe, avec Shannon à l’anglais (cf. 
infra), puis avec M. Petruszewicz au russe, au français et à l’anglais. || a été appliqué à des 


langues synthétiques, c’est-à-dire où les rapports grammaticaux entre les formes 


26 Saussure F.D., « Linguistique géographique », dans Cours de linguistique générale, Paris, Grande 
bibliothèque Payot, 1967, [291]-[297] p.261-289. 


223 


linguistiques sont marqués sur les bouts de mots ou les mots eux-mêmes: flexions, 
désinences, conjugaisons. Est-ce du fait du synthétisme de la langue que fonctionne cette 
application ? Nous pensons bien que non, et cela tient au fait qu’il y a un continuum entre 
le synthétisme et l’analyticité des langues, qui ressort notamment au niveau de l'alternance 
consonnes-voyelles de leur phonation. Une langue isolante (ou analytique) est une langue 


dont chaque mot coïncide avec un seul morphème. 


fr Æ R FR F1 fR —EXk 
« ni déng wô W hé ni y1 qilé 
toi attendre moi, moi alors avec toi aller 


ie. Situ m'attends, je vais avec toi ?’.» 


Les mots mandarins respectent la forme syllabique. A fortiori, l’'automate du calcul 
Markovien restera un calcul de pondération d’une telle langue sous sa forme orale. Il 
semble même que l'attaque régulière {C - V} ait une prédominance marquée, et si cette 
observation est juste, elle n’obère nullement que le treillis vocalo-consonnantique capte 
une routine pour cette langue. Les idéogrammes ne sont pas en reste. Malgré les immenses 
différences d’avec une écriture alphabétique, malgré la philosophie même du langage qui 
se donne pour contrainte supplémentaire l'horizon de nouer un son, une idée et une image, 
les variations des formes idéographiques respectent des régularités 28, et même en 
respectent de plus en plus durant son histoire, si bien qu’un automate cellulaire pourra 
émuler des idéogrammes. Bien sûr, un tel idéogramme émulé n’appartiendra pas vraiment 


à la langue. 


Enfin, il faut noter que M. Petruszewicz n’en extrait tout de même pas une question comme 
celle de l’authorship, les signatures numériques extraites d’une langue par une chaîne de 
Markov ont un halo trop important pour signer un auteur, et même sûrement ne résolvent 
pas des petites variations géographiques. Ce n’est pas un très bon microscope de la langue. 
Ce serait plutôt un télescope, un point de vue sur la langue observée telle un astre, une 
étoile qui, d’être extrêmement loin, serait abordée par ses signatures spectrales, la 


manière de vibrer de son onde porteuse. 


27 Exemple réadapté de celui proposé par https://fr.wikipedia.org/wiki/Langue_isolante 


28 L'une parmi d’autres : certains idéogrammes forment un composé d’autres, dans l’écriture chinoise. 


224 


En conclusion de cette quatrième remarque, ce modèle d’application est compatible avec 
la diversité des langues et avec leur franchissement d’un lieux à un autre, plus ou moins 
discret, plus ou moins continu. Il reste que l’abord par une chaîne de Markov ne reprend à 
peu près rien de la linguistique, de la richesse des différents mécanismes mis en jeu qu’elle 
a repéré, et pour certains spécifiques à telle ou telle langue. En fait il s’est avéré n'être 


qu’une piètre voie d'approfondissement en linguistique. 


A la fois, donc, cela dénote que ce modèle provient bien des mathématiques, qu’il y a de 
l’universel dans ce modèle, et à la fois l’on constate le décrochage que l’application d’une 
fonction mathématique, même adaptée, implique quant à la science de la langue elle- 
même. En voulant identifier une langue, la consigner par une pondération, l’on écrase à 


peu près tout ce qui fait qu’il y un usage maintenu par les locuteurs de cette langue. 


Une langue apparaît, sous l’optique d’y identifier des signatures numériques, statistiques, 
sous son trait fondamental d’une fixation, dans son vernaculus ce qui, étymologiquement, 
renvoi à sa spécification d'emploi telle qu’adaptée au sein d’une « maison », au sens élargi. 
Toutefois cela reste une fixation « locale » ou du moins empreinte d’une localisation, d’un 
vernaculaire, et n'empêche en rien que les langues servent ensuite dans des réseaux 
d'échanges. Il est certain que les locuteurs, les livres, les pages internet maintenant, se 


meuvent et voyagent. 


Appliquer une chaîne de Markov à du langage n’est donc qu’une manière d’en extraire la 


tournure vocalique, la parlure??. Cela présente la langue comme une fixation, relative. 


Il faut noter que M. Petruszewicz montre que le modèle est superfétatoire pour faire la 
différence oralité / écrit, parce que le nombre de mots par phrases et plus significatif, tout 
simplement. L'oralité s'exprime en moins de mots, ou de manière équivalente elle emploie 


davantage de ponctuations. 


Appliquer une chaîne de Markov à du langage donne une certaine consistance à la notion 
de langue, mais n’est-ce pas du fait que le concept de langue soit déjà au principe de sa 
transcription, de l'orthographe ? N'est-ce pas d’être déjà le fait d’une évolution contrainte 
« en tant que langue », telle l’uniformisation politique d’une langue pour une nation qui a 


eu lieu au XIX° ? Non, une chaîne de Markov ne démontre pas le fait qu’il y ait une langue. 


2 mot argotique en français d'Europe mais en Québécois signifie patois, idiome local 


225 


Il est d’abord constaté comme fait, et ensuite il peut devenir l’objet auquel Markov à 


appliqué sa nouvelle mathématisation (les épreuves liées en chaînes). 


Pour conclure cette partie, premièrement résumons-nous : M. Petruszewicz a prolongé 
l'essai de mathématique appliquée à la linguistique, de Markov. Dans le domaine de la 
prosodie, elle tire du critère delta de Markov l’idée d’une signature possible entre prose et 
poésie pour un auteur donné, sur l'exemple de Puëkin avec lequel ce critère discrimine bien 


les deux corpus. 


La perspective de la musicalité de la langue. 


Nous pourrions prendre un point de comparaison de ce qui se repère comme texture de la 
langue par l’automate de Markov : le tempérament (musical). Le tempérament réside dans 
le fait qu’il y a, pour un même instrument, plusieurs manières acceptables à l'oreille de 
l’accorder manuellement. En effet, dans une bande d’octave (de f à 2.f ) à placer par 
exemple 12 demi-tons (les marches ou touches blanches, et les feintes, noires, du piano) il 
est possible d'insérer par de menus décalages par rapport à une progression parfaitement 
géométrique, certaines menues fractions de ce rapport (commas) qui favorisent ou 
défavorisent certaines consonances et dissonances au sein de la gamme. Par exemple, il 
est possible de compenser un filtre naturel de l'oreille humaine, en abaissant légèrement 
le tempérament des 6 demi-tons les plus graves et en augmentant légèrement celui des 2 
ou 3 demi-tons les plus aigus, pour faire paraître les intervalles plus homogènes à ceux du 
centre, dans ces extrêmes, qu’ils ne sonnent si l’on les conforme à la fréquence physique 
et à un tempérament égal mathématique. En mathématique répartir douze demi-tons dans 


un rapport 2, l’octave, cela revient à introduire un rapport 1.059 pour le demi-ton puisque 
ce 

212 © 1,059 (cela pour le tempérament égal). 

De même, nous pourrions remarquer que l’auteure démontre qu'il y a un comma dans la 

poésie par rapport à la prose, qui consiste en ce qu’un trait de son vocalisme, l’apparition 

de voyelles sur voyelles, soit moins aléatoirement distribué (davantage resserré autour de 


ce qui, dans la langue, le conditionne). C'est l’utilisation en tant que sonde des chaînes de 


Markov qui l’ont mise sur cette voie. 


226 


Dans la différence entre prose et poésie — nous avons vu qu'il suffit de la statistique des 
doublets de VV pour discriminer, du moins au sein de ces registres chez Puëkin, cette 
différence de tempérament pourrait être effet de la rétroaction des contraintes morpho- 
syntaxiques sur la distribution des lettres. Par contraintes morpho-syntaxiques, nous 
désignons par exemple le recours à des phrases plus courtes, et les règles phonématiques 


(assonances et rimes) propres à la poésie. 


Par calcul avec des chaîne de Markov en linguistique calcul un signe, numérique, d’un 
phénomène du domaine du perceptible, si banal à vrai dire — le ronron de la langue, qu'il 
s’oublie. Et, il est notable que le passage à la lettre à la limite du trait (la réduction à deux 


catégories de lettres), conserve un trait aussi subtil du langage. 


Nous trouvons que cette idée de tempérament d’une langue qui peut être l’objet d’un 
calcul sur sa forme écrite aide à considérer, avec Lacan, que l’écrit est « un autre mode du 
parlant dans la langage*! ». C'est-à-dire un mode du parlant. L’écrit transmet une certaine 
verve, via le style. Ce n’est pas le timbre d’une voix, mais c’est quelque chose du timbre de 


l’être parlant (la-voix-de-Personne d’une langue donnée), passant à l'écrit. 


Nous employons à dessein le mot signe, en adoptant la définition du signe de G. Chatenay : 


le signe pointe vers l’objet*?. so. Le delta de Markov pointe vers le ronron parolier. 


Non seulement il y a un grande différence entre un signe et un signifiant, selon J. Lacan, 
mais ils sont même sans commune mesure. Un mot, isolé en tant que tel, tient du signe, et 
n'est pas un signifiant. Un chiffre peut faire signe pour quelque chose (le zéro pour la ruine), 
au contraire, les signifiants fonctionnent par groupes. Le sujet doit trouver comment les 


entendre, c'est-à-dire à effectuer des choix. 


En résumé, il y a conformation globale de l'écrit en langue russe de l'ordre d'une chaîne 


présentant un certain tempérament, que l'on peut extraire par le calcul. Cette 


30 À noter toutefois que, pour montrer que les doublets et les triplets de consonnes ou de voyelles sont plus 
fréquents dans tel type de texte que dans tel autre, pour comparer deux types prédéfinis de texte avec cette 
hypothèse de départ, il était nécessaire d’en passer par un modèle de distribution des lettres le long de la 
chaîne de caractère (en l’occurrence celui de Markov — quand bien même au final il semble ne pas convenir 
très bien à la poésie dans l’étude pour sa thèse en 1979). 


31 Lacan J., « Postface » (au livre XI du séminaire) [1® janvier 1973], Paris, Seuil, 1975, p. 252. 
citée par: Soler C.,« Du parlêtre », L'en-je lacanien, 11, 2008, p. 23-33. 


32 Gilles Chatenay, « La présence réelle dans l’analyse », /ronik, 33, jan. 2019, (https://www.lacan- 


universite.fr/la-presence-reelle-dans-lanalyse/, dernière consultation le 31 mars 2023) 


227 


conformation à un modèle donne à cette chaîne un aspect d'ensemble idéal à partir duquel 


ce raisonnement permet une saisie du phénomène langagier. 


La langue prise sur un versant quantitatif 

La quantité d’information à communiquer reste une question à la marge de la linguistique. 
En linguistique, l'hypothèse de la langue est faite. Ce concept lui est fondamental et 
détermine la réalité qu’elle informe ou construit. Muni du concept de langue, il est 
constatable que les langues sont variées, évolutives et pleines de variantes en leur sein. 
L'un, le thème, ne va pas sans l’autre, les variations c’est à dire le multiple entre les langues 


et au sein de la langue. 


Le point important est que la linguistique pose une hypothèse fondamentale différente de 
celle de la théorie de la communication. Jakobson considérait que la linguistique et la 
théorie de la communication restaient en étroit contact. La chronologie faisant que la 
second est arrivé quelques décennies après la première nous faisait penser que l'hypothèse 
de la communication était subordonnée à celle de la langue. Or, R. Jakobson qui a pratiqué 


les deux, nous enseigne en fait que les hypothèses sont différentes. 


C'est la théorie de l'information qui donne la structure à la « théorie mathématique de la 
communication ». Elle ouvre le champ à de l'information en tant que structurale, c'est-à- 
dire un message, et de l'information métrique, c'est-à-dire exprimable dans une quantité, 
de bits informatiques. Le versant de l’information-message jouxte la linguistique en 
réinstallant le montage ternaire de l'émetteur, du récepteur et du contexte de l'émission 
comme côtés d’un cadre nécessaire, dont le nom effectif est celui de la sémiologie 
(transmettre des signes*° de manière effective, mettre les signifiants en adéquation avec 


des codes de communication). 


3 JakobsonR., « chapitre V — la linguistique et les théories de la communication », dans Essais de linguistique 
générale I. Les fondations du langage, Paris, Minuit (trad. Ruwet N.), 2003 [1963], p.87. 


3% JakobsonR., « chapitre V — la linguistique et les théories de la communication », dans Essais de linguistique 
générale I. Les fondations du langage, Paris, Minuit, (trad. Ruwet N.), 2003 [1963], p. 88. 


35 Ce que Jakobson appelle signe est le signe linguistique qui correspond au terme signifiant dans le champ 
freudien. Ce dernier réserve le terme de signe au signe au sens Peircien de ce qui indexe un récepteur, lui 
« fait signe », par le biais d’un objet (un panneau par exemple, un panneau indicateur, cela s'étend au geste 
et à la manifestation vocale, mais pas sous son aspect verbal). C'est ce qu'enseigne G. Chatenay dans : 
Chatenay, G. « La présence réelle dans l'analyse » /ronik, 33, janv 2019 


228 


En revanche, le versant de l’information-bits, lui, va plus loin que le cadre linguistique ou 
sémiologique et à vrai dire porte l’investigation scientifique sur un champ différent de celui 
du langage. Jakobson constate que ce qui peut se constituer comme des redondances au 
niveau de l’analyse informatique des signaux de la paroles (idem pour la chaîne 
orthographique) sont bel et bien des traits distinctifs linguistiques quoiqu’en disent les 
ingénieurs informatiques, sur un exemple des voyelles d'avant et d’arrière, palatalisées ou 


non, en russe. 


La numérisation ne suffit donc pas à l'interprétation de la chaine en phonème, elle ne 
comporte pas en elle-même le code de la chaîne. Notons que cela reste valable, quand bien 
même Jakobson effectue tout un détour par la reconstruction des phonèmes à partir des 
traits distinctifs phonologiques binaires qu'il entrevoit. Cette décomposition numérique de 
la chaîne parlée est sans code, qui, lui, est fourni par le discours que tiennent Halle, 
Jakobson et Morris. Les coordonnées numériques de la chaîne parlée bien qu’englobant 
alors les entités que sont les phonèmes, n’en traite pas la structure, mais le support, la 


sous-structure (les bouquets de traits distinctifs que comporte chaque phonème). 


En résumé, la théorie de l'information bits s'attache à la question du substrat du dire (cause 
matérielle), et ne concerne qu’elle en tant que telle, alors que la linguistique s'attache à la 
question de l’effectuation du dire qui recoupe les quatre ordres de causalités 


aristotéliciennes (avec les trois autres types causaux à savoir : en acte, formel, et final). 


Nous pouvons donc lire et critiquer l'attrait immense pour l'informatique dans la veine de 
la critique du matérialisme, parce qu'il s’agit d’un matérialisme au niveau de l'approche du 


langage. 


2) Lettre univariée 


Le cas d'application à la chaîne orthographique des épreuves liées conditionnellement en 
chaîne de Markov s'appuie à la fois sur une dichotomie et sur une fonctionnalisation. 
Markov clive les énoncés du langage via les catégories : consonnes et voyelles. En plus de 
former une séquence syntaxique, unilinéaire, son cas d'application tente aussi de les tenir 


au sein d’un même cadre, le cadre évènementiel probabiliste. Il y a là l’enchâssement de 


36 JakobsonR., « chapitre V — la linguistique et les théories de la communication », art. cité, p. 89. 


229 


deux cadres. Quel était donc, le rapport de Markov à la langue ? Ce mathématicien 
présente le matériel signifiant du russe en tant que texture de consonnes et de voyelles, et 
notons-le, sans les espaces, sans ponctuations, et sans certaines autres subtilités qui font 
que nulle langue n’est un code. Markov fait de sa langue maternelle un matériel. Il en 
dévoile l’aspect textural c’est-à-dire modulation d’un ensemble univarié, c’est-à-dire à un 


seul paramètre. 


Il n’y a pas même nécessité de recourir à l'opérateur du premier Lacan le phallus (signifiant 
à désigner dans leur ensemble les effets de signifié en tant que le signifiant les conditionne 
par sa présence de signifiant). Markov a même mis de côté le signifiant en tant que tel, en 
tant que morceau choisi ou lu d’un passage d’un texte. Il a mis de côté, pourrions-nous dire, 
le signifiant puisque le matériel textuel n’est pas à lire mais à mesurer en tant que chaîne 


de données ! 


Cette opération promue par la linguistique quantitative est moins insolite qu’il n’y paraît à 
l’ère du numérique. Est-elle novatrice ? En fait, elle a déjà toute une tradition dans 
l’exégèse en particulier du domaine religieux (parfois il faut l’avouer associé à des pratiques 
divinatoires telle l’exorcisme*? il n'empêche), et aussi dans la cryptanalyste de textes 
anciens où dans des idiomes ou bien rares ou bien partiellement connus. Le comptage de 
lettres n’est pas même un procédé typique du XIX° mais antérieure. 
M. Petruszewycz a enquêté sur la tradition du comptage des lettres rabbiniques des 
Massorètes. Il y en a sûrement d’autres liées à des traditions de la Kabbale et ou de la 
tradition juive karaïte, qui ne s'attache qu’à la Torah écrite. Les Massorètes furent 
d'excellents philologues, car chargés de codifier déchiffrer une version de vocalisation 
fidèle de la forme textuelle de la Bible Hébraïque®. Cette tradition est liée à la cantillation, 
c'est-à-dire la lecture chantée, des écritures hébraïques. Elle semble absurde aux yeux de 
Richard Simon * qui parle de «la minutie inutile » des Massorètes dans son Histoire 


critique du vieux testament. Le plus étrange dans cette expression de « la minutie inutile » 


37 L’antéchrist pourrait laisser des marques qu’un comptage de lettres puisse mettre en évidence. 


38 Tanakh = la triade composé de la Torah des Nevi'im (les textes des prophètes) et les Ketouvim (Autres Ecrits 
ou Hagiographe) 


# Simon R. Histoire critique du vieux testament, Reinier Leers, Rotterdam, 1685, chapitre 1, p.10. 
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96098388 


230 


est qu’elle contient une sorte de palindrome au niveau de la série des voyelles, précisément 
une construction littérale qui serait des plus précieuses pour un usage de type 
Massorétique ! En effet, cet usage vise la mnémotechnique, utile à l'éducation aux textes. 
C'est aux massorètes « maîtres en langage hébraïques » qu'est permis l’adjonction de 
traces, ou la correction de déficiences de l'écrit. Ils ont pour métier, et responsabilité, de 
choisir, moduler, arbitrer quant à certaines orthographies, insertions de voyelles ou 
prononciation des textes (et même cantillation). C’est vers l’étude de cette tradition que 


Mme Petruszewycz s’est tournée dans son ultime travail universitaire. 


Mettre C et V sur un même plan est certainement réducteur, et pour autant, l'adéquation 
des épreuves liées en chaînes avec la chaîne orthographique opère le constat d’un certain 
motif, d’une certaine règle qui régit de manière quasi automatique la configuration 
agglomérée du matériel signifiant russe, qu’il soit d’ailleurs sonore ou scripturaire. Nous 
pourrions l’appeler la règle de l’apparole, du ronron sur lequel il est forcé que s’appuie la 
voix, de la même manière qu’une onde radio n’est jamais qu’une modulation d’un signal, 
en fréquence ou en amplitude. La règle de l’apparole ne procède que d'un constat et non 
d'une théorie linguistique. L'article de 1911 de Markov n'a pas vraiment d'aboutissant en 
linguistique. Il s’agit de mathématiques appliquées. Ce constat dit tout de même quelque 
chose du corps, bien que ce corps soit extrêmement moins subtil que celui que la 
phénoménologie linguistique a entrepris de connaître. Ce constat a pour corrélat qu’un 
corps émetteur doit trouver à s'appuyer sur ce matériel univarié pour être percevable près 


d'un autre corps, un argile où faire figurer les traits, cf. alphabet cunéiforme. 


C’est à l'oreille de se former à extraire les mots, voire d’aller au plus fin à l’intonation, à la 
note d’ironie. La matérialité signifiante réside dans le son de la voix, modulée par elle, 
modulation du souffle formant les phonèmes, fruit d’un apprentissage qui comporte une 


part de feed-back“1. 


Dans la formalisation par Markov, les données ou la ligne orthographique, ont pour cadre 
calculatoire une chaîne de Markov (CM) ou un graph de probabilités. Que consonnes et 


voyelles soient prises pour deux types de lettres, cela ne nous ne nous étonne guère, nous 


40 Petruszewycz M., Un itinéraire dans la protohistoire de la statistique philologique, janv. 1992 Centre 
d'analyse et de mathématiques sociales Paris Sorbonne EHESS CNRS CAMS P075 


41 Jakobson R., Langage enfantin et aphasie, Paris, Flammarion (coll. champs Flammarion), 1980. 


231 


francophones, car nous sommes dans ce bain de langage, dans le bain du même type de 


langage. 


Or, la différence que la linguistique a découverte entre Cet V est réduite à quelque chose 


AC 
Sy 
de caricatural par la symétrisation que suppose l’application de Markov aux C et V du russe. 
Du point de vue de la phonation, du corps donc, il y a une grande différence entre C et 
V. Les voyelles ont pour structure le triangle (ou le trapèze) vocalique. Il permet même de 
situer les langues les unes par rapport aux autres, la présence du fait vocalique dans 
l’oralité étant une chose, le système d'écriture qui permet (ou pas) de les transcrire étant 
une autre. Et les consonnes, elles, ont une variabilité entre les langues bien plus importante 
que les voyelles. La voyelle de base du triangle vocalique, a, est quasiment un invariant 
linguistique mondial, alors que d’invariant consonantique, il semble (à moins d'apporter la 


preuve du contraire) qu’il n’y en ait pas. Il y a k- qui est la plus répandue des consonnes 


mais elle n’est pas universelle{?. 


Mettre C à un niveau symétrique de V fusionne ou amalgame un trait différentiel dont 
l'émission parolière vivante à la charge, et qu’elle effectue. L'approche dite de la 
linguistique quantitative, en particulier par le mathème chaîne de Markov, se tient, elle, au 
niveau du corps non-phénoménologique, et inerte, qu'est le corpus écrit des 
mathématiques. Ce petit forçage au niveau du corps, le fait d'écrire ne l’effectue-t-il pas 
déjà ? Il l’effectue en transposant le trait, en le faisant passer à l’écrit, qui tient du trait 
aussi. En effet, il faut céder du temps, de l’encre et des lettres pour produire l'écrit. Du 
moins pour ce qui concerne l'inscription du russe, de l'allemand de l’anglais du français, du 
grec (y.c. du grec ancien) du latin, ce forçage est bien déjà effectué puisque ces inscriptions 
présentent une autocorrélation de long de la chaîne identifiable par une chaîne de Markov, 


quantifiable. 


L'invention de l'écriture, sûrement, prend appui sur ce forçage. Consonnes et voyelles sont 


placées, déjà par le fait même d'écrire, sur la même chaîne syntaxique (ou orthographique 


42 Vallée N., Boë L.-J. et Stefanuto M., « Typologies phonologiques et tendances universelles. Approche 
substantialiste », Linx [En ligne], 11, 1999, mis en ligne le 03 juillet 2012, consulté le 19 avril 2019 


232 


comme la qualifie Micheline Petruszewycz), sur la même ligne lorsque l’on consigne la 
parole par l'écrit. Nommons l’engramme ce contenu littéral mis en ligne. Le rébus est un 
engramme, une expression mathématique est un engramme. Dans ce qui nous étonne de 
l’article de Markov il y a donc cette superposition de deux cadrages, le premier cadre étant 
le système de l'écriture, et, le second le montage probabiliste. N'est-ce pas là un dispositif 
analogue à une sphère armillaire, ou bien à la chaîne borroméenne rigide, que Lacan 


évoque dans le Sinthome“ ? Il indique : 


« On a là l’hystérie incomplète [au sens où il faudrait être deux pour qu'elle le soit] on 
la voit en quelque sorte réduite à un état que je pourrais dire matériel, il ÿ manque cet 
élément qui s’est rajouté depuis quelques temps - depuis avant Freud en fin de compte 


— à savoir comment elle doit être comprise“. » 


En outre c’est un fait qu’il y a des langages qui s’écrivent sans voyelles. Cela appui notre 
thèse que C et V ne sont pas linguistiquement équivalentes. Le statut des voyelles dans les 
langues sémitiques et dans l’arabe ancien n’a que peu à voir avec celui des consonnes. La 
voyelle est donc réservée à la phonation, elle est le contrepoint à la consonne à laquelle le 


système attache solidairement le trait écrit. 


La fusion opérée par Markov tend donc à considérer le langage d’un point de vue méta- 
linguistique, que la linguistique a admis comme l’un de ses courants, ce qui démontre qu’à 
faire science de la langue, même à l’esquisser, l'appui sur une forme de métalangage 
devient nécessaire. Chaque système linguistique en requiert un, d’où la difficulté de leur 
appréhension. Nous avons vu qu’il y avait l'usage d’opérer sur la lettre, déjà, en philologie 


religieuse, à des fins de transmission fidèle. 


D'un deux qui ne ferait pas paire 


Markov divise la classe des lettres en deux (la lettre faite classe). L'hypothèse est 
raisonnable, selon laquelle un alphabet comporte des C et des V. Il montre qu’il y a une 
application possible mathématique à partir de ce clivage matériel de l'écrit. Cette 


application rend compte de régularités locales, à quelques lettres les unes proches des 


4 Lacan J., « chapitre VI D'une fallace témoignant du réel », dans Le séminaire Livre XXIII Le Sinthome, Paris, 
Seuil, 2005, p.107-109. 


4 Lacan J., « chapitre VI D'une fallace témoignant du réel », dans Le séminaire Livre XXIII Le Sinthome, Ibid. 
p.107. 


233 


autres, au sein d’une langue donnée de celle qui fait que, par exemple en français si nous 
nous donnons le digramme -QU- nous sommes en mesure d'estimer qu'après le U ne peut 


se présenter qu’une voyelle. 


Ce petit système, traditionnel somme toute, fait que voyelles et consonnes ne font pas 
deux, mais font paire, c’est-à-dire agraphe l'écart irrémissible que, dans d’autres traditions, 
l’on loge entre : ou bien voyelle, ou bien consonne. C et V sont rapportés à l’un un et l’autre 
un. Dans une extension de l’écriture des chaînes de Markov ces deux « états » ont même 
correspondu à des sommets d’un graphe c’est-à-dire deux positions. Ce n’est pas tant que 
la lettre soit rabattue sur le chiffre, qui préside à cette opération, que le fait qu’elle soit 
supposée formée système de complémentarité autonome, détaché de ses conditions de 
production. L'opération sépare le texte de son contexte, retranche le sens de l’énoncé, et 


en retranche aussi ses conditions d’énonciation. 


De la même manière dans la tradition de l’exégèse Talmudique, pour offrir la vision d’un 
Tout cohérent par la grâce de l’Unique, l'emploi est codifié de la particule hébraïque ET. 
Par exemple ET le ciel ET la terre, va signifier sur la terre comme dans les cieux (au sens où 
l’Unique préside à cette subdivision du tout). Maurice-Ruben Hayoun note que « La 
répétition sert à dire que ces deux entités furent créées avec tout ce qu’elles 


contiennent... » 


L’attention nous est attirée sur ce point par un travail tardif de Micheline Petrucewitez sur 
les règles de l’herméneutique rabbinique, qui sont des règles d’écritures grâce auxquelles 
les nouveaux docteurs peuvent adapter la doctrine rabbinique aux temps modernes — pour 
ne pas que le texte se sclérose tout en conservant des attaches discrètes d’un 
prolongement direct avec la tradition. C’est donc une recherche de continuité malgré la 
diachronie, malgré la nécessaire translittération. Micheline Petrucewitcz après les avoir 
étudiés fait état de son admiration « les accrochages verbaux qui sont attestés dans les 
compendium d’homélies nous laisse très souvent admiratifs devant la capacité des 
rédacteurs — ce ne sont pas des homélies prises sur le vif- dans l'interprétation des mots 


vedettes et les enchaînements qu'ils en dérivent. ». Ces docteurs ne luttaient pas 


5 Hayoun M.-R, « De l’idée juive du sens : Autorités et herméneutique de la Torah orale », juil. 2018, Opinion 
blogs Times of Israel, (https: ii/, dernière consultation le 
31 mars 2023) 


234 


uniquement contre les inévitables fautes d'écritures des copistes au fil du temps, explique- 
t-elle. Cette technique vise une mnémotechnique et la transmission de messages par 
paratexte et par intertextualité. A la lecture linéaire s’ordonne une mémoire séquentielle. 
Elle n’est pas la seule. A une lecture concordantielle s’ordonne une mémoire réticulaire. 
Les anglais l’appellent « call to mind », ou référence plus ou moins discrète. Elle correspond 
encore à une résonnance, une procédé rhétorique qui suscite un rappel discret à quelque 
chose d’autre. Par exemple quand Lacan indique que le mot de la fin de la conférence de 
Freud, « Wo es war soll ich werden“ » résonne comme une sentence présocratique, il 
évoque ce phénomène du « call to mind ». Il est vrai que la sentence de Parménide peut y 
faire penser : 

=UvOV GE oi ÉOTLV 

onnoBev äpE£wpoar TOOL yap rw TEopLat abBi. 


« Peu m'importe 
par où je commence car je reviendrai ici*”. » 


L'on cite également l’art didactique de Ménandre pour la langue grecque comme efficace 
pour avoir transmis pendant de nombreux siècles des tournures inhérentes à cette langue, 
à la fois idiomatiques et qui restent en mémoire, cf. les sentences monostiques (= en un 
seul vers) de Ménandre, qui ont servi à l'éducation à la langue grecque. Ménandre fut 
également un dramaturge et l’on cite son art poétique comme particulièrement riche de 
ce procédé de la reprise ou de l’ekphrasis — on parle d’ekphrasis filmique“8 ou d’ekphrasis 
picturale. Il s'avère que par le biais du détournement, l’ekphrasis peut s'avérer en effet 
drôlatique. L’ekphrasis est « un modèle codé de discours qui décrit une représentation [...] : 
cette représentation est donc à la fois elle-même un objet du monde, un thème à traiter, 
et un traitement artistique déjà opéré, dans un autre système sémiotique ou symbolique 


que le langage“. » 


4 Freud S, « XXXI - Die Zerlegung der psychischen Persônlichkeit », dans Neue Folge Neue Folge der 
Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, Wien, Internationaler psychoanalytischer Verlag, 1933, 
p.80-111. 


(https://archive.org/details/Freud 1933 Neue Folge k/page/110/, dernière consultation mai 2022) 


47 Les penseurs grecs avant Socrate - De Thales de Milet à Prodicos, Paris, Garnier Flammarion, 1964, p.93. 


#8 Tamanini L., « Ekphrasis filmique et hypotypose cinématographique dans Outremonde de Don Delillo », 
Loxias, 22, (http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2592 , dernière consultation mai 2022) 


4 Aquien M. et Molinié G., Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, Livre de Poche, 1996. 


235 


Le sens de l’ekphrasis ou de la reprise typique, référence enchâssée (image d’Epinal) a 
évoluée au cours de l’histoire de la rhétorique. Aujourd’hui elle est plus large que dans 
l'antiquité où il s'agissait plutôt de lieux communs ou de figures imposées issues de la 
mythologie. Aujourd’hui elle se rapproche de la simple reprise par bribe, évocation codée, 
reprise codée, « simple description ou d'une représentation verbale d’un objet artistique, 
souvent enchâssée dans un récit » (Wikipédia / ekphrasis). Elle semble davantage plastique 


que dans l’antiquité. 


Un maillage 


L'invention de savoir de Markov fonde un système qui fusionne, projette les matériaux du 
langage sur un binaire uniforme, la lettre (typographique) prise comme type uniforme de 
marque du langage sur un écran, par ex. une page. Rendre symétrique V et C en tant que L 
(lettres au sens du caractère d'imprimerie), tient d'une hypothèse uniformisante sur le 
langage. Dans la lettre en tant que caractère d'imprimerie, surtout caractère mobile 
d'imprimerie répétable à l'infini, il y a un côté produit industriel, à bas coût. La recherche 
d'une optimisation du coût de la lettre a compté aussi comme moteur du développement 
de l’informatique. La rupture technique des caractères mobiles a été citée par Marie- 
Hélène Brousse lors d’une conférence sur le discours de la science, et citée par Lacan en ce 
que ces caractères présentifient bien le caractère essentiellement localisé du signifiant®°. 
Or quelle rapport à l'inconscient entretien cette lettre aplatie, réifiée et ainsi occurrence 
d'un code ? Pour y répondre demandons-nous quelle rapport une codification entretien 


avec le langage ? 


Même si nous codions E l’espace entre les mots ou les silences, le coder ce serait 
uniformiser cet espace, alors que silence n’est pas toujours uniforme, alors qu’au niveau 
du vécu il est clair que, du fait qu'il y ait le langage, il y a plusieurs qualités d'absence de 
signe et a fortiori de silence. Parfois l’absence de signe accède au même statut qu’un 
signifiant positif®!. En linguistique, selon Jakobson le système de la langue tolère un « signe 


zéro ». Il donne l'exemple de la désinence zéro parmi les déclinaisons des langues slaves 


50 Lacan J., « L'instance de la lettre dans l'inconscient ou la raison depuis Freud », dans Écrits, Paris, Seuil, 
1966, p.501. 


51 JakobsonR., « Signe zéro », dans Selected Writting, The Hague, Mouton, 1971, p.211-219. 


236 


modernes. « Suprug’ (époux) s'oppose à toutes les autres formes du même mot G, A 
[génitif et accusatif] suprüga D[datif] suprügu, [instrumental] suprügom ». Un autre 
exemple dans le système du verbe russe est l’aspect déterminé qui se trouve opposé à un 
aspect zéro, où l’action est indéterminée c’est-à-dire prend, selon le contexte, le sens ou 
bien non-réalisé (virtuelle) ou bien de répétée, d'en-puissance (on aurait su nager mais cela 
ne dit pas si l’on l’a fait) ou bien laisse entendre que peut-être l’action n’a jamais eu lieu. 
Bref, l'existence d’un « signe zéro » linguistique consiste à dire que l’absence même d’une 
entité linguistique (y compris le phonème) peut véhiculer une signification qui lui revient 
du contexte. 
Ce phénomène a des incidences pour la fabrication du délire, dans le cas Schreber, par un 
« système du couper-la-parole » il relate avoir été en proie à des phrases arrêtées. Elles 
attirent à elles, sur un mode du complément, diverses fins de phrases imposées, selon ses 
mémoires°?. 

« Lambeaux de phrases autrefois articulées jusqu’au bout, exemple : 

1. ‘Maintenant je vais me’, 

2. ‘Vous devez quand à vous’, 
. ‘Je vais y bien’, 
. ‘A présent il doit pourtant’, 
. C'était en effet’, 
6. ‘I nous manque maintenant’, » 


Ur & 


Schreber n’était pas linguiste mais force est de constater qu’il indique par là qu’un signe 
zéro, l’absence de la fin d’une proposition, n’est, selon lui, pas laissé univoquement vide du 


fait même d’un rappel du langage. 


Par cet exemple du signe zéro, il ressort que l'emploi (des mots) fait que le contexte 
participe du sens de manière non-prévisible de manière logique, non robotique. La 
codification, d'exclure les multiples portées de ce qui s'appelle l'emploi, est un produit du 
langage déjà ruiné de toute participation du langage, exactement à la manière dont 
l'excrément est un produit d'un corps, ruiné (pour celui-ci) de sa participation à la digestion. 


La codification tient d'un vidage du sens. 


La clinique montre, de plus, que le bout de langue hors sens peut insupporter. 


2 Schreber, D.P., Mémoire d’un névropathe (1903), Seuil point essais, 1975, p250. 


237 


F. Hulak a relevé également l’engluement insupportable de lalangue dans lequel il 
témoigne s'être retrouvé quand ses voix, d’être « appendues » à un « corps céleste » ; 
s'étendent en longueur’? ** « Un "mais certes" prononcé « M—m- m- m- ai- ai- ai- ai- ais 
C-c-ce-e-e-e-e-r-r-r-t-e-es (.….)», « Ein "aber freilich" gesprochen "a—a—a a— 
b—e — e — e—rfr—ei—ei—ei—li—i—i—i—ch (..)” ». Ce phénomène vocal suppose 
à la chaîne des phonèmes une élasticité, à la fois lui réservant un élément de consistance, 


mais aussi une extensibilité pouvant s’avérer gênante par altération excessive. 


Une traduction possible de ce phénomène Schreberien est offerte à partir des propriétés 
que le système d’une chaîne de Markov dénote de l’engramme. Opérant sur le ‘matériaux 
langagier *’ (puisqu'il est fait univarié) un tréfilage *”, l'automate de Markov capte 
l'alternance vocalique dans un treillis (aussi bien au sens mathématique de ce mot). 
L’automation des renvois liés CV, VV, VC, CC qui émerge de la langue, une fois enregistrée 
(au sens de calculée), est conservable en tant que conditionnement le long de la chaîne, 
sous forme de poids probabilistes des six différents renvois possibles entre les quatre pôles. 
Ce graphe lui assure une consistance propre, qui tolère des petites variations et qui tolère 
que l’engramme défile à haute ou basse vitesse. Ainsi, l'application de la chaîne de Markov 
à la syntaxe d’une langue, le phénomène Schrebérien de l’étirement de voix, ou une bande 
sonore dont la lecture magnétophone serait ralentie sont trois modalités d’une unique 
transformation acoustique, l'expansion, dont l'articulation signifiante reste repérable au 


niveau de sa texture, mais disloquée. 


5 Hulak F., Logique du sinthome - Mise en pratique, Champ social, Nîmes, 2016, p.53. 
54 Schreber D.P., Mémoire d’un névropathe, Seuil (point essais), 1975 [1903], p185. 


5 Schreber D.P., Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken, matériel original en allemand disponible sur 


https://bibliotecadepsicoanalisiselsintomasingular.com/wp-content/uploads/2019/04/ p.128. 


6 (Expression que Schreber utilise lui-même [223] p256) 


57 tréfiler : MÉTALL. Étirer à froid certains métaux pour les transformer en fil à la suite de passages successifs 
au travers des trous de différentes filières. Tréfiler du fer, du laiton. Un autre exemple intéressant de la même 
méthode est celui donnant les métaux pour filaments de lampes. 


238 


Par ailleurs, il existe des jeux d'écritures à base d'expansion phonématique. Nous pensons 
au jeu d'enfant dit de la langue de feu, avec lequel la phrase Comment tu t'appelles devient 


« Cofommenfen tufu t'afappèfèllefes”ê ? » 


L'analyse du Loucherbème, l’argot des Bouchers des Halles de Paris, jadis (XIX®, XX° mais 
allant disparaissant) montre que pour compenser une expansion phonématique, cette 
tournure argotique s'accompagne généralement d’une accélération du débit”?. La tournure 
d'autre part présente des transformations sur la chaîne par report de l’attaque du mot, par 
inversions syllabiques (verlan) et adjonction terminale d’un ornement phonique, typique, 
régulier®°. L'analyse linguistique a même été poussée jusqu’à décrire la transformation des 
motifs en tant que redistribution sur l’engramme des n-uplets de consonnes et voyelles. 
L'aspect sociologique de ce jargon montre qu’il pourrait avoir été recherché, du moins à un 
moment historique, un effet d'atténuation devant le dur métier des abattoirs. L’émotion 
usante du découpage de la viande a été rapprochée de jargons de soldats (‘les poilus' de la 
première guerre mondiale) devant le choc psychologique des combats. Recherche 
d'atténuation du lexique et des messages typiques, par exemple l'emploi de beubon à la 
place de bombe. Pour en revenir à Schreber qui témoigne qu’il peut être mis au supplice 
par certaines formes des voix, n’y-a-t ‘il pas une certaine cohérence, que l’on peut dire 
tactique défensive, à ce qu’il puisse y avoir un effet d'atténuation dans la modulation du 
débit de voix ? 

Autre notation importante, les bouchers l’emploient d’une part pour les rôles typifiés du 
magasin (patron, serveur, cliente) d’autre part à des fins de créolisation (ou néo- 
lexicalisation) des pièces de viandes. L'unité cohérente du morceau de viande est centrale 
dans le fonctionnement de cette langue, en témoigne un type de blagues du louch’(er)bem 
dont le ressort typique est un jeu de chiasme entre des parties du corps de la cliente (vue 
du boucher, souvent sa langue) et les morceaux de viandes ou leurs localisations 


(présentoir vs chambre froide). Les jargonneurs en usent ainsi pour tenir à distance la 


58 http://www.ac-grenoble.fr/ecole/izeron/Ann%E9e2004 2005/Fichiers/languefeu.htm dernière 
consultation le 05/11/2022 


5? L’accélération du débit permet le maintien du débit phraséologique malgré des termes plus alambiqués, 
rallongés. 


60 Mandelbaum-Reiner F., « Secrets de bouchers et Largoniji actuel des Louchébèm », Langage & société, 56 
(sur la thématique : Langues spéciales, langues secrètes), 1991, p.21-49. 


239 


relation client, ce qui suppose de conserver le secret des transformations « On veut pas y 


donner, on veut lui donner aut'chose à la place, alors on parle en largomuche ». 


Ce côté cryptique consonne avec le mode qu’à Schreber de tenter de nous faire partager 
un système hors de portée du commun des mortels. L’on notera, enfin, le parallèle présent 
en louch’(er)bem entre les opérations sur l’engramme et des idées imaginatives et 
tendancieuses sur le corps féminin. N'est-ce pas un parallèle qui se retrouve, au sein d’un 
contenu idéique plus acerbe que tendancieux, dans les mémoires du Président Schreber ? 
Finalement, si le louch’(er)bem a vu le jour parmi les équarisseurs, n’est-ce pas une sorte 
de savoir resté insu et/ou bien tenu secret, de ce que l’opération elle-même de la découpe 
doit au langage ? 

La saisie et la coupe des termes d’un langue sur les corps, et le ravalement de la chair 
humaine au plan animal que cette langue n'empêche pas, seraient tenus à distance par une 
commutation. || y aurait défense par un jeu de mot systématique : c’est de la langue en 
tant que morceau de viande que le langage permet de dénommer (et non en tant que 
morceau de langage qui désigne un bout viande). Cette défense procède d’une sorte de 


savoir sur la langue, même si c’est un savoir sans aucune prétention. 


En tant que conditionnement le long de la chaîne, la signature extraite du ronron parolier 
par la chaîne de Markov demeure au voisinage de son centre statistique quel que soit la 
vitesse d'exécution du message, qu'il soit lu de manière ultra-lente, lente ou rapide. C’est 
bien une propriété connu de l'émission de la parole d’avoir des débits variables de quelques 
mots à la minutes dans l’aphasie (ou sous le coup de l’émotion, du sanglot) à environ 200 
mots à la minutes (pour le français). Cet écart représente tout de même une plage d'un 


facteur 100. 


Enfin, Schreber rapporte un phénomène qu'il note comme connexe à la « distension » « des 
trains de vibration du langage » : il entend des oiseaux lui débiter des « phrases sues par 
cœur (.…) qu’ils débitent sans connaître la signification des mots®! ». Dans ce phénomène 
du « serinage des oiseaux », Schreber pressent qu’il y a une technique à l’œuvre et puis 


abandonne l’espoir d’une analyse tellement cela ne lui semble pas naturel : 


61 Schreber D.P., Mémoire d’un névropathe, Seuil (point essais), 1975 [1903], p.242. 


240 


« Je ne saurais dire comment il se fait que leur nerfs puissent être induits à vibrer en 
sorte que les sons qu’ils émettent, ou plus exactement qu'ils pépient, correspondent 
à la modulation des mots humains dont sont formés les phrases à seriner 
mécaniquement ; sur le côté technique de l'affaire, je ne puis donner d'explication 
précise, j'ai tout lieu de croire qu’il s’agit là, de toutes façons, de choses hors de 
portée de l’entendement parce que surnaturelles. » [l'emphase italique est du texte 
original] 


A la limite, Schreber est même en proie à l’holophrase®? « le ralentissement de la parole 
est allé en s’amplifiant (...) le parler des voix dans ma tête ne mériterait plus guère le nom 
que de chuintement, à l'écoute duquel j'aurais le plus grand mal à discerner des mots.f5 
(.….) ». Alors, lorsque Schreber dit ses nerfs devoir en passer par une purification 
désagréable analogue au séjour mythique au Purgatoire, et qu’en ce lieu lui est enseignée 
la langue de fond (Grundsprache)f#, que fait-il sinon en s’inventant un lieu méta- prendre 
un appui requis pour problématiser la question linguistique, attaquer le problème de 
l’holophrase avec la gêne qu’elle même occasionne. Schreber bricole une position analogue 
à celle du linguiste. Cela lui confère l’avantage d’ainsi pouvoir extraire à nouveau des 
symboles de la chaîne (message de code). Certes, les messages autonymes dont il fait état 
restent baroques et contradictoires, par exemple son nom aurait été « ‘le voyant’ c’est-à- 
dire celui qui voit clairement les esprits et entretien des relations avec eux ou avec des 
âmes défuntes*. » puis dans un autre passage, avant de s'endormir, une voix de basse, 
celle du Dieu Inférieur, se détache nettement sur le bavardage incessant entendu, pour 
l’injurier du mot « charogne ». « Malgré les insultes contenu dans les mots, l’effet sur mes 
nerfs fût bienfaisant (...) » L'expression ‘les mots’ est en italique dans le texte. La coupure 
lui fait du bien, de retrouver, grâce au phénomène de la langue de fond, une coupure dans 


l’engluement langagier. 


En conclusion, malgré le fait qu'une langue ne soit pas un codage, le codage de la langue 


opéré par la modélisation par une chaîne de Markov de la succession des doublets de 


62 Stevens A. « l’holophrase, entre psychose et psychosomatique », Ornicar ?, 42, Juillet-septembre 1987, 
pp. 45-79. 


63 Schreber, D.P., Mémoire d’un névropathe, op. cit., p. 309. 
64 Schreber, D.P., Mémoire d’un névropathe, op. cit., p. 39. 


La langue de fond est dite marquée d’une grande simplicité et clarté (en un autre passage vers la fin des 
mémoires). 


65 Schreber, D.P., Mémoire d’un névropathe, p.105. 


241 


consonnes et voyelles extrait un trait caractéristique d'une langue liée à son écriture. Ce 
codage réalise aussi un collage qui tend à uniformiser et considérer dans la seule dimension 
de l'occurrence de la lettre sur l'engramme le phénomène de la langue, ce qui, à vrai dire, 
le vide de sa sémantique, de la propriété du phonème en tant que signifiant de projeter au- 


devant de lui l'ombre d'un sens en son contexte. 


L'émulation de langue par C. Shannon 


Le métaphore délirante paranoïde montre ainsi sa propension à l’holophrase et à une 
gélification qui l’englue sur le fond de laquelle se détache certains signifiants isolés comme 
autant d’hallucinations. Mme Hulak$6 a émis l'hypothèse qu’elle est à rapprocher de ce que 


J.-CI. Maleval et M. Grollier nomment gel du signifiant (maître)°? ? 


Or, précisément, les chaînes de Markov ont pu servir à cela, à produire un serinage de 
l'anglais, par CI. Shannon dans les Bell Labs dans l'Etat de New-York, un faux-anglais 
d’entropie à peu près égale à celle de l’anglais pour des appareils de communication (de 
traitement du signal: encodeur / décodeur). La chaîne de Markov est donc le lien 
théorique, le mathème, que Schreber avoue sentir hors de sa portée (il avait raison 
puisqu'elles n'étaient pas encore inventées en 1903) et hors de la portée du naturel du 
corps, mais qui aujourd’hui, n’est plus à méconnaitre pour qui s'intéresse à la langue et à 
la fonction de l'écrit. 

L'article de Claude Shannon de 1948 est un élément d'influence du séminaire sur « La Lettre 
volée » à ajouter à ceux déjà exhumés des archives et des témoignages des mathématiciens 
qui ont accompagnés J. Lacan®8’ ®. || l’est d'autant plus que cet article, de technique 
télégraphique encodage- décodage et de réseau de communication, a connu un succès 


retentissant — d’abord chez des ingénieurs puis dans l’interdisciplinarité avec la linguistique 


66 Hulak, F., Logique du sinthome - Mise en pratique, Champ social, Nîmes, 2016, 245p. 


67 Maleval J.-CI. et Grollier M., « Gel et dégel du S1 chez le sujet autiste », article publié sur le site du CERA, le 
18 janvier 2021, 
dernière consultation le 05/11/2022 https://cause-autisme.fr/2021/01/18/gel-et-degel-du-s1-chez-le-sujet- 
autiste/ 


68 Riguet J., « Une analyse indolore (Propos recueillis par Deborah Gutermann-Jacquet) », Le Diable 
probablement, 9, 2011. 


6 C.E. Shannon, "A mathematical Theory of Communication", The Bell System Technical Journal, Vol. 27, pp. 
379-423, 623-656, July, October, 1948 (55 pages) 


242 


de R. Jakobson”?° et les mathématiques appliquées. Il est à connaître, enfin, car l’une de ses 
références (appuyée d’une note élogieuse) est la modélisation de la chaîne parolière par 


une chaîne de Markov. 


J. Lacan s'était inscrit, au tout début des années 50, dans la réception en Europe du travail 
de N. Wiener. Le contexte du frisson cybernétique et un certain nombre de positionnement 
des uns et des autres a été relaté dans le détail par Ronan Le Roux’. J. Lacan nouait alors 
un dialogue avec Th. Guilbaud et Riguet (mathématiciens) qui l’ont peut être introduit à 
l’idée de Markov, à moins que ce ne soit R. Jakobson lui-même (auquelil rend un hommage 
appuyé dans le Séminaire au Livre XX - Encore) où qu'il ait lu l'article de Shannon et noté 
cette référence mathématique”?. L'article de Claude Shannon est le premier connu à faire 
un usage productif (et non analytique) d’une synthèse hors-sens de parole par un automate 


de type chaîne de Markov. 


L'article de Morris Halle et R. Jakobson s'attache, lui, à étendre la technique de la 
discrétisation des traits’, non plus à des lettres (qui forment des traits évidemment 
discrets) mais à un découpage des phonèmes, à la chaine parlée phonologique. Il pose les 
bases linguistico-mathématique d’une synthèse phonologique de la parole, par émulation 
artificielle, machinique, autrement dit une voix automate ordinateur fondé sur les mêmes 
atomes que ceux de la voix humaine. Il en donne aussi les premiers pas et la perspective 


par servo-contrôle ou cybernétique. 


70 Jakobson R., Toward the logical description of languages in their phonemic aspect (with E. Colin Cherry and 
Morris Halle), p 447-463 Roman Jakobson Selected Writting | Phonological studies, 2d ed expanded, 1971, 
Mouton 

L'article precise qu’il développe une note technique des Bell Lab publié en interne en 1952 


71 Le Roux, R., « Psychanalyse et Cybernétique, les Machines de Lacan », L'évolution psychiatrique, 72, 2007, 
p.346-369. 


72 Courtois P. et Tazdaït T. « Jacques Lacan and Game Theory: An early contribution to common knowledge 
reasoning », The European Journal of the History of Economic Thought, vol. 28, issue 5, 2021, p.844-869. 


73 La chaîne signifiante est y d’abord réduite à ses phonèmes, et, eux-mêmes sont décomposés en paquets 
de traits qui fonctionnent en bouquet c’est-à-dire de manière auto-corrélée les uns aux autres — Jakobson 
tient compte en partie du fait qu’un même phonème possède des traits sous-jacents variables en fonction 
des la syllabe dans laquelle il se trouve. Même dans ce cadre riche de paramètres et d'idées, de nombreuses 
simplifications sont nécessaires pour former un système de binarisation de la chaîne phonologique. Il y a 
pertes de certaines subtilités dont le rôle même dans le langage est parfois ambiguë. Tel trait comme la 
nasalisation doit-il signaler un nouveau phonème ou pas, selon les langues il y a des contextes culturels à 
cette réponse, et il y a une cécité nécessaire de la machine à l'encontre de ces subtilités. 


243 


Il semble essentiel à la démarche de C. Shannon qu’il y ait eu, en parallèle et certainement 
connu de lui, la perspective que de reposer sur le double cadre (engramme littéral déjà 
constitué + générateur automatique markovien) puisse s'appliquer aussi à la voix, dont il 
n’était pas sûr qu'elle rentre, elle, dans le cadre d’un engramme linéaire — c’est l’objet 
qu'élabore l’article de Jakobson. Les points de connexité théoriques et technologiques 
entre les deux articles sont évidents : les deux font référence au processus de Markov, 
même réduction du système de communication modèle, similarité de chiffrage, même 
universalisation de la séquence par l’aléatoire’{. Bref, les laboratoires américains travaillent 
de concert sur l’écrit et l’oral et comme il fût sûrement plus aisé de traiter du signal déjà 
transcrit en lettres, M. Petruszewicz l'ayant noté aussi, il aura fallu 3 années de moins pour 


publier la technique sur l'écrit. 


L'article de C. Shannon a eu davantage de retentissement médiatique car il est très 
pratique, il fraye une amélioration nette et étayée en théorie, de procédés de télégraphes. 
Il permet à court terme de concevoir de nouveaux appareils, de déboucher sur du rentable. 
A l'inverse, l’article de recherche d’Halle, Morris et Jakobson peut être qualifié de 
recherche fondamentale, d'autant plus qu’il n’a pas donné lieu (ou pas encore) pour ce que 
nous en savons, à des applications vraiment performantes ou d’usage hors du laboratoire. 
La chaîne phonologie, malgré l’approfondissement érudite faite par Morris, Halle et 
Jakobson, est resté à notre connaissance hors de portée d’une numérisation à partir de la 
combinatoire complexe des traits proposés. Les phonèmes du russe ont 11 traits atomiques 
ce qui suppose un sous-arbre à 4 branches binaires, 16 feuilles, ce qui faisait à l’époque une 
richesse de signal hors de portée du flux de l'informatique. Cela nous fait toucher du doigt 
que la fonction de la lettre univariée comme premier cadre dans le cas d'application de 
Markov n'était pas accessoire mais déterminant (ce que nous avons appelé le 1°’ cadre de 


l’enchâssement de 2 cadres). 


Nous avons noté que les deux articles renvoient à l’idée fondamentale de Markov, ainsi 
que Lacan. Nous avons donc 1948 - Shannon, 1952 - Halle, Morris & Jakobson puis 1954 - 


Lacan sous une forme déplacée et remaniée (déconstruite) à fin d'actualiser et traduire le 


74 Le n'importe quel message 


244 


néologisme freudien de Widerholungzwang [contrainte à la répétition] via cette 


formalisation en automatique. 


L'article de Claude Shannon de 1948 traite de la transmission compressible d’un message 
par un système émission-réception, raffiné en cela qu’il peut subir un parasitage aléatoire. 
La nature du message, ce qui fonde la théorie, relève d’une discrétisation de type 
typographique, télégraphique. Le modèle installe la chaîne d'objets connectés que sont la 
source, l’encodeur, l'émetteur, le transmetteur, le bruit parasite, le récepteur, et le 
décodeur. Shannon, pour asseoir sa théorie de la communication, reprend la théorie de la 
transmission télégraphique, l’améliore, lui donne une composante servo-contrôle c'est-à- 
dire de réglage permanent en feed-back, c’est-à-dire un décodage qui, en agissant sur la 
réception, l'encodage ou l'émission peut optimiser comment extraire à moindre coût du 
bruit le signal émis, en commandant d’encoder avec des redondances, pour faire simple, 
dans le cas où il y a beaucoup de bruit — ce que naturellement les êtres communicants font 


d’ailleurs, répéter le message ou des bribes du message. 

Il présente une macro-chaine de l’émission, l'encodage, la transduction (bruité ou non) et 
de la réception (* décodage) d’un message formel. Ce modèle vise à tenir compte de ce 
que la conversion analogique/numérique mobilise une capacité de codage plus ou moins 
sollicitée en fonction du flux source et reçu du message, soit son entropie par unité de 
temps. 


INFORMATION 
SOURCE TRANSMITTER RECEIVER DESTINATION 


SIGNAL 


RECEIVED 
SIGNAL 


MESSAGE 


MESSAGE 


NOISE 
SOURCE 


Fig. 1—Schematic diagram of a general communication system. 


Dans un modèle plus complet, les erreurs du message reçues par rapport à la source 


peuvent subir des corrections d'erreur, dont le flux d’entropie est lié à celui du message 


245 


incident et du bruit. (Les montages sont présentés dans un ordre de complexité croissante). 
La théorie sous-jacente est celle de la théorie de l’information de Kolmogorov de 1930. Le 
cas discret est présenté (conversion numérique/numérique) puis le cas continu. Il s’agit 
d’une théorie d'ingénieur de « communication » c'est-à-dire de la transmission de message 
dans des réseaux télégraphiques, les canaux nécessitent que soit régulée la capacité, 
discrète ou continue, d'émettre ou de recevoir des flux d’information, des messages. Le 
formalisme du message est poussé avec rigueur jusqu’à la lettre algorithmique binaire, ce 
qui a fait le succès de cet article, de ce montage, avec sa qualité didactique notable. C. 
Shannon 1948 nomme les binary digits avec ce fameux néologisme de « bit », nom qui a 
pris”. 

C'est une première description de transmission numérique à la portée des ingénieurs, qui 


a fait date. 


Un exemple de théorème pratique pour que fonctionne un tel système : un signal 
analogique est échantillonné par période. Une période est un très court intervalle de temps 
que l'électronique concatène à l'infini, à l'inverse de la durée d'une période correspond, 
par définition, une fréquence (Hz). Celle-ci est à adaptée à la plage de fréquences du signal 
analogique. En choisissant la période d'échantillonnage égale à l'inverse du double de la 
fréquence la plus haute du signal analogique, un théorème (dit de Shannon-Nyquist) nous 


assure d'une bonne fidélité de l'encodage. 


Cet article est une publication importante car elle pose et diffuse dans la communauté des 
ingénieurs télécom américain l'hypothèse, raisonnable mais sans la justifier 6, que les 
aspects sémantiques du message n’ont aucun intérêt pour ce système « semantic aspect 


of communication are irrelevant to the engineering problem.». 


En outre, elle présente une théorie d’une source capable de synthétiser hors-sens la langue 
anglaise. Cela permet de décortiquer ce que délivre formellement une source en termes 


de flux d’information, puisqu'il s’agit d’une machine parlante. Plusieurs modélisations sont 


7 C'est un homophone du participe passé du verbe to bite, ce qui offre une connexion, peut-être abusive, 
mais du moins possible, spéculative, avec le bout à croquer, le chunk, le morceau de nourriture. 


7% || pourrait être discuté si de subtils effets de tons, certaines subtilités du timbre de la voix, certaines 
fréquences ou la qualité/profondeur de la transmission du bruit de fond derrière l'émetteur du message n'ont 
vraiment aucune raison d’être pour délivrer le message lui-même, mais c’est tout de même tiré par les 
cheveux. 


246 


proposées pour cela, de deux grands types : l’un par des chaînes de Markov de degré 2 ou 
3 (c'est-à-dire conditionnées sur des doublets ou triplets de lettres) et l’autre par des 
tirages conditionnés dans des dictionnaires de mots, pondérés de leur fréquence (dans la 


langue anglaise). 


C. Shannon s'appuie sur un générateur de messages sous forme d’une suite discrète de 
lettres codées par des chiffres. Il s’affranchi de la question du sens, elle peut être dite 
forclose. Il y a un effet de la forclusion du fait du discours scientifique?” dans cet article. 
Shannon souhaite ne conserver que l’aspect méso-orthographique d’une langue soit une 
langue image. Il opère donc une émulation de langue, une langue de synthèse à partir d’un 
automatisme à chaînes de Markov. Il règle ses paramètres (les fréquences des doublets, 
triplets, 4-plets de voyelles-consonnes du corpus de référence) sur l'anglais, ce qui fixe un 


aspect, un grain au torrent de mot qui peut sortir de l’automate. 


Ce calage sur les digramme de l'anglais, donne : 


ON IE ANTSOUTINYS ARE T INCTORE ST BE S DEAMY ACHIN D ILONASIVE TUCOOWE AT TEASONARE FUSO 
TIZIN ANDY TOBE SEACE CTISBE 


Un calage sur les digramme les trigrammes, donne : 


IN NO IST LAT WHEY CRACTIC FROURE BIRS GROCID PONDENOME OF DEMONSTRURES OF THE REPTAGIN IS 
REGOACTIONA OF CRE 


https://people.math.harvard.edu/"ctm/home/text/others/shannon/entropy/entropy.pdf 


Ainsi, en 1948-49 C. E. Shannon exhibait une langue hors-sens miroir de l’anglais par des 


chaînes de Markov, et plutôt convaincante. 


Il y a un effet d’extimité, d'Umheimlichkeit 8. Le succès de l’article lui doit peut-être 
quelque chose. Dans un premier temps, ces productions nous firent penser à l'écriture 
Joycienne. Or nous pensons finalement qu’au contraire, l’écriture Joycienne est l’exacte 


opposé de ces galimatias automatiques. 


77 En disant cela nous ne souhaitons jeter nulle opprobre sur de telles forclusions, de même que nous 
entendons la psychose comme relevant de l'expérience humaine (et non animale). Bref, la science est bien 
une production humaine, et même humaniste sûrement, mais humanisante c’est cela qui est mis en cause. 


78S, Freud S., « Das Unheimlich und andere Texte - L'inquiétante étrangeté et autres textes », Folio bilingue, 
Gallimard, 2001. 


247 


En effet, ce galimatias est au moins double (au sens de Dugas, et même au-delà du double) 
alors qu’au contraire l'écriture Joycienne est un demi-galimatias, c’est-à-dire vient se loger 
entre la correction de langue avec ses imperfections tolérées et le galimatias. La langue 
Joycienne n’est que maltraité (à dessein), ou plutôt traitée — l’objet d’un calcul qui inclus le 
lecteur même si cette préoccupation semble s'être amenuisée avec le temps dans son 
œuvre. L'écriture Shannonienne ou Markovienne, elle, tombe dans le cas limite qu’un 


Dugas avait entrevu sans en avoir la référence pratique, du psittacisme double. 


Le psittacisme revêt bien des formes, pas seulement le simple et le double, dont certaines 
sont plus légitimes que d’autres/”?. Avec Dugas nous disons qu’il y a le psittacisme simple 
quand l’aphasique voudrait dire quelque chose mais le fait sans parvenir à ce que l’autre 
l’entende, et qu’il y a le psittacisme double, quand ni l’interlocuteur ni personne (y compris 
le locuteur) ne semblent à même de traduire quoi que ce soit du verbiage employé. Dugas 


ne va pas jusqu’à opposer les deux, mais il note que les implications sont très différentes. 


Avec l’automate de Shannon, il y a encore une troisième forme de psittacisme extrême : 
personne ne prétend même que la production du galimatias n’est autre qu’elle n’est. Dès 
lors, la question de chercher à l'entendre à l'oreille humaine ne se pose même pas. C'est 
bien parce qu’elle est exclue, cette possibilité, que de retrouver l’étoffe, voire certains 
petits mots d’une langue, de manière mécaniquement mimétique, fait jaillir une 
inquiétante étrangeté. Cela nous révèle l’extimité foncière de l’assemblage langagier, 
surtout les petits mots, par rapport à l'investissement que nous y mettons habituellement. 
AT, ou, BE... sont des mots extrêmement utiles. Cela étonne d’entrevoir ces petits mots 
comme immotivés, de les savoirs émulables hors de toute considération de signification ou 
de sens, pour ne pas dire plus, cela fait un peu peur. C’est la fin du rêve Cratyliste (qu'il 
serait beau que les mots aient trait à ce qu’ils permettent dans la langue ou à ce qu'ils 
désignent) par son exacte réfutation. Dominique Perrin note que certains mots existent 
réellement : on, are, be, at et que Deamy ou Andy épousent les formes de la langue si bien 


qu’il faut un certain niveau de langue pour déterminer s'ils en sont séparables®°. Cette 


7 Dugas, L. Le psittacisme et la pensée symbolique : psychologie du nominalisme, G. Baillière, Paris, 1896, 
202 p. (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k74335v, dernière consultation le 2 avril 2023) 


80 Perrin D., les débuts de la théorie des automates. Technique et Science Informatiques, Editions Hermès, 
1995, 14 (4), pp.409-433. <hal-00793909> 


248 


recherche de cohérence, pourtant, ne montre que la propension de l'humain à chercher du 
sens, à souhaiter qu’il y ait du sens à le faire surgir même d’un signe, d’un nuage, d’un 


calcul. 


En résumé, en 1948-49, C. E. Shannon exhibait une langue hors-sens miroir de l’anglais par 
des chaînes de Markov et plutôt convaincante. L’axe paradigmatique y est omis, c’est là où 
le procédé tient quasiment de la magie, ou du moins génère l’étincelle à rebours que celle 
que peut produire le poème : le poète peut offrir sur l’axe paradigmatique une résonnance 
supplémentaire provenant d’un montage sur l’axe syntagmatique®!, là c’est un pure axe 
syntagmatique émulé qui se trouve tombé « juste » à l’occasion du de vrais mots de l’axe 


paradigmatique. 


Une application phonologique de chaînes de Markov par Halle 
Colins et Jakobson 


Au tout début des années 50 (1952), 8 ans après son émigration américaine, R. Jakobson 
parvient à parachever son système de trait distinctifs (distinctives features) des phonèmes. 
Cette régression vers le microscopique et la très haute-fréquence d’émission (certains 
phonèmes ont 8 à 10 traits distinctifs) fait penser à ce qui se passe en parallèle pour la 


physique de l’atome, dont des subdivisions sont à l’état théorique, elles aussi. 


J. Lacan, par quelques indices de concordances, semble y avoir puisé l’objet chaîne 
signifiante chiffrable par des paquets ou des bouquets de traits discrets, numériques du 
séminaire sur « La Lettre volée ». Ces indices de concordances sont : que J. Lacan s’en réfère 
comme Jakobson à A.A. Markov (père) bien que, Le séminaire sur la «Lettre Volée » ne se 
fasse pas usage d’une chaîne de Markov. Il postule aux phonèmes (déjà signifiants 
possiblement) un support sous-jacent sous forme ultimement de bouquets de traits 
(symétrie, antisymétrie). 

Cet article est bien plus confidentiel que celui de C. Shannon, car il traite tout de même 
d’un point de vue linguistique la réduction à la lettre algorithmique, à la numérisation. La 
reprise du modèle stochastique de la chaîne de Markov est Un point crucial de ce 


formalisme. || est adapté à l'émission en bouquets de traits distinctifs sous-jacents, des 


81 Jakobson R. « Linguistique et poétique », dans Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 2003 [1960] 
p. 209-248. 


249 


phonèmes — ce qui peut s'entendre comme une réécriture par un système très fin et le 
passage à la lettre binaire de ce système de récriture. L'article discute en profondeur des 
bases linguistico-mathématiques d’une synthèse phonologique de la parole, par émulation 
artificielle, machinique, autrement dit une voix automate ordinateur fondé sur les mêmes 
atomes que ceux de la voix humaine. Il en donne aussi les premiers pas et la perspective 
par servo-contrôle ou cybernétique. Il est correctement référé aux idées antérieures sur la 
description logique de la chaîne orthographique (par G. Ungeheuer®?) et inscrit ses 
découvertes fondamentales dans le mouvement d'élaboration d’algorithmes de synthèse 


de la langue, et de la théorie du contrôle cybernétique. L'article de C. Shannon est cité. 


Il s'agit de fonder en raison des postulations de Leonard Bloomfield du tout début des 
années 30 notamment une sur le fait que les linguistes pourront (bientôt) répondre de la 
« demande logique » d’une science quantitative de leur objet d'étude, du fait du phonème 
et une autre sur la manière dont se présentent les traits distinctifs du langage, en bouquets, 


passages anticipateurs repris en épigramme à l'articlef$. 


Les parlants (speakers) ont été rompus à ce que leur élocution produise les traits distinctifs 
des phonèmes dans le flot sonore (sound waves), à ne répondre qu'à ces traits, et à ignorer 


le reste de la masse acoustique diffuse (gross acoustic mass) qui atteint leurs oreilles?*. 


Le phonème, une décomposition en rend-il compte ? Oui. De là, la syllabe est conçue 
comme chaîne de phonème, conditionnée. Markov aurait donc fait l'erreur de s'attacher 
aux lettres, une erreur de linguistique, une erreur pardonnable puisqu'à l'époque la 
phonologie (Beaudoin de Cournenay, Université d'État de Saint-Pétersbourg (jusqu'en 


1918) comme par hasard...) n’en était qu’à ses débuts. 


82 Ungeheuer G., « Das Logistische fundament binärer phonemklassifikationen », Studia Linguistica 12, 1959, 
p.69-97 


8 Colin-Cherry E., Halle M. and Jakobson R., « Toward the logical description of languages in their phonemic 
aspect », Roman Jakobson Selected Writting | Phonological studies, 2d ed. expanded, 1971, Mouton, p.447- 
463. 


8 || décrit un processus d'adéquation phonématique. 


8 En conclusion, le moment de l’invention des chaînes de Markov est un moment d’apercevoir qu’il y a une 
contrainte phonologique et que cela est un invariant à toute langue, et donc que cela peut, doit, tenir d’une 
expression mathématique ou logique. D'ailleurs, ce dernier terme... à pour racine... le fait de parler ! (cf. notre 
partie sur le Slovo). 


250 


Les deux articles de (celui C. Shannon et celui de Halle Morris et Jakobson) renvoient à 
l’idée fondamentale de Markov, ainsi que Lacan. Nous avons donc 1948 - Shannon, 1952- 
Halle Jakobson puis Lacan sous une forme déplacée et remaniée (déconstruite - 
reconstruite) à d’autres fins (nettoyer d'un usage égocentré la théorie freudienne) en 1954- 


56. 


Conclusion 


L'ingénierie linguistique dont usent C. Shannon puis dans son sillage E. Cherry, M. Halle et 
R. Jakobson, est en partie la même. Et en particulier ils se servent d’un même mathème, 
une chaîne de Markov. La langue est traitée comme une chaîne stochastique. Pour C. 
Shannon c'est l'anglais qui est repris au niveau d'une émulation de lettres (à l'instar de 
Markov toutefois en inversant le point de vue qui est alors d'émuler ou produire au lieu 
que Markov s'était borné à analyser théoriser). Pour E. Cherry et ses deux coauteurs du 
MIT Acoustics laboratory, l'émulation proposée est celle de bouquets de traits distinctifs à 


même de générer les phonèmes du russe. 


3) En possession de l’automate ou par lui 
possédé ? 

Lacan, lettré, avait trouvé dès très tôt un autre point d’appui que la linguistique ou la 
phénoménologie clinique pour entourer d’une analyse critique la question du psittacisme. 
Il faut se souvenir de son frayage déjà dans Schizographie®® #7 enseigne Mme Hulak. « Ecrits 
inspirés : schizographie » est un article que Lacan, Valensi et Migaud ont publié en 1931, à 
une période où J. Lacan, psychiatre, côtoie les poètes surréalistes. Cet écrit porte sur les 
écrits de Marcelle C. qui souffre de paroles imposées. Les auteurs tentent d'interpréter les 
écrits qu’elle produit, qu’elle laisse échapper pourrions-nous dire. Marcelle C. indique en 
effet que ses écrits lui ont été inspirés, et qu’elle ne les reconnaît pas pour siens une fois 


émis, même si une telle présentation serait à nuancer. 


86 Levy-Valensi J., Migault P. et Lacan J., « Écrits inspirés : schizographie », dans Jacques Lacan, Travaux et 
interventions, Alençon, AREP édition, 1977 [1931]. 


87 Hulak F. « Skizographie l'avant-garde d’un symptôme », dans Logique du sinthome - mise en pratique, 
Champ social, p.22-43. et repris d’un article publié dans l’évolution psychiatrique oct. 2015 


251 


Les auteurs de l'étude notent un trouble de l’écriture, qui s'illustre en une forgerie de 
nouveaux mots, de figures de construction fauves, usant de grappes de mots plaquées ou 
marquetés, dont certains font penser à l'écriture automatique d’André Breton. Ÿ aurait-il 


un rapport entre l’art et le symptôme du délire de Marcelle C. ? 


La schizographie est proposée comme titre inventif, axe de recherche d’un savoir nouveau 
sur la fonction de l'écrit. Il est forgé à partir de la schizophasie. Ce dernier mot est un terme 
de Kraepelin qui « désigne un état dans lequel le trouble du langage est un symptôme 
précurseur (dissociation entre la fonction du langage troublée et les autres fonctions 
psychiques pas ou peu troublées)®® ». Le terme de schizographie, par parallélisme, propose 


donc : « l’idée d’un clivage, d’une scission du sujet d’avec sa production scripturaireë? ». 


J. Lacan est revenu à plusieurs reprises sur le concept de lettre. L’on peut dire qu'il s’en est 
muni non seulement durant son enseignement, mais dès avant dans sa vie professionnelle 
puisque dès schizographie, il est question pour J. Lacan de la fonction de l'écriture en lien 
avec la poétique et le délire. Fabienne Hulak considère cet écrit comme précurseur 

« Dans l’après-coup du séminaire sur Joyce on pourrait dire que ‘les écrits 

inspirés’ relèvent de ce que Jakobson appelle, dans la structure phonique du langage, 

la fonction poétique. Cette fonction, qui fait s’entrelacer sens et son tout en les 


distinguant, deviendra pour Lacan au terme de son enseignement la seule qui puisse 
permettre l'interprétation analytique”. » 


Mme Hulak note donc une évolution de l’importance pour l'interprétation psychanalytique 
de la fonction poétique (dans l’enseignement de J. Lacan), un resserrage sur cette fonction- 
là du langage. Muni de cette boussole, nous avons repris une lecture du séminaire sur la 
« La Lettre volée », éclairé par des auteurs du champ freudien (partie intitulée En lisant Le 


séminaire sur « La Lettre volée »). 


88 Hulak F. « Skizographie l’avant-garde d’un symptôme », dans Logique du sinthome - mise en pratique, 
Nîmes, Champ social, 2016, p.33. 


# Ibid., p.32. 


90 Hulak F., « Le symptôme invention », dans Logique du sinthome. Mise en pratique, Nîmes, Champ social, 
2016, p.9-81 (p.41). 


252 


L'homophonie repérée par Freud 
Avant Schreber, il y a un premier texte de Freud où il se rapporte directement des faits de 
langage comme l’homophonie, le Gleichklang (la paronymie), c’est l'ouvrage Le trait 


d’esprit et sa relation à l'inconscient. 


Balzac adorait les paronymes, a remarqué Pierre Michon. Il en fait proférer surtout à son 
personnage Léon didas y Lora dit Mistigris (peintre académique personnage de la comédie 
humaine) lequel « calembourdise ». Pierre michon indique 

« [Léon de Lora] à qui l’on doit : les extrêmes se bouchent, il est heureux comme un 

coq en plâtre, les bons contes ont les bons habits, il est triste comme un âne en 

plaine, on ne trousse jamais ce qu’on cherche, il est connu comme le houblon. À qui 


l’on doit surtout un non-sens métaphysique vertigineux, où un Chronos arlequin 
bondit dans le texte : Le temps est un grand maigre.” » 


Comment fonctionnent les entités paronymiques issues du découpages de la langue par 
rapport à l'esprit et qu'est-ce que ce sujet linguistique a à voir avec l'inconscient ? Les 
paronymes vont au moins par deux, parfois davantage. L'usage paronymique tient de la 
technique du rapprochement par homophonie, ou contiguïté sonore (et donc souvent 
orthographique). Une bifurcation apparaît entre plusieurs acceptions possibles, l'une 
patente, souvent drolatique ou incongrue, l'autre implicite, sous-entendue. La 
connotation, note Freud, sert fréquemment quoique sans exclusive, à contourner le 
refoulement des questions de sexualité. Il en va ainsi dans "on ne trousse jamais ce qu’on 
cherche", cité plus haut. Ainsi Freud articule comment la technique du mot d'esprit sert un 
mécanisme d'habitude inconscient, l'utilise à rebours à des fins de dévoilement partiel. Ce 
qui montre en reconstruisant ce mécanisme de déconstruction, qu'au plan inconscient 
aussi, et notamment en fonction du travail du rêve, les patients peuvent s'être formulé les 


choses (les souvenirs, le pensées de rêves) par le biais de mots d'esprit. 


Il y a aussi les petits pièges à mot qu’a construit R. Roussel, rapportés par F. Hulak??. 


Raymond Roussel : dédouble la chaîne signifiante. 


1. Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard 
2. Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard 


% Michon P., Trois auteurs, Blazac Cingria Faulkner, P. Verdier, Paris, 1997, p.15. 


%2 Hulak, F., Logique du sinthome - Mise en pratique, Champ social, Nîmes, 2016, p.132-138. 


253 


Roussel dit avoir fait en sorte de tordre, d’une seule lettre la sémantique de la phrase 
puisque dans la première, blanc renvoi « au cube de craie » alors que dans la seconde il 
s’agit plutôt de « l’homme blanc ». F Hulak reformule ce procédé : « par un glissement 
littéral, il obtient le mouvement, la torsion d’un champ sémantique à un autre. » Elle 


rapporte que « selon Roussel, ce procédé est parent de la rime. » 


L'Ingénierie informatique de la langue 

On parle aussi de TAL traitement automatique des langues. 

F. de Saussure offre une définition de la langue : « elle est l’ensemble des habitudes qui 
permettent à un sujet de comprendre et de se faire comprendre. » 3, Cette définition la 


circonscrit par trois aspects : 


e la visée d’un sujet vers la compréhension, 

e la compréhension elle-même qui présente une certaine réversibilité (se faire) 
étroitement liée au concept de langue, sans pour autant confondre cette 
réversibilité avec celle d’un chiffrage (opération réversible sans reste), et 

e une forme de répétition ; elle est habitude, compétence, acquisition secondaire par 


rapport à l’inouï, l'erreur ou à l'innovation. 


F. de Saussure l’illustre d’une sorte de mathème : « le langage moins la parole ». La parole 
se retrouve soustraite au concept de langue. F. de Saussure opère avec rigueur selon la 
dualité abstraction vs concret. Abstraite est la langue, concrète est la parole. Au fait social 
du langage, peut être soustrait son versant concret, la parole, ce qu’il en reste c’est 


l’abstraction de la parole au sein du langage : la langue. 


La parole prend la dimension, alors, d’un fait social et physiologique. Elle est la vocalisation 
du langage. La parole n’est qu’un fait linguistique parmi d’autres, le fait que la langue 
s’incarne, sa distribution en masse chez les locuteurs et entre eux. Les données de la parole 


sont à analyser et ordonner par la linguistique. 
Il est à noter qu’alors, la langue peut faire lien social au-delà de la parole. Cette définition 


fait exister un champ : le langage. Et même, avec cette définition, il n’est pas sûr que la 


parole fasse lien social dans la mesure où elle ne le pourrait qu’à condition qu’elle aït pour 


#% Saussure F.D., « Chapitre 2 immutabilité et mutabilité du signe », dans Cours de linguistique générale, 
publié par Charles Bailly et Albert Sechenaye [1967], Paris, Payot, 1995, p.112. 


254 


accroche la langue. Ce qui est sûr : c’est la « masse parlante », c’est le constat que les gens 


parlent. 


Ainsi, la linguistique abrite un objet paradoxal en son sein, la langue, un foyer à ses 
trajectoires. Muni de ce concept, la parole ne se suffit pas à elle-même, la linguistique lui 
supposant la dimension supplémentaire d’une langue, celle-là même qui introduit au 
problème de la traduction, celle-là même qui rend difficilement pensable le problème 


d’une traduction interne à une langue donnée elle-même, pourtant si courant. 


Ce faisait, elle ne peut que construire le spectre” des langues : les différentier, les analyser 
dans leurs évolutions, leurs variations des locales aux globales. Vraiment, une science vient 
redoubler le véhicule de la demande maternelle, elle génère des demandes du même élan 


que ses énoncés. 


Ce paradoxe concerne tant le concept de langue que celui, solidaire, de langage, ou encore 
celui de fait de langue, avancé par Saussure. 1| met au travail ces concepts sur leur bord 
contradictoire. Bref, la langue n’a pas de corps. Saussure rejoint les sceptiques pour qui l’un 


des incorporels était le logos. 


Le paradoxe ne tarde pas puisque le pas d’après proposé par Saussure consiste à lui 
rechercher un caractère vivant « Dans ces conditions (en tant que fait social de la masse 
parlant) la langue est viable mais pas encore vivante. Le fait historique (lui prête vie). En 
dehors de la durée {l’action du temps qui se combine à la force sociale] la réalité 


linguistique n’est pas complète et aucune conclusion n’est possible ». 


Le paradoxe est à son comble : c’est du concept, abstrait, de langue que s’anime la 
linguistique, en tant qu’il trace l’évolution diachronique, laissant finalement le parlant 
comme imprimé, liquidé, pris dans la masse du fait social des êtres parlants, fait auquel 
Saussure ne reconnaît qu’une aptitude à la vie (la viabilité), mais pas la vie elle-même, qui 
pour le linguiste concerne la dynamique de la langue et des langues entre-elles, avant que 
certaines ne deviennent langues mortes. N'est-ce pas pourtant faute de locuteurs vivants, 
critère dirimant, qu’une langue peut être dite morte (et qu’un statut de menace peut lui 


être accordé) ? exemple le Syriaque. 


% Lacan inventa le néologisme de « éventailler » pour cette opération : construire le spectre de. 


255 


Loin de nous d'aller vers une conclusion de basse critique qui consisterait à affirmer que le 
cours de linguistique générale voudrait nous fait prendre des vessies pour des lanternes, 


au contraire. L'innovation même qu’il représente fait qu’il n’est pas de l’ordre du sophisme. 


A l'opposé, nous souhaitons en retirer un enseignement, et c’est ce bord, singulier à la 


linguistique, qui fait qu’elle part du concept abstrait de langue. 


Nous avons cherché à isoler la linguistique quantitative de la linguistique, mais du fait qu’il 
y ait la lettre, nous n'avons rien pu écrire qui aille dans le sens d’une linguistique 
débarrassée du versant quantitatif. Il y a l’unité de la lettre. Il y a peut-être l’unité du mot. 


Le comptable s’immisce à partir de là. 


La linguistique quantitative, en passant par le bit informatique, s’interdit de construire des 
faits de langue (mais pas des faits de mathématiques). Elle se borne à informer des faits 
paroliers de la langue, des faits morphosyntaxiques dont elle fait chaîne ou graphe. Elle 
rend compte ainsi sûrement d’un aspect du langage, mais hors-la-langue, comme on dit 
d’une exposition qu’elle peut-être hors-les-murs, et comme nous l’avons vu, hors-sens ce 


qui est une indication tout de même. 


Peut-être cela vient de la préséance d’une abstraction (le chiffrage) sur l’autre (le chiffrage 
feint de la langue). Des deux alternatives, que ce chiffrage soit un véridique codage, ou soit 


en quelque sorte feint ou corrompu ou usé de travers, en choisir une tend à exclure l’autre. 


A l'inverse, l'hypothèse de la langue objecte au graphe d’une chaîne morphosyntaxique, le 
rend caduque, le barre, pourrions-nous dire avec cette fonction psychanalytique de la 
coupure où la barre, ou encore le subsume (auf-hebung). C’est toute la chaîne qui signifie, 
faisant signifier ou resonner l’insolite, le singulier d’un corps de locutions pris en son entier. 
Et à vrai dire, c’est là le paradoxe, si le signifiant se distribue à tous ses niveaux, c'est même 
une véritable objection à l'hypothèse de la langue elle-même, qu’il faut s’interdire un peu 
d’apercevoir pour ne pas jeter l'éponge en tant que linguiste. Quel courage ne faut-il pas 
pour tenter d'analyser la portée multiple de la fonction de la signifiance dans l’expression 
verbale : les racines, les mots, les fonctions grammaticales, les styles, les discours. Et, non 
seulement multiples, ces portées de la signifiance, mais émulables en fonction des modes 
de lecture et d'interprétation. C’est, comme le dit bien l'expression, à en perdre son latin. 
C'est ce que nous avons tenté d'évoquer sous l’aspect d’un paradoxe à la linguistique, 


inhérent et nécessaire. 


256 


C'est parce que la linguistique quantitative est hors-champ de ce paradoxe, qu’elle n’en 
subit pas les contraintes, qu’elle marque le départ d’une science encore différentes au sein 
même de la linguistique. Cette science à déjà un nom puisque c’est la philologie — le 
comptage des lettres ne date pas d’hier. C’est la perduration de la philologie, c'est-à-dire 
de l’instrumentation continuée de faits écrits ou paroliers par des opérateurs de 
projections quantitatifs, purement descriptifs. Des machines-à-lire et des machines-à- 
répondre. Notons qu’elle opère à un niveau où Saussure dit la langue viable, mais pas 


encore vivante. 


Conceptualiser la langue tend à la faire exister, c'est-à-dire problématise à quoi le concept 


pourrait faire référence. 


Avec la linguistique quantitative, la problématisation se retrouve en condensé dans 
l'interprétation qu’il y a à fait de l’indicateur quantitatif par rapport aux concepts. Le delta 
de Markov représente-t-il un état de la langue russe de Puskin, ou à l’époque de Puskin, ou 
d’un certain russe parlé par Puëskin ? Nul n’a pu le déterminer jusqu’à nos jours, et pour 
cause : à mesure que les discriminations les plus fines sont recherchés, dans un rapport 
inverse le corpus à computer doit s'étendre et consister (être consistant du point de vue 
statistique). Il y a là une antinomie pratique qui opère une sorte de quantité plancher 
d’Heisenberg au niveau de ce qui peut en ressortir. M. Petruszewycz reprend de Markov 
son affirmation qu’il convient de faire entrer dans le calcul au moins 100 000 lettres pour 


discriminer des entités. 


C'est moins une anatomie de la langue que sa coupe réglée. Qu’advient-t-il de la 
linguistique sans tenir le mot pour contrainte formelle nécessaire ? C’est une linguistique 


qui se passe du mot. 


Bunyakowki disait de la linguistique quantitative que ses résultats ne valaient pas l’effort 
de les construire, d’un point de vue philologique [ref]. Il est vrai qu’identifier la langue russe 
semble un piètre résultat pour un tel appareil technique : des chaînes de Markov appliqué 
à un corpus de plusieurs milliers de caractères. Toutefois il faut se souvenir que cette 
méthode non seulement se passe des mots, mais aussi de l’alphabet : elle réduit l'écrit à 
l’alternance des quatre doublets de C et de V. Elle approche ainsi d’un petit bouquet de 
traits phonologiques, composantes du phonème ou extrait de la matérialité même du 


phonème, en cela coextensif au phonème en tant que tel, un invariant des langues. Elle 


257 


délivre ainsi un point de vue conceptuel, ou universel sur la langue en tant que phénomène 


supposé consistant, homogène sur l’ensemble de la planète. 


Ce n’est que sur fond d’un tel concept de langue que le lapsus fait erreur, voire horreur, ou 
du moins aberration. Le lapsus est une parole autre, un fait de langage autre, et muni du 
concept de langue, le lapsus devient une erreur de réalisation (de la visée vers la 
compréhension que suppose le concept), ce qui est pour le moins baroque après que Freud 
a montré sa portée dans la question du refoulement. Faire du lapsus un hors-langue, un 
fait de parole, est erroné. Bien des lapsus jouent de la dualité des modes de la langue, oral 
et écrit. Freud va jusqu’à le dire lapsus calami de toute manière, c'est-à-dire repérable qu’à 


transcrire les expressions en jeu. 


La langue française va même jusqu’à fournir l'expression consacrée de faute de (français), 
dont il est à douter qu’elle soit véritablement traduisible car cet emploi de faute, tout en 
n'étant pas parfaitement synonyme d’erreur, représente une faute neutre, à peine adjointe 
à une quelconque culpabilité, sauf peut-être aux yeux d’un évaluateur sévère faisant alors 


faute de les avoir ouverts sur la fonction de l’erreur dans l’assimilation d’une matière. 


La psychanalyse, en tant que discipline connexe à la linguistique, n’est critique à l’égard du 
concept de langue que pour en travailler l’extension et la cohérence, pour le porter à la 
dignité de la Chose. Elle honore par la critique ce concept voisin des siens (objet partiel, 
forclusion) et d’ailleurs critique autant sinon davantage ses propres concepts. Les langues, 
à les concevoir selon la linguistique, vivent donc, et évoluent. C’est du constat de la dérive 


de la langue, sur quelques-unes, qu’elle est advenue en tant que science. 


En l’extrayant des contingences de la parole, cette discipline problématise la variété 
géographique et temporelle concrète de ses formes : parlers, dialectes, patois, idiomes. 
Son hypothèse, son paradoxe vivant de science, consiste à n’y plus revenir, au concept de 
langue, en tant qu'unité concrète et vérifiable, car cela ouvre des délires où bien des 


origines, ou bien de refondation, et autres uglossies. 


Il conviendra, dès lors, de supposer que la pluralité des langues est de toujours, alors même 
qu’il est constatable qu’elles s’unifient et se diversifient selon des modes de faire société 
ou civilisation. Une science expérimentale, Karl Popper l’a logifié, n’a pas d’autre choix que 
de laisser un angle-mort, garant de sa possible falsifiabilité. Ce sont les énoncés même de 


ses hypothèses cruciales qui suture ce le(s) endroit(s) d’incomplétude nécessaire. 


258 


La linguistique, donc, ne cesse d'informer un continuum sous-jacent à son concept au 
départ discret (cardinales) de langue(s), jusqu’à la notion d'emploi où là, elle passe le relais 
à la psychanalyse en laquelle J. Lacan a inscrit d’après Freud, la conception de la subjectivité 
à partir du fait de parler. Elle ne reconnaît pas de langue privée — expression de la 


psychiatrie. Ce serait une forme tératologique pour la linguistique, qu’une langue privée. 


L'objet de la linguistique est la langue, de la lettre aux discours, et retour, de ses échos 
synchroniques à ses pérégrinations diachroniques, et retour. Tenir en respect son objet 
n’est pas sans un coût. La linguistique quantitative rêve de pouvoir se l’épargner, 
moyennant quoi elle offre l’inquiétante étrangeté mathématique” d’une linguistique sans 


langue. 


Le hors-sens est-il un monde unitaire, homogène ou, au contraire, se compose-t'il d’une 
pluralité de rencontres du hors-sens le plus souvent surprenante ou bizarre et parfois 
inouï ? La pulsion tient au hors-sens (détailler-référencer). La source, la poussée, le but, 
l’objet. L'élément de cette décomposition fait-il exception : le but ? La fixation. La per- 
version. Un bout de corps sexualisé. Lui tendrait à faire sens, les autres non. Dans le hors- 
sens il convient de distinguer l’absurde tragique ou pénible, l'humour absurde infiniment 
plus léger, l’erreur et l’obscur, par exemple de l’oubli ou du délire avancé, de la catatonie. 


(Lire le dernier quarto sur la fixation) 


Mémoire et temporalité algorithmique 


Un algorithme est la description de la suite des opérations élémentaires qui permettent de 
résoudre un problème donné’. « Les algorithmes », avec « les modèles de machines » et 
« les langages de programmation » sont les « trois outils fondamentaux de l’informatique 
». Les deux paramètres principaux, pour comparer l'efficacité des algorithmes, sont le « 
temps d'exécution » et la « mémoire requise ». Ce qui est pertinent est de répondre à la 
question qu’advient-il du temps de calcul, ou de la mémoire requise, lorsque la taille des 


données (= des écritures en entrée) est multipliée par 10, 100 ou 1000. 


% Hulak F., « l’inquiétante étrangeté de la lettre mathématique », dans Logique du sinthome, Nîmes, champ 
social, 2016, p.103-109. 


% Akola J. et Comyn-Wattiau M. (dir.), Encyclopédie de l'informatique et des systèmes d’information, Paris, 
Vuibert, 2006, p.913. 


259 


Nous notons donc que la taille des données compte, et que cette notion est indépendante 
de l'algorithme lui-même. Nous notons qu’il y a donc une quatrième notion qui donne une 


fondation à l'informatique : les données dites d'entrée. 


Il y a antériorité du problème de la complexité d’un algorithme, par rapport à « l'invention 
des ordinateurs », si bien qu’il serait faux de considérer que cette discipline est une 
conséquence de l’existence des ordinateurs. « La définition précise d’un algorithme et de 
sa complexité est un problème qui a occupé les mathématiciens — et + particulièrement les 


logiciens — avant même l'invention des ordinateurs?”. » 


Nous trouvons intéressante cette observation d’antériorité. L'ordinateur pourrait alors être 
vu comme une modalité, pas la seule, du traitement de ce problème que cherche à 
résoudre le modèle abstrait de Turing, la machine de Turing. Il s’agit d’un automate fini 
(d’un graphe où les pôles sont des états et les arrêtes organisent une logistique de 
transition entre ces états) qui dispose d’une mémoire infinie. Les automate de Turing 
constitue un « ingrédient de base » de la « quasi-totalité » des machines informatiques qui 
ont été proposée à ce jour (2006). Cette histoire de mémoire infinie est un impensé de ce 
à quoi l’on se réfère lorsque l’on parle de machine de Turing. Une mémoire infinie est 


l'inverse de la mémoire, c’est de l’ordre de l’acte, du hors-sens. 


De manière plus globale mais intéressant tout de même le sujet, nous avons lu et 
admettons le constat que: «Il n'existe pas de véritable standard pour décrire les 


algorithmes”® » 


4) Discussion 


Le problème de la valeur pour la psychanalyse de la 
linguistique quantitative 
Que J. Lacan ait fréquenté G. Th. Guilbaud ne suffit pas à ce que les travaux de ses élèves 


aient un intérêt psychanalytique. Il intéresse toutefois le département de Psychanalyse de 


brosser l'archéologie d’un savoir qui a concerné la psychanalyse des années 50. 


J. Lacan précise : 


+ L'encyclopédie de l’informatique et des systèmes d’information, Vuibert, op cit., p.915. 


% L'encyclopédie de l'informatique et des systèmes d’information, Vuibert, op cit., p.929. 


260 


« L’inconscient, à partir de Freud, est une chaîne de signifiant qui quelque part (sur 
une autre scène écrit-il) se répète et insiste (...) Dans cette formule le terme crucial 
est le signifiant (...) en rappelant que la science pilote du structuralisme en Occident à 
ses racines dans la Russie où a fleuri le formalisme. Genève 1910 Petrograd 1920 
disent assez pourquoi l'instrument en a manqué à Freud”. » 


Si Lacan s’est intéressé à la théorie des jeux!®, et s’il a porté une attention soutenue au 
pari de Pascal, lorsqu'il évoque plus précisément la branche des probabilités-statistiques, 
c'est pour en minorer l'importance. Il ne s'agit pas de dire que les statistiques sont de peu 
d'importance en général, elles sont de peu d'importance pour la psychanalyse, Lacan ne 
traitant que de ce domaine. Nous pouvons le lire en particulier dans deux articles des Ecrits, 
Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée de 1945, et Remarque sur le rapport 


de Daniel Lagache (...) de 1960. 


Dans le premier, Lacan propose au lecteur de s'attacher à la logique et non aux formes du 


calcul. C'est explicité, p. 147 : 


« Car c’est le premier à pouvoir conclure se propre couleur qui doit bénéficier de la 
mesure libératoire dont nous disposons. Encore faudra-t-il que sa conclusion soit 
fondée sur des motifs de logique, et non seulement de probabilités. ». 


En effet, l’alternative d’un raisonnement probabiliste mène sur un développement sans 


commune mesure avec celui qu’il expose. 


Il y a 3 disques blancs et 2 noirs. Le prisonnier pourrait, ou bien ne même pas prendre le 
temps de regarder, et parier en toute hâte qu’il lui a été accroché dans le dos un disque 
blanc, car 3 est supérieur à 2. Il pourrait aussi prendre un premier temps du regard, et 
constatant qu’il y a 2 blancs pris par les autres, être amené alors à parier sur noir carilreste 
un blanc et deux noirs. Le prisonnier qui réfléchit ainsi est soumis à un changement de 
perspective selon qu’il calcule avant ou après un premier regard. Il y a une affinité du regard 
et du risque. Il n’y a pas le raisonnement logique qui résonne en trois temps subjectifs et 
trouve certaines affinités avec ce que Freud a découvert et conceptualisé de l'inconscient. 


Pour cette raison, Lacan y minore d'emblée l'importance du calcul des probabilités, par 


% Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », dans Écrits, Paris, Seuil, 
1966, p. 799. 


100 Charraud N., « La psychanalyse et la théorie des jeux », Ornicar ?, 24, 1981, pp. 117-142. 


261 


rapport à la logique. Aux yeux de deux spécialistes actuels de théorie des jeux, c'est par ce 


moyen que J. Lacan se dote d'une robustesse et se montre avant-gardiste!01, 


Dans un deuxième texte des Écrits, Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : 
« Psychanalyse et structure de la personnalité », J. Lacan minore aussi l’approche 
statistique, cette fois-ci par rapport à la clinique. J. Lacan reprend une remarque desS. Freud 
au sujet de la formation de l’Idéal du moi. Par effet « du champ de la parole et du langage », 
un malentendu survient souvent : il y a erreur sur les mérites des parents intégrés à cet 
idéal, et certains signifiants de cet idéal proviennent des générations encore antérieures. 
Enfin, ces effets de transmission ou de filiation « ne passent que statistiquement dans la 


réalité? » (les italiques sont de la présente lecture). 


Cette dernière proposition rapproche l'usage statistique de la question de ce qui fait 


« réalité » pour le sujet en analyse. 


D'autre part, cette phrase et les quelques précédentes mènent à penser que ces effets de 
passage dans la réalité restent subordonnés aux effets de la parole et du langage, ce qu’il 
en est des statistiques en particulier. De plus, cette hypothèse se confirme plutôt lorsque 
J. Lacan en vient à l’expression « mathématique du signifiant 1% » pour évoquer la 
combinatoire. Nous verrons ci-après sur l'exemple du paradoxe de Bertrand et mieux 
encore par les considérations logiques de Carnap, qu'il y a en effet un rapport tout à fait 
prégnant du montage signifiant au montage du pari, d’un dire. Pour être très clair dès à 
présent, il s’agit d'extraire d’un dire une quantité, un plus-de-fiabilité dans le rapport de la 
conjecture au savoir. Ceci fabrique une modalité du dire muni d’une plus ou moins grande 


fiabilité qui s'échange de nos jours sous la forme de l'expertise. 


Cependant à partir de l’Étourdit, J. Lacan considère que l’ensemble du champ des 
mathématiques prennent leur départ d’un dire, du logos (qui désigne le verbe et la raison 
pour les Grecs anciens). « Mathématique du signifiant » peut alors être lu avec le Lacan 
ultérieur comme l’amorce d’une réflexion sur la subordination de la science aux effets de 


la parole et du langage. 


101 Courtois P. et Tazdaït T. « Jacques Lacan and Game Theory: An early contribution to common knowledge 
reasoning », The European Journal of the History of Economic Thought, 28:5, 2021, p.844-869. 


192 Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 653. 


103 Lacan J., « La science et la vérité », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 861. 


262 


Or, dès cette époque (1960) Lacan commence à analyser qu’une modification d'époque est 
à introduire dans le principe de réalité, précisément pour garder tranchant l'essentiel de ce 
que Freud avait proposé 40 ans avant dans Au-delà du principe de plaisir, à savoir qu’outre- 
passant les bornes de la réalité, la systématisation de la recherche du plaisir comporte la 
pulsion de mort. J. Lacan élabore année après année une différence entre le réel et la 
réalité, à partir d’un montage entre sa pratique clinique et une lecture attentive de la 


théorie freudienne. 


Une rencontre a eu lieu à cette époque entre le structuralisme et la psychanalyse, inouïe 
selon J.C. Milnerl%. Des lumières nouvelles sur les effets de la parole et du langage, dont 
Lacan a su se munir ont provenu d’un abord structuraliste de l’expérience analytique 


(symptôme, fantasme et réel). 


Résumons-nous : dans Remarque sur le rapport de Daniel Lagache (...), Lacan présente le 
montage statistique comme un cadre faisant réalité%, Un tel montage est susceptible 
d'indiquer qu’il n’atteint pas le réel (de la logique). Nous ferons l'hypothèse qu’il y a un au 
moins un lien, un rapport si ce n’est une homologie de structure entre le fantasme et le 


montage statistique. 


Ce rapprochement pourrait alors expliquer le succès de la citation très probablement 
apocryphe attribuée à Winston S. Churchill « | only believe in statistics that | doctored 


myself » / Je ne me fie qu’à des statistiques gâtées par moi-mêmel®, 


Notons que cette 
citation comporte un jeu de mot intraduisible pour lequel notre traduction avec le verbe 
gâter et son double sens n’est qu’un pis-aller. La note du service des statistiques de 
l'administration du Land du Bade-Wurtemberg répond à un article du Süddeutschezeitung 
qui usait de cette citation apocryphe et avait mené une sérieuse enquête de paternité, avec 


recherches, interview, itérations. La version du journal allemand était encore différente. 


« Ich traue keiner Statistik, die ich nicht selbst gefälscht habe. » / Je ne me fie à aucune 


104 Milner J.-C., « De la linguistique à la linguisterie », La Cause Freudienne, 42, mai 1999, p.62-68. 
105 Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 655. 


196 Barke W., « Churchill: ‘ Ich glaube nur der Statistik, die ich selbst gefälscht habe...” », note du service de 
statistique du  Bade-Wurtemberg  (Baden-Wurttemberg  statistiches  Landesamt), 11/2004, 
(https://www.statistik-bw.de/Service/Veroeff/Monatshefte/20041111, dernière consultation janv. 2022) 


263 


statistique que je n'aurais pas faussé moi-même. Cette dernière joue sur une 
autocontradiction, qui peut être rapproché du paradoxe du menteur ou de la logique du 


chaudron telle que Freud l’épingle dans son ouvrage sur le Witz. 


En résumé, si par d’autres moyens nous parvenions à rapprocher le fantasme et la 
démarche statistique alors même que les statisticiens, allemand par exemple ci-dessus, 
considèrent au contraire qu’il se rapprochent de l’exposé des faits purs et simples, le 


piquant de ce jeu de mot serait confirmé. 


Pour en revenir à J. Lacan, la question des sciences conjecturales et du moteur probabiliste 
qu’elles comportent étaient donc une question du premier Lacan, mais mineure par 
rapport à la clinique et à la logique. Cette position s’est-elle modifiée dans le temps ? Au 
contraire Lacan s’en est écarté. Il utilise la périphrase « mathématique du signifiant » 


comme synonyme de « combinatoire ». 


Le comptage des lettres de plus en plus marginalisée dans le 
mouvement linguistique 


La technique du comptage des lettres en étude des langues a pu être perçue comme 
entachée d’une limitation forte, en se limitant à l'étude des textes, à partir du 19°" siècle, 


et plus encore après F. de Saussure. 


En effet, la phonétique historique fait florès au 19°" siècle, et elle a mis un accent nouveau 


sur l'étude des langues parlées. 


La découverte de la phonétique historique a lieu au sein de la philologie comparative, qui 
conjecture que les régularités constatées dans l’évolution historique des langues, parce 
qu’elles répondent à des régularités d'ordre comparative entre langues et aires 
géographiques, proviennent de contraintes formelles encore supra, cf. August Schleicher 
(1821-1868). Cette théorie a ensuite été approfondie par les travaux psycho-socio- 
linguistiques de l’école de Leipzig. 

Une telle contrainte formelle, pourtant conjecturale, a été exprimée à cette époque 
comme règle universelle d'évolution réglée d’une langue ou de plusieurs. Elle s’appliquait 
ou bien à la dynamique d’une langue en particulier, ou bien aux développements 
génétiques comparables de plusieurs langues, par exemple de langues filles d’une première 
langue, avec ainsi des études de plus en plus séparées des langues romanes d’un côté, et 


slaves d’un autre côté. Pour Johann Heinrich August Leskien, slaviste allemand de renom 


264 


du XIXème élève de Schleicher, il s’agit de le règle « Die Ausnahmslosigkeit der 
Lautgesetze », le postulat d’un sans-exception de la régularité dans la dynamique d’une 
langue ou entre branches linguistiques comparables. En particulier, ce postulat de 
consistante pour une langue donnée se justifiait car l’ensemble des locuteurs d’une langue 
devait être soumis aux évolutions régulières historiques de prononciation en tant que 


phénomène de masse. 


Cette époque pré-structurale et pré-linguistique même, c'est-à-dire d'avant Saussure, a 
largement introduit et jeté les bases des questions de diachronie, ce qui mettait au 
programme l'étude de l’oralité. Après avoir étayé une représentation des langues 
branchées les unes par rapports aux autres dans la reconstruction historique, sur le modèle 
de Linné en sciences naturelles, la philologie se donnait pour programme d’éprouver la 
consistance par branche des évolutions, lié à des questions sur l’oralité d’où l’importance 


de la phonétique historique. 


Or, la technique de la transcription phonétique se développe dans ce cadre, en particulier 
romaniste, qui commence à élaborer des systèmes de transcription écarté des alphabets 
ou des casses employés par les éditeurs des textes, conférant une quasi-impossibilité de 
rejoindre la question du comptage des lettres. Le statut de la lettre au sens typographique 
est donc affecté par ces découvertes, redéfini de manière contingente à une époque, 
synchronique pourrait-on dire par anticipation de la linguistique du 20°. 

De plus, la technique du comptage des lettres avait été liée à l’établissement et la 
transmission liturgique, alors qu’en Occident au 19°"° se déroule une récession de la 
pratique du christianisme. Dès lors, cette technique bénéficiait de moins en moins de 


l’ÂAgalma du religieux. 
La première moitié du 20" siècle devait ensuite confirmer cette désaffection. 


Une tension a dès lors été repérée entre un niveau de diachronie et un autre de synchronie. 
Elle a ne peut que retentir sur la conjecture philologique, un peu simpliste, d’une évolution 
de la langue selon des lois non seulement objectives mais quasi-universelles (naturelles ou 
divines) indépendantes de la masse parlante et vivante des locuteurs. Ce chantier nouveau 
a été entrepris de manière éminente par F. de Saussure, dont le cours présente une clarté 
remarquable. Et de manière plus érudite, des chantiers préparatoires à cette linguistique 


structurale qui démarre sont repérables chez B de Courtenay. B de Courtenay avait 


265 


commencé de transformer la phonétique en la phonologie, c'est-à-dire en tenant compte 
des facteurs qui modifient la compétence des locuteurs en matière de production de 
phonèmes selon le lieu, l'âge et l'époque. Il n'est plus nié en particulier que les 
circonstances de l'apprentissage de la langue maternelle (dite paternelle en russe) 
constitue un point vivant et crucial pour l'étude des langues1?”. La linguistique tisse des 
liens avec la sociologie, l'histoire puis l'anthropologie. L’incidence linguistique des 
migrations et de rapports de domination entre communautés humaines sont mis au jour. 
La technique du comptage de lettre était-elle tout à fait remisée et oubliée sur une étagère 
d'un musée des techniques de la linguistique ? C'était début XX°° quasiment le cas. C'est 
donc par sa grande érudition que Jacobson avait conservé en mémoire la technique 
rudimentaire du comptage des lettres. La publication mathématico-linguistique d'A.A. 
Markov, étrange, pouvait aussi être repérée comme exemple tardif des trouvailles du 


« formalisme russe ». 


Sans cela, la réintroduction furtive de cette technique (du comptage des lettres) dans 
l’article de Markov entre 1907 et 1913 a paru pour d’autres linguistes (cités par Micheline 
Petruszewicz) tout à fait hérétique. D’une part, car les disciplines universitaires tendant 
déjà à se cloisonner, un mathématicien russe aurait dû bien davantage contextualiser à 
quel titre il se mêlait d'étude de la langue pour œuvrer à l’interdisciplinaire universitaire, 
d'autre part car cette technique littérale n’avait plus beaucoup de crédit et depuis fort 


longtemps. 


Au demeurant, avec l'avènement de l’ère informatique, un retour en grâce aurait pu se 
dessiner pour le comptage des lettres car cette technique est éminemment inscriptible 
dans un code informatique. Elle est depuis son invention une technique algorithmique. Et 
dans une certaine mesure, nous ne savons pas encore si ce retour en grâce aura lieu. Avec 
l'informatique l’accent s'est déplacé de nouveau sur le message en tant qu'énoncé, et 
même inscription, et non énonciation, subvertissant le mouvement vers l’oralité dont nous 
avons brossé l’histoire féconde pour la linguistique au tournant XIX-XXème et lors de la 


première moitié du XXème. 


107 R, Jacobson, Langage enfantin et aphasies, trad. de l'ang. et de l'all. par J.-P. Boons et R. Zygouris. 1969, 
Ed. de minuit, Coll. Arguments, 192 p. 


266 


En conclusion, la technique du comptage de lettres avait servie en philologie, en recherche 
étymologique par exemple, avant la philologie comparative. Dans cet état ancien de la 
philologie, l'on usait déjà du comptage de lettres à la suite de doctes des religions juive ou 
chrétienne. Eux s'en servaient pour la cantillation, la crypto-analyse et la lecture à voix 


haute sur alphabets consonantiques (rabbins massorètes). 


5) Conclusions 


Aux limites de l'élasticité de la chaîne parlée 


Schreber témoigne d’un ralentissement de la chaîne qui le dérange. Comment un tel 
ralentissement peut-t-il s'entendre ? La production phonème après phonème du mot 
devient si étendue, à la manière d'un élastique, qu'il ne fait plus sens mais charabia. 
Schreber pointe un problème au niveau du lien entre l'élocution et l'énonciation, cette 
dernière comportant de trouver une prise via laquelle une l'énonciation émerge, fait sens. 
La question pour Schreber n'est pas celle d'un bruit parasite mais d'un étirement de sons, 


qui outrepasse la limite qui fait que l'audible et l'entendable sont liés dans la voix. 


L'application au langage d'une chaîne stochastique que nous avons étudiée ne peut rien 
dire de la difficulté dans le registre du sens, que rencontre Schreber, mais rend 
systématique la seule consistance phonologique (ou littérale = syllabique) de l'engramme. 
Cette théorie est compatible avec une énonciation, totalement énigmatique (car forclose), 
mais pouvant rester invariante à travers différentes élocutions. L'engramme peut 
supporter un débit plus ou moins ralenti et d'autres types de modification globales. Cette 
application est la théorie d'un flux de sons, avec par exemple l'automate communicant de 


C. Shannon. 


Nous trouvons qu'il y a là une remarquable analogie entre un objet scientifique (la chaîne 
de Markov) et un point du témoignage des effets de la paranoïa sur D. P. Schreber par 


l'intéressé même. 


Sur un autre point de linguistique, Schreber fait un repérage tout à fait saisissant 
probablement à son insu et sans l'ambition de faire de la linguistique. Il note qu'un 
intervalle sans phonème, la coupure de la chaîne phonématique, peut aussi être récupéré 
dans le système langagier comme bout de signifiant. Donc la sémiologie est une question 


essentiellement de point de vue, le sens est donné à la lecture ou au point de vue, il n'est 


267 


ni dans le signifiant intrinsèquement, ni dans le contexte bien que ces deux autres registres 


se combinent à celui de la lecture que s'établisse un sens à l'analyse. 


Enfin, Schreber témoigne qu'il cherche à se raccrocher à des entités séparables ou 
détachées sur ce fond uniforme qui parfois devient charabia. Il se détache alors des 
signifiants qui, eux, quoi que l’injuriant, le soulage, d’être enfin des formations détachées, 
des mots (discrets). L'injure (avec l'interjection) est un cas particulier ou le signifiant peut 


rejoindre le cadre du mot, c'est donc une forme éminente du discret dans le langage. 


Une imaginarisation radicale de la langue 

Qu'il y ait une structure markovienne de la chaîne orthographique peut étonner par la 
brutalité qu’il y a ainsi à l’extraire ainsi, cette chaîne, de toute question sémantique. Au 
reste cela fait cette modélisation peu féconde en linguistique et même frappée 
d’obsolescence, comme nous avons vu. Pourtant, ce n'est peut-être que notre attachement 
au sens qui nous rebute un peu dans sa démarche. Force est de constater que tant Markov 
que M. Petruszewicz font preuve d'un formalisme rigoureux et ne se livre à aucune 


interprétation excessive. 


En démontrant l’unité d'aspect d’un corpus de langue, en chiffrant cette unité par ses 
coordonnées statistiques, ce corpus se trouve exposé comme parlure. Il s'agit d'une 
imaginarisation de la langue, c'est à dire d'une transformation qui met en continuité (grâce 
aux équations mathématiques) la matériel support de la langue (qui, non-détaché de la 
question du sens appartiendrait au registre verbal), et qui se trouve réduit à une image de 
ce matériel, un profil imaginaire statistique et descriptif. Chiffrer c'est donc ici tenter de 
fournir une image, un trait par rapport à un autre (étalon). Considérer un texte comme un 
corpus, comme un tout consistant, c'est à dire un, procède déjà d'une forme 
d'imaginarisation. La lettre, du moins la lettre orthographique (= alphabétique), se situe en 
un lieu où son appartenance à tel ou tel registre (réel, symbolique ou imaginaire) n'est pas 
prédéterminé mais dépend du point de vue qui s'y applique en fonction des circonstances. 
Le point où la langue est montrée comme pure parlure résonne avec la notion de la voix- 
de-personne. || s’y joue un rebroussement : c’est la monstration d’un aspect de la langue 
comme pur artifice et aussi bien comme blablabla (psitaccisme). L'Autre s’y présente sous 


quelques traits de radicale contingence et altérité. 


268 


En cette langue, le tout-petit se trouve comme corps isolable, baigné, car cette langue est 


d'avant que, l'ayant introjectée, elle ne soit devenue langue maternelle et quasi-naturelle. 


En tant qu’extrait de la langue hors-corps, c’est un trou-noir de type Do!°8. 


« C’est ici que se pose un problème fort délicat, celui de l’unité d’aspect de la langue. 
Certains linguistes l’ont un peu négligé. D’autres au contraire l’ont placé au centre de 
leur préoccupations. Il en résulte, naturellement, de nette divergence de résultats 
obtenus de part et d'autre. On peut attacher à cette question plus ou moins 
d'importance, mais il semble évident que cette unité d'aspect est en principe 
désirable!®, » 


Certes, il ne s’agit que de coefficients empreints de logico-positivisme, physiques ou 
statistiques si l’on veut, d’élasticité ou de compressibilité d’un bloc de matière sonore ou 
littérale et primaire, mais ils montrent l'extrait d’un corpus de langue, dans son objectalité, 
et comme chose mesurable. Il s'agit du langage, mais vu sous un aspect radicalement 
décalé qui ne suppose à la langue que la consistance de l'engramme, que le coté signifiant 


de la chose -- et pas du tout ni la signification et a fortiori pas le sens. 


Leçons à retenir en matière de phonation 

La voix produit un son. Les effets d'échappement du souffle requis par l’émission sonore 
ne comptent pas dans le système linguistique : la prononciation éraillée de la personne 
âgée, le chuchotement, la phonation d’un colérique n’entrent pas en ligne de compte pour 
ce qui concerne l’énonciation. En revanche, les accentuations et la prosodie participent des 
effets de signifiants, au symbolique. La question est donc très subtile car où commence la 
prosodie, ou fini l'effet d'une diction liée aux circonstances en particulier au corps ? Ce 


littoral est mince, mais il existe, entre l'élocution et l'énonciation. 


La parole n’est pas qu’effet d'échappement, les phonèmes sont de véritables accords 
comme nous venons de le reprendre de R. Jakobson. Ils s’obtiennent : par articulation 
consonantique, par résonnances diverses (voisement, chuintement) et vibration des cordes 
vocales. Nous avons ajouté que la prosodie compte aussi (en particulier les accentuations 
qui peuvent, par le procédé de l'ironie, tourner une phrase en son antithèse). J. Lacan 


indique à son tour que : 


108 En tant qu’il s’agit de l’accroche signifiante elle-même, sa petite musique, son tempérament cf. supra. 


19 Martinet AÀ., « La Linguistique et les Langues Artificielles », WORD, 2:1, 1946, p.37-47. 


269 


« La corde est au fondement de l'accord. Et, pour faire un saut, je dirais que la corde 


110 » 


devient ainsi le symptôme de ce en quoi le symbolique consiste 
En somme, la parole tient non seulement d’un instrument à vent, à clapets, et à masse 
vibrantes ou pincées, mais aussi, prise dans le champ du langage qui est d’ordre 


symbolique, d’une matérialité différente qui tient à la lettre. 


Du point de vue acoustique, un phonème, particulièrement une voyelle, est un bouquet 
stéréotypé de fréquences sonores, c'est-à-dire une certaine séquence et modulation 
d'ondes sonores combinées. Une consonne, elle, ferait liaison, plutôt dynamiques quoique 
mêlée de fréquences. Il faut une voyelle avant ou après pour les prononcer même après 
isolation. Une consonne relève crucialement non des fréquences mais de certaines 
attaques (sifflantes, spirantes..) ou au contraire de certaines déchéances du substrat 


vocalique. 


Une manière asémantique d'arranger des phonèmes 
(pourtant support au signifiant) 


Markov met en évidence ce point étrange, au centre de l'aporie du Cratyle!!1, qu'est le peu 
voire l'absence d'une motivation sémantique tangible aux combinaisons de phonèmes 


formant les mots, les phrases et les textes. 


6) Chapitre 5 : En perspective : la probabilité 
est bivalente selon R. Carnap 


Nous avons dit que le montage statistique devait avoir un lien avec le fantasme, lequel lien 
mériterait d'être caractérisé : rapport logique, lien de cause à effet, simple relation 
d'analogie ? Un penseur, logicien a tenu à décortiquer l'usage et les limites internes aux 
questions d'aléatoire scientificisé : R. Carnap. Notre lecture, en résumé, en retire des 


éléments pour répondre à notre question. 


R. Carnap a essayé avec rigueur et constance de poser les bases d'une logique du probable. 
Cette logique modale était assez nouvelle entre 1930 et 1960 quoiqu'il se soit appuyé sur 


des antécédents. 


H0 Lacan J., « Le Séminaire R.S.I (séminaire du 21 janv. 1975) », Ornicar ?, 3, mai 1975, p.104. 


11 Platon, « Le Cratyle », dans Protagoras - Euthydème - Gorgias - Ménon - Cratyle, Paris, GF Flammarion, 
1967, p.389-473. 


270 


R. Carnap et ses antécédents 


Les logiciens Hans Reichenbach et Jan tukasiewicz avaient initiés des formalisations de la 
forme conditionnelle de l'affirmation ou de la négation, finalement rattachables à la 
logique modale. Ces logiciens adjoignaient à la logique déductive classique fondée sur le 
triptyque du vrai, du faux et du principe tiers-exclu (qui n'autorisent qu'une bivalence de 
valeur de vérité sous l'égide de ce dernier principe : ou bien vrai ou bien faux), une logique 


trivalente!!? c'est à dire munie d'une négation partielle!1$, 


R. Carnap a repris ce chantier en évitant l'erreur de penser qu'il y avait là une toute nouvelle 
logique, en cherchant une nouvelle logification d'une question qui lui semblait perméable 
à la logique (l'induction), en cherchant à remonter à des formules et des postulats 
efficients, sans se donner d'emblée un appareil axiomatique d'une logique booléenne à 


davantage que 2 valences. 


Dans la logique inductive !# de Carnap, la probabilité sert de relation logique entre 
différentes propositions, donc d’opérateur binaire. Le cas est différent dans la logique 
trivalente de Lukacewiecz, pour laquelle « le Possible » (P) est une valence prise par une 
proposition, qui a le même statut que Vrai (V), Faux (F). Ce sont deux logiques différentes. 


Seule la logique inductive de Carnap fait un usage du concept de probabilité. 


Le possible de la logique trivalente de Lukacewiecz vient étendre une logique 
propositonnelle sans franchir le seuil d’une logique qui porte sur des propositions non- 
calculables, i.e les propositions répondent de fonction de vérité au sens arithmétique de V 
ou F, au sens du calcul. C'est une extension de la logique booléenne, comme elle 


entièrement calculable par construction (algébrique). En revanche, explique Denise 


2 Becchio D. Logique trivalente de Lukasiewicz, Annales scientifiques de l’Université de Clermont-Ferrand 2, 
t.66, série Mathématiques, no 16 (1978), p. 33-83. 


http://www.numdam.org/item?id=ASCFM_ 1978 66 16 33 O0 


13 Dès ce constat, crucial, le lecteur de Freud sentira pointer un lien avec Die Verneinung / La dénégation. 


4 Induction : la racine étymologique ductum en latin exprime l'intention de conduire. Nous traduisons en 
disant « l'intention », soulignons du moins qu’il s’agit d’un supin, c'est-à-dire cette substantivation d’un verbe, 
cette forme grammaticale d’infinitif en latin, qui comporte l’idée de but. 


271 


Becchio, la logique de Carnap est un essai de logique non-achevé, work-in-progress qui 


porte sur des propositions de nature différentes, de nature dite modale!#. 


R. Carnap élabore « une solution au problème de l’induction!f ». Le raisonnement inductif 
consiste à corroborer des hypothèses ou a en émettre et en tester de nouvelles à partir de 
données, de séries d'observations. La science expérimentale en particulier se range dans 


cette catégorie logique de raisonnement. 


17, || consiste dans le fait de 


En épistémologie, induire est un « type de raisonnement » 
dégager des propositions scientifiques, des hypothèses voire des lois scientifiques, à partir 
du constat d’une série stable de phénomènes. C’est donc dégager de la réalité, 
spécialement celle abordée avec les appareils des sciences expérimentales, un, ou des 


phénomènes. 


Ces hypothèses, parfois, prennent la forme de lois, des expressions symboliques et logiques 
inscrites avec les lettres usuels de domaines établis. Un point de vue sur ce raisonnement 
consiste à dire qu'il s'agirait de raisonner à rebours de l'implication déductive, des faits ou 
des effets en remontant aux causes. R. Carnap préfère poser la dialectique (la casuistique) 
en d'autres termes : il y a l'application d'une proposition explicative à une chose à expliquer 
au départ immotivée ou peu motivée (inventive) puis de plus en plus plausible à mesure 


d'un processus de vérification. 


Le raisonnement inductif est une manière de construire une théorie scientifique, à partir 
de faits déjà pris dans une réalité expérimentale (les données). Ce raisonnement pose un 
problème de logique tant qu'il est restreint a la logique déductive, car le statut de 


l'hypothèse expérimentale n’est pas celui d'une prémisse de la logique déductive. 


Est-ce qu’induire, ce serait la démarche à rebours de déduire ? En fait cette formulation de 


la question est dite grossière, et mène à un quasi-contre-sens. Les travaux Jan tukasiewicz 


15 Ce telles adjonctions à la logique classique reconnues comme valables par des écoles de logique ont été 
dénommées « logique modales ». Ce modale désigne ce qu’au départ la logique classique écarte, c'est-à-dire 
la tentative de récupérer un ou des éléments au sein de l’hors-champ des affirmations ou des négations 
pures, ou entières (à valeur de vérité binaire, oui ou non). 


46 Carnap R. Logique inductive et probabilité, Paris, Vrin (Wagner P. trad. dir.), 2015 p.102. 


7 https://www.cnrtl.fr/definition/induction 


272 


puis de Rudolph Carnap, la construction d’une logique modale du conditionnel, œuvrent à 


montrer qu’il en va autrement. 


La logique inductive fonctionne comme particularité au sein de la logique déductive, 
extension qui n’invalide pas la racine. Les deux démarches ont parti liée, il ÿ a un rapport 
d’inclusion claire : pas de logique inductive sans le substrat de la déductive et pour autant, 
il y a un rapport d’extériorité : la modalité ajoutée du conditionnel n’a pas de répondant 
dans la logique déductive car la valeur de vérité des énoncés de la classique ne tolère par 
une algèbre de plus de 2 valeurs (donc binaire). La subtilité est là au rendez-vous. Rudolph 
Carnap, a repris de Hans Reichenbach et de Jan tukasiewicz le programme qui consiste à 
écrire et formaliser une logique modale de la forme conditionnelle de l'affirmation ou de 


la négation. 


Un souci du formel quitte à ne pas couvrir tous le champ des 
sciences expérimentales 


Aussi, bien que K. Popper ait beaucoup défriché le terrain avec La logique de la découverte 
scientifique! #5, il y a du travail logique a poursuivre pour R. Carnap. Carnap ne remet pas 
du tout en cause la logique déductive, il vise une construction au sein de la logique 
déductive, supplémentaire a elle mais respectant son corpus théorique. Il note toutefois le 
coté paradoxal qu'en logique inductive, les propositions premières (les plu vraisemblables) 


sont produites à l'issu de l'élaboration. 


Est-il possible d'écrire la logique de la démarche en science expérimentale ? Le cercle de 
Vienne, prenant la suite de la société Ernst Mach (1923-1936) orientée par le 1er 
Wittgenstein a tenté de répondre favorablement à cette question, dans une optique 
logiciste et scientiste. Deux démarches de logification nous sont connues : celle de Karl 


Popper et celle de Rudolph Carnap. 


Disons un mot de K. Popper car sa tentative, antérieure, est proche de celle de R. Carnap 
mais précisément à cause de cette proximité, complètement différente. Popper a relie, par 
des considérations de la logique déductive, n'importe quelle démarche expérimentale a de 
la sémantique (R. Carnap aussi, il tient compte du fait qu'une proposition tient au sens et 


que le sens est un bord au-delà de la logique). K. Popper pose qu'il y a des énoncés de 


18 Popper K., La logique de la découverte scientifique (trad. Ph; Devaux), Paris, Payot, 1984 [19541]. 


273 


départ et des énoncés corroborant d'autres énoncés, et qu'ainsi s'établissent les causes. 
Elles n'expliquent pas un monde encore moins le monde, elles n'ont de légitimé dans une 
théorie qu'en relation logique aux prémisses, ce qui explique qu'elles connaissent une 
histoire car les prémisses peuvent changer -- K. Popper souligne donc une épistémologie à 
sauts, où la notion de paradigme est importante. De plus, chaque théorie expérimentale 
est fondée sur une négation. Est niée une partie de ce qui pourrait logiquement découler 
des prémisses mais qui n'advient pas et d'où l'expérience prend son sens : il y a un angle 
mort d'énoncés à chaque théorie expérimentale, énoncés qui resteront non- traités. Outre 
cette question des limites sémantiques, Popper soutient que dans chaque énoncé (de base) 
au contact de l'expérience (= hypothèse de base ou de travail) doit (par un statut logique) 
pouvoir être porte au risque de la corroboration où non par l'expérience. Et ainsi il en 
découle un critère : la falsifiabilité, à savoir la capacite pour une théorie de dire quels 
énoncés y font prémisses, et qui la mettrait en cause si il s'avérait qu'une expérience en 


invalide un, c'est à dire rouvre le chantier des prémisses. 


R. Carnap connaissait à la fois l'homme K. Popper et son travail. Tous deux avaient été 
étudiants de L. Wittgenstein. R. Carnap semble rechercher davantage du côté formel que 
Popper, ce dernier s'étant atelé en priorité à l'interface entre logique et sémantique, et il 
va y trouver quelques divergences même, mais au départ ce sont deux essais affines et R. 
Carnap, avec K. Popper estiment que la science expérimentale a un lien avec la sémantique, 
via l'horizon de la logification qui lui est intrinsèque. La logification de la science 
expérimentale ne fait pas l'économie qu'il y a une question de sémantique au travail, dans 


le fait de remonter aux causes. 


Celle de K. Popper met l'accent sur le caractère partiel d’une théorie scientifique en tant 
qu'aucune ne transcende l’ensemble des énoncés scientifiques. Elle forge puis promeut un 
concept original : la falsification. Cette dernière consiste à rendre méthodiquement 
possible l’opération de vérification où d’infirmation (d’une théorie où d’une branche 
fondée sur telle ou telle hypothèse). Cette opération, le test finalement, est pensé comme 


élément crucial et nécessaire à la science en tant qu’expérimentale. 


274 


Il semble important de connaître cet héritage pour mieux cerner à quoi les tenants des 
Pratiques (cliniques) fondées sur des preuves!l? aspirent. En effet, cette conception de la 
clinique est solidaire de la conception Poppérienne de ce que sont ou seraient 
essentiellement les sciences expérimentales : testables, en un mot. En conséquence, il 
vient naturellement un «il faut pouvoir tester », un critère de scientificité nous l’avons dit 
— avec son caractère normatif. Il faut pouvoir tester, sinon ce n’est pas de la science 
expérimentale. Du pragmatique (états-unien) un glissement opère vers le pragmatisme, 
c'est-à-dire vers le pire, le passage à l'acte (Hiroshima, pour prendre un exemple de 


pragmatisme états-unien). 


Passons maintenant à la logification de R. Carnap. R. Carnap reprend une idée plus ancienne 
et se dirige non en rationaliste, comme Popper, non en Kantien nous pourrions dire, mais 
directement en logicien, et peut être en réaliste. C'est-à-dire, dans la ligne d’un G. Frege, 
qu'il s’attache à le lettre, à un système minimal et littéral pour un programme de 


logification. Cela l'amène dans bien des détours et une aridité. 


Rudolph Carnap montre que la démarche de l'induction est de subsumer des séries de 
données par des lois au regard desquelles ces données viennent en vérification ou bien en 
pétition opposée (contestation, dénégation). De cette sorte, les données fraîches 
corroborent ou infirment (du moins affaiblissent) les données déjà collectées, et ce avec 
un degré plus ou moins quantifiable par les statistiques justement. Rudolph Carnap cherche 
à prolonger logique déductive classique, tout en en maintenant son infrastructure, pour 
introduire une logique modale (pour introduire le conditionnel dans la logique déductive) 
— ce qui était à la fois au-delà et hors du programme Poppérien, et c’est cette position par 
rapport à la modalité du conditionnel qui fait ligne de démarcation de leur deux démarches, 
concourantes par ailleurs dans l'optique de rendre les démarches de sciences 
expérimentales comme cohérentes sur le plan logique ou rationnel, comme non-folle, 


comme orientées, ou orientables et classifiables. 


19 notons l'anagramme : preuve, prévue 


Pour K. Popper, les sciences 
expérimentales permettent et doivent 
permettre : 


275 


Pour R. Carnap, parmi les propositions en 
science expérimentale, certaines tolèrent 


un test crucial. 


Il valide ou invalide à une hypothèse. 


un test quantitatif. 
Il corrobore ou affaibli une hypothèse 
sans atteindre le point crucial 


I n'y a pas de théorie qui partant d'une 
hypothèse au moins, ne tienne pas la 
cohérence de ses énoncés de la logique 
déductive classique. 


Une fonction de valuation lie l'hypothèse 
aux données. Elle supplémente les 
énoncés déductifs purs par des énoncés 
vraisemblables. 


Son épistémologie, emprunte de logique 
déductive, charpente le concept 
d'induction. Il s'en déduit le critère de 
falsifiabilité : il doit y avoir une expérience 


Son essai philosophique respecte aussi 
rigoureusement la logique déductive, et 
même propositionnelle. Il explore au-delà 
l'extension logique modale de la 


conditionnalité. Il découvre l’inter- 
comparabilité des montages 
propositionnels et leur cotation en termes 
de vraisemblance. 


cruciale qui permette d'infirmer chaque 
hypothèse ou de la confirmer. 


Falsifiabilité (norme de ce type de science) | Vérifiabilité (logique supplémentaire utile) 


La duplicité de la probabilité 


R. Carnap en vient à établir qu'il y a deux significations de la probabilité, qui finissent par 


être dissociées par son essai de logique, notée probabilité 1 et probabilité 2. 


La probabilité 2 est de conception fréquentiste!?°. La fréquence relative nécessite bien des 
hypothèses déjà en vigueur et des ensembles déjà constitués, l'ensemble du connu étant 
posé. C'est la conception de la probabilité qui remonte à l'invention des probabilités dans 
les mathématiques. Les probabilités statistiques partaient d’un substrat matériel et cognitif 
liés au monde du discret, des combinaisons, des jeux, du dé. Elles opéraient à jeu fermé, 
l'ensemble des possibles en était constitué ex ante (mais pas des cotations ou des chances). 
Cette probabilité 2 ne justifie pas tellement l'extension de la logique à une logique 
inductive. Et, il y a de multiples problèmes d'hypothèses sous-jacentes dans ce type de 
probabilité. Dans les termes Carnapiens, la relation ÿ est très contrainte des explicatum 


(choses expliquées, tabulées par le relevé statistique) aux explicandum (énoncés 


120 Carnap R. Logique inductive et probabilité (trad. ss. la dir. de et choix de textes de Pierre Wagner), Paris, 
Vrin, 2015 p.254. 


276 


hypothétiques qui entreront en lien de vraisemblance avec les explicatum) dans ce type de 


calcul. 


La probabilité 1 signifie celle qui sert (vraiment) en logique inductive : un degré de 
confirmation évolutif en fonction de données plus où moins connues du problème. La 
probabilité 1 porte sur la relation non entièrement inconnu d'une hypothèse aux données 
qui peuvent venir lui donner ou lui retirer du poids. É. Borel, cité par J. Lacan, étant le 
mathématicien qui avait le plus clairement expliquer la difficulté logique sous-jacente à la 
probabilité conditionnelle lorsque son domaine d'application est non-connu eu départ c'est 


à dire n'est connu que postérieurement à son application. 


La probabilité 1 est posée d'emblée, comme une fonction de probabilité (ce qui est au-delà 
d'un quotient qui caractérise la probabilité 2) et se trouve de type conditionnelle par 
essence. Avec la probabilité 1, R. Carnap démontre qu'il peut s'établir une relation entre 
une hypothèse et son degré de vérification. La probabilité 1 conditionne un énoncé ou bien 
aux données, et c'est le concept quantitatif du degré de confirmation qui est alors mis en 
œuvre, où bien elle compare entre deux énoncés, et c'est son concept comparatifl21 { h est 
confirmé par le jeu de données e, mieux / aussi bien / moins bien que h' est confirmée par 


le jeu de données e' ). 


Après ce parcours Carnapien, nous yÿ voyons plus clair. Les probabilités 1 partent d'un dire, 
cela devient certain puisque défini comme tel. Il y a donc un lien de causalité partagée entre 
le fantasme et le montage probabiliste : pour les deux il faut partir d'un dire, de la fonction 
de la signifiance. Cela nous permet de séparer un peu les choses. Une relation de 
probabilité n'est pas un fantasme ou alors d'une manière qui serait extrêmement 
contingente (il faudrait un cas). Ce qu'elle partage avec la relation du sujet à son fantasme 
c'est le départ pris d'un dire, d'un dire sous-jacent (qui peut être implicite ou explicite) et 
qui tend, à travers la répétition, à se vérifier ou s'étioler de manière variées mais sans 
remettre en cause ce qui fait l'infrastructure du dire, à savoir la logique, ou plus 


généralement, les lois du langage. 


11 Carnap R. Logique inductive et probabilité (trad. ss. la dir. de et choix de textes de Pierre Wagner), Paris, 
Vrin, 2015 p.134. 


277 


C'est pourquoi l'on retrouve des formes analogues dans le cas de l'induction et du 
fantasme. En psychanalyse nous disons le fantasme donne cadre à la réalité. En logique de 
l'induction, des propositions sont réduites (ou dénudées) à partir du constat d’une série 


stable de phénomènes. Un effet de réalité est produit, c'est à dire un phénomène est isolé. 


En psychanalyse nous disons le fantasme est nécessaire à la constitution du symptôme. En 
logique inductive il est question d'un reste sous la forme de la sémantique. La logique 
inductive ne tient qu'à écarter d'abord la question du malentendu comme à charge pour la 
linguistique ou la sémiologique, mais qu'elle ne peut pas prendre en charge. Ce qui est 
honnête, mais c'est tout de même à savoir. Nous faisons maintenant ces rapprochements 
nous plus pour mixer ou confondre les deux, mais bien pour signifier que si elles respectent 
ces jalons en guise d'affinité, c'est parce que foncièrement elles prennent cause dans un 
dire et le font raisonner ou le prolonge à l'aide de procédés logificateurs, qui se donne pour 
idéal de tendre à la logification. Leur racine commune est de s'appuyer de manière cruciale 


sur un dire. 


Marginalia : La fiction de l’ensemble N vs l'uniforme absolu 

Ilest impossible de tirer au hasard uniformément dans l’ensemble des entiers. L'ensemble 
N comporte une infinité dénombrable d'éléments. Reformulation davantage rigoureuse en 
mathématiques : il n'existe pas de probabilité uniforme (ou d'équiprobabilité) dans le cas 
d'un ensemble de cardinal infini dénombrable muni de sa tribu (c'est-à-dire des possibilités 
combinatoires par union ou intersection de l’ensemble de ses parties, sachant que cet 
ensemble des parties d’un ensemble, il est nécessaire d’en disposer pour construire le 


formalisme des probabilités). 


Est-ce à dire qu'il n’existe aucune probabilité sur N et qu'il serait alors impossible de 
construire un nombre N au hasard ? Non. Il existe des tirages possibles au hasard non- 
uniformes sur N qui permettent tout à faite d’écrire un nombre N au hasard ou de tirer 
dans les entiers un entiers au hasard. Par exemple, cette loi P(n) fournit une loi de 


probabilité sur N (sa somme égale à 1): 
P{n) = (4) 
L’échelle de cotation à la Zenon, moitié puis moitié de la moitié etc. fournit une gradation 


sommable sur N. Un impossible est contournée : l’uniformité. 


278 


Il y a là un certain paradoxe mathématique : tirer au hasard se relève donc déjà procéder 
d’un choix, outre le fait de choisir de tirer, il y a un Autre choix qui déjà muni l’ensemble, 
c'est exactement cela une probabilité, la probabilité uniforme n’est qu’une manière parmi 
d'autre de piper le dé, et avec un ensemble comme N, en tant qu'ensemble infini 
à À i u plu écisé cri ipturai 5 ité du 
dénombrable, cela rend manifeste ou plus précisément écrit (scripturaire) la nécessité d 
biais. Je crois qu’on parle beaucoup de biais statistique sans en revenir à la racine que, dans 
un espace non-dénombrable, tirer c’est déjà avoir choisi un enforme, une fonction qui cote 
inté u i ière, u’av 
l’ensemble et permet de l'intégrer d’une certaine manière, ce n’est qu’avec les ensemble 


finis que les questions peuvent se résoudre en fraction de probabilités, de l’ensemble |Q. 


Maintenant partons de cet impossible : il existe une écriture valable mathématiquement, 
tirer au hasard dans N, selon laquelle tirer au hasard n’est possible qu’à procéder d’un 
choix, d’une modalisation. 


Et, introduisons l’axiome du choix : l’axiome de la théorie ZF des ensembles, et des classes, 


qui indique : soit un élément x122 


et soit un ensemble : il est possible de classer x dans 
l’ensemble ou hors de l’ensemble (ce qui est l’énoncé qui conditionne l'existence de 
n'importe quel ensemble en tant que collection d'éléments). Pas d’ensembles sans cet 
axiome. Cela fait qu’il n’y a pas non plus de tirage au hasard dans l’ensemble N, sans cet 


axiome. 


Il y a donc déjà deux niveaux de tri, lorsqu'un quelqu'un prétend fournir un nombre entier 


« au hasard » 
1) Ce quelqu'un a sélectionné parmi les nombres entiers, 


2) il applique une procédure pour en exprimer un, cette procédure ne peut pas être 
uniforme sur N (d’ailleurs, il ne peut pas fournir des nombres N d’une certaine longueur 
par exemple à 10 puissances 10 chiffres car cela requiert une écriture aussi fastidieuse 


requiert d’évidence une technique de production). 


Une courbe qui doit s’écraser, le peut-elle ailleurs que sur lasymptote vers l'infini. 


Graphiquement, cela semble très compromis car tant qu’il y a une quantité « visualisable » 


122 x est, précédemment si l’on veut, l'élément d’un ensemble quelconque ou d’une classe : de toute façon le 
singleton lui-même de x est un ensemble et une classe. 


279 


de termes, que la courbe soit très peu ou très écrasée, sera toujours de peu de poids par 


rapport au reste de la demi-droite vers l'infini. 


Pourrait-il exister une loi de probabilité non-uniforme sur N qui ne contre-sélectionne pas 
les grands nombres au profit des petits ? Nous pouvons montrer que non. Prenons un 
nombre très petit au voisinage de zéro, aussi petit que l’on puisse, par exemple 1 
millionième, epsilon. Supposons ce que nous disions c'est-à-dire une loi de probabilité non- 


uniforme sur N qui ne contre-sélectionne pas les grands nombres. 


I n'existe pas d’entier maximum N-MAX, il n’existe pas de démultiplicateur Z, qui ferait que 
la sommes des probabilités des termes entre [N-MAX et Z fois (beaucoup de fois) N-MAX] 
soit inférieur à epsilon fois la somme des probabilités des termes entre [1 et N-MAX]. Car 
sinon cela voudrait dire qu’il existe une marque à partir de laquelle il y a contre-sélection, 


écrasement, de la fin de la courbe. 
Ainsi, c’est du côté de l’asymptote qu'il est bien forcé que la probabilité s'écrase. 


« Car ce qui se profère du dire de Cantor, c’est que la suite des nombres ne représente rien 
d'autre dans le transfini que l’inaccessibilité qui commence au deux, par quoi d’eux se 


constitue l’énumérable à l'infinit23 .» 


123 Lacan J., « L'Étourdit », Silicet, 4, Paris, Seuil (coll. Le champ freudien), 1973, p.5. 


280 


VII) Le formalisme russe 


J. Lacan a fait référence ci-et-là au formalisme russe!, à Markov dans Le séminaire sur « La 
Lettre volée », à R. Jakobson, à Bahkine cité dans Lituraterre?, et dans Radiophonie. Dès 
1956, J. Lacan loue l'anticipation de Beaudoin de Courtenay, qui, professeur de grammaire 


comparé à Kazan entre 1875 et 1883, y fut très fructueux. 


Précurseur, B. de Courtenay invente la phonétique historique (à Kazan), une ébauche de la 
diachronie, une manière de se servir d'un écart entre signifiant et signifié qu'il tient pour 
irrémissible notamment en reléguant au range de mythe la quête d'une [ Ur-sprache ] i.e. 
langue d'origine indo-européenne“. J. Lacan a participé au structuralisme, certes d'une 


manière très personnelle, et de R. Jakobson il tient : 


"Comme Jakobson l'a fait remarquer, nommément hier, ce n'est pas le mot qui peut fonder 
le signifiant®." 

Ces références sont certes disparates, mais continuées on le voit jusqu’au dernier 
enseignement. Qui s'intéresse, de plus au structuralisme, s’intéressera à ce mouvement du 


formalisme russe, qui l’anticipe sur certains points, R. Jakobson en témoigne. 


Le ou les formalisme(s) russe constituent des positions linguistiques très originales dans 
l’histoire. Et cela parce qu'elles ont été coextensives et entremêlées au mouvement 
artistique du même nom, ce que retient J. Lacan en disant "une école de critique litteraire". 
Ce fut aussi un mouvement des idées consacrant une époque. Revenons en quelques pages 


sur ce mouvement. 


1) Mentionné discrètement par Lacan 


Ilest possible que J. Lacan ait tiré un certain parti des œuvres des formalistes russes. 


1 Lacan J., Le séminaire livre V - Les formations de l'inconscient, Seuil, Paris, 1998, p.21. 


« (...) il y a encore une autre tradition (...) la tradition tchèque. Le formalisme a un sens extrêmement précis 
- c'est une école de critique littéraire (...) » 


2 Lacan J., « Lituraterre », dans Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001 [1971], p. 11-20. 
3 Adamski D. "Beaudoin de Courtenay et la linguistique générale", Linx, 23, 1990, p.67-80. 
4 Lacan, J. "Situation de la psychanalyse en 1956" dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.467. 


5 Lacan, J. Le séminaire Livre XX - Encore, Paris, Seuil, 1975, p.22. 


281 


La linguistique, pensait J. Lacan, « a ses racines dans la Russie où a fleuri le formalisme. »°. 
Dix ans plus tard, il maintien : « (..) le formalisme fut précieux à soutenir les premiers 


pas de la linguistique »’. Alors, quel est-il ce formalisme ? 


Est-ce celui du futurisme russe, encore appelé le formalisme (russe) et qui est un courant 
littéraire et artistique d'avant-garde du début 20?" avec Victor Sklovskij, Kroutchonykh, 
Malevitch et Khlebnikov ? Ou bien est-ce l’école linguistique de la méthode formelle qui 


précède ce mouvement d'un siècle et le préparait (en partie) ? 
Consultons un témoin du vivant du futurisme russe, Tomasevskij : 


« Pour la plupart élèves de M. Baudouin de Courtenay, ils étaient impatients de 
trouver des voies neuves dans le domaine de l'art aussi bien que dans celui de la 
science. Ainsi, de l'alliance de la science, de la critique d'art et de la poésie naquirent 
les premiers fascicules des Recueils d'études sur la théorie du langage poétique 
(C6GopHuku no Teopiä nosTnueckaro ñ3bIKa), et bientôt un groupement se forma, 
dont les premiers membres étaient Sklovskij, Brik, Jakubinskij , Kuëner, Polivanov, 
et ce groupement se constitua, vers 1918, en Société pour l’étude du langage 
poétique (O6ecTrBO 3y4eHuA no3sTuuecKoro f3bIKa, OU, suivant la mode des 


abréviations militaires et révolutionnaires, Opojaz)$. » 


Ce courant autant littéraire que pictural au sens large était porté par l'idéal d’un verbe 
puissant. Nous pensons que lorsque Lacan loue les recherches formelles russes, c'est à ce 


mouvement qu'il pensait. 


Selon le but fixé par Sklovkij : « Il importe de créer une langue nouvelle « raidie » (l’adjectif 
est de Kroutchonykh), conçue pour voir et non pour reconnaître. Nombreux sont ceux qui 


ressentent inconsciemment cette nécessité”. » Sklovkij a recherché aussi les procédés de 


6 Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », dans Écrits, Seuil, 1966 
[1960], p.799. 


7 Lacan J., « Radiophonie », Silicet 2/3, 1970, p.57. 


8 Tomaëevskij B., « La nouvelle école d'histoire littéraire en Russie », Revue des études slaves, t.8, fasc. 3-4, 
1928, p.226-240. 


3 Sklovkij V., « Résurrection du mot », dans Résurrection du mot et littérature et cinématographie, 1985, Paris, 
Ed. Gérard Lebovici, p.73. 


282 


lecture permettant de préciser la notion de « sujet » d’un roman!°. Selon Tomaëevski, 
l’Opojaz a permis de dégager la notion de « fonction poétique dans toute son importance ». 
Ces traités continuent à nous faire de l’effet un siècle après!{, car ils examinent la question 
des ressorts et des limites de la parole et du langage. La question des possibles effets 


délétères du verbe n’est pas omise. 


Il est néanmoins intéressant d'examiner quel est ce formalisme linguistique russe, qui 
précède sa version poétique - picturale et intellectuelle. Les deux courants ont conflué au 
niveau de l'œuvre du prince Troubetzkoï puis dans le structuralisme de l'école de Prague, 


en particulier!?. 


Troubetzkoy a été l'élève de Filipp Fortunatov éminence de ce qu'ici nous connotons d'avoir 
été un premier formalisme /inguistique russe. Troubetzkoy a porté son investissement de 
travail sur l'étude des arts en général (dont la peinture) et sur l'étude du langage au contact 
de l’Opojaz. Ce groupe d’artiste devait fonder cercle de Moscou, avec les mots 
d’aujourd’hui nous pourrions dire même : groupuscule (car la police s’en prenait à de tels 


groupes). 


2) Cno8so (le slovo) 


Ce terme signifie à la fois mot et parole. Son étymologie provient du proto-slave *slovo de 
l’indo-européen commun *kléwos (« entendre ») qui donne le grec ancien kAéoc, kléos : un 
« ouï-dire », le latin clueo signifiait quant à lui « être réputé ». Et le terme anglais [ a clue] 
qui peut signifier selon le contexte un indice d'enquêteur, provient lui de l’anglais moyen 
klew qui signifiait matériellement une balle de fil, et métonymiquement le tracé résolutif 
d’un labyrinthe. Ce terme anglais tient donc une catachrèse, soit une métaphore passée 
dans l’anglais courant. Avec le terme slovo (du russe) par rapport au substantif "mot" en 


français, l’accent porte moins sur l’effet (de virtualité) que sur le commerce des mots entre 


10 Tomaÿevskij B., « La nouvelle école d'histoire littéraire en Russie », Revue des études slaves, t.8, fasc. 3-4, 
1928, p. 231. 


1 Colloque international, « Le mot en tant que tel » : l’année 1913, Genève, 10-13 avril 2013. 


12 Komärek M. « 2- Prague School Morphophonology », dans The Prague School of structural and functionnal 
linguistics, Amsterdam, Luelsdorff Ph. A Ed., Linguistic and litterary studies in eastern Europe vol. 41, 1994, 
p.45-71. 


283 


des locuteurs réels, agents sociaux, l’accent porte sur le réemploi permanent dans la vie 
des mots, leur valeur tessère (que souligne J. Lacan dans Fonction et champs de la parole 
et du langage). Slovo se traduirait par quelque chose entre la conversation et la parole. 
L'idée du bain de langage semble la traduire moins mal en français, sauf que slovo tient 
l'idée d'un fil, ce serait un bain de fils de langage. Cela fait penser à certaines œuvres de 


Chiaru Shiota comme l'installation Destination à la Galerie Templon à Paris en 2017. 


Le « formalisme russe » a cherché à remonter de cette métaphore déjà dans la langue, de 
cette catachrèse de l'intraduisible Slovo / Crogo, à son fonctionnement concret et ses 
implications (sociales, politiques, mentales). Nous introduisons cette notion de slovo car 
elle a joué un rôle dans le tournant vers un abord formel des faits de langage en Russie au 


milieu du XIX® siècle. 


Ce formalisme a en effet d’abord été un tournant dans la philosophie du langage pris au 
19e siècle, celui pris par Konstantin Aksakov (1817-1860), et vectorisé par Beaudoin de 


Courtenay, selon la généalogie qu’en a faite Irina lvanova{“. 


Par vectorisé, nous entendons la mise en forme rationnelle d’une idée afin d’en assurer 
une transmission. Le point de vue de départ tient que la langue est un fait social, le slovo. 
Sans relativiser le rôle de Beaudoin de Courtenay, notons qu'il y a plusieurs passeurs du 
mouvement vers le structuralisme dont R. Jakobson et Troubetzkoï. C'est en fait un 
mouvement d'école qui s'est transmis, des méthodes d'investigation doublé d'un certain 
esprit (d'indépendance à toute scholastique). Revenons-en aux précurseurs du XIXème, 


contemporain de Chebysev et des années de formation jeune A.A. Markov. 


Au milieu du XIXÈ"® siècle en Russie, nait donc une nouvelle philosophie de la langue, dite 


l'approche formaliste du « slovo ». Ce concept emprunte des traits à l’antique notion 


5 Née en 1972 à Osaka (Japon) vit et travaille à Berlin, cf. la fiche d'artiste de la Galerie Templon 
https://www.templon.com/new/artist.php?la=fr&artist_id=280 

« Usant de fils tissés, l'artiste combine performances, art corporel et installations dans un processus qui place 
en son centre le corps. Sa pratique artistique protéiforme explore les notions de temporalité, de mouvement, 
de mémoire et de rêve et requièrent l'implication à la fois mentale et corporelle du spectateur.» 
Une vue de l'exposition destination : https://www.templon.com/new/exhibition.php?la=fr&show_id=615 


M |, Ivanova, « La notion de « langue » dans la linguistique russe (deuxième moitié du XIX°-début du XX° siècle) 
», Études de lettres [En ligne], 4 , 2009, mis en ligne le 15 décembre 2012, consulté le 04 décembre 2021: 
URL : http://journals.openedition.org/edl/313 


284 


grecque du logos, soit un langage conçu comme principe de l'intelligence des phénomènes. 


|. Ivanova en a cerné le pivot : 


«Il s'agissait de l’unité entre le sens et les formes linguistiques qui se sont 
constituées au cours des siècles par l'expérience historique vécue par le peuple. Ces 
formes linguistiques avec leur sens déterminent ainsi la spécificité nationale de la 


grammaire. » 


Lorsque J. Lacan propose « vers un signifiant nouveaulf », il semble à première vue (courte) 
que nous retrouvions cette idée d'unité, c'est-à-dire d’un caractère paradoxalement 
unique du mot. Toutefois, la notion de sujet aux prises avec le lien social pour J. Lacan ne 
s'entend pas sans l'articulation d’un signifiant vers un autre. De plus, nous avons vu qu'au 
dernier enseignement, J. Lacan explicite que le mot et le signifiant ne sont pas de la même 
étoffe. Disons-le, le mot est une convention morphématique, une synthèse imaginaire et 
symbolique. Le signifiant n'est pas qu'une agrafe de l'imaginaire et du symbolique, 
précisément du fait de la masse des locuteurs et de la viralité du signifiant. D'extension, le 
signifiant n'en a pas et une simple désinence peut lui servir d'appui, tout aussi bien qu'un 
texte en entier pour un autre signifiant. De plus, dans Peut-être à Vincennes, J. Lacan « 
n’identifie pas » la raison et le logos. Il y a donc tout un chemin à faire, et point de raccourci 
possible. A l'encontre d'Hegel et d'Aksakov, notons que J. Lacan « n’identifie pas » la raison 


et le logos. 


En résumé, nous avons souhaité informer le formalisme Russe, parce qu’il s’agit du 
moment inaugural du structuralisme qu’'indique J. Lacan. Il est difficile de trouver des 
travaux dans le champ freudien consacrés à cette archéologie de la pensée de J. Lacan. 
Seule la référence de J. Lacan aux travaux de R. Jakobson est documentée. Cette référence 
de J. Lacan au formalisme Russe a été peu abordée précédemment, comme si la référence 
à R. Jakobson devait y faire écran, alors qu'entre Jakobson et ce substrat-là, nous aurons 


l’occasion de rapporter, avec l’aide de connaisseurs, autant de fidélités que de déliaisons. 


S |, Ivanova, « La notion de « langue » dans la linguistique russe (deuxième moitié du XIX°-début du XX° siècle) 
», dans Philologie Slave linguistique analyse littéraire, histoire des idées, Ed. E. Velmezova, Lausanne, Univ. de 
Lausanne, 2009, p.85. 


16 Lacan J., « Vers un signifiant nouveau - leçon du 17 mai 1977 du séminaire "L’insu que sait de l’une-bévue 
s’aile à mourre"», Ornicar ? n° 17/18, 1979, p.22. 


285 


« À l’époque du plus vigoureux essor futuriste (1912-1915), Jakobson témoignait un 
vif intérêt pour la poésie transrationnelle, allant jusqu’à lui-même écrire un poème 
« zaoum ». Ce poème intitulé Rasseïanost (Distraction), fut publié en 1915 par le 
poète Alexeï Kroutchonykh. Il était accompagné de quelques compositions 
transrationnelles d’Olga Rozanova‘’. » 


Et toutefois : 


« Et l’on pourrait considérer l’étonnante précision scientifique du travail scientifique 
de Roman Jakobson comme une sorte d'écran protecteur dressé entre le professeur 
reconnu et l’admirateur enthousiaste de la poésie futuriste!8. » 


3) Notes d'introduction au russe 


Si la linguistique doit énormément à la linguistique slave (Beaudoin de Courtenay, 


Jakobson, Troubetzkoy), c’est parce qu’elle y était enracinée vigoureusement. 


Il semble que le soucis de la langue en Russie n’ait pas été et n’est pas qu’un moyen d'unité 
nationale, loin de là, même si la construction d’une nation en particulier celle de l'empire 
russe a tendu à faire exister la langue sous l’aspect du support d’une identité et d’une 
marque de distinction. Et ce processus a affecté le russe bien sûr. Toutefois, si les 
universités Russes (Kazan, Saint-Pétersbourg) du 19°" et début 20°" ont été le lieu d’une 
telle éclosion linguistique, c’est d’une part car les slaves de l’est, les Russes étaient au 
croisement d’aires linguistiques très diverses: langue finno-ougriennes, langues 
européennes occidentales -le français étant parlé couramment au sein de l’aristocratie aux 
18È"E et 19°" siècle, Yiddish, Turkmènes, Perses etc. et donc que le cursus appelé chez 
nous « langue orientales » revêtait en Russie un aspect beaucoup plus pratique et direct 
(pour le commerce et la diplomatie par exemple). Et d’autre part, il semble qu'il y ait 
globalement depuis l'empire Russe un très fort attachement à la langue, qui s’est traduit 
dans une particulière richesse du folklore, un attachement ambivalent — ce qui n’étonnera 
pas en psychanalyse où il s’agit quasiment d’une règle qu’il y ait une certaine duplicité aux 


attachements. 


17 Nakov A. « La stratification des hérésies », dans Résurrection du mot et littérature et cinématographie, 
1985, Paris, Ed. Gérard Lebovici, p.21. 


18 Nakov À. « La stratification des hérésies », ibid. p.20. 


286 


Introduction : fondamentaux de la langue russe 


La langue russe est aujourd’hui d'usage dans plus d'une vingtaine de pays. Elle sert de 
langue véhiculaire entre les communautés linguistiques de l'ex-URSS, et a le statut de 
langue administrative dans neuf pays au moins hors la Russie. Donnons de cette langue 


quelques repères. 


Langue slave, le russe fait donc partie des langues indo-européennes et utilise 
majoritairement la syntaxe de type « sujet verbe objet » comme l'anglais, le français ou 


l'allemand. 


Langue flexionnelle, les groupes nominaux y sont déclinés ainsi que certains adjectifs, au 
moyen d’une désinence et selon six cas : nominatif, accusatif, datif, génitif, instrumental, 
locatif (situation dans l’espace). Autrefois le vocatif était utilisé faisant un septième cas. Il 
n’en subsiste que des formes vestigiales, ou figées, dans le Notre-père et d’autres 


expressions figées (Mon dieu !) notamment. 


Le russe possède la particularité des langues slaves de marquer l'opposition simple de 
l’animé (personnes et animaux) et de l’inanimé (plantes, objets, idées) des êtres. Ainsi, au 
sein des désinences des mots selon le genre et le nombre, l'accusatif peut prendre la forme 
du génitif, tels les masculins au singulier des êtres animés et les masculins neutres et 


féminins au pluriel des êtres animés. 


Cette langue s’est formée, ou du moins a laissé des premières traces écrites historiques, 
durant le haut moyen-âge (10°"€ au 14" siècle) en tant que synthèse ou mixte entre les 
parlers slaves du nord et ceux du sud en particulier dans l'Etat de Kiev (ou la Russie 
kievienne ou encore la Rus’ Kievienne du 10" au 12" siècles). Cet Etat a été le creuset 
linguistique slave oriental. La première histoire de la langue russe consiste dans 
l’interpénétration et des choix entre les formes septentrionales et des formes méridionales 
des parlers slaves, le tout en relation distante avec « la » (pour simplifier) langue liturgique 


et écrite slavonne (ou vieux-slave). 


Le russe et l'oralité 


Prenons un premier repère de la spécificité du russe au sein des langues slaves en évoquant 
la tension entre l’oralité et l’écrit au sein de la langue russe. Cela n’est possible qu’en 


introduisant une dimension historique, dynamique. 


287 


La langue russe a un rapport étroit à l’oralité. Jakobson a constaté le caractère vivant à 
notre époque même de la tradition orale russe, et analysé l’usage fondamental et donc 
spécifique que les chants, les contes et comptines de cette tradition font du parallélisme 
des vers, c’est-à-dire des vers où strophes qui se font écho au niveau du sens et du son, 


tout en jouant de nuances, produisant un effet de scintillation{®. 


Donner un aperçu de la spécificité du russe, c’est donc se pencher sur la transmission orale 
de cette langue. Lacan proposait même de manière très générale de reprendre l’étude de 


l’oralité ou des oralités (sûrement à des fins propédeutiques psychanalytique) : 


« Il est très important à notre époque, et à partir de certains énoncés qui ont été fait 
et qui tendent à établir de très regrettables confusions, de rappeler que, tout de 
même, l'écrit n’est pas premier mais second par rapport à toute fonction du langage, 
et que néanmoins, sans l'écrit il n’est d'aucune façon possible de revenir questionner 
ce qui résulte au premier chef de l’effet de langage comme tel, autrement dit de 
l’ordre symbolique, c'est à savoir la dimension, pour vous faire plaisir, mais vous 
savez que j'ai introduit un autre terme, la demansion, la résidence, le lieu de l’Autre 
de la vérité?2. » 


J. Lacan souligne l’oralité comme donnée première, tout en précisant que tel caractère 


premier n'existe que par un effet retour par le biais de l’écriture de la langue. 

Nous avons donc le schéma : 
signifiant oral mr signifiant écrit, 
à partir duquel est rendu possible un effet de retour subjectivant?1. 

Durant les siècles impériaux 18°"° et 19ème, l’alphabétisation de la Russie, moins 


généralisée où du moins plus tardivement qu’en Europe occidentale, a pu contribuer à 


maintenir vivant cette tradition orale : 


« Bien conservée par un peuple paysan longtemps resté analphabète et tôt relevé 
par une intelligentsia au fait des méthodes de collecte, la tradition orale russe est si 
riche et si diverse que les problèmes qui se posent au chercheur et au traducteur 
sont plus des problèmes de limitation que des problèmes de recherche de matériel. 


8 JakobsonR., « Le parallélisme grammatical et ses aspects russes », dans Questions de poétique, Paris, Seuil, 
1973, p.243. 


20 Lacan J., Le Séminaire livre XVIII d’Un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p.64. 


2 L’un des Noms-du-Père à déplacer ce signifiant de l’ère du père, à l’ère des transmissions (conditionnée 
nécessairement par un transfert pour l'écrit) en gardant à l’esprit qu’il y a la fantasmatisation tendant à dénier 
le fait que l'oral, lui, reste et restera premier. 


288 


(...) La tradition orale n'intéresse pas seulement les auteurs de poésie populaire, elle 
touche à toutes les disciplines de science humaine (...)?? » 


L'on note au passage que cette tradition revêt un certain caractère de profusion, 
d’abondance. Cette étude offre une perspective incarnée et documentée sur la tension 


entre l’écrit et l’oral soulignée par J. Lacan : 


« Cependant, l'alphabétisation, les changements intervenus dans les campagnes, 
sont à l'origine de modifications qui préludent à la disparition progressive des 
folklores : la tradition orale perd son attirance pour le merveilleux, on sent l'influence 
de l'alphabétisation et de la littérature proprement dite, il y a imprégnation du 
folklore verbal par des thèmes sociaux, etc. » 


Par ailleurs, une tradition orale unifierait «le style de la langue » davantage qu’une 
tradition écrite. Ainsi affirme cet auteur : « En conclusion, on a affaire ici (comme chez bien 
d'autres peuples à l'oralité dominante) à une langue et à un style très sûr?*. » Ce que 
l’auteure appelle le style sûr d’une langue est précisé par la suite (il s’agit d’une souplesse, 
d’une rondeur de la syntaxe) : « [Cette unité d'ordre linguistique et poétique du russe] ne 
signifie pas, bien entendu, qu'il ne puisse ÿ avoir emprunt ici ou là, mais ceci fonde 


l'impossibilité d'un assemblage mécanique d'élément disparates. ». 


Notons que le terme d’impossibilité est ici probablement exagéré. Cette exagération nous 
pensons en trouver la raison dans l’ambition née au 18°"° siècle avec Pierre le Grand et 
forte jusqu’à nos jours, en philologie puis en linguistique russe, de trouver et déterminer 
une grande unité de la langue russe, la plus grande unité possible. Toutefois des tendances 
centrifuges existent bel et bien, dans un ensemble immense de provinces et de républiques 
disparates comme l'est la fédération de Russie, l’écart entre le parler local et la langue 


administrative peut se creuser rapidement, précisément du fait de la prégnance de l’oralité. 


Cette auteure rendrait ainsi compte de cette intention, qui est en l’espèce une intention 
matinée de nationalisme. Elle évoque d’ailleurs ce lien : « Sur le plan linguistique nous 


avons affaire à l’ambivalence du mot Narod et de ses dérivés. Narod, en effet, signifie à la 


22 Gruel-Apert L., La tradition orale russe, Paris, Puf, 1995, p.18. 
3 Gruel-Apert L., La tradition orale russe, ibid., p.20. 


2 Gruel-Apert L., La tradition orale russe, ibid., p.16. 


289 


fois "peuple" et "nation", Narodhnij signifie à la fois "populaire" et "national", et, donc, la 


littérature orale populaire, c'est aussi la littérature orale nationale?. » 


Le russe, le sacré et le profane 


Prenons un second repère sur le plan historique et politico-religieux. Le russe courant porte 


la marque d’une langue qui a eu maille à partir avec une langue de l'Eglise : le slavon. 


Le cas ne semble que peu comparable avec, par exemple, la position du français par rapport 
latin quand c'était la langue de l'Eglise Catholique ou même quand c'était la langue de la 
philosophie et des sciences’, car le travail de la langue latine dans la culture occidentale, 
si l’on nous permet cette expression, disons sa connaissance et sa transmission, n'étaient 
pas bornés aux écrits religieux, mais usait aussi des classiques latins, les poètes, des textes 
légaux etc. Par contraste, le slavon d’Eglise a été et reste une langue très spécifiquement 
religieuse. La force ou l'effet d’une langue liturgique exclusive est particulier. Elle a servi de 
langue véhiculaire spécifique du lien entre des Eglises dans différents pays de l’immense 
espace géographique d'influence russe. L'usage du Slavon a été affine aux politiques visant 
des convergences dans cet espace, son unification. Elle a ensuite servi de langue de 
référence ou de trésor où puiser pour les auteurs de littérature à tendance 
traditionnalistes, ou qui tentait simplement d'aller à rebours de la dynamique d'emprunts 


aux lexiques des langues de l’Europe occidentale (19° et 20°"). 


Et plus fondamentalement, dans la seconde moitié du XVIIIÈ"E, le Russe connu puis 
surmonté un problème de diglossie. Il était posé par la coexistence de la langue d’Eglise, le 
slavon, et du russe vernaculaire??. Le problème était, en résumé, que chaque état de ces 
deux langues, parentes certes mais peu interpénétrées, gardait sa cohérence propre. Or à 
cette époque qui prélude à l'émergence des Etats-Nations, l’unité d’une langue russe 
unique a été conçue et recherchée pour asseoir l’unité d’une nation. A ce sujet, l'histoire 


semblait donner la primeur au Slavon, car l’alphabet Cyrillique (servant à transcrire déjà le 


2% Gruel-Apert L., « La place de la littérature orale russe », dans La tradition orale russe, Paris, Puf (coll. 
Ethnologie), 1995, p. 23-32. 


26 Ainsi est-il reconnu à Descartes un courage particulier, d’avoir le premier publié en philosophie et science 
dans la langue du peuple, en français. 


27 Line Crausaz-Simon, « A.S. Puëkin, créateur de langue ? Regard sur une quête identitaire persistante en 
URSS », Études de lettres [En ligne], 4, 2009, mis en ligne le 15 décembre 2012, consulté le 11 juin 2022. URL 
: http://journals.openedition.org/edl/309 


290 


russe) dérivait d’un premier alphabet qui a été inventé au moment d’unifier le Slavon, 


conçu par les évangélisateurs de la Bulgarie au IXÈ"® siècle. 


En résumé, la langue russe se double d’une langue liturgique, aujourd’hui inusitée et ayant 
une force bien moindre qu'au 17° et 18°", toutefois « haute » ou historique (de manière 
récente) pouvant servir de référence pour des puristes de la langue (tournures, archaïsmes, 


vocables). 


Un alphabet récent (à l'échelle de temps des alphabets) 


En 864, afin d’évangéliser les Slaves de Grande Moravie (autour de la Slovaquie actuelle et 
de la basse Autriche), deux saints-frères invités par le Prince Ratislav, Cyrille et Méthode, 
ont conçu un alphabet : le glagolitique (qui s’est simplifié ensuite en l'alphabet cyrillique, 
pour dire les choses très grossièrement). Fins connaisseurs du slave (méridional mais ayant 
le soucis de s’adapter à la grande Moravie), ils ont traduit les évangiles du grec en vieux- 


slave et conçus pour cela un nouvel alphabet engendrant la littérature slave. 


Ils étaient de grands érudits formés à Constantinople dans l'Ecole de Léon le philosophe 
(aussi nommé Léon le mathématicien). Vers 860, ils jetèrent les bases d’une langue 
essentiellement liturgique, reprise sur la base du slave (de Slovaquie, Hongrie, Ouest de 
l'Ukraine et nord Bulgarie, soit la Grande-Moravie). Le point essentiel en a été le passage à 
l'écrit, la fixation, celle d'une langue issue d'un groupe de langues essentiellement orales, 
à savoir le groupe des langues slaves. Et cela a été fait à des fins de conversion religieuse 
massive, l’évangélisation. 

C'est un moment majeur de l'expansion du christianisme. Le Pape Adrienll l'a alors reconnu 
comme langue liturgique au même titre que l'hébreu, le grec et le latin, en vertu du génie 
linguistique des Macédoniens Cyrille et Méthode. Selon l’éloge du Pape, cette invention 
aurait permis de christianiser les peuples slaves de l'Europe centrale (sud). L'alphabet qu'ils 
ont inventé est le glagolitique, dont l'alphabet Cyrillique pourrait-être une variante (à 
moins que les deux alphabets aient été l'œuvre de Cyrille appelé aussi Constantin le 
Philosophe). 


En conclusion, le russe s'écrit dans un alphabet récent ou jeune, à l'échelle de temps des 
alphabets. L’alphabet cyrillique a servi d’ailleurs à la transcription d'autre langues slaves 


que le russe (le serbo-croate, le bulgare, l’ukrainien etc.). A cela ajoutons que l’alphabet 


291 


latin était aussi bien connu que l’alphabet cyrillique dans les couches éduquées de 
l'aristocratie russe des 17î"° et 18°", du fait que cette aristocratie échangeait 
fréquemment des lettres en français par exemple. Il était considéré, que cela fût ou non 
vrai, que les idées intellectuelles ou politiques s’échangeaient plus précisément et plus 
pertinemment dans la langue de Molière. Cette richesse alphabétique vécue a constitué un 
terrain favorable à la sensibilité linguistique et au maniement de cette science au 18°"°, 


19ème siècle et même 20°" siècle. 


La normalisation du russe, un enjeu à partir du XVIII siècle 


Nous reprenons les apports d'un article concis et précis de Sylvie Archaimbault dont le fil 
rouge est la tentative de normalisation du russe telle qu'elle a eu lieu au XVIII siècle sous 
Pierre Le Grand puis sous le règle de la Grande Catherine?Ë (Catherine Il de Russie). Il s'agit 
du dernier point d'histoire et de description de la langue russe que nous apporterons à 
l'appui d'une spécificité de cette langue en tant que sa formalisation (son étude, sa 
systématique) a revêtu des enjeux de politique intérieure et extérieure significatifs à partir 
du XVIII et jusqu'au milieu du XX. Ces faits historiques donnent un relief au mouvement 


des formalismes russes (chap. précédents). 


Cette normalisation-là tient aussi d'une tentative de suture. En effet, l'aire russophone était 
en situation de quasi-diglossie (chap. précédent). L'émergence d'une langue de compromis 
est le fil rouge de l'article de Mme Archaimbault. Un noyau de compromis entre des formes 
vernaculaires circulantes et des formes consacrées plus proche des textes officiels (lois 
donc en partie du registre spirituel) existait déjà en tant que « russe de chancellerie ». Si 
l'on se place d'abord sur le strict plan de l'étude et de la consolidation de la langue, l'un des 
enjeu de cette époque, et pour ce russe de chancellerie, était de s'étoffer en faisant passer 


à l'usage des positions de compromis entre le slavon et la langue vernaculaire. 


Aux exigences et ambitions des diplomates s'ajoutent des enjeux de politique culturelle et 
économique, liés à l'expansion à l'ouest de la Russie et des enjeux techniques liés à 


l'essaimage de l'imprimerie. Ils viennent justifier la fixation de normes à cette époque. 


28 Archaimbault S., « Les approches normatives en Russie (XVIIIe siècle) », dans History Language sciences, in 
Histoire des sciences du langage - Geschichte der Sprachwissenschaften - History of language sciences - An 
international handbook on the evolution of the study of languages from the beginnings to the present, Auroux 
S., ed., Berlin & New York, De Gruyter, 2000, p.901-907. 


292 


L'article est concis est très informé. Il remet en question l'historiographie classique en 
nuançant l'influence de Lomonosov (début XIX® siècle) via l'inscription de son travail dans 


une généalogie de la normalisation du russe durant le siècle qui le précède. 


Un fait historique notable est rapporté. L'érudit et traducteur Elie Kopiewicz fut envoyé en 
Hollande par Pierre Le Grand au début du XVIIIS siècle pour se former à l'imprimerie. A son 
retour, il fait évoluer l'alphabet des 44 graphèmes du Cyrillique vers un alphabet dit laïc. Ce 
n'est pas à proprement parler une création puisqu'il s'appuie sur l'alphabet simplifié de la 
langue russe de chancellerie (décrit par Fenne dès 1608). Lors du XVIII siècle, le nombre 


d'imprimeries en Russie est passé de 1 à 80 établissements. 


C'est dans le contexte de cet essor qu'un décret de 1727 de Pierre Le Grand stipule que 
l'alphabet civil sera utilisé pour tous les types de textes, y compris cultuels, et dans toutes 
les imprimeries, sauf celle synodale de Moscou. Or, Moscou devient alors la vieille capitale, 
Saint-Pétersbourg ayant été faite nouvelle capitale. Ces nouveaux choix typographiques 
ont un motif technique et économique, à savoir que les caractères ne boivent pas trop 
d'encre. Cette réforme a aussi deux motifs idéologiques. D'une part il convenait d'affermir 
la différence d'avec les signes prosodiques latins (dans un début d'optique slaviste, même 
si ce courant ne naîtra qu'au XIX®° siècle) et d'autre part Pierre Le Grand visait à rendre 
obsolète le slavon et par-là limiter l'influence politique et éducative de l'Église orthodoxe 
(sa correspondance a révélé cette visée de politique linguistique et spirituelle). Toutefois 
l'auteure note que cette réforme ne modifiera que très lentement l'usage effectif en 
n'ayant que peu d'effets avant le XIX® siècle. Le savoir engrangé par le formalisme russe 
prend donc son effet d'une visée, traduit notamment par cette réforme, décidée un siècle 


avant. 


L'article développe ensuite l'idée selon laquelle une gradation de registres de langue s'est 
instituée au cours du XVII® siècle, la langue de référence dite élevée restant le slavon 
religieux. Un registre de langue russe soutenu a été forgé, à dessein, au cours de ce siècle, 
et ceci au-dessus du style courant, lui-même au-dessus du russe parlé et de ses nombreuses 
variantes dans l'empire s'agrandissant toujours davantage (vers l'ouest et le sud au XVIII® 
siècle). La forge du registre soutenu du russe a bénéficié d'un travail au long cours de 
grammaticalisation et de description puis rationalisation des conjugaisons. On le doit en 


partie au travail de suédois et d'allemands (la grammaire russe de Glück) ayant à cœur de 


293 


documenter le paradigme de la langue russe, et en partie au travail de linguistes de langue 


maternelle russe : Barsov, Prokopovié. 


De nombreux dictionnaires ont émergés aussi traitant de la question du lexique. Au début 
de ce siècle, les savants de la langue russe étaient ouverts aux emprunts, puis vers 1770 un 
retour de balancier eu lieu. Le Dictionnaire des mots étranges que l'on essaye en vain de 
faire entrer en russe est un essai au nom évocateur publié dans la revue To i sjo en 1769. 
Dans la même veine, en 1774 a été fondé la Société Russe Libre de l'Université de Moscou 
qui se consacre à la perfection de la langue russe sur le modèle de l'Académie française 


notamment. On parle « d'épuration et d'enrichissement » de la langue russe. 


C'est alors que sont introduit des slavonismes au titre de la spécification d'un registre 
soutenu de langue, des slavonismes c'est à dire des tournures empruntées au slavon 
d'Église, mais aussi au slave polonais et tchèque, et ceci en règle générale mais également 
en lieu et place des termes techniques directement empruntés des lexiques occidentaux 


(latin, français, allemand. 


En complément des efforts de dégager des règles qui puissent rendre raison de la 
grammaire et de la conjugaison, le renouveau de l'art rhétorique, fruit d'une renaissance 
des universités notamment en Biélorussie et en Ukraine, n'était pas en reste et a contribué 
à forger une langue de culture. La fin du XVII siècle voit l'éventail des registres bien plus 
déplié qu'au début. D'une telle gamme, Lomonosov a ensuite su tirer parti pour proposer 
des positions de compromis dans l'opposition style élevé/style bas. Il émerge alors un vaste 
style moyen "œcuménique" faisant le lien entre des groupes sociologiques et des usages 


qui autrefois conversaient en cercles moins poreux. 


4) Roman Jakobson et ses antécédents dans 
l'interview « Réponses » 

R. Jakobson témoigne des penseurs qui l'ont influencé dans l'interview intitulée 

Réponses?®. Le prince Nicolas Troubetzkoy lui « a été d’une grande importance », dit-il. 


C'est à l’université de Moscou, l’année 1914-1915, qu'il le rencontre. C'était « un homme 


2 Jakobson R., « Réponses », dans Russie Folie poésie, Textes choisis et présentés par Tzvetan Todorov, Seuil 
(Coll. Poétique) Paris,1986, p.19-48 


294 


de génie ». Leurs discussions attachent R. Jakobson aux travaux de l'école linguistique russe 
de Fortunatov, à ceux de l’école française de linguistique de Meillet et l’éloignent de la 
philosophie et de la linguistique allemandes, bien que R. Jakobson soit encore à cette 


époque un lecteur fervent de Husserl. 


L'école de Fortunatov est aussi appelée l’école formelle, à ne pas confondre avec le 
formalisme Russe du début XX° siècle. Filipp Fortunatov (1848-1914) a été le fondateur de 
l’école de linguistique de Moscou. « II a mis l’accent sur la nature sociale de la langue et 
précisé que la langue favorise la socialisation de l’homme. » Il reprend de Konstantin 
Aksakov (1817-1860) « l’approche formaliste » dont un point de départ crucial est de 
séparer les questions de langues des questions de logiques, afin d'envisager possiblement 
une approche formelle, scientifique, du s/ovo, mot intraduisible en ce qu’il signifie à la fois 


« le mot » et « la parole » en russe. 


« Conformément à cette approche [celle d’Aksakov], il faut chercher les critères 
descriptifs de la grammaire dans la langue concrète, sans utiliser pour cela des 
catégories logiques universelles. || s'ensuit qu’il est inadmissible d'appliquer la 
description de la grammaire d’une langue à la description d’une autre (par exemple, 
la description de la grammaire latine à la grammaire d’une langue slave). » 


AU passage notons que ce courant de pensée nie l’existence d’une grammaire universelle 
(théorie de Chomsky). C’est un point commun avec J. Lacan, pour qui tenter de donner 
corps à l'existence d’une grammaire universelle peut se lire en psychanalyse comme lieu 
d’une intense sublimation faisant fi d’un impossible, anciennement couvert par un mythe 
(la tour de Babel). Or, il se trouve que R. Jakobson était dès le départ très attaché à cette 
notion, à l'instar de Chomsky. Son point de vue, dès l’époque de son université (1915), par 
rapport à la grammaire universelle est : « il faut essayer*° ». Tomachevski utilise donc à 
raison l’expression de crise artistique et intellectuelle de 1916 (qui précède d’un an la 
révolution violente Bolchévik). R. Jakobson dit bien que l’Opojaz tentait de rebattre 
entièrement les cartes : « nous voulions trouver de nouvelles méthodes pour la science du 


langage, surtout la science du langage poétique et l’étude du folklore. » 


Ce qui est étonnant c’est que la transmission (de l'approche formaliste) se soit faite au sein 


de l’enseignement de J. Lacan malgré que R. Jakobson s’en fut détourné en (grande) partie. 


30 Jakobson R., « Réponses », dans Russie Folie poésie, Paris, Seuil (coll. Poétique), 1986, p.36 


295 


Comment l'expliquer ? Peut-être J. Lacan disposait-il également de sources primaires, mais 
peut-être est-ce aussi un effet de la lettre dans l’œuvre de R. Jakobson, c'est-à-dire de la 
rigueur jusqu’à laquelle il a poussé l'approche phono-centrée du langage, pour tendre à ce 
que la parole et le langage s’épousent en une seule et même bonne forme, la langue. Il se 
pourrait, c'est une simple hypothèse de notre part, que R. Jakobson ait construit cet édifice 
solide et cohérent pour porter haut, à l’international, l’unité intraduisible du mot Croëo (le 
slovo). Pour en revenir à ce qui explique la transmission qui s'est faite de l'approche 
formelle de linguistique russe (Fortunatov) jusqu'à J. Lacan, nous privilégions l'hypothèse 


que J. Lacan aurait fait preuve d'une grande finesse de lecture de l’œuvre de R. Jakobson. 


Ce serait bien R. Jakobson qui, par ses conceptions et écrits linguistiques, aurait véhiculé à 
J. Lacan les outils de l’approche formaliste pour aller vers le motérialisme, mais ce n’est pas 
sur le versant structuraliste de R. Jakobson, et ni a fortiori de J. Lacan. C’est le versant 
poétique de l’œuvre de R. Jakobson, et dans sa critique fine de l’ensemble de la discipline 
et en particulier de Saussure, critique fondée entre autres sur quelques clefs spéciales de 
l'héritage russe, que Lacan a pu se faire l'élève de « nouvelles » (en France) manières de 


considérer le langage et les discours tout à fait précieuses à la psychanalyse désormais. 


Parmi ces clefs, il y a la distinction des articulations signifiantes en tant que telles, étant 
produites sur la scène virtuelle ou formelle seule, ce qui effectue un pas supplémentaire à 


l'algorithme Saussurien. R. Jakobson les appelle unités phonologiques : 


« On distingue d'autre part en linguistique les unités sémantiques des unités 
phonologiques, c'est-à-dire les signes primaires, qui se réfèrent aux réalités, et les 
signes secondaires qui se réfèrent aux signesÿ1. » 


Ce formalisme de la phonologie constitue l’apport de l’école de Prague à la linguistique 
Saussurienne. Puis, R. Jakobson devint structuraliste, c'est-à-dire pour ce qui le concerne, 
d’un formalisme encore moins conceptuel sur la langue, et plus ingénieur. Ce tournant s’est 
effectué aux États-unis lors des années 40, vectorisé par une étroite collaboration avec 


Claude Lévi-Strauss, à L'École Libre des Hautes Etudes de New York financée par une 


#1 Jacobson R., Langage enfantin et aphasies, Paris, Minuit (coll. arguments - 192), 1969. 


« écrit en allemand à Oslo et à Stockholm fin 1939 — début 1941 (...) » est-il indiqué p.13 soit : avant d'émigrer 
aux États-Unis. 


296 


Fondation à visée philanthropique (Rockefeller)*?. R. Jakobson bifurqua du programme, qui 
lui était devenu classique, qui consistait à chercher les critères descriptifs de la grammaire 
dans la langue concrète. Il s'est mis en quête d’universel, notamment à travers ses travaux 
de synthèse des phonèmes pour IBM et l'informatique, soit l'essai d’une entification 
algorithmique des phonèmes. Il concevait le phonème comme un invariant pour des 
langues. La part structuraliste de sa linguistique est pourtant celle à laquelle J. Lacan s’est 


essayée en 1953 (séminaire sur la « La Lettre volée »), celle dont il a laissé un écrit. 


En fait, nous l’avons vu, dès cette époque, J. Lacan cite l’antécédence et le bain du 
formalisme (artistique russe début 20"®) et de l’approche formaliste en linguistique russe 
(19è"€). R. Jakobson a par ailleurs mené toute sa vie des travaux en poétique, en 


dialectologie et sur le folklore qui, eux, sont nourris de l’approche formaliste russe. 


J. Lacan a souligné comment dans la psychanalyse était promu un certain « motérialisme 
», c'est-à-dire une prise en compte du matériel signifiant en tant que tel, phonème, lettre, 
expressivité … Cela rejoint l’approche formaliste d'Asakov et de Fortunatov, qui devait 
trouver écho dans le l’acméisme (Anna Akhmatova, Goumiliev et Gorodetski), dans le 
formalisme-mouvement artistique (Chkovski, Krouchtenykh, Elena Gouraud) et dans la 


poésie de V. Khlebenikov. 


Les travaux antécédents au formalisme russe, ceux de la linguistique formelle russe 
d'Asakov et de Fortunatov, il faut reconnaître, nourrissaient un penchant slaviste qui a pu 
apparaître daté à R. Jakobson en 1916, quoi qu’il en restât des tenants (rares) comme 
Khlebnikov. Mais ce n’est qu’en 1919 que R. Jakobson aura connu mieux Khlebnikov. Ils ont 
travaillé quelques mois ensemble à tenter d'éditer et de publier ses poèmes et traités (une 
interaction complexe). Ce mouvement slaviste revendiquait une certaine identité. Tel que 
nous le concevons, ce mouvement vient en réaction à la politique des Romanov (Tsars) qui 
modelaient l’aire russe sur l'occident encore et toujours davantage, à des fins 
d’industrialisation liée à la conquête de l’espace géographique immense russe. R. Jakobson, 
bien que n'étant pas slaviste, a transmis et fait connaître le russe, à un niveau rare, très 


élevé. La conscience n’a peut-être pas la main sur ce qui se réussi le mieux d’une vie. 


32 Testenoire P.-Y., « Compléments à la correspondance Jakobson - Lévi-Strauss ». Acta Structuralica, 4, 2019, 
(https://acta.structuralica.org/pub-229312, dernière consultation mai 2022) 


297 


L'approche formaliste n’est pas à entendre comme « une domination de la forme sur le 
contenu. » Si un dualisme doit exprimer son fondement, ce n’est pas celui de la forme et 
du contenu, c’est la séparation de l’élément matériel de la langue et de l’élément « logos » 
(Slovo), à savoir pour ce dernier : le mixte de l’élément mental, social, historique et même 
politique qui rend les faits linguistiques à même d’affecter l’homme et de le pacifier. La 
notion de S/ovo en russe, telle qu’Aksakov a pu la concevoir, reprend la notion du logos des 
Grecs. Il est important de retenir des historiens de la langue russe, que ce à quoi répond 
Aksakov, c'est à la rémanence, à son époque, de la conception sacrée de la langue comme 
don de Dieu et énergie créatrice spirituelle, promue par la tradition orthodoxe. A cette 
époque c'est cette conception liturgique de la langue donnée par Dieu qui dote encore les 
écoles de ses grammaires et de l'ensemble du matériel d'apprentissage. Aksakov cherche 
à débarrasser le concept de s/ovo de sa gangue théologique, non-scientifique, et à fonder 
un enseignement nouveau au sujet de la langue. Aksakov défini le s/ovo [la langue] 
« comme objet fondamental de la philologie ». 1l le conçoit comme étant « une image, ou 
bien plus précisément, une empreinte consciente du monde visible. [Et] (.…) une pensée 


incarnée ». 


L'école formelle russe du XIX° a soutenu aussi une ambition épistémologique novatrice. 
Dans son étude des liens de langue à l’épistémologie, A. Potebjna (1835-1891) par exemple 
« distinguait deux types de pensées : poétique et scientifique (prosaïque) ». C’est un trait 
du formalisme d'isoler un clivage et d’en tirer les conséquences. D'ailleurs, ce linguiste 
russe développe cette opposition jusqu’à une analyse de deux discours en oppositions, 
mais entrant en dialectique, l’une pouvait renvoyer à l’autre du nouveau repris sous une 
autre forme. A. Potebjna était un philologue Russe intéressé, avec Beaudoin de Courtenay, 


aux relations entre la langue et une théorie de la faculté de connaître. 


Le structuralisme est venu se détacher sur le fond du formalisme russe début XX£. Son acte 
de naissance provient des axiomes du cours de Saussure, selon J.-C. Milner#, à savoir : le 


minimalisme, le système de valeurs phonématique oppositives, relatives et différentielles. 


Une fois plusieurs notions pivots dégagées par le formalisme, une fois leur développement 


dans la langue (la conséquence sur la signification de leur fonctionnement dialectique) 


3 Milner J.-C., le Périple structural Figures et paradigme, Paris, Verdier, 2008. 


298 


précisé, le structuralisme est venu tenter d’en dégager des lois de compositions. Par 
exemple « un phonème labial ne peut ni apparaître ni exister sans un phonème dental 
correspondant. Il existe en revanche de nombreux systèmes phonématiques nantis de s 
(dental) mais dépourvu de f %. ». Ce fait résulte d’une construction structuraliste. Une 
formalisation sinon logique du moins invariante ou générale. Ainsi nous touchons du doigt 
que le structuralisme vient donner un tour supplémentaire au formalisme. Ce surcroît peut 
être qualifié de translinguistique. 

En résumé, le formalisme russe est distinct et précède logiquement (et 
chronologiquement) le structuralisme. R. Jacobson considère le structuralisme comme 
recherche des lois générales (de « la » langue — en tant que concept subsumant chacune 
des langues). Enseignant consciencieux, il précise que ce concept de « la » langue reste un 


horizon, une direction : 


« L'analyse structurale de l'acquisition des lois du langages est dès lors à l’ordre du 
jour : il s’agit de trouver les lois générales ou, si l’on préfère une désignation plus 
modeste, des lois qui tendent à être générales. » 


5) Le structuralisme de Lacan 


La rencontre entre la psychanalyse et la linguistique dans les années 50 a été qualifié, 
depuis, de trouvaille heureuse*. Cette rencontre bi-disciplinaire se trouvait en germe dans 
une perspective de l’article issu de la conférence du 12 nov. 1931 Schizographie*® qui 
consistait à poser la question du caractère poétique ou non des lettres et de certains 
messages écrits par Marcelle C°?. Dans les écrits de Marcelle C. l'invention de termes et le 
lapsus calami semblent maniés, à l'instar d’un jeu au sens formel, et sans ludique eût égard 


au fait que nous croyons Marcelle C. souffrante. 


#4 Jakobson R., Langage enfantin et aphasie, Paris, Champs Flammarion, 1969, p.95. 
35 J.-C. Milner, « De la linguistique à la linguisterie », La Cause freudienne, 42, mai 1999, p. 62-68. 


36 J, Levy-Valensi, Pierre Migault et Lacan J., « Écrits inspirés : schizographie », dans Jacques Lacan, Travaux 
et interventions, Alençon, AREP édition, 1977 [1931]. 


37 Hulak F., Logique du sinthome - mise en pratique, Nîmes, Champ social, 2016, p.31. 


299 


S'il en était ainsi, d’un jeu opéré sur une ou quelques lettres : dans quel rapport entrerait 
ce procédé d'écriture avec l'inconscient ? Cette difficulté avait été introduite par Freud 


sous la forme du jeu de mot hors-sens“ë. 


« sans doute ÿ’a-t-il là une réflexion au niveau de l'écriture. C’est par l'intermédiaire 
de l'écriture que la parole se décompose en s'imposant comme telle*?.» 


Une grande complexité de la question réside dans le fait que prêter ou dénier un sens, à un 
extrait verbal oral ou écrit, tient à son interprétation. Là, gardons-nous de trop 
intellectualiser : l'interprétation, dans la mesure où elle fait mouche, porte alors sur des 
corps, en particulier sur le corps de l’analysant. Elle est reçue et entendue à la manière dont 
tel ou tel sujet et corps entend la parole non seulement en général (d'habitude) mais aussi 
comment il peut, et risque, de recevoir telle interprétation. Certains mots sont sensibles, 
mais lesquels ? voilà un travail de fouille patiente qui fait l’objet de la cure. J. Lacan a 
proposé « La lettre » pour direction de l'interprétation du désir, avons-nous vu, dans son 


premier enseignement. 


La lettre est un terme déjà fort polysémique en français. L’évoquer n’est donc pas sans effet 
de diffraction et d'ouverture du champ, ce qui s'accompagne cependant d’un certain flou 
qui peut passer pour du mystère. Cela s'accompagne aussi, comme nous venons de le voir, 
d’une certaine consistance prêter à la fonction de croire, sinon d’avoir la foi, du moins de 
croire que la lettre vient d’un lieu où sa cohérence, sa raison, son ordre serait respecté, 
déterminé. Dans le séminaire RSI, J. Lacan distingue croire à son symptôme, soit y croire, 
et le croire. « La différence est pourtant manifeste entre y croire, au symptôme, ou le 
croire. C’est ce qui fait la différence entre la névrose et la psychose. Dans la psychose, les 
voix, non seulement le sujet y croit, mais il les croit. (.) [Dans l’amour] la croire sert de 


bouchon à y croire“. » 


Le programme qu'il envisageait dans Fonction et champ de la parole et du langage ne devait 


faire l’objet d’une révision sérieuse après le séminaire XVIII*L En particulier, il devint clair 


8 Freud S., Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten [1905], Frankfurt am Main, 2009, Psychologie 
Fischer, p. 71-75 & p. 130. 


# Lacan J., &R,S, | » leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?, 3, p.109. 
40 Lacan J., «R, S, | » leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?, 3, p.109. 


41 Marret-Maleval S., « L’anti-Œdipe de Lacan », dans Lire Lacan au XXI siècle, sous la coordination de F. 
Hulak, Nîmes, Champ social, 2019. 


300 


dans le dernier enseignement que la psychanalyse (pure) pouvait larguer toute amarre à 
n'importe laquelle des sciences modernes (biologique, physique, mathématique), sauf à 
considérer que l’art du raisonnement et l'emploi correcte d’articulations logiques suffirait 
à étiqueter une pratique de scientifique (or c’est un forçage). 

En mentionnant l'importance de la lettre, enfin, J. Lacan oriente vers les dimensions 
matérielles du langage de l'écriture et de sa logistique (pensons à l’épistole) dans les 
questions de psychanalyse. La répétition a un coût. Par excellence, l'écriture (même 


chinoise) est répétition de certains motifs clefs, un alphabet. 


En mettant à l'étude « la lettre », J. Lacan a pu essayer de tenir ensemble, d’un côté cette 
matérialité particulière (mais séculaire et variant selon les époques), et de l’autre le fait 
que les interprétations touchent au corps, qu’elles sont pourtant plurielles et charrient 
l’équivoque. 

J. Lacan ne fait pas de la lettre un nouveau concept. La clinique enseigne avec quel matériel 
bricole la parole analysante, au niveau littéral, ce qui en rend possible un usage : cf. le mot 
d'esprit, l'oubli de nom, le lapsus, la schizographie. La lettre est ce qu'il y a de plus vivant 
ou de plus mort dans la langue, au joint entre la lalangue et la langue (elle a fonction 
séparatrice) : 

"Mais il n'y a pas de lettre sans lalangue. C'est le même problème - comment lalangue peut- 
elle se précipiter dans la lettre ? On n'a jamais rien fait de bien sérieux sur l'écriture, mais 


cela vaudrait quand même la peine, parce que c'est là tout à fait un joint*2." 


J. Lacan fini par propose un jeu de mot : le motérialisme. Il détourne l'option philosophique 
(le matérialisme) à cause du mot, notion linguistique d’ailleurs qui n’est pas complète et, 
du fait de nature d’amalgame, ne peut pas l’être mathématiquement, cf. paradoxe du tas. 
Le paradoxe du tas c'est qu'il est difficile de savoir s'il existe un nombre strictement 
nécessaire de grains pour former un tas (deux ou trois ne suffisent pas et deux cent semble 


déjà excéder la mesure nécessaire). 


42 Lacan J. "La troisième", dans Jacques Lacan La Troisième Jacques-Alain Miller Théorie de lalangue, Navarin 
éd. 2021, p.33. 


4 E, Borel, « le sophisme du tas de blé », dans Hasard et certitudes, Que sais-je (n°445), Paris, Puf, 1950, p.97- 
112. 


301 


6) Signe zéro en linguistique structurale 


En linguistique, selon Jakobson le système de la langue tolère un « signe zéro »4{. C'est-à- 
dire que l’absence même d’une entité linguistique (y compris au niveau des phonèmes) 
peut parfois véhiculer une signification. Elle survient en opposition à la présence d’un autre 
signe linguistique, sur une autre forme. Il donne corps et exemples à ce qui est au départ 
une proposition du cours de Saussure (datée de 1922): « le langage peut se contenter de 
l'opposition de quelque chose avec rien ». Jakobson rapporte qu’elle figure aussi 
auparavant chez Fortunatov, « cf. la notion de la "forme négative" dans la doctrine 
linguistique de F. Fortunatov. » Enfin, Jakobson s'appuie sur les travaux de Charles Bally à 


ce sujet. 


Par exemple, dans la formation des mots des nombres en français à partir de dix-sept, 
l’absence de suffixation signifie que le nombre est rond, cf. « vingt » contre « vingt-et- 
un »%. Toutefois, l’article de 1932 consiste précisément à en mettre en évidence l'instance 
bien au-delà de la morphologie Légo® de certain syntagmes. « Ce phénomène [du signe 
zéro] joue un rôle » en grammaire, mais aussi en morphologie (lexicale) en syntaxe et en 
stylistique », indique Jakobson. « Le » signe zéro transparaît ou imprime sa marque en 


creux sans égard pour les niveau de construction établis par la linguistique“. 


Un éminent exemple en conjugaison du Russe fourni par Jakobson et qui provient peut- 
être de Fotunatov est l’opposition des deux aspects du verbe, l'aspect perfectif qui énonce 
la fin absolue d'un procès et celle de l'imperfectif (aspect zéro), avec lequel le terme de 
l’action reste indéfini : « Imperfectif : plava, ply (nager), Pf.: priply, doply (aboutir en 
nageant), poply (s'être mis à nager, et ici c'est le début qui est présenté comme un procès 


accompli) ». 


44 Jakobson R., « signe zéro », dans Jakobson R.O., Selected Writings II, La Haye, Mouton, 1971 [1939], p.211- 
219. 


4 Un locuteur qui parle lentement piègerait un transcripteur automatique dont la fenêtre d’écoute serait 
trop courte, par un effet d’ambigufïté, l’amenant à transcrire « 20 et 1 » au lieu de « 21 ». 


46 Nous pouvons mettre l’article entre guillemets car R. Jakobson aura hésité sur ce déterminatif : il intitule 
«signe zéro » la 1°® publication dans « Mélanges de linguistique offerts à Charles Bally », Genève, 1939, 
pages 143-152 [nous souligne d’une espace double l’absence d’article] mais lorsqu'il en fait état à Stockholm 
en juin 1939 en allemand c’est sous le titre « Das Nullzeichen ». 


302 


Et même, R. Jakobson montre que la forme « plava » revêt « deux aspects zéro » 
analysables, l’indéfini et l’imperfectif, conjoints, c'est-à-dire que l’aspect zéro du verbe 
russe imperfectif porte aussi « une action dont on ne sait pas si elle a eu lieu une fois ou 
plusieurs fois ». Le linguiste énonce ici le lien entre ce que nous pourrions appeler 
l’automaton de l'écrit et la répétition, c'est-à-dire le jeu de renvoi au sein de la langue via 
l'interprétation. Cette répétition ou écho, oppositive pure est une répétition 
contextualisée, c’est le cas de le dire, cela n’est pas nécessairement une réitération. 

« Le système symbolique est formidablement intriqué, il est marqué de cette 

Verschlungenheit, propriété d'entrecroisement, que la traduction des écrits 

techniques à rendu par complexité, ce qui est, Ô combien, trop faible. 

Verschlungenheit désigne l’entrecroisement linguistique — tout symbole linguistique 

aisément isolé est non seulement solidaire de l’ensemble, mais se recoupe et se 

constitue par toute une série d’affluences, de surdéterminations oppositionnelles qui 

le situent à la fois dans plusieurs registres. Ce système de langage, dans lequel se 


déplace notre discours, n’est-il pas quelque chose qui dépasse infiniment tout 
intention que nous y pouvons mettre et qui est seulement momentanée ? “’» 


L’entrecroisement est évoqué par Freud pour tenter d'analyse comment il se fait que le 
transfert ait pour doublure insistante une résistance, ce qui ne laisse pas d’étonner parfois 
et surtout fait la tâche d'analyser sembler titanesque“8. Notons qu’en incluant ce même 
point de départ, mais avec le soucis cette fois de reprendre la question du côté d’un hors- 
corps qui ne serait pas phallique, M.H. Brousse est parvenu à élaborer la fonction du 
ravissement et une analyse cruciale du ravage en trois points. Elle explique pourquoi il rate 
la plupart du temps“. Freud, de l’entrecroisement, s’en saisit dans une note de bas de page 
pour préciser qu’il faut poser le problème suivant. Quoiqu’inextricable, l’évolution d’un 
complexe donné, si elle ne peut que paraître dans la cure que par le biais de la 
remémoration, doit aussi être entendue prise à travers les rets du fantasme. L'évolution 
d'un complexe et donc l'histoire du sujet est déjà une histoire traduite, transposée voire 


voilée par réélaboration. La question du souvenir-couverture n’a rien de simple. Autrement 


47 Lacan J., Le Séminaire livre | Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p.65. 


48 Freud S., « Zur Dynamik der Übertragung (1912) », Kleinen Schrifften Il, Projekt-gutenberg.de, 


https://www.projekt-gutenberg.org/freud/kleine2/Kapitel25.html dernière consultation le 23 mai 2022. 


# Brousse M.-H., « Une difficulté dans l’analyse des femmes : le ravage du rapport à la mère », Ornicar ?, 50, 
2002, p.93-105. 

Précisément, la difficulté est que la patiente ne conclue pas qu’il s'agisse de se taire ce qui coupe-court à la 
perlaboration analytique, qui parfois s’avère longue. 


303 


dit, l'analyste accueille le dire tout en œuvrant à rebours de la pente à dire, pour trouver 
l’étayage amont et historique de la prise de parole. L'histoire est située alors comme le fait 
que le passé peut ne pas être pris comme tel dans le discours d’un sujet, ce qui est 


précisément une raison pour venir en parler à un analyste. 


En tant qu’opposition « de quelque chose avec rien », R. Jakobson note que « l'agencement 
du système grammatical » trouve là un point de contact là avec «l'opposition 
contradictoire (...) de la logique formelle ». Il note aussi que les formations explicites de la 
langues tendent à l’abandonner tandis que la langue courante, parce qu’elle joue 
éminemment de l’implicite, tend à la conserver ou à en créer de nouvelle forme avec le 


temps (cf. signe zéro fonctionnant même par effet de style). 


Un constat a été fait en introduction des journées de recherche en psychopathologie de 
Rennes de novembre 2019 « Autisme, numérique et robotique »: «le silence, le 
numérique ne peut pas encore le capter ®% .» Ce point de rebroussement du 
programmatique devant le signe zéro se déduit de l’incongruence entre l’automaton de 
l’écrit (fait pour transcrire le chiffre avec le minimum de perte en passant par l'instance de 
la lettre), et le surgissement de la voix qui affecte le corps°!. É. Laurent rapporte qu’au 
séminaire |, déjà, J. Lacan discutant avec le père Beirnaert, en se référant à Saint-Augustin”?, 
propose de s'affranchir du lien entre l'échange des signes et la voix. Si bien qu’en 
poursuivant cette opposition, au séminaire X pour Lacan la voix ne s'inscrit pas comme 
sensorium. « Voyez les sourds », indique-t-il malicieusement. La voix concerne le corps 
d'emblée, au-delà de tout sensorium, où il y a aussi perception possible de l'opposition. É. 
Laurent précise qu’au dernier terme de l’enseignement de Lacan, l'opposition est la 


répétition comme telle. 


50 L'introduction a été faite par Myriam Chérel mais nos notes laissent ambiguë s’il s’agit d’un dire d’elle ou 
de Jérôme Thomas et Caroline Leduc qui discutait l'exposé (de M. Thomas) intitulé : Introduction : clinique et 
numérique, le piège du déterminisme technique. Ce dernier est maître de conférences à l'IUT de Troyes en 
sciences de l'information et de la communication. 


51 Laurent É. exposé aux journées Autisme : numérique et robotique - Quel partenaire privilégier au 21ème 
siècle, 7-8 nov 2019, Univ. Rennes II, inédit. 


52 Lacan J., « De locutionis significatione », dans le séminaire I les écrits techniques de Freud, chap. XX, séance 
du 23 juin 1954, Paris, Seuil, 1975, p.273. 


304 


7) Conclusion : la lettre banalisée 


Il un a non-rapport entre l’idée-mot et l’objet tel qu’il se présente dans le monde. Et 
pourtant, la bévue qui consiste à prendre l’un pour l’autre est fréquente. L’inconscient, 
pourrions-nous avancer, subit ce non-rapport comme venant d'un ailleurs intempestif et 


ironique voire sardonique. 


C’est une évidence, encore que ce soit un point sur lequel Saussure, au sein de son système 
propre, ait pu être pris en défaut, ce que fit E. Pichon dans un article de 1937. Lacan devait 
certainement connaître cet article, l'indice en est donné lorsqu'il dit préférer la 
qualification de non-motivation du signe linguistique à celle d’arbitraire. Le qualificatif 
d’arbitraire rapprocherait trop le système langagier au principe de la signification chez 
Saussure (sa « sémiotique ») d’un système de signes, d’un système d'indexation des objets. 
Une sémiotique n’est pas un code de la route. Le plus étonnant de l'affaire étant que 
Saussure avait précisément dégagé un savoir nouveau de proscrire un tel raccourci, ailleurs 


que dans la démonstration critiquée par E. Pichon. 


Il un a non-rapport entre l’idée-mot et l’objet tel qu’il se présente dans le monde, mais, ce 
non-rapport n’est pas complet. Il y a des performatifs par exemple qui constituent en objet 
l’affaire d’un dire. Il y a par ailleurs les messages autonymes dont l’objet porte sur la parole 
ou le langage. La linguistique même, en tant qu’elle prend pour objet le langage, est vouée 
à ne pas tenir le non-rapport entre l’idée-mot et l’objet tel qu’il se présente dans le monde 
comme hermétiquement séparé, et c’est peut-être un de ses charmes. Toutefois, comment 
ne pas tenir la puissance de la parole, le mot magique, pour autre chose, en général qu’une 
bévue de l'esprit enfantin ? 

« La naïveté des enfants fait éclater à chaque instant la force de ce sentiment de nécessité, 
qui est justifié en ce qui concerne l'union du mot à l'idée, mais que l'absolutivisme enfantin 
reporte sur l'union de l'idée-mot avec l'objet réel lui-même.» indique Pichon. 

L'idée-mot est synonyme de signifiant (Lacan) ou de signe linguistique (Saussure). Le 


signifiant n’est pas l’objet. 


5 Pichon E., « La linguistique en France. Problèmes et méthodes », Journal de psychologie normale et 
pathologique, 1-2, 1937, p.25-48. 


305 


Pourtant, l'inconscient précisément n’observe en rien ce non-rapport. IL y a, dans 
l’inconscient, un rapport intime entre l’idée-mot et l’objet tel qu’il se présente dans le 


monde. 


Cet éminent linguiste se rallie dans l’article cité à l’avis de F. de Saussure quant à la non- 
motivation des formes phonématique d’une langue, que nous reconnaissons tout à fait. 
Mais elle n'implique pas la non-prononçable des consonnes seules, car la consonne n’est 
pas un concept phonologique, mais scripturaire. Ainsi, le non-rapport qui gît entre le dire 
et le dit sème la confusion même chez les spécialiste de la langue. Il est très étrange, ce 
non-rapport. Le mérite de l'algorithme de Markov est de mettre les pieds dans le plat, nous 


verrons. 


Markov a montré qu’un mouvement alternatif qui tourne rond, et qui tourne en rond, régit 
l’un des aspects de la langue russe. Nous avons proposé le mot de tempérament mais la 
littérature parle également de texture, comme Gaudin par exemple, qui a l’avantage de 
contenir la racine texte”. Tempérament nous semble adapté aussi car Platon avait déjà 
dressé un parallèle entre la phonation des mots et la musique, cf. Philèbe (17 ?). Socrate 
après avoir la démarche analytique qui est parcours des multiples jusqu’à les réduire à 
l’idée une, Socrate après avoir introduit de l’extrême fécondité de l’alphabet et des lettres 


pour ce qui concerne cette démarche analytique appliquée à la voix, indique : 


« SOCRATE (...) c’est la connaissance du nombre et de la nature des sons qui fait 
de chacun de nous un bon grammairien (ou lettré / en grec: grammaticon). 
PROTARQUE : Rien de plus vrai. 


SOCRATE : Et c’est la même chose qui fait le musicien. (...) » 


L’alternance vocalique se retrouve, au fil de l’écriture, du moins pour quelques langues 
indo-européennes. Ce battement n’est pas un indépassable mais pivot selon l'avis de 
Jakobson sur la question cité plus haut. Syllabe vient de ouAA auf ve cv qui signifiait 
« rassembler, réunir » et son ancienne définition est (circa 1160) : sillebe « voyelle ou 
ensemble de sons prononcés d'une seule émission de voix et entrant dans la constitution 


d'un mot ». 


54 Gaudin C. Platon et l'alphabet, Paris, Puf, 1990. 


306 


Chaque langue possède plus de consonnes que de voyelles. C’est un invariant linguistique, 
« à 2 exceptions près : le pawaian (famille austro-thaï) avec 12 voyelles et 10 consonnes ; 
et l’apinaye (famille sud-amérindienne, groupe macro-ge), 17 voyelles et 13 consonnes » ; 


(linx 863). 


Les langues, en général, utilisent entre 15 et 30 consonnes (autour de 22 précisément) alors 
qu'universellement, il y a plusieurs centaines de possibilités consonantiques sur terre. Les 
consonnes (au minium des langues sur terre il y en a 12) comptent donc davantage que la 
voyelle dans la charpente phonique d’une langue. Au niveau vocalique, une discrépance se 
fait jour entre les systèmes de notation et les qualités vocaliques. Il y a des systèmes à 3, 4, 
5, 6, 7, 8, 9 voyelles, mais beaucoup sont à 5 voyelles et les lettres ou combinaisons de 
lettre pour les représenter sont lâchement relatif à a qualité phonologique de chacune, 
sauf dans les petits systèmes (3, 4, 5). Peu de systèmes sont à 6 où 8 voyelles car la 
différence de formant de la valeur vocalique se distribuent dans un triangle (c’est parce 
qu’il y a deux dimension possible d'opposition des formants à mesure que l’on ouvre les 
voyelles, donc le diagramme en trapèze vocalique tend à se refermer à sa base d’ailleurs il 
a été découvert en lere ébauche comme un triangle vocalique). Il ÿ a donc une voyelle 


centrale d’asymétrie, en l’occurrence : « a » dans la plupart des langages. 


Les langues se laissent grouper, au sein du trapèze vocalique (un nuage de point dans un 
graphe en trapèze qui les classe selon deux dimensions, 4 étages d’aperture sur la verticale 
et les voyelles d'avant (branche partant à gauche) et d’arrière (à droite) — soit 8 lieux 
princeps, plus des entre-deux (4 sont classiques, les autres originaux). Il y a environ une 10 
aines de systèmes vocalique sur terre, pour simplifier. Notons au passage que la première 
représentation du triangle vocalique est due au médecin allemand Christoph Friedrich 


Hellwag (1754-1835) dans son De formatione loquelae (1781) 


Gallop, indique Claude Gaudin, a traduit et interprété chez Platon les termes du champ 
lexical de la linguistique par recoupement de certains emplois: grammaticon (lettré, 
grammairien), logos (langue), stockeion ("trait du verbe, atome) et phonikiea 
(énonciation) (Gallop 1960). Il rapporte que Platon approche, d’un point de vue 
phonologique, c’est à dire où le phonème serait dégagé en tant qu’entité relative 


oppositive et négative dans un langage, sans l’instaurer vraiment. La traduction (anglaise) 


307 


du grec ancien des passages qui mobilisent ces termes dans plusieurs dialogues clefs de sa 


philosophie pâtissent d’interprétations réductrices voire de contre-sens. 


L’étranger Eléate, dans le Sophiste (253 A) de Platon, dans un passage à propos de la 
compétence du lettré, observe que « (...) les voyelles se distinguent des autres [lettres] en 
ce qu’elles se glissent entre toutes pour leur servir de lien ». Cette finesse de la conception 
Platonicienne de la langue tient à une conception plurielle de la lettre qu’il appelle 
l'élément (le stokeion). Il est bivalent : logique et sémantique [Gaudin]. Nous retrouvons la 


racine du concept de syllabaire. 


Par ailleurs, Platon ne perd jamais de vue la question de l’énonciation, c’est-à-dire qu’il n’y 
a pas à séparer le logos de la visée du sens, de l’imprégnation sémantique. C'est même le 
point de départ qui donne matière à discuter si la linguistique de Platon est empruntée de 
considération phonéticiennes, comme l’on a tenu à le croire où, comme Gallop l’a défendu 
en 1960 puis C. Gaudin, ou l’amorce d’une phonologie, sachant que la phonologie a été 
inventée du 19°"° par Beaudoin de Courtenay et développée par R. Jakobson et 


Troubetzkoy ensuite, entre autres. 


L'application par Markov de sa liaison de dépendance en chaîne à la chaîne orthographique, 
en revanche, laisse inentamée la question de la sémantique d’une part et les questions 
d’énonciation d’autre part : l’accentuation, en effet, fait que toutes les lettres ne se 


prononcent pas (dans les langues indo-européennes). 


L’analogie avec la musique était dans l’esprit des phonologues de l’école de Prague : « Les 
phonèmes ne sont pas des notes isolées, mais des accords composés de plusieurs 


éléments’ ». 


Le syllabisme peut être accentué dans le but de transmettre la langue. C’est un fait que, le 
langage enfantin (proposé aux enfants et parlé par les enfants par conséquent) comporte 
des mots à syllabes répétées, et se compose en partie de mots simplifiés et de syntaxes 
simplifiées, par exemple « bon où pas bon ? dodo ? le bain ? coucou, doudou », ce n’est 
pas relativiser son importance ni le réduire à n’être qu’une simplification de langage (ce 


qu'il n’est pas, de facto en tant que langage). Il s’agit bien plutôt d’une présentation du 


55 Coursil, J. « La topique des phonèmes » Recherches sémiotiques / Semiotic Inquiry, 34 (1-2-3), p. 75-96. 
Qui cite en ce passage B. de Courtenay 1910; dans Jakobson et Waugh 1979 : 28. 


308 


langage, c’est-à-dire d’un étirement du langage à partir d’un bord où le syllabisme se trouve 


plus prononcé, plus accentué aussi. 


309 


VIII) En lisant Le séminaire sur 
« La Lettre volée » 


1) Contexte 


Cap ailleurs que sur le moi 


Le séminaire sur Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique 


s'attache à distinguer le sujet de l'inconscient d'un côté, du moi freudien de l'autre. 


D'abord, J. Lacan rappelle qu'il y une conception héritée du moi par la philosophie, et que 
Freud a resserré cette notion à partir de la métapsychologie dans les années 20, de manière 
contemporaine à l'Au-delà du principe de plaisir. Parmi les étudiants de Lacan à cette 


époque, il y a Clémence Ramnoux, normalienne et philosophe. 


Lacan par ailleurs, fin lecteur de philosophie, indique en passant que le moi Freudien 
s'avère une notion toute particulière, issue de l'expérience analytique, qui ne doit rien à la 
perspective d'une sagesse ou d'un accord au monde (Hegel). Le moi freudien est un topos 
donc présente plusieurs bords, sans vraie propriété entitative!. Un topos est un repérage, 
un lieu où converge différentes versions, des versions objectales du moi, par l'opération de 
l'image au miroir du moi. Il ne suffit donc pas de distinguer le je grammatical du moi, car 
avec ce seul distinguo, si l'on ne s'aperçoit pas de la discordance qu'il y a entre le sujet de 
la parole et le moi, la pente est évidente vers un moi qui serait une part du «je», ce qu'il 
n'est pas?. J. Lacan maintient une séparation des registres qu'il développe depuis la 
conférence de 8 juillet 19535. Il ne suffit pas de distinguer le «je» grammatical du moi, il 
faut encore distinguer le «je» en tant que fonction grammaticale et le narrateur. Ce clivage 


apparaît dans un propos rapporté de la manière la plus évidente. 


Ainsi le moi est un objet qu'a permis de dégager techniquement le dispositif de S. Freud. 
Précisément autour de cet objet, le sujet est divisé entre nourrir un rapport narcissique à 


cet objet, et recoller les morceaux qui composent ce rapport, une unité imaginaire du moi, 


L'entitatif : ce qui peut se constituer en une unité. 


2 Lacan J., Le séminaire - Livre Il, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, 
Seuil, 1978, p.59. 


3 Lacan, J. « Le symbolique, l'imaginaire et le réel », dans Des noms-du-père, Paris, Seuil, 2005, p.8-63. 


310 


donnant prise au fantasme, par exemple de maîtriser sa vie. Le moi est une instance vigile, 
prise dans le fantasme, c'est précisément pourquoi il importe de ne pas s'en tenir à un 
discours au nom de cette instance, flouée par l'idée d'une fausse-maîtrise imaginaire. Et 
c'est le propre de l'analyse de remonter le chemin inverse de la capture imaginaire du moi 
vers les effets de manque et de clivages d'où le désir peut sourdre. Le moi est au mieux 
diffracté (rêve de l'injection faite à Irma), ou bien sur le plan imaginaire cette unité 
captivante où s'ancre les résistances. Dans ce contexte, Lacan s'oppose à toute Ego- 
psychology. 

Le moi freudien n'intervient dans la cure que comme fonction et comme symbole”, 
remarque-t-il. Si l'on y cherche une boussole, elle ne sera au mieux que la représentation 
d'une boussole, les symboles ayant pour destin de muter, se déplacer, être par l'usage 
régénérés. Autre est la problématique du sujet, dont Lacan ne fait pas pour autant une 


boussole, mais dont il cherche à saisir la coordination au signifiant. 


En conséquence, une cure se règle sur le fait qu'un sujet va avoir à assumer l'assomption 
au désir et ceci de la manière, jamais simplef, dont il peut trouver à l'évoquer à travers une 


ou différentes demandes (de réduire le symptôme, de le traiter). 


« Le sujet n'est personne”. Décomposé, morcelé®" || s'agit de dire ce qui peut se formuler 
du désir à partir de notre expérience, avance Lacan, et c'est à soi tout seul une direction si 


subversive "qu'on ne songe qu'à s'en écarter”. 


Freud a posé le terme de libido, remarque avec finesse J. Lacan, avant toute ligne théorique 


qui tende à unifier un champ. Gardons ce cap, propose-t-il, et surtout n'allons pas 


4 Miller J.-A., « Algorithmes de la psychanalyse », Ornicar ?, 16, 1978, p.15-25. 


5 Lacan J., Le séminaire - Livre Il, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 
op. cit., p.52. 


6 « Les symptômes analytiques se produisent dans le courant d'une parole qui cherche à passer. » 


7 L'expression est moins ambivalente qu'elle n'en a l'air. Elle ne dit pas que le sujet n'est qu'une personne. 
Elle dit que le sujet se pose dans un vide identitaire, opposables aux identités moïques 


8 Lacan J., Le séminaire - Livre Il, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 
op. cit., p. 72. 


311 


construire un sujet idéal ou une philosophie du monde (une Weltanschauung). C'est 


précisément la difficulté quand on parle du sujet, « de ne pas entifier le sujet?. » 


Cet exposé se conclu sur une opposition entre le sujet, en ce qu'il lui revient de se tenir 
responsable du fait de dire, puisqu'il en va de l'assomption de son être où il aura à se faire 
reconnaître (Fonction et champ de la parole et du langage) et les imprégnations imaginaires 


en manteau d'Arlequin du moi. 


Le 2 février 1955 lors d'une intervention centrale dans le séminaire, J. Lacan introduit le 


schéma L, par lequel le sujet est lesté d'un effet retour!°. 


Ce schéma pose « que nous avons toujours affaire à quelque résistance qui s'oppose à la 


restitution du texte intégral de l'échange symbolique!i. » 


Et c'est précisément à la fin de cet exposé que Lacan introduit la question de la lettre et de 
la formalisation. Il vise à introduire les psychanalystes à « l'opposition du signe et de 


l'être. » 

En repartant du symbolique, du fonctionnement sous-jacent au symbole dans la syntaxe 
comme le fit S. Freud dans son grand ouvrage sur le rêve, Lacan compte susciter une 
certaine adhésion quitte à ce qu'elle soit rare, et non principalement par un effet 
rhétorique, mais analytique. 

En lieu et place de la tentative métapsychologie freudienne, Lacan s'accroche à l'une des 


pointes intellectuelles de son temps, celle de l'aventure structuraliste. 


Ce n'est non pas tant pour coller coûte que coûte à l'époque qu'il emprunte un temps le 
structuralisme. L'on se rend compte que J. Lacan ne suit pas un effet de mode, en 
mentionnant que d'autres courants traversent les années 50-60 comme le théâtre de 
l'absurde!? en littérature et dramaturgie. Celui-ci aurait pu tout aussi bien le retenir en 


tenant compte de sa proximité initiale avec les surréalistes. Si l'on aborde l'histoire de la 


* Lacan J., Le séminaire - Livre Il, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 
op. cit., p. 71. 


10 Lacan J., Le séminaire - Livre Il, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 
op. cit., p. 134. 


H Lacan J., Le séminaire - Livre Il, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 
op. cit., p. 367. 


12 Samuel Beckett, René de Obaldia, Eugène lonesco, Slavomir Mrozec 


312 


psychanalyse de cette époque en mentionnant les conférences Macy et le frisson 
cybernétique, l'on tend à faire accroire que Lacan nageait dans le courant de l'influence de 
Wiener et du Jakobson enseignant au MIT. Au contraire, il y a un choix qui lui a coûté, d'aller 
chercher du côté de la logique aveugle de l'informatique naissante (la cybernétique), les 
pièces de sa démonstration. Ami de l'art, contributeur à la revue Acéphale, sauf pour ce qui 
concerne les récréations mathématiques, J. Lacan n'était pas familier de la logique de Boole 
et des constructions mathématiques de A.A. Markov. Aussi à cette époque s'entoure-t-il, 
modestement, de correspondants qualifiés en mathématique pour engager un dialogue 


constructif. 
En résumé, il lui a fallu le faire avec ses propres moyens, formels, et pour le long terme. 


In'est d'ailleurs ni convaincu par l'Ego, autrement que comme un objet, ni fervent partisan 
des approches de la psychologie de son époque, psychologie de la forme, behaviourisme, 
psychologie sociale. J. Lacan ne se fait pas le psychologue de Poe, mais rend compte de sa 
lecture de sa nouvelle. Il en présente le ressort, très analytique d'ailleurs. La forme de 
l'enquête, dans cette nouvelle, en masque le ressort. J. Lacan remarque que l'auteur nous 
invite explicitement à le rechercher. 1l faut, pour saisir le contraste avec l'existant, se 
rappeler que Freud avait qualifié Poe de « grand poète à la nature morbide!$, » J. Lacan ne 
revient pas sur un éventuel diagnostic d’Allan Poe -- dont plus personne n'aurait cure. Il 
n’émet aucune considération clinique sur l’auteur, et ne laisse à la psychobiographie 
aucune place. 

J. Lacan s'enseigne de ce qu'il lit pour l'enseigner par la suite. Il n'y a pas de savoir déjà-là 
qui ne nuise à la lecture des chefs d'œuvres, pourrait-on alors avancer. L'on note donc une 
cohérence interne entre cette manière d'enseigner et le fond même du problème qu'il vise 
à transmettre (ré-évoqué par nous ci-dessus). 

J. Lacan toutefois, se justifie de tenir une position en réaction stricte à la doctrine Anna- 
freudienne — surtout dans son séminaire et peu dans le texte. Il souligne qu'il n'effectue 
qu'un retour à Freud. Il ÿ avait un certain tranchant freudien qui résulte du travail de 


découverte (en psychanalyse) des termes du conflit intérieur dans lequel le sujet est aux 


5 Freud S., « Avant-propos à Marie-Bonaparte — Edgar Poe, Étude psychanalytique », dans Œuvres Complètes 
XIX, Puf, 2004 [1933], p.307. 


313 


prises, malgré lui, malgré son moi. Ce serait faire erreur de poser d'emblée que la 
séparation ne passerait qu'entre le moi et le conflit intérieur avec lequel le sujet est aux 
prises, comme tend à le faire systématiquement les tenants de l'Annafreudisme. Pourquoi 
faire du moi d'emblée le simple observateur des mouvements subjectifs, entièrement clivé 
ou clivable ? Le matériel analytique a à être cerné et lu. Un travail d'édition du texte d'une 
analyse s'avère adaptée à rendre lisibles les passages entremêlés. Les séparations, dans le 
texte d'un cas, se révèlent à l'analyse à faire passer entre des positions variables que sujet 


peut reconnaître comme l'ayant affectées, et non entre le moi et les conflits intérieurs. 


Et, le sens du tranchant freudien selon Lacan consistait à doter les analystes, non pas des 
moyens de suturer cette chicane qui complexifie la vie quotidienne dans la névrose, mais 


d'en tenir compte, c'est à dire de tenir l'horizon d'une lecture. 


Et paradoxalement, s'il s'agissait d'emblée de la lecture d'un texte, qui serait alors de l'ordre 
du déjà là, si ce qu'il s'agissait de lire était lisible comme le texte d'une lettre, alors de fait 
une dialectique passerait entre l'analyste et l'analysant. En effet, en tant que deux lecteurs, 
ils se verraient mutuellement confrontés à l'impossible d'avoir une seule et même lecture 
d'un texte. La cure ne fonctionne pas ainsi. À quoi s'applique alors le travail analytique 
freudien, s'il s'apparente bien à une lecture ? Ce serait la lecture d'un texte qui ne serait 
pas déjà là ? N'est-ce pas paradoxal ? Ce n'est pas si paradoxal, si l'on pense à une situation 
analogue à celle-ci et qui existe concrètement. Il s'agit de l'éditeur d'un ouvrage par rapport 
à l'auteur d'un manuscrit. L'éditeur est un éminent lecteur, etil se tient aux côtés d'un autre 
éminent lecteur en la personne de l'auteur relisant son propre texte et ouvert à la 
possibilité de le reprendre. Par ailleurs, ces deux fonctions visent à ce qu'un lecteur, 
anonyme, soit convaincu d'une certaine valeur du texte, qu'il transmette quelque chose ou 
qu'il ait une visée poétique. La cure fonctionne de manière analogue. Par édition du texte, 


les termes du conflit trouvent un réarrangement et doivent permettent de ne pas stagner. 


En résumé, les séances du séminaire sur le moi dans la technique de Freud et dans la théorie 
de la psychanalyse qui concernent le séminaire sur « La lettre volée » viennent donner une 
inflexion sérieuse à la théorie de la psychanalyse. J. Lacan vient ponctuer, terminer, un 
argumentaire fourni et serré contre une conception de l'analyse qui perdrait de vue la 


machine à résistance que représente le moi dans l'expérience de l'analyse, et même au- 


314 


delà le leurre de ce à quoi l'on aboutit lorsqu'on en considère l'étoffe dans une vie 
d'homme. 
« Dans l'inconscient, exclu du système du moi, le sujet parle". (...) L'intuition du moi 


garde, en tant qu'elle est centrée sur une expérience de conscience, un caractère 
captivant, dont il faut se déprendre pour accéder à notre conception du sujet. » 


Ce séminaire contient un schéma fondamental, le schéma L, viatique pour tenir compte 
que la situation duelle de l'expérience analytique. Nous n'entrons pas ici dans un 


commentaire de ce schéma. 


Un prolongement de Fonction et champ de la parole et du 
langage 

Les deux versions écrites et publiées du Séminaire sur « La Lettre volée » s'apparentent à 
un essai, un court texte argumentatif où l'auteur, après Montaigne, implique sa lecture 
d'une citation, d'un principe, d'un auteur ou d'une idée, mais sans laisser libre court à toute 
une philosophie. Un essai n'est pas un traité. Cet essai vient inscrire un poste avancé à une 
perspective consignée dans un texte fondateur, car programmatique, Fonction et champ 
de la parole et du langage. Situons dans ce texte fondateur où s'amorce le travail proposé 


par le Séminaire sur « La Lettre volée ». 


Fonction et champ de la parole et du langage se compose de trois grandes sections. La 
première, très grossièrement, est consacrée à l'interlocution. Il n'y a pas de lien social 
possible sans que les deux individus impliqués aient cherché à prendre langue avec autrui. 
La prééminence du fait du langage dans le monde humain est telle que la parole (une des 
manifestation du langage) peut servir à la fonction phatique, c'est à dire à ne pas prétendre 
autre chose que soutenir une présence potentiel au champ du langage. Dans cette 
première partie, J. Lacan avance que le sujet peut bien mentir, le mensonge reste en 
rapport à la vérité, quitte à le dire controuvé ou tordu. En-deçà de la question de la vérité, 
en tant qu'un mensonge participe déjà d'un engagement dans le langage, le mensonge 


reste éminemment civilisateur. La psychanalyse tient comme opérante la fonction du 


4 Lacan J., Le séminaire - Livre Il, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 
op. Cit., p. 77. 


1 Lacan J., Le séminaire - Livre Il, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 
op. Cit., p. 77. 


315 


symbole, et insère cette fonction au cas par cas. Un leurre vaut déjà un symbole, quitte à, 


ce symbole à dévoiler, lui servir de couverture. 


La deuxième section aborde l'analyse du langage, et s'appuie sur le mot d'esprit et son 
rapport à l'inconscient. Après la question de la parole instituante du sujet, qu'elle instille le 
bien ou le mal, Lacan note qu'il est essentiel de saisir de la nature du langage sa puissance 
aveugle combinatoire, ce que fit Freud de plusieurs manières explicites : rébus du rêve, 
inversions de textes dans la névrose obsessionnelle en particulier. Le symptôme « est 
structuré comme un langage!®», propose alors Lacan, puisque ce qui s'en saisi dans la cure 
analytique ne puit se saisir qu'à s'assurer d'une surdétermination. Ce faisant J. Lacan 
synthétise (et généralise), à la fois plusieurs propositions de Freud sur la névrose. La 
névrose était apparue en effet de plus en plus solidaire du mécanisme inconscient du 
déplacement au fil des contributions des années 1910. Cette seconde partie de Fonction et 
champ de la parole et du langage tente de fournir une logique à la cure analytique et en 


fournit d'ailleurs un cadre, des bornes. 


Alors que cette partie semble compléter celle du début sur un autre point, Lacan en fait 
progressivement un contrepoint. L'infini retour de la question de la vérité ne peut pas avoir 
lieu dans une psychanalyse car le temps y est (relativement) compté. Et l'esprit d'un texte 
se nourrit des combinaisons symboliques qui peuvent foisonner, et accompagnent le 
procès de la vérité certes, mais jusqu'à un point où ça chute. « Une seule raison de chute 
pour l'esprit : la platitude de la vérité qui s'explique{7. » Il s'agit du constat clinique que le 
sens d'un évènement peut bien naître, vivre mais aussi s'éteindre par l'analyse, et que 
mettre en évidence les ressorts de la vérité dans l'histoire du sujet rompt avec la pente à la 
réécriture, en faisant conclusion, suture. Après l'effet de remémoration, dramatique, un 
travail d'élaboration formel peut s'établir autour des faits historiques vrais permettant une 
dédramatisation en bonne et due forme, à savoir logique (selon Freud et jamais démenti 
depuis). Il y a un éteignoir possible de la flamme de la vérité par des usages appropriés de 
la raison, que J. Lacan réduit au vrai au sens logique, afin de prendre pied dans un 


enseignement. Et par le vrai logique, le sujet accède à ce qui explique (en partie toujours) 


16 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.237-322 (p.269). 


17 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.271. 


316 


telle ou telle vérité, de manière formelle donc inscriptible, donc lisible !8. Il y a là une piste 


pour rendre raison de ce que les analyses puissent se terminer sans faire l'économie du cas. 


Une fois établi ce point dialectique (l'esprit se disputant la question de la vérité avec ses 
explications formalisables), la question des rapports du sujet au langage sont portés à une 
acuité supérieure, plus extrême encore que d'instituer le sujet -- pierre blanche posée par 


la première section. 


Qui s'adresse à l'autre est traversé par cette subtile dialectique d'avoir à reconnaître ce 
qu'il lui tient à cœur dans ce qu'il lui dit. « Par l'os et par la chair!° » insiste J. Lacan, dans 
une référence à la Bible à laquelle peu de commentateurs de J. Lacan se sont arrêtés, alors 


qu'il a pris soin de mettre les guillemets. 


Quelle est cette référence ? Dans /a Genèse, la manière charnelle dont Eve est produite 
devant Adam est rendue par un petit poème : « L'homme s'écria : Voici cette fois l'os de 
mes os et la chair de ma chair, celle-ci, on l'appellera femme car c'est de l'homme qu'elle a 
été prise? » Ce bref poème, est-il annoté, exprime de deux manières différentes la parenté 
existante entre l'homme et la femme. Premièrement par la formule « l'os de mes os et la 
chair de ma chair » et deuxièmement par l'emploi du vocabulaire, car en hébreu homme 
se dit ish et femme isha. En résumé ce poème joue d'une convergence de deux portées, 


l'une littérale et l'autre imagée. 


Adam constitue une première évocation de " Par l'os et par la chair ". L'expression textuelle 
provient d'une deuxième évocation du poème adamique. Un certain Laban dit à son neveu 


Jacob (qui ignore qu'il est son oncle) qu'il lui est lié "par l'os et par la chair". 


Donnons les circonstance de ce deuxième épisode de /a Genèse. Avant de rencontrer 
Laban, l'histoire de Jacob débute par un rêve. Jacob rêve d'une l'échelle où les anges 
circulent et qui se termine en apothéose dans l'apparition divine. Il se réveille et quitte le 
lieu sacré où il dormait et qui désormais lui fait peur. Jacob trouve sur son chemin le 
troupeau, le puit et Rachel. Elle le conduit à son père Laban, qui n'est autre que l'oncle 


maternel de Jacob qu'il ne connaissait pas. Laban l'accueille à bras ouverts et dit à Jacob 


18 Ce n'est pas l'homme averti qui en vaut deux (ce serait si simple...) c'est à rebours d'un tel rêve, le sujet 
ayant pu articuler le mode sur lequel s'organise son conflit intérieur, qui s'en économise une part de sujétion. 


1 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.279. 


20 La Bible, Livre de Poche, nouvelle édition revue en 1996, Alliance biblique universelle - Le Cerf, p.23. 


317 


qu'ils sont liés « par l'os et par la chair ». De l'ensemble qu'est-ce qu'il ressort, outre la 
prémisse ou l'arrangement prévu que Jacob ira épouser Rachel ? Il ressort qu'une 
diachronie est instillée par le texte même, qu'elle lie dans l'implicite les deux questions 
explicites, à savoir la parenté biologique d'une part et le mariage légal d'autre part. 
L'explicite n'empêche nullement que le texte rapporte ces questions à la versification 
initiale, germe de l'expression consacrée. Il ressort qu'ainsi, au sein même des récits de /a 
Genèse, le fil d'un jeu de consonnance?! est proposé au lecteur, une littéralité des mots 
eux-mêmes, les retrouvailles d'un dire. Cela se dit comme ça). L'a -féminin vient contre le 
radical et en cela la femme vient contre l'homme, Jacob est accueilli dans la maison de 
Laban (et de Lacan). C'était tout de même dommage, à citer ce passage de Lacan, de passer 
à côté de cette référence à laquelle réfléchissent d'une autre manière de nombreuses 


communautés chrétiennes et juives sans discontinuer depuis des siècles. 


En somme, le verbe détermine qui parle bien au-delà de ce qu'il pense, de ce qu'on pense 
d'habitude. Non seulement le réseau des signifiants est fourni, serré mais c'est un réseau 
tissant un savoir impropre des expériences même du sujet. Une remarque de S. Freud sur 
le langage va dans le même sens : « notre langage, fruit de l'expérience acquise par de 
nombreuses générations, distingue avec une surprenant subtilité ces formes et ces degrés 
de la montée des stimuli?? ». Le sujet a à s'assumer lié socialement par des moyens dont il 
ne dispose pas comme d'un maître. Une fois cet argument solidement établi, J. Lacan en 
tire pour conséquence qu'il se rencontre trois paradoxes de la relation du langage à la 


parole. 


Le premier paradoxe des rapports du sujet au langage est le suivant. Dans la folie, il faut 
reconnaitre alors une part de liberté : « (...) la liberté négative d'une parole qui a renoncé 
à se faire reconnaître.» Second paradoxe : au moyen des symptômes, de l'inhibition et de 
l'angoisse, c'est l'économie signifiante d'un sujet (névrosé) qui s'exerce et se rencontre. 


N'est-il pas paradoxal que ce soit spécialement sous l'égide du langage que s'immisce un 


21 [sh reconnaissant en l'ihsa l'ish. Pour transporter dans le français ce jeu de mots nous pourrions inventer [ 
la femme l'homme liés de deux m ] qui laisse penser aux deux m des mots eux-mêmes et puis au verbe aimer 
qui pourrait lier les deux. 


22 || parle de la subtilité de la sorte de gradient énergétique qu'il y a entre ces quatre termes : stimulation, 
agitation, excitation et surexcitation. La référence est p. 158 de Freud S., Etudes sur l'hystérie, Puf. 


23 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.237-322 (p.279). 


318 


discord dans la vie du patient ? Cependant, il faut l'accepter précisément dans la mesure 
où parler participe d'une forme de soin thérapeutique. Le symptôme, s'il est le résultat 
d'une chicane signifiante, n'en est pas moins « parole de plein exercice, car elle inclue le 
discours de l'autre dans le secret de son chiffre? ». En résumé, le sens provoque donc des 


effets paradoxaux d'aliénation et de séparation. 


Et enfin le troisième paradoxe consiste en ceci que « Le sujet perd(e) son sens dans les 
objectivations du discours?” ». Le sujet est essoré, tari par l'accélération et la profusion des 
discours à l'ère scientifique. « Ici c'est un mur de langage qui s'oppose à la parole?$. » Le 
sujet de la science, Descartes typiquement, visait un réordonnancement des savoirs au lieu 
d'une pétrification scholastique. Or, in fine, parce que le langage vivant à la propriété 
amboceptive?’ de tisser et défaire, le sujet cartésien est en butte à ce qu'il contribue, par 
cette tentative même, à un désordre dans sa propre vie. C'est l'arroseur arrosé. Il s'oublie 
dans une culture profuse. En effet, ce ne sont pas ses propres déterminations qu'il 
rencontre mais il va à l'encontre des déterminations en repoussant les siennes, « jusqu'au 


délire », souligne J. Lacan. 


J. Lacan déploie une propédeutique à la fin de cette seconde partie, en vue de gagner prise 
sur ces trois paradoxes malgré leur subtilité déroutante. La poétique permet de faire un 
pas de côté salutaire par rapport à ces paradoxes. De plus, la rigueur, notamment logico- 
mathématique permet d'isoler l'articulation des symboles en tant que telle, dans « le temps 
intersubjectif qui structure l'action humaine?8. » Il y a d'autres pistes sur laquelle nous 


passons. 


Enfin, dans la troisième section J. Lacan ouvre plusieurs champs de fouilles, dont il n'est pas 
question ici de faire la recension. Des grands cas rapportés par S. Freud dans les Cinq 
psychanalyses?, J. Lacan rapport qu'il se fait jour une difficulté spéciale d'arriver à faire 


prendre au sujet un recul sur la manière problématique dont il se trouve affecté par 


24 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, op.cit., p.281. 
25 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, op.cit., p.281. 
26 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, op.cit., p.282. 
27 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, op.cit., p.271. 
28 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, op.cit., p.287. 


2 Freud S., Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1990. 


319 


l'échange de parole. Seule une technique discursive élaborée pouvait mettre cette 
difficulté au jour. Il n'est pas impossible, mais seulement difficile, par une technique 
discursive, d'amener un interlocuteur à se démarquer de sa propre jouissance à discourir. 
Surmonter ce dilemme ne peut s'effectuer que par une ouverture infime de la trame de 
l'échange de parole. Ce dilemme relève de l'ironie. Nous le rapprocherions (ce que ne fait 
pas J. Lacan) du mythe du supplice de Tantale. Sous les yeux de ce dernier se présentent de 
divins fruits, mais, d'en approcher la main, ces mets lui échappent, selon une malédiction 
toujours recommencée. C'est un fait clinique que le sujet en analyse ne se résigne guère à 
faire avec la division subjective, pourtant sans cesse éprouvée dans le langage, privé qu'il 
se trouve d'une connaturalité avec les conditions de la survenue du désir. Or, n'est-ce 
vraiment qu'à horizon de sa propre mort que le sujet éprouve son désir en la limitation qui 
le caractérise ? Au quotidien ce n'est pas cette limitation qui nous agite, mais bien l'épreuve 
quotidienne de ce que le langage et les discours provoquent de malentendu, à l'aulne 
desquels nos tribulations sociales laissent à désirer. J. Lacan note que l'épreuve de la prise 
de parole, et d'une prise de parole authentique, est pourtant de toute nécessité pour 
propager l'expérience humaine, malgré que cela nous mette sous les auspices tragi- 
comiques d'une circulation vive de la parolef?. J. Lacan articule dans cette section le coup 
du sort d'être affecté par certains mots, d'une part à ce qui constitue le matériel du 


langage, d'autre part à la question du transfert?2. 


Nous arrivons-là au point d'articulation de Fonction et champ (...) avec Le séminaire sur « La 
Lettre volée ». Il est alors question du matériel du langage, problématique au premier plan 
lorsque les images du corps ou ce qui s'en détache semblent pris dans l'interlocution. Par 
exemple, S. Freud parlait dans la schizophrénie de langage d'organe*. J. Lacan établi un 
lien, ou pense qu'il est possible d'établir une relation, entre ces faits cliniques et la 
matérialité qui donne corps au langage. Du matériel langagier, des mots, lettres, groupes 


de mots recueillis lors des cures, il s'avère que des opérations littérales peuvent « accomplir 


30 Fonction et champ de la parole et du langage participe du "débat des lumières", comme l'indique la 4° de 
couverture des Écrits (Seuil, 1966). 


31 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, op.cit., p.301. 
32 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, op.cit., p.308. 


3 Freud, Métapsychologie, Paris, Gallimard (folio essai n°30), 2010, p.116. 


320 


les actes imaginaires dont le patient est le sujet** » : coupure, raboutage, inversions, 
(ré)articulations. J. Lacan ouvre un chantier qui a trait aux mots en tant que recombinaisons 
de lettres et ayant une histoire diachronique. Et cela peut s'entendre dans une vie de sujet 
mais aussi au niveau familial, et partant, dans un temps plus historique. J. Lacan avance 
que : 

« La parole peut devenir objet imaginaire, voire réel, dans le sujet et, comme tel, 


ravaler sous plus d'un aspect la fonction du langage. Nous la mettrons alors dans la 
parenthèse de la résistance qu'elle manifeste. » 


En cet endroit précis du rapport de Rome (sept. 1953), intervient une lancée vers Le 
séminaire sur « la Lettre volée » (avril 1955). Elle était précédée de deux courtes allusions, 
à la mathématisation du phonème*f, et à la stochastique®”. J. Lacan pose alors la question 
de savoir comment s'organise une imaginarisation du matériel de la langue dans 
l'inconscient. Seule la troisième partie de Fonction et champs permet d'aborder ce 
problème subtile. Déconstruire et reconstruire la chaîne de Markov en linguistique 


constitue un premier pas de l'enquête qu'il mène à ce sujet. 


Ainsi, Le séminaire sur « La Lettre volée » est à situer sur le front de la recherche. Publié en 
1955 dans la revue /a Psychanalyse et 2 ans après Fonction et champ (...) cet essai complexe 
n'intervient pas au niveau des prémisses ou des premiers développements de l'élaboration 
autour de l'inconscient structuré comme un langage, mais comme un essai pionnier 
supplémentaire au sein de ce paradigme. Ayant, avec Fonction et champ de la parole et du 
langage, cheminé par plusieurs questions d'interprétation, celle au nom de la vérité, puis 
celle au nom de la brouille inhérente à la variété des styles et des usages des langues, il 
avait fini par ouvrir un chantier de fouille concernant le matériel même dont est 
préfabriqué le signifiant dans la diachronie, soit approximativement : l'histoire des mots et 
de leurs emplois. C'est un chantier sensé en revenir à la fonction substantielle qui sous- 
tend la problématique du sujet de l'interprétation, avec en ligne de mire la chaîne parlée 


ou écrite dans sa matérialité-même. Et il loue le nom de stochastique comme idoine pour 


34 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, op.cit., p. 301. 
35 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, op.cit., p. 301. 
36 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, op.cit., p. 284. 


37 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, op.cit., p. 287. 


321 


la théorie des jeux, c'est à dire fait référence à sa racine grecque car otOxoc’®, stokhos°°? 
signifiait « but, cible, conjecture ». La demande du sujet n'a pas à être passé par pertes et 


profits dans l'opération de l'analyse. 


En conclusion, dans la troisième section de Fonction et champ de la parole et du langage, 
J. Lacan caresse à petites touches l'idée qu'il serait loisible d'adjoindre à la biologie que tout 
le monde connaît, animale, une vie du logos“, elle aussi ahumaine finalement quoi 
qu'œuvre de civilisation, sorte d'ethnobiologie donc et qui serait un souci spécifique du 
champ psychanalytique, une sous-culture qui tiendrait compte de la compénétration des 
effets de langage et des vécus des corps (délimitation ou non, articulation ou chute, 


réponse ou absence de réponse). 


Ce n'est pas, dans les faits, surtout à l'horizon de la sénescence du corps que le sujet 
éprouve son désir dans sa limitation même, mais bien plutôt à l'épreuve quotidienne de ce 
que le langage et les discours provoquent de malentendus, épreuves à chaque fois pourtant 
bien nécessaires à la prorogation de l'expérience humaine, vécue à jamais sous les auspices 
tragi-comiques de la circulation de la parole. Nous avons vu que Ja Bible ancre cette 
question au niveau de celle du mariage. L'analyste ne pourra jamais aller aussi loin que l'art 
du marieur ou de la marieuse, mais il peut ancrer cette question au niveau de celle du 


bavardage et de l'équivoque. 


Sur la signification de l'ordre des voyelles de S. Freud 


S. Freud est très attentif aux faits de langue depuis qu'il a trouvé dans le matériel 
inconscient en particulier certaines analyses de rêves, l'effet de telles versifications (hors 


du champ poétique ou linguistique). Et, dans l'article sur la signification de l'ordre des 


8 https://fr.wiktionary.org/wiki/stochastique 
38 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, op.cit., p.287. 


4 Cette remarque doit beaucoup Biologie lacanienne et évènements de corps de J.A. Miller, une lecture que 
nous n'abordons pas ici. 


Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause Freudienne, 44, Paris, Navarin Le Seuil, 
fév. 2000, p. 17-18. 


322 


voyelles, il constate que le fait que les voyelles du quadrigramme YHWH aient été 


perdues, pourrait avoir rapport à l'inconscient. 


nv est le tétragramme pour la divinité, et retranscrit Y - H - WH en alphabet latin. Il est 
typique des langues sémitiques de pouvoir s’analyser selon la règle de la racine à 3 
consonnes où trilitère. Bien des langues de cette famille s’écrivaient avec un alphabet 
consonantique c’est-à-dire sans voyelles, le mot technique étant un adjad (par exemple les 
alphabets hébraïque, arabe et syriaque). Pour certains mots écrits avec un abjad, le schème 
(aussi appelé thème) est la partie du mot complémentaire à la racine. L’ossature 
consonantique trilitère donne la racine qui est une première version, sous-jacente en 
quelque sorte, de la signification. Le thème, le système des voyelles à insérer donne, lui, la 
tonalité, la couleur, le souffle à cette signification latente. Le nom propre de Dieu est 
vocalisé traditionnellement Jehova en empruntant les voyelles du mot Adonaï (seigneur / 


Herr). 


Freud indique que ce type de versification peut se retrouver en tant que formation de 
l'inconscient. S. Freud repère que l'inconscient peut se faire entendre selon le même 
procédé que l'écriture avec un abjad, autrement dit dans une séquence réglée pour tenir 


compte de trous. 


En filigrane du propos de Freud, il y a aussi l'interférence de la langue religieuse sur le divan. 
En employant une racine trilitère, il note ce phénomène inconscient de faire varier les sens 
autour d'un pivot, d'une cette racine littérale ou d'une clef de transcription. Freud introduit 
dans ce court texte une orientation susceptible de toucher autant à l'homophonie, au 


lapsus, qu'au rébus du rêve et au witz. 


Ce très court article est publié en tant que note de lecture à l'époque du lancement du 
Jachbuch [Journal annuel]. Il a été très important à cette époque pour S. Freud de rappeler 
qu'il ne fallait pas espérer faire l’économie de la question du mythe et de la question des 
langues, dans la pratique et l'élaboration de la psychanalyse#2. Il le fait à sa manière, en 


donnant l'exemple. 


41 Freud S., « La signification de l’ordre des voyelles [1911] », dans Résultats, idées, problèmes |, Paris, Puf, 
1984. 


42 Rexand, F. « Stekel où la question de la forme de la cure (1906 — 1908) », Topique, 76:3, 2001, pp. 59-72. 


323 


L'analyse phonologique décrit qu’une consonne combine une certaine conduction- 
obstruction du souffle à un certain point d’articulation, l’ensemble produisant une 
résonnance. Cette résonnance altère la voyelle qui suit. Dans le mot motoculteur par 
exemple, le premier “o” n’est pas équivalent du second, qui est moins palatal. Ce n'est pas 
le fait que le second “o” termine un bout du mot ( mo-to/ ), qui joue, mais c'est la position 
de ce second “o” relativement à l'ensemble des consonnes et à l'accentuation du mot, son 
mode d'expression selon une certaine prosodie, naturelle ou réglée. Le mode du 
chuchotement révèle cette subtile différence, selon une astuce connue en phonologie“. 


Phénoménologiquement, le premier se forme davantage vers le palais alors que le second 


se forme davantage sur le bout de la langue. 


Les voyelles portent la plupart des accents (sinon tous ?), en positif ou en négatif. Par 
exemple, le phénomène de l'okanie, dans l'histoire du russe et sa prononciation, désigne 
une série progressive d'amoindrissement de l'accentuation des voyelles. Dans le langage 
enfantin aussi, il s’agit plutôt que l’ordre des voyelles soit respecté tandis que des 
atténuations de séquences consonantiques (car plus difficiles à produire) sont simplifiées : 
Cochinel” à la place de coccinel’ (co-x-inel’). 

S. Freud a écrit ce très court article, moins de 200 mots, pour mettre en rapport un fait 
d'écriture spécifique à qui conserve un contact avec un adjab, avec une forme de 
versification. L’une des transformations de rêve, l’une des versifications [Verdichtung] qui 
peut s’y effectuer, consiste à ne conserver que l’ordre des voyelles. F. Leguil en a présenté 
un exemple à la section clinique de Nantes en 2009 avec la vignette clinique de sa patiente 
qui rêve de « la baignoire », après avoir rêvé de « l’abbé noir » (A — é — OI, où nous 
convenons qu'il y a même davantage que la conservation des voyelles - communication de 
M. Leguil inédite à notre connaissance). Le rapprochement sonore des deux mots, repris à 
voix-haute par l'analyste, a fait interprétation, c'est à dire a modifié la manière dont la 
patiente pouvait entendre ses pensées de rêves dans les termes de Freud, ou ce qui était 


latent. 


Freud publie avec cet article une note de lecture de Salomon Reinach Cultes mythes et 


religions. Reinach représente pour Freud ce que Lévi-Strauss représente pour Lacan : un 


4 et i de base se forme en chuchotant le français avec le joues étirées et langue aplatie. 


324 


appui ethnographique et d'analyse du fait religieux solide et érudit, une préférence à la 
critique des croyances, plutôt qu’à leur renforcement philosophique ou théologique, quitte 
à verser un peu dans le scepticisme. C’est aussi une préférence pour le fait ethnographique 
ou sociologique concret, plutôt qu’un système à penser la civilisation comme un tout 
organique. Reinach puis Lévi-Strauss ont été des références incontournables en sciences 


humaines. 


Freud a découvert le rébus du rêve. Une part de rêve peut se lire, modulo une autre par 
illisible, l'ombilic du rêve, soit une part de rêve latent. L’une des métamorphoses subies par 
le matériel du rêve par rapport à ce qui s'avère du rêve latent consiste dans une 
versification. Dans cet article, Freud précise que le jeu de lettres sur la conservation de 
l’ordre des voyelles pourrait faire partie d'une telle technique. Il s'appuie sur le fait que 


cette technique est présente dans la mythologie. 


2) L'essai de rigueur qu'est Le séminaire sur 
« La Lettre volée » 


Une composition remaniée 

Le séminaire sur « La Lettre volée » s'organise en triptyque, mais non dans une progression 
linéaire comme Fonction et champ de la parole et du langage, plutôt en trépied. Cette 
composition a d'ailleurs connu deux versions, dont la seconde permute l'ordre des volets 
de la première. En effet, dans l'édition pour les Écrits (1966), la partie sur Allan E. Poe a été 
renvoyée en début de texte, par rapport à l'édition originale dans la revue la Psychanalyse 


vol. 1% où elle vient derrière la formalisation algorithmique de la lettre. 


Par ailleurs, son articulation princeps est que le formel de la lettre touche à la satisfaction. 
Peut-être le niveau des signifiants le fait-il aussi, l'inconscient d'ailleurs a pour effet que 
l'homme soit habité du signifiant, réaffirme-il en passant, ce qui renvoie à Fonction et 
champ de la parole et du langage. Cependant, tout au long du séminaire sur « La Lettre 
volée », la focale est maintenue sur l'effet infrastructurel et de satisfaction propre à la 


lettre. 


#4 Lacan J., « Le Séminaire sur “La lettre volée” », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.11-61. 


325 


La lettre finit par posséder le sujet. Les arguments centraux de cette affirmation ont été 
dévoilés in vivo au cours des séances du séminaire de J. Lacan du 25 mars et du 26 avril 
1955%. J. Lacan introduit les questions de ce séminaire par une séance de travaux 
pratiques. Ce mode d'enseignement revêt une valeur tout à fait significative en cette 


occasion, du fait du caractère matériel de la question. 


Afin de saisir l'enjeu de cet essai, il faut admettre au préalable, avec Freud, que le Ça ne 
connaît pas la négation qui est d'usage courant dans le langage, et que la négation n'existe 
pas dans l'inconscient, pour le dire grosso-modo %. La pulsion, toujours, se satisfait de 
manière disjointe donc de la possibilité qu'offre le langage, multiple d'ailleurs, de nier et 
négativer. Dans la seconde topique de Freud, le surmoi nie sans problème puisqu'il se 
manifeste côté jardin comme l'instance qui impose des limites à la recherche sans bornes 
du plaisir. Le moi reçoit du ça des mouvements libidinaux qu'il consent vis-à-vis du surmoi 


à modifier et réprimer en partie. 


Du triptyque de l'essai de Lacan, le premier volet se donne pour orientation de rechercher 
si la forclusion, la dénégation et le refoulement [Verwerfung, Verneinung, Verdrängung] 
n'auraient pas des tenants ou un terrain dans le langage lui-même, à travers une répétition 
automate qui y trouverait refuge, la « voix-de-personne ». Puisque le Ça juxtapose, ajoute, 
sans jamais opposer ou soustraire, et que pourtant la contradiction existe dans le langage, 
il doit y avoir une ligne de partage au sein même de la langue. Le langage inhibe plus ou 
moins mais parfois tout de même, parler procure certains effets. Puisque l'instance du moi 
est jouée par le Ça dans les grandes largeurs, qu'elle n'en est pas le maître tout du moins, 


J. Lacan cherche les entours de ce littoral où se heurtent le langage et le ça. 


J. Lacan se propose d'étudier comment fonctionne la langue au microscope des conditions 
matérielles de son agglomération en syllabes, signifiants, phrases. Cette recherche part 
aussi à la rencontre de la psycholinguistique des années 30-40 de Jakobson, ce qui 
correspond à ses recherches effectuées en Europe (République Tchèque, Suède). Comment 


se fait-il que l'enfant et le rêveur puissent glisser d'un mot à un mot proche, à la manière 


45 Lacan J., Le séminaire - Livre Il, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 
Paris, Seuil, 1978, p.225-240. 


4 Freud S., « L'inconscient », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard (folio essai n°30), p. 96. 


326 


aussi d'un aphasique*’ ? Une grande part du fonctionnement du langage est préréglé, qui 
est à faire apprendre, et qui peut se dérégler. Elle est corrélative du fait qu'il y ait des lois 
du langage, des lois qui, sans être des lois explicites, sont néanmoins (voire d'autant plus) 


des lois impérieuses ou structurantes. 


Or, ces lois contraignent l'action de parler selon plusieurs modes, ou niveaux. L'article 
programmatique de 1935 de Jakobson sur le rapport entre langage enfantin, formes 
psychologiques et aphasies a déployé un éventail de problèmes déjà cernés par les 
linguistes, et parfois par les psychiatres (comme l'agrammatisme). Cet article propose des 
analyses, premièrement en tenant compte de la nécessité d'un long apprentissage de la 
langue, deuxièmement en tenant compte des strates de la langue (phonématique, 
syntactique, grammaticale, et la situation discursive), et enfin en dégageant des structures 


comme celles phono-syntactiques‘. 


Le deuxième volet du séminaire sur « La Lettre volée » s'appuie sur une analyse structurale 
d'une nouvelle d'Allan Edgar Poe. Comment s'articule-t-il au premier volet ? Lacan a été 
frappé, au cours de ses observations du fait qu'en l'homme moderne règne un nonchaloir 
vis-à-vis de la langue, de ce qu'elle effectue. Ce désinvestissement date de son époque et 
ouvre au pire, il s'en ouvre à plusieurs reprises dans les Écrits“. Il prône le recours au 
"jugement logique", c'est à dire à l'analyse formelle, logique. Aussi, il prend appui sur le 
point de vue manifestement convergent sur cette question d'Allan Edgar Poe. Lacan 
entreprend l'analyse structurale de la nouvelle où les protagonistes (sauf éventuellement 
le héros) se relaient dans une position d'embarras le long du parcours d'une missive tenue 
secrète. Et la nouvelle d'Allan Edgar Poe bénéficie d'une composition en ronde c'est à dire 


d'un jeu de rotation quasi-mathématique. Dans cette ronde, il est pourvu à la lettre la 


47 Jacobson R., Langage enfantin et aphasies, trad. de l'ang. et de l'ail. par J.-P. Boons et R. Zygouris. 1969, 
Minuit, Coll. Arguments, p.69. 


48 Entre "C'est de l'art" ou "C'est du lard" le phonème essentiel à la signification de {L-A-R} précède ce mot. 
Donc la notion même d'emploi requiert aux mots et aux phonèmes-mêmes leur usage en combinaisons 
cohérentes, ce qui suffit à démontrer qu'un niveau de structuration linguistique latent est exigible pour 
rendre compte de l'emploi. 


4 Exemple dans Propos sur la causalité psychique (1946) p.160 "Le programme vital" des "idéaux intégrés" 
auquel H. Ey avait recours pour rassembler ses idées, après qu'il a eu dû par usage des hypothèses 
Jacksonienne (ou organogénétiques) démantibuler les faits d'observations de la clinique psychiatrique, est 
dénoncé comme perméable aux dérives vitalistes, alors même qu'elles ont eu historiquement parti liée le 
fascisme en Europe. 


327 


position qu'un protagoniste est appelée à occuper à un temps ultérieur. C'est une première 
manière d'exposer, par voie affine de l'art, le niveau matériel et la contrainte d'une 
survenue des positions par une succession réglée, dont il convient de tenir compte dans le 


rapport du sujet au langage. 


Le troisième volet est l'essai logique de dégager ce à quoi se rapport l'automatisme 
langagier en pratique, tel que l'état de la science le permet dans les années 50, aux côtés 
des linguistes structuraux comme Jakobson. C'est dans cette troisième partie qu'est mis à 
profit, et cité, la structure Markovienne de la chaîne orthographique ou typographique. 
Afin de ne pas ajouter le cadre probabiliste au problème, Lacan le rapporte à la question 


d'un cryptage déterministe, c'est à dire d'un codage, d'un message codé. 


Ainsi, il effectue le ravalement du langage à un objet imaginaire voire réel, tel qu'il avait 
pointé, dans Fonction et champ de la parole et du langage qu'il pouvait être symptomatique 
de l'entretenir (cf. ci-dessus). J. Lacan n'est pas donc sans savoir qu'il y a là une tentative 
contre-intuitive au possible et même un franchissement du côté hors-sens, d'où 
l'hermétisme de la démarche, et d'où le fait qu'à peine ouverte, cette fouille ne peut que 


se refermer d'elle-même, sans équivalent, sans reprise sensée possible. 


La composition même du texte présentifie une discordance, celle qui sépare une analyse 
littéraire, faite sur la nouvelle d’A. Edgar Poe, et une construction littérale, la concaténation 
de signaux dans la dimension de la syntaxe. Montrer cette discordance et passer à la forme 
démonstrative c'est effectuer un ensemble de propositions incommensurables à une 


psychologie, y compris à l’Ego-psychology. 


Le mathème du répartitoire 

La parole supporte la partition et même institue, nous l'avons vu, la division subjective 
jusqu'au clivage, tel que fini par subir par le sujet de la science : « La surdétermination de 
l'ordre qui intéresse l'analyse relève des multiples portées de la partition que la parole 


constitue dans les registres du langage*°. » Donc la parole supporte la partition. 


En revanche les signifiants ne supportent pas la partition, du moins tant qu'il y a à les 


produire concrètement : « Mais si c'est d'abord sur la matérialité du signifiant que nous 


50 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.291. 


328 


avons insisté, cette matérialité est singulière en bien des points dont le premier est de ne 
point supporter la partition®{l. » Pour espérer transmettre des signifiants en prenant la 
parole, il importe donc d'en tenir en quelque sorte d'abord l'unité restituable. 

Or, le fait de parler se résume-t-il à aligner des mots, à l'émission d'un message prédéfini ? 
Pas le moins du monde. Et il n'empêche, à chaque prise de parole se rejoue l'absence de 


conjonction entre le fait que parler supporte la partition alors que le signifiant, non. 


Après la partie formelle des alpha - béta- gamma et du mathème du répartitoire, composée 
dans le séminaire sur "La Lettre volée", un nouveau chapitre intitulé Parenthèse des 
parenthèses surajoute, et par mise en abyme, des marques scripturaires : la parenthèse, la 
parenthèse double (qu'il appelle guillemet) dans un modèle déjà formalisé dans la partie 
précédente, de chaîne signifiante encodée par groupe de lettres de code. Les guillemets 
peuvent aussi bien représenter ces lettres de code, ce système de parenthésage, en tant 
qu'il s’agit d'un petit binaire ouvert-fermé. 

Lacan a ajouté ces 3 pages en 1966 vers la fin d'un pan de texte qui, dès la publication 
originale, a pour titre "Introduction". Cette convention supplémentaire des pointeurs, car 
les lettres de code ou parenthèse dont il parle ont pour équivalent informatique des 
pointeurs, lui permet de rendre inscriptible pour une lecture à la lettre, la trame primaire 


des caractères grecs. 
I s'agit donc d'un resserrage du propos initial. 


Pourquoi contraindre son lecteur à constater qu'il y a là un resserrage, et ne pas avoir choisi 
de ne republier qu'une des deux versions (ou bien la version resserrée du système complet, 
ou bien la première en précisant qu'il pouvait y avoir un développement ultérieur) ? Ce 
point, qui peut sembler de détail, est l’une des clefs de l’ensemble de la composition qu’est 


ce séminaire. 
À cause du mathème du répartitoire, voudrions-nous répondre. 


Par le mathème du répartitoire, dont nous avons vu qu'il était déjà dans l'arithmétique des 
congruences et de l'écriture des chiffres, la nouvelle espèce de Calcul proposée par 


Bernoulli, la lettre manquée peut faire retour sans doute par la droite ou par la gauche. 


51 Lacan J., « Le Séminaire sur “la lettre volée” », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.24. 


329 


Pour l'imager auprès du lecteur de Freud également, il y aurait là une généralisation du 


lapsus, comme sous-jacent à l'emploi d'une langue. 


Déjà, dans le modèle de la partie "Introduction", la lettre de code (0 ou 1) produisait déjà 
deux manières mutuellement exclusives d'entrer en combinaison au niveau de la lettre, si 
bien qu'une lettre grecque (composée de plusieurs lettres de code) pouvait ou bien glisser 
dans les dessous (parce que conservant la mémoire cryptographique de ce passage à l'état 


latent) ou bien continuée à être itérée en combinaisons avec d'autres. 


C'est la raison pour laquelle ce qui peut sembler superfétatoire, à savoir Parenthèse des 
parenthèses, ne l'est pas dans l'absolu, du moins ne l'est pas si l'on veut bien admettre que 


la question essentielle de l'entendement est celle de la lecture, et pas de « l'écoute ». 


Sans cette ultime convention à son formalisme, la lecture n'advient qu'à partir des 
caractères grecs, leur traits constitutifs déjà regroupés selon un choix. Or J. Lacan ne fait 
pas le pari que ce qui vienne à s'écrire en analyse soit déjà constitué dès le début d'une 
psychanalyse. Et notons que ce n'est pas non plus, nous l'avons vu, la piste de Freud qui 
pense que l'inconscient parvient à se faire entendre via un alphabet lacunaire autant que 


les adjabs -- bien fait pour renvoyer, reconnaissons-le, à des alphabets hors-du-commun. 


La convention du pointeur, aussi bien représentée par la parenthèse que les guillemets, 
procède d'un doublet (ouvert - fermé) qui redouble la paire (0 - 1). Ce sont les deux étages 
du graphe. Cet effort de formalisation vise à donner deux tours, deux démonstrations, de 
ce à quoi une machine n'accepterait qu'une version. Ainsi, Lacan partage aussi une sienne 


surdétermination®?. 


Présentation de la suite, que Lacan a ajouté en 1966 entre l'Enseignement et l'Introduction, 
livre la clef du jeu de raboutage qu'a négocié Lacan dans sa version originale de 1956. 
Transmettre la psychanalyse suppose un tour qui, pour une part, pare au même impossible 
que la transmission universitaire. Cet impossible est corrélatif à un trou dans le savoir, celui 
que tout formalisme vise à traiter. Sauf que la psychanalyse n’a pas trait à un réel 


universitaire ou universel, et ne se paye pas d'hypothèses. Il s’agit d’une position éthique : 


52 Pour le dire avec des mots très simples, il y a des écritures qui ouvrent sur diverses interprétations et des 
écritures qui se referment (idée exprimée par Suzanne Hommel), qui visent à contraindre des lecteurs les 
interprétations. Un texte qui se fonde sur le mode de la démonstration tend à fermer l'interprétation. Mme 
Hommel se positionne, quant à elle, pour une écriture plus ouverte. 


330 


"ce qui n'y était pas" pour un sujet dans la lancée discursive où sa vie prenait appel (de 
l'Autre), n'a pas à être significantisé sous forme d'une hypothèse. Lacan promeut une 
lecture à la lettre, une rigueur de la lecture du cas. Il instille l’idée que sur-interpréter 


représente une faute (éthique) à ne pas commettre. 


Parenthèse des parenthèses est donc une clef. Elle est cohérente avec le fait que Lacan 
mette alors le volet enseignement et travaux pratiques de son séminaire devant les 
formalisations afférentes. Cette clef concerne la haute exigence (de rigueur, littérale) que 


comporte le fait d’être destinataire d’un propos, qui se joue en termes de lecture. 


Le trou dans le savoir, pour ce qui concerne Le séminaire sur « La Lettre volée » est référé 
à un impossible dans l’écriture. Le répartitoire, que Lacan appelle "la forme suivante" puis 
"le répartitoire" en effet, n'est nul schéma, mais bien un théorème, mathématique en tant 
que tel. Il est loi d'exclusion, démontrable, sous laquelle la chaîne signifiante (même réduite 
à un type de codage ce qu’elle n’est pas essentiellement) perd tout espoir de réversibilité. 
Ainsi, les algèbres commutatives portent sur l'inversion des positions imaginaires entre 
objets, non sur ce que le point de vue signifiant offre à apercevoir du réel. Ce réel est celui 
de l'impossibilité d’un saut d’une ligne à l'autre du tableau, sans en passer par certaines 


transitions. Il s’agit de transition forcées, coût basal du système de codage lui-même. 


En résumé pour la partie formelle de son exposé, J. Lacan fournit pas à pas les éléments 
d’un système de codification d’une chaîne (de signifiants) à partir d’une première chaîne 
(de lettres de code ou bits) et par fenêtre glissante de plusieurs entités de cette dernière. 
Cela génère le parcours dans un graphe où toutes les transitions - représentables par des 
arrêtes, ne sont pas permises. L’arrête élidée permute d’ailleurs, en certains pas. Cette 


lacune a sa dynamique le long de la chaîne. 


Il reste qu'en ayant recours à la démonstration cryptographique, J. Lacan a dû réduire le 
montage opéré par l'écrit comme strict analogue à un codage, ce dont il rend compte dans 
sa conclusion, comme limitant. Il n'était pas sans savoir qu'une langue, un énoncé 
linguistique n’est pas exactement un codage. Beaucoup de commentaires ont tout de 
même, en laissant tomber cette formalisation, laissé tomber le tour de force qu'il y avait à 
présenter la dynamique d’une impossibilité en tant qu'elle instaure la lacune autour de 


laquelle pivote la terminaison d'une écriture après son départ. 


331 


D'un matériel langagier 

Maintenant, repartons de l'entrée qui nous intéresse pour cette thèse dans le Séminaire 
sur « La Lettre volée »°, et qui n'est pas celle du schéma L bien que ce schéma ait une 
importance historique considérable dont nous avons tenté de rendre compte. J. Lacan 


prend appui dans ce séminaire sur la matérialité du signifiant. 


« Mais si c'est d'abord sur la matérialité du signifiant que nous avons insisté, cette 
matérialité est singulière en bien des points dont le premier est de ne point 
supporter la partition”. » 


Il y avait là un prolongement d'une perspective ouverte dans Fonction et champ de la parole 
et du langage. Parler est une fonction apposée, c'est à dire conjointe mais à côté, de la 


fonction de signifier. 


Pour preuve qu'il ne s'agit pas du même niveau : le signifiant nécessite matériellement son 
expression correcte pris dans une chaîne entendable, doncil y a une intrication des procès 
de l'énonciation d'une part et du jeu de l'énoncé à travers le ou les messages qu'il véhicule 
d'autre part. Sur le plan de la substance langagière, la dimension n'est pas multiple, c'est 
matériellement qu'il y a de l'écrit comme différent du sonore (parlé). Parler supporte la 
partition, avance J. Lacan, alors que le signifiant ne supporte par la partition. Le critère c'est 


la possibilité, ou non, d'y opérer l'analyse partes extra partes. 


« La surdétermination de l'ordre qui intéresse l'analyse relève des multiples portées 
de la partition que la parole constitue dans les registres du langage”.» 


Qui compte énoncer un signifiant en passe donc, sans possibilité d'esquive, par un parcours 
qui n'a aucune autre raison que les combinaisons d'élément bruts matériels du langage 
formant un usage correcte de la langue. Le schéma du répartitoire est une chose qui se 
transmet à plusieurs niveaux de langage. Toutefois, pour le repérer, le plus sûr est d'en 
tenir le point bas, littéral. C'est à ce point qu'il y a un impossible démontrable. || est 


impossible de ne pas en passer par un effet de contrainte formelle, littérale, bien que le 


5 Elle n'est pas celle du schéma L, schéma par ailleurs fournit dans l'introduction de la version de 1954, mais 
qui a basculé à la fin du texte dans la version de 66. Autrement dit nous n'entrons pas la séquence proposée 
en 1966. 


4 Lacan J., « Le Séminaire sur “la lettre volée” », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.24. 


55 Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.291. 


332 


matériel à quoi s'applique cette contrainte ne soit que le support du registre, lui disons plus 


"noble", de la langue. 


Si le séminaire sur «La Lettre volée» expose éminemment la démonstration d'une 
contrainte formelle, c'est bien sur une cause substantielle” que Lacan insiste. I| met en 
évidence des impossibilités formelles dont il faut tenir, après tout, qu'elles s'ensuivent 
cryptologiquement d'un codage matériel. Un système de codage est de l'ingénierie, il 
trouve son ressort dans la dimension fonctionnelle au sens de l'utilité élémentaire, 
bricolée. Et en ce point, il y a peut-être en effet un léger écueil, vu par J.-A. Miller et vu par 
J. Lacan après-coup, un écueil sur lequel le texte et le séminaire se referment. Car un fait 
de langue est un objet précurseur et dont la portée ne se réduit pas à l'émission d'un 
message chiffré/déchiffré. L'énonciation ne peut pas ne pas tenir d'une intention 


énonciative, prise dans le renvoi de la demande. 


La première pierre du concept de lettre 


« La lettre fait trace d’un vide au cœur du signifiant ». 
(Sophie Marret-Maleval, La condition littorale”?) 


J. Lacan aborde l'organisation psychique avec le concept de complexe en 1938. Ensuite, 
c'est à partir du séminaire sur « La Lettre volée » qu'il déclinera plusieurs conceptions et 
articulations de la lettre à l'inconscient. Il ne cessera d'ailleurs pas d'en refaire le tour, ainsi 
que S. Freud le fit toute sa vie avec la théorie sexuelle. Dans son dernier enseignement, il 
accentue la dimension topologique de la lettre qu'il illustre du rond-de-ficelle, et fera 
évoluer la fonction de la lettre vers la fonction du bord, du littoral (Lituraterre). A la limite 
même, ce point de vue explique qu'il n'a pu que faire des tours et des circulations en boucle 


en suivant un bord de type rond-de-ficelle. 


La lettre fait bord au trou dans le savoir, au trou du savoir. La lettre agrafe ce qui peut se 


dire à ce quine se sait pas dire, que j'ignore dans ce que je dis — qui est un lieu de l'ignorance 


56 Si nous disons avec Aristote cause matériel en ce point nous risquons de faire penser que cette cause n'est 
pas la même pour la chaîne sonore et la chaîne écrite. 


57 Marret-Maleval Sophie, « La condition littorale : lecture de "Lituraterre" », L’a-graphe, Le corps et ses 
pulsions, Publication de la section clinique de Rennes, octobre 2016, p. 87-102. Texte également paru dans 
Ironik 26 : p.3 URL: https://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2017/10/03-Ironik26-Sophie- 
Marret-Maleval.pdf 


333 


qu'il m'est possible de dire plus intime que la vaste ignorance océanique qu'est, finalement, 
le monde. Quel est le rapport de la lettre et du symptôme ? Elle est bord du trou dans le 
savoir. Elle borde l'ignorance. L’ignorance nous cerne, que nous soyons vis-à-vis d’elle dans 
une démarche combative ou passive. À mesure que le chercheur invente de nouveaux 
savoirs, de nouvelles occasions d'ignorer aussi progressent, mais pas au même niveau, et 
se représenter la chose comme immédiate n’est pas fécond. Le verbiage est une forme 


subtile de l'ignorance. 


« À tomber en possession de la lettre, -- admirable ambiguïté du langage, c'est son sens qui 


les possède”ë. » 


C’est un fait qu’un extrait verbal ne fait sens qu'après une réflexion, même courte. La pause 
sert en la matière à autre chose qu’une simple respiration. Un bout de langage appelle une 
interprétation. Le verbal n'échappe en effet jamais entièrement à l’équivoque quelle que 
soit la langue, quel que soit son mode d’expression. Nous voyons l’équivoque langagière 
comme une part d'ombre de l’objet de la linguistique, cet objet étant l’essence et le 


fonctionnement des locuteurs. 


Un fait n’est jamais quelque chose de simple, de nu, et pour autant c’est chose sur laquelle 


prendre un départ assuré. « Il faut être bien savant pour saisir un fait.®? » 


Nous notons que la lettre, telle qu’employée dans la citation ci-dessus, agrafe la question 
hors sens du matériel qui la supporte, à celle du sens. Le logos était un constituant 
incorporel pour les stoïciens, alors que pour Lacan le logos est bifide et a un pied dans le 


corporel, le matériel. 


Nullibiété de la lettre 
D. Gutterman-Jacquet a exploré deux propriétés de la lettre exposées par J. Lacan dans Le 


séminaire sur « La Lettre volée », la dualité de la lettre et sa nullibiété6061, 


58 Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.30. 
5 Alain, Élément de philosophie, Paris, Gallimard (folio essai n°150), 1997 [1931], p.132. 
60 Lacan J., « Le Séminaire sur “la lettre volée” », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.23. 


61 Gutterman-Jacquet D., « Disparition et nullibiété de la lettre », dans F. Hulak F. (dir.), dans Lire Lacan au 
XXIÈTE siècle, Nîmes, Champ social, 2019, p.169-179. 


334 


Concernant sa dualité, D. Gutterman-Jacquet élargie l’ambivalence letter/litter 
(lettre/détritus) évoquée par J. Lacan en parlant d’amphibologie ©? de la lettre. Nous 
pourrions penser aussi au caractère à la fois matériel et immatériel, concret et 
abstrait, corporel et incorporel, de la lettre. Tel Janus, la lettre présente deux visages. D. 
Gutterman-Jacquet articule la nullibiété de la lettre à son ambivalence. La nullibiété étant 
un paradoxe de la présence-absence elle forme donc une concrétisation de l’ambivalence 
de la lettre. Ce n'est d'ailleurs pas la seule, mais elle est remarquable. La lettre partout 
présente de se situer hors-corps, borde tout à la fois l'ambivalence qu'elle instille, faisant 
trace de sa manifestation concrète. Cette subtilité fait de la lettre l'instrument privilégié 
pour tenter d'élaborer un certain ordre dans le chaos intérieur ou pour se désencombrer 
et faire évoluer le conflit intérieur du sujet, résume D. Gutterman-Jacquet. La tempérance 
du conflit intérieur ne se résorbe pourtant pas sans un certain reste. Elle conclut sur le 
mythe d'Ulysse échappant à Polyphème en lui faisant croire qu'il s’appelât «Personne». La 
lettre tient à un lieu que seul le dernier Lacan a pu reconnaître, le lieu de « Plus-Personne » 
auquel pourtant il faut prêter attention en tant qu’analyste car c’est un domaine qui, ne 
prétendant pas à l'existence, reste intact et inentamé au sujet de l'inconscient 


transférentiel. 


Elle indique que Le séminaire sur « La Lettre volée » marque un temps où la psychanalyse 
est conçue à partir des effets de la langue sur le sujet et à partir de la névrose. J. Lacan 


chemine vers l'invention de l'objet (a) qui correspond à une position dans le schéma LS. 


L'objet (a) signifie, pour faire simple, que le sujet est solidaire de son énonciation et même 


pourrions-nous dire, tributaire. 


Dans notre thèse, d’autres modalités encore de cette ambivalence (de la lettre pris dans 


l'ambivalence lettre/détritus) se sont faites jour. 


Premièrement, M. Serfati, épistémologue des mathématiques, analyse une dialectique 
entre instanciation et extentiation de la lettre, au principe de l'invention en mathématique. 


Deuxièmement, l’article du fils Markov dans Ornicar ? 16, de théorie des algorithmes, 


62 Gutterman-Jacquet D., « Disparition et nullibiété de la lettre », ibid. p.172. 
63 Lacan J., « Le Séminaire sur “la lettre volée” », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966 p.11-61. 


64 Markov A.A., « Le concept d'algorithme », Ornicar ? 16, Automne 1978, p.32-36. 


335 


introduit la dualité token/type pour la lettre algorithmique (occurrence/classe). Cette 
propriété « Janus » de la lettre réside donc dans un bord, un littoral, fécond en nomination 
et fécond d’être « point d’origine », selon l’expression de l’article de F. Hulak dans Lire 


Lacan au XXIème siècle. 


Ce serait sans doute à rapprocher de la fonction d’agrafe proposée par J.-A. Miller®®. 
L’agrafe peut être prise par un signifiant, un symptôme, mais aussi par la lettre 
apparemment, et peut-être par un signe. 

Concernant sa nullibiété, Deborah Gutterman rapporte qu'elle fait de la lettre l'instrument 
privilégié à tenter d'élaborer un certain ordre dans le chaos intérieur ou pour se 
désencombrer et faire évoluer le conflit intérieur du sujet. Il ne se résorbe pourtant pas 


sans un certain reste, rémanent, au-delà de la portée de la cure. 


3) Provenance et destination du séminaire sur 
« La Lettre volée » 


Un supplément à Au-delà du principe de plaisir 

La contrainte de répétition dont traite Le Séminaire sur « La Lettre volée » a trait à Au-delà 
du principe de plaisir de S.Freud. Si J. Lacan a apporté un supplément aux écrits 
métapsychologiques, c’est à l'invitation de S. Freud, qui suggère de prolonger l’essai à la fin 
d'Au-delà du principe de plaisir. De plus, ce dernier essai vient lui-même resserrer les pistes 
esquissées en 1915 dans le projet d’une dodécade (12 articles dits métapsychologiques) 
projet dans lequel Freud (se) proposait « d'emprunter les hypothèses d’un autre 
domaine (à la psychologie) » pour aborder la pulsion. Il suffit donc de remonter à cette 
intention pionnière de S. Freud de 1915 pour estimer porteuse, indiquée, la démarche 


d'étayer la psychanalyse des apports d’un domaine qui lui est étranger, et porteur. 


Dans Le séminaire sur « La Lettre volée » J. Lacan étaye la théorie du surmoi à partir de la 
linguistique structurale de R. Jakobson. Du moins c'est notre interprétation de ce en quoi 


l'essai consiste, une actualisation formant un nouvel étayage. 


65 Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, 43, octobre 1999, p.1-21. 


336 


Freud (se) proposait « d'emprunter les hypothèses d’un autre domaine(qu'à la 
psychologie) ». Notons qu'il explique sa proposition, ce qui nous évite tout argument 
d'autorité. Pourquoi emprunter à un domaine qui n’est pas la psychanalyse, pour l’étayer ? 


Parce que l'étape de l'élaboration théorique est indispensable. Pourquoi l'est-t-elle ? 


S. Freud explique qu'il y a d’abord le matériel des cures, et ensuite l’élaboration de ce 
matériel, à partir d’hypothèses. Par exemple, est hypothétique l’ébauche concernant la 
séparation entre un groupe de pulsion du moi et un autre de la sexualité®7. Idem à partir 
de la section V de l'Au-delà du principe de plaisir le caractère exploratoire de la démarche 


est explicite et soulignéfé,. 


Un problème central de l’élaboration théorique en psychanalyse provient du fait qu’à partir 
du matériel strict des cures, il ne ressort qu'un matériel insolite et disparate. Par exemple 
dans les Études sur l'hystérie, ce sont à partir des circonstances du drame (nécessairement 
à chaque fois différentes), que ce dernier aura pris, par après, la tournure hystérique 
venant tourmenter le sujet. L'on peut même se demander in fine, si l’unité supposée du 
tourment n’est pas un effet d'une croyance même en une maladie, à savoir dans l’hystérie 
(en tant que nom par exemple). L'on peut même se demander, encore, si l’unité supposée 
du paradigme n’est pas une conséquence du dispositif, question, là, inextricable s’il en est, 
du moins auto-référentielle, et donc alogique, ou logique du seul fait d’être constatable 


factuellement (proto-logique). 


En somme, au raz de l’expérience, la psychanalyse s'attache à certains faits, parfois menus. 
Elle restitue au sujet la part prise en propre dans les faits, sans égards pour le jugement de 
valeur sur ceux-ci et en revanche fonction de leur incidence dans la vie ou dans l'histoire 
du patient. Le fond du problème est l'objet d'un témoignage partiel. Témoignage au reste 
déterminant, puisqu'il modifie la position du patient par rapport à cette destinée 
problématique (dont il serait l'acteur ou l'objet), quand bien même elle ne puisse être 


exprimée qu’en partie®”. Il a été constaté cliniquement qu'à partir du dire qui frappe le 


66 Freud S., Métapsychologie, Paris, Gallimard (folio essai n°30), 2010, p.22. 
67 Freud S., « Pulsion et destin des pulsions », in Métapsychologie, Paris, Gallimard (folio essai n°30), p.21-24) 


68 Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », dans Œuvres complètes Psychanalyse t. XV 1916-1920, Paris, 
Puf, 2002, p.305. 


6? car la séance, même longue, est courte par rapport au développement d’une vie, à sa densité. 


337 


brûlant d’une question, il advient une marge symbolique de négociation de la survenue de 
sa répétition”. I| reste, enfin, que le matériel est par nature disparate, ne faisant pas 
théorie ou paradigme. Freud a déjà décrit d’ailleurs que ce matériel, à chaque fois, se 
présente à l’analyste avec le même effet que fait un mot nouveau pour un locuteur : 
surprise, énigme, perplexité, singularité. 

Dans le contexte de l’élaboration de la métapsychologie cela se traduit par un constat que 


les pulsions sont informes. 


Or, une théorie des pulsions était précisément ce que S. Freud visait. S. Freud s'avoue en 
bute à une aporie, dans Au-delà du principe de plaisir. Une aporie, à ceci près que rendre 
compte d'une aporie (comme qui a lu les dialogues de Platon a pu s'en apercevoir) ménage 
un petit décalage. Le parcours circulaire proposé autour d'une aporie effectue mutatis 
mutandis un desserrage. || y a desserrage, le temps de la lecture, de l'étau du paradoxe sur 


lequel elle ne manquera pas de se refermer. 


S. Freud surmonte donc l'aporie, provisoirement, par la proposition de distinguer deux 
niveaux : la pratique frappée de la question de l’informel, et la théorie chargée de la 


surmonter, ne le pouvant qu’à renfort d'emprunts à ne pas confondre avec le matériel. 


C'est donc pour ne pas confondre le matériel d'une psychanalyse singulière, avec la théorie 
de la psychanalyse, qu'il peut s'avérer légitime à l'occasion, pourquoi pas, d'ouvrir la 
théorie de la psychanalyse à des apports conceptuels tiers. Pour autant, n’importe quel 
domaine ne conviendra pas à tel ou tel analyste, pour conceptualiser à nouveaux frais son 
expérience avec les patients. A vrai dire, si Freud dans l’Au-delà du principe de plaisir 
cherche une explication d'ordre biologique, en reprenant une théorie de l'homéostase puis 
une autre du cycle biologique du soma et du germen, c’est parce qu'il a là une compétence 
en tant que médecin, et qu’il l’a étudiée. Partant d’un domaine où son goût l’a déjà porté, 
il sera en mesure de s’y impliquer mieux. Il repart, en quelque sorte, de son propre choix 


professionnel avant que d’avoir inventé la psychanalyse. 


7Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », dans Œuvres complètes Psychanalyse t. XV 1916-1920, Paris, 
Puf, 2002. 


338 


I nous semblait important de noter qu’il ne s’agit pas dans ce passage de Pulsion et destin 
des pulsions, de légitimer n'importe quel emprunt, ni même de s’en référer à l'autorité de 


Freud. 


C'est donc en cela que consiste la métapsychologie, avec ce mot parallèle à celui de 
métaphysique qui pourrait donner un peu le vertige : au choix forcé, devant la permanence 
et la puissance de la pulsion, et devant son effet imparable de pulvérisation, au choix forcé 
d’un recours à ses meilleures forces propres. Ce recours devant la pulsion est forcément 
connoté individuellement et contingent. En effet il s'agit de rendre compte du mieux 
possible de ce qui serait susceptible de la dire. Au-delà du principe de plaisir tient à décrire 


la pulsion de mort du mieux qu'il lui est possible de la dire au moment où il l'écrit. 


Cet élan pour une écriture propre à l'expérience de la psychanalyse, chez celles et ceux qui 
l'ont vécue, a charpenté son devenir. À chaque psychanalyste ou analysant de rendre 
compte de l'expérience à partir de sa propre élaboration, et de ses propres champs de 
compétence. Au lieu de s’unifier, le champ de la psychanalyse doit connaître un destin de 


constitution en archipels, à rebours de se constituer en système. 


Toutefois, quoique sans véritable unité d'essence ou ontologique, le champ freudien n'en 
est pas pour autant sans invariant. Par exemple, il reste invariable que ce champ se 
nourrisse de certaines rencontres. Nous pourrions citer la rencontre, vraisemblable, de 
Mme Hulak avec l’art, manifestée par son goût pour des artistes d'avant-garde dont elle 
relève cette absence foncière de typicité qui détonne dans leurs œuvres’. || est aussi 
vraisemblable que cette rencontre ait eu lieu sur fond d’un rapport étroit avec la 
psychiatrie, par formation et par métier de psychologue clinicienne. De plus, un autre 
invariant consiste dans la pratique de la cure par la parole recueillie dans les conditions 
fixées par les psychanalystes au sein des écoles. Avec un caractère crucial de cette pratique, 
selon le terme de J. Lacan qui emploie l'expression «l'alternative cruciale de 
l'expérience’?. » 

En résumé, il s’agit d'y mettre du sien de manière originale condition sine qua non à ce 


qu'un apport puisse être fécond par dérivation, par reprise et déplacement, en 


71 Hulak F., La Lettre et l’œuvre dans la psychose, Nîmes, Érès, 2014. 


72 Lacan J., « Réponse au commentaire de Jean Hippolyte sur la Verneinung de Freud », dans Écrits, Paris, 
Seuil, 1966, p. 385. 


339 


psychanalyse. C’est cela l'Au-delà et le méta- du dit « métapsychologique », ce n'est pas un 
au-delà brumeux, lié à un oracle, un maître-à-penser, un dogme ou un mana. D'ailleurs, S. 
Freud, en terminant le manifeste qu'est aussi Au-delà du principe de plaisir sur le lent 
progrès dans la connaissance humaine, se critique (et s'excuse) lui-même. L’effort en 
question est nécessairement d'ordre auto-critique, et en cela, l'essai de savoir se constitue 
en lui-même comme une formation de compromis, répétitive, de l'ordre de celle que l'on 
parcourt au long de la cure de psychanalyse. Il en est une version extime (selon le mot de 


J. Lacan dont J.-A. Miller a assuré un développement, et repris aussi par M. Butor). 


Ce qui du surmoi tient à l'engramme 

Nous définissons l'engramme par l'inscription signifiante. Cette inscription progresse selon 
un dimension unique, linéaire et se fonde sur le caractère inscriptible du signifiant. La 
signification émerge dans une large mesure à rebours du procès de l'engramme. Revenons- 
en au Séminaire sur « La Lettre volée ». J. Lacan s’essaye à rendre compte en logique du 
rapport du sujet à la loi symbolique. Il y a « une loi » du langage, c’est de ce postulat que 
part J. Lacan en s'appuyant sur la pointe de la théorie linguistique et anthropologique de 
son époque, en particulier en reprenant R. Jakobson. Ce dernier et J. Lacan avait pour 


interlocuteur commun et fréquent C. Lévi-Strauss. 


J. Lacan cherche confirmation de l'hypothèse selon laquelle il y aurait un élément du surmoi 
encore non-élucidé, princeps sinon structural, dans le fait qu'il y ait des lois du langage. Il 
pense ce fait comme robuste à la clinique y compris jusqu’à certains cas qui relèvent de la 


psychiatrie, car il conçoit l'hallucination comme phénomène verbal”$. 


J. Lacan essaye de rendre compte de l’automatisme de répétition avec logique. Cet 
automatisme ne dénote rien de moins qu’une pulsion, c’est pourquoi nous pouvons le lire 


comme un supplément de l’Au-delà du principe de plaisir. 


Un énoncé peut être rangé dans la catégorie des produits. Ce qui est énoncé en passe par 
les conditions propres à la chaîne signifiante, conditions dont l'on ne s'aperçoit qu'en 
faisant un pas de côté, en usant de la logique par exemple (d'un meilleur usage que la 


linguistique pour faire un pas de côté par rapport aux questions verbales). De manière plus 


73 Lacan J., « Réponse au commentaire de Jean Hippolyte sur la Verneinung de Freud », dans Écrits, Paris, 
Seuil, 1966, p. 384. 


340 


prosaïque, J. Lacan en donne une idée en raccourci dans son séminaire, en pointant que le 
sujet ne choisit pas les mots et qu’il doit en user tels que l’entourage les lui procure. Ce 
raccourci peut prêter le flanc à un effet normalisant puisqu'il y a des sujets qui usent de 
vocables et de la grammaire d'une autre manière que celles prévues par les codes existants 
(ce que J. Lacan sait bien, ayant co-écrit Schizographie”’{, ce pourquoi il peut se permettre 


ce raccourci à des fins didactiques). 


Il en cherche un rendu logique, d’où son recours aux études que Jakobson mène sur les 
traits distinctifs des phonèmes à cette époque aux Etats-Unis (M.I.T.). C’est un écrit extime, 
en cela qu'il s’essaye à la logique, mathématique des codes, mathématique du signal, 
linguistique, quitte à achopper. 

Une révision d'Au-delà du principe de plaisir se trouve dans Le séminaire sur « La Lettre 
volée », qui vise à déplacer les questions liées de la pulsion de mort et à la contrainte de 


répétition, du domaine de la biologie où Freud voulait la greffer, au domaine linguistique. 


La liaison entre l’automatisme de répétition et la biologie, telle qu'esquissée à la fin d’Au- 
delà du principe de plaisir, n'était pas chose à prendre au pied de la lettre pour J. Lacan, dès 
les années 1950. Il y a là une dialectique contre l'organo-dynamisme d'H. Ey et contre 
l'hypothèse soutenue par G. De Clérambault d'un phénomène d'automatisme branché sur 
une anomalie verbale et cérébrale (son syndrome ‘S’). J. Lacan fait l'hypothèse que 
l'automatisme trouverait sa boucle de rétroaction dans l'expérience subjective même, par 
le fait du symbolique lui-même. Il serait alors coextensif à l'accès au monde médié par 
l'instance du surmoi. Le surmoi se présenterait avec la chaîne signifiante et solidaire à celle- 


ci. 


Effets de la lettre sur le corps et dandysme 


Une notion intrigante se trouve dans Le séminaire sur « La Lettre volée » : la lettre féminise. 
Qu'est-ce que cela signifie ? A l'origine, cette féminisation a trait à un fait de récit. J. Lacan 
relève un détail significatif dans le conte d'Allan E. Poe. Pour qu'on ne reconnaisse pas la 
lettre, Le Ministre, d'une part la replie à l'envers, et d'autre part la transforme sur deux 


points : en y apposant sa propre adresse, en usant pour cela d'une nouvelle écriture 


74 Lacan J, « Écrits "inspirés" : Skizographie », dans Premiers Écrits, Paris, Seuil, 2023, p.61-83. 


341 


« féminine et menue », et en se la faisant envoyer sous son propre seau. C'est ce que Lacan 


souligne comme « une soudaine féminisation de la lettre”. » 


S'ensuit un développement, essentiel, par lequel J. Lacan démontre que le ministre entre 
dans un rapport duel avec la reine, à la fois analogue et « de fascination réciproque ». Le 
ministre entre dans un rapport analogue à un duel sur un point précis : dans le fait que, de 
la lettre, il n'en parle pas, et la Reine non plus. J. Lacan note que le ministre n'entre donc 
pas dans un usage symbolique de la lettre, bien qu'il en existerait un. En fait, de manière 
fonctionnellement analogue à la reine, il ne peut pas en parler à moins que de ne perdre le 


pivot de l'affaire qu'est le contenu inconnu de cette lettre. 


Dans le texte du séminaire sur le moi dans la technique de Freud (...) J. Lacan évoque cette 
féminisation du ministre avec cette interprétation qu'il présente le trait de « l’impassibilité 


du dandy ». 


Les dandys sont en effet des hommes, donc susceptibles de l’effet en question. Et en effet, 
il y a un lien du dandysme à la féminisation du mâle. Jules Barbey d’Aurevilly dans Du 
Dandysme et de George Brummell 6 au chapitre VIII l’exprime ainsi : 

« Les sociétés ont beau se tenir ferme, les aristocraties se fermer à tout ce qui n’est 

pas de l’opinion reçue, le Caprice se soulève un jour et pousse à travers ces 

classements qui paraissaient impénétrables, mais qui étaient minés par l'ennui. C'est 

ainsi que, d’une part, la Frivolité chez un peuple d’une tenue rigide et d’un 

militarisme grossier, de l’autre, l’Imagination réclamant son droit à la face d’une loi 

morale trop étroite pour être vraie, produisirent un genre de traduction, une science 


de manières et d’attitudes, impossible ailleurs, dont Brummell fut l'expression 
achevée et qu’on n'égalera jamais plus » 


Le dandy s'attache à choisir des tournures de langage, et en cela un parallèle semble 
possible avec la mode des précieuses. Hommes épris de raffinement, adoptant un certain 
style dit « dandy », dont il ÿ eut même des théories. Le dandysme est cette mode agissante 
au niveau des mœurs (selon Barbey d’Aurevilly), ayant pris essor la dernière décennie du 
18°" siècle et jusqu’en la deuxième moitié du 19°" siècle, tant en Angleterre qu’en France, 


surtout pendant la restauration, et ayant touché les romantiques français Stendhal et 


7 Lacan J., Le séminaire - Livre Il, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 
Paris, Seuil, 1978, p.234. 


76 Barbey d’Aurevilly J, Du Dandysme et de George Brummell, Paris, B. Mancel, 1845, 
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1317413 


342 


Beaudelaire. Ce dernier est précisément le traducteur de la nouvelle de Poe The purloined 


letter. 


Barbey d’Aurevilly dit d’un Dandy même: « Marlborough, avec sa beauté de femme 
orgueilleuse », mais la féminité chez le Dandy n’a rien d’une évidence, il faut en passer par 
l'analyse de différentes positions d'exception (comme le fit S. Freud”?). Le dandy recherche 
une telle position car, selon Barbey d’Aurevilly : « Enfin, il inventa la devise même du 
Dandysme, le Nil mirari de ces hommes, — dieux au petit pied, — qui veulent toujours 
produire la surprise en gardant l’impassibilité. ». Nous constatons là que l'impassibilité du 


Dandy évoquée par J. Lacan se trouve dans Barbey d’Aurevilly. 


Il y a là un paradoxe. Un nil mirari est un syntagme (nil adminari) tiré d’Horace signifiant/8: 
ne soyez pas surpris. || est une règle d’or du Dandy sous forme de paradoxe. Le Dandy laisse 
libre cours à sa fantaisie mais se garde de réagir à l'évènement. Or, quelle serait cette 
règle ? Produire toujours l’imprévu. Pour cela le Dandy utilise la fantaisie, du moins la 
revendique-t-il. 

Ainsi, la figure Dandy s’est érigée en décalage par rapport aux us et coutumes traditionnels 
(habillement, façon de parler, attitude sociale) et en particulier par rapport à la 
camaraderie masculine. Rompant avec la fraternité des corps, le Dandy, et Barbey 
d’Aurevilly commence par-là, assume sa vanité, c'est-à-dire une forme à la fois d’exil par 
rapport à la chose mondaine, mais paradoxalement qui tend à maintenir coûte que coûte 
le lien social et qui d’une critique très fine, tend à montrer que le caractère social de la 


vanité est supérieur à celui de l’amour ou de l’amitié. 


Ce n’est pas, bien sûr, que pour évoquer le Dandysme que J. Lacan parle de féminisation 


par la lettre. Mais c'est un point fondamental de ce séminaire. La lettre fait « subir » des 


77 Freud, S. « Types de caractères dégagés par le travail psychanalytique », dans Œuvres complètes - XV, p.13- 
40. 


78 Nil admirari, propè res est una, Numici, 

Solaque, quae possit facere et servare beatum. 
Ilest un seul moyen, je crois, de vivre heureux / Et de l'être toujours : c'est de n'avoir d'yeux 
Pour rien, Numicius. Avec indifférence. 


Horace, épitre. VI. 
Horace, Satires et Épîtres, traduites en vers français, avec le texte latin, par le docteur Adrien Rey, Marseille, 
1868, p.212, url : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k930883x 


343 


transformations symboliques, mais à la seule condition que les protagonistes autour du jeu 
symbolique radical qui s'en instaure s'y prêtent et jouent le jeu. 
« Ainsi, ce que signifie le conte de La Lettre volée, c'est que le destin, ou la causalité, 
n'est rien qui puisse se définir en fonction de l'existence. On peut dire que, quand les 
personnages s'emparent de cette lettre, quelque chose les prend et les entraîne qui 
domine de beaucoup leurs particularités individuelles. (...) En d'autres termes, à 
prendre cette histoire sous son jour exemplaire, pour chacun la lettre est son 


inconscient. C'est son inconscient avec toutes ses conséquences, c'est-à-dire qu'à 
chaque moment du circuit symbolique, chacun devient un autre homme”. » 


Ce premier enseignement de J. Lacan rétabli à nouveau frais les tenants et les aboutissants 
du complexe de castration. Le sujet homme ou femme se trouve dominé, entraîné par la 


lettre. Que la lettre touche au corps, le Dandy semble s'en apercevoir : 


« Brummell fut un prince de son temps. Semblable à l’orateur, au grand comédien, 
au causeur, à tous ces esprits qui parlent au corps par le corps, comme disait Buffon. 
Brummell n’a qu’un nom, qui brille d’un reflet mystérieux dans toutes les Mémoires 
de son époque. On y explique mal la place qu'il y tient ; mais on la voit, et ce vaut la 
peine qu’on y pense®!. » 


La lettre possède qui lui octroie un sens 


Il y a certes cette référence au Dandysme, mais à un niveau plus fondamental, le problème 
du féminin dans l'attention portée à la lettre concerne la question des lacunes du sens, du 
sens qu'il y a à repriser lorsque l'on porte une certaine écoute à ce qui est dit à la fois 
attentive à des détails tout en étant imprégnée d'un souci de cohérence pour l'ensemble. 
C'est d'une marge par rapport au phallus dont il est question. Quand Lacan isole, dès Le 
séminaire sur « La Lettre volée », le problème de la possession par le sens, il fraye quelque 
chose pour la psychanalyse. Il indique : « À tomber en possession de la lettre, -- admirable 
ambiguïté du langage, c’est son sens qui les possède®. » 

Notons que le vocabulaire de possession (à la place d’aliénation) renvoie à un point de vue 


plus religieux, utilisé dans l’exorcisme qui fait partie traditionnellement des arts 


7 Lacan J., Le séminaire - Livre Il, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 
Paris, Seuil, 1978, p.231. 


8 Barbey d’Aurevilly J., Du Dandysme et de George Brummell, Paris, B. Mancel, 1845 (chapitre VII.) 
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1317413 


81 Lacan J., « Le Séminaire sur “la lettre volée” », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 30. 


344 


divinatoires aujourd’hui laissés comme part maudite dans nos groupes humains ravis des 


sciences. 


Pour J.-A. Miller, ce 1° Lacan s'attache au phénomène du sens comme coextensif à celui 
de l'inconscient, dans la veine de Freud et de la révélation progressive, au cours d’une cure 
de psychanalyse, d’effets de vérité et d’effet de sens chiffrés, refoulés, déniés ou forclos®?. 
La possession par le phénomène du sens tend à faire que le jeu de renvoi de l'interprétation 


ne connaisse pas de limites selon J.-A. Miller. 


De ce phénomène du sens, les chaînes de probabilités de Markov se tiennent à bonne 
distance. A l'appliquer à du texte en sa matérialité de caractère, nous évitons de tomber 
sous l'effet de possession du sens, car C et V sont traités comme 1 et O, un chiffrage 
algébrique. Ce qui est assez étrange, maintenant, c'est de constater que, dans Le séminaire 
sur «La Lettre volée », les deux modalités sont adjointes, prises ensemble dans la 


parenthèse de ce séminaire. 


Pour une historicisation du séminaire sur « La Lettre 
volée » en tant que suite donnée à Psychologie des masses et 
analyse du moi 


À notre connaissance, il n’a pas encore été faite de lecture du séminaire sur « La Lettre 
volée » en tant qu'actualisation dans les années 50 des propositions séminales rassemblées 
par S. Freud dans Psychologie des masses et analyse du moi, alors même que ce séminaire 
a eu pour première version une séance de travaux pratiques lors du séminaire de Lacan 


intitulé Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. 


Dans Le séminaire sur « La Lettre volée », J. Lacan explore le fossé qu’il y a entre 
l'identification imaginaire à l’adversaire et l’identification symbolique #. Seule cette 
dernière en passe par l’articulation d’une loi précise ( «le procès symbolique» }, l’imitation 


ou la reprise en cœur, elle, est une « voie d’avance condamnée ». Ce séminaire tient de 


82 Miller, J.A., « Le monologue de l’’apparole », La Cause Freudienne, 34, oct. 1996, p. 7-18. 


8 Freud S., « Psychologie des masses et analyse du moi », dans Œuvres complètes Psychanalyse, tome XVI 
192171923, Paris, Puf, p.5-83. 


84 Laurent É., « L'injection faite à Freud », Ornicar ?, 15, été 1978, p. 112-114. 


345 


l'hymne à la raison et à la probité du discours. Et, Mme Leguil résume une partie de ce 


séminaire en y situant une hiérarchisation notée : S >1#. 


Un point nous a paru obscur. || nous a fallu tenter de l'éclairer après quelques 
développements. Parmi ses conclusions, J. Lacan estime qu'il convient de ne pas confondre 
« les calculs de la machine avec son mécanisme ». Est-ce mettre le mécanisme de la 
machine (la structure ?) à un degré d'importance supérieur à « ses calculs » ? Est-ce à dire 
que la machine est d'abord une construction symbolique et ses calculs une production plus 
proche de l'imaginaire ? Nous pensions qu'il y avait un mixte de S et de | à chacun de ses 
niveau, pour notre part, mais cette idée parasitait la manière dont nous pouvions entendre 
cette conclusion. Nous sommes passé par des commentaires de ce texte pour dissiper un 


peu cette confusion (et page 352 nous dirons comment nous l'avons comprise aujourd'hui.) 


Entrons maintenant dans deux commentaires particulièrement éclairants sur ce séminaire, 
celui de É. Laurent et puis celui de J.-A Miller. A partir de ces essais nous allons déplier que 
Le séminaire sur « La Lettre volée » constitue un supplément important à Psychologie des 


masses et analyse du moi. 


Éric Laurent centre son commentaire sur l'expression novatrice : la voix-de-personne. C'est 
une expression surprenante, mais pas énigmatique à l'analyse, et qui se détache sur le 
fameux gradient que Lacan met en chantier à l'époque (1954) entre parole vide et parole 
pleine, avec les différentes modalités intermédiaires comme la prise à témoin et la mise en 
discussion. Se détache sur ce gradient encore une autre modalité, disons hors du segment 


mais dans la lignée : la voix-de-personnef’. 


85 Leguil C., « Pour le sujet Lacanien », dans Lebovits-Quenehen A. (dir.) Pourquoi Lacan, Fontenay-le-conte, 
Lussaud, 2012, p. 77-80. 


C. Leguil note que l'introduction du sujet comme soumis aux lois structurelles, aux loi symboliques, est 
typique du structuralisme, mais qu’au-delà de cette question d'époque ou de style, Lacan ne cède pas dans 
sa tentative de pénétrer les rapports du sujet au champ du langage. Alors que les structuralistes tendent, 
scientifiquement, à contenir voire refermer l'effet de sujet entre les allées taillées au cordeau la théorie, le 
structuralisme de Lacan consiste à le poser comme ayant à faire à des impossibilités (du fait des lois du 
langage) et pour autant, de facto, pris (aliéné) à l’effet de sa prise de parole. 


86 Lacan J., « Le Séminaire sur “la lettre volée” », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 60. 


87 Notion à rattacher à l'emploi du singulier « le » désir par exemple dans le chapitre 17 Séminaire Livre II : « 
C'est avec le symbolisme, c’est de ce dé qui roule que surgit le désir. Je ne dis pas désir humain car, en fin de 
compte, l’homme qui joue avec le dé est captif du désir ainsi mis en jeu. » 


346 


L'article l'injection faite à Freud d'É. Laurent propose une lecture du séminaire Livre Il de 
J. Lacan (que J.-A Miller venait de publier à ce moment-là en 1979). É. Laurent propose que 
ce séminaire pointe vers une version lacanienne de l’homme machine‘. En effet, la 
fonction libidinale du moi, fonction homéostatique qui le maintien dans son état de vivant, 
n’est pas le tout du vivant. Chacun, nous sommes traversés de messages qui n’ont besoin 
de nul conscient pour les informer, c'est-à-dire les déterminer. « Il y a des chaînes de 
discours qui se constituent comme le discours de ce qui n’est qu’un circuit, l’Autre. » 
É. Laurent forge ainsi une clef qui permet de retrouver l'essence même de la problématique 
visée par J. Lacan : pris dans des chaînes de discours, qui finissent par tourner en rond, le 
sujet est de plus en plus suturé. « Ce que Freud interroge, nous dit Lacan, c’est le savoir 
que le sujet peut avoir — au-delà-de ce qui le guide comme vivant, de ce qui le traverse et 


n’a aucun rapport avec quoi que ce soit du vivant®® », écrit É. Laurent. 


Dans le rêve de l’injonction faite à Irma quand Freud s’absente, survient une foule. Lacan 
propose d’intituler ce temps « l’immixtion des sujets ». La mention de ce lieu, lit É. Laurent, 
est à souligner. Elle constitue l’axe du séminaire Il et survient dans l’au-delà d’un sujet 
racontant son histoire, ce que J. Lacan désigne comme un sujet portant « la voix de 


personne », un sujet porte-voix. 


L’immixtion est un mode de participation tiers, une connexion sans intervention autre que 


signifiante, une synchronie. 


La parole de Freud s’élève de la place où le sujet n’est que le N de l’azote au germe de la 
molécule branchée de la triméthylamine (dans le rêve), dont Lacan dit que c’est la place de 


Nemo, de Personne, note É. Laurent avec un grand P. 


A ce stade de notre exposé nous pouvons résumer à quel paradoxe a abouti Lacan dans le 
séminaire sur « La Lettre volée ». Séparer la lettre du signifiant mène à la même impasse 
que celle des théories de la langue, l'impasse du point de vue docte sur la langue. En vrai, 
la lettre n'est pas plus séparable du signifiant que l'âme ne serait séparable corps par 


exemple, pour reprendre une objection faite au spiritualisme et/ou au cartésianisme par 


88 en référence à l'essai éponyme de Julien Offray de la Mettrie (1778), de psychologie suivant la veine 
matérialiste et rationaliste. 


8 Laurent É., « L'injection faite à Freud », Ornicar ?, 15, été 1978, p.112-114. 


347 


Julien Offray de la Mettrie dans L'homme machine. Une différence tout de même : J. Lacan 


restitue le caractère aporétique de son investigation. 


Ainsi, une aporie se trouve dans le séminaire sur « La Lettre volée », et c’est là un point 
crucial”, Nous le tenons de J.-A Miller dans, Algorithmes de la psychanalyse®!, en faisant ce 
petit pas supplémentaire (qu’il a lui-même fait après ce texte) que l’aporie clôt quelque 


chose tout en restant fort intéressante en elle-même. 


Reprenons les termes de l'aporie. Qu'il puisse être montré mathématiquement qu'il y a des 
combinaisons impossibles de lettres lorsque l’on en forme des agglomérats, des mots- 
chaînes, cela ne décomplète pas la langue”, car la langue n’est pas de l’ordre d’un calcul, 


la langue n’est pas (qu’) un code. 


Il y a deux déterminations. Le calcul est un premier niveau de détermination. Mais avant 
de faire le calcul, il y a une surdétermination, c'est la surdétermination symbolique. 
Confronté à un problème de calcul, il faut d'abord monter le calcul, le mettre en place c'est 
cela la première détermination qui sous-tend le calcul - donc seconde détermination ou 
sous-détermination. En résumé, il n’y a pas d’issue à espérer aux déterminations du 


langage, chez qui s'engage à l'employer. 


Avec cette notion de la voix-de-personne, Lacan se dégage du recours freudien à la 
psychologie des Peuples (Totem et tabou, Psychologie des masses et analyse du moi) de ses 
connexions de l’époque avec Fraser (l’anthropologue) et avec Wundt (la psychologie des 
groupes). Il convient de ne pas oublier que S. Freud positionne alors Psychologie des masses 
et analyse du moi (par exemple) en soulignant qu'il s'agit d'une ébauche. Il dit l'écrire aussi 


pour se démarquer de Wundt et de Jung. 


C'est donc reprendre l'esprit de S. Freud, plutôt que la lettre, que de dire qu’il ne s’agit pas 
tant de psychologie des foules dans les deux textes freudiens (Totem et tabou, Psychologie 
des masses et analyse du moi), mais de la détermination inconsciente, et même de 


l'incidence du signifiant sur la destinée humaine — ce qui est déjà faire un pas de plus vers 


% Que Lacan souligne en note en 1966 d'en être resté à « l'étape Pascalienne » de la question, c'est à dire la 
réflexion préliminaire. 


% Miller J.-A., « Algorithmes de la psychanalyse », Ornicar ?, 16, 1978, p. 15-25. 


2 Alors est-ce que quelque chose décomplète la langue ? 


348 


le structuralisme. J. Lacan tente de passer du mythème à la lettre, et il le fait d’ailleurs, tout 
en se rendant compte que les effets sont de déplacement de discours mais pas 


fondamentalement de résolution de la question. 


C'est dans la ligne d’une réduction, d’un toilettage, d’une mathématisation des textes 
freudiens sur la Psychologie des masses et analyse du moi qu’il convient de relire Le 
séminaire sur « La Lettre volée ». En-deçà de la fascination par un leader charismatique, en- 
deçà aussi de la théorie de l'identification, la possession du sujet par l'effet de sens semble 
davantage apte à rendre compte d'un quadrille, d'effet de rotation de places. L'on note au 
passage que la cure de Dora contient dans son matériel des effets de cet ordre. C'est 
pourquoi nous rapprochons Le séminaire sur « La Lettre volée » de Psychologie des masses 


et analyse du moi. 


Conclusion 


Ce qui domine donc le sujet, dans certains cas, est le signifiant. Et par dominer il faut 
entendre ce qui le décomplète, c'est-à-dire ce qui s'oppose à ce qu'il puisse définitivement 
être capturé par l'unité imaginaire pourtant bel et bien décernée selon l'effet conjoint du 


nom propre et de son image au miroir. 


Il'est fondamental de s'attarder et de faire le tour de cette étape, pour entendre comment 
J. Lacan peut inscrire plus tard, lors de l'établissement du graphe du désir, en un certain 
lieu de récréation de l'effet de sujet (ou de respiration du sujet lui-même), le sigle S(A)®. 
Ce sigle consigne qu'il s'agit en ce lieu particulier d'un signifiant. Il s'agit d'un signifiant, et 
non d'autre chose, non d'une intervention tierce, d'un acte ou d'une coupure. Selon les 
termes de J. Lacan, il faut qu’un symbole vienne à la place du manque constitué par le 
« manque à sa place », pour que s’initie le jeu des déplacements. Et J. Lacan estime à partir 
de cette théorie, que si E. Jones a pu penser qu’il y avait des idées primaires dans 
l’inconscient, c'était de ne pas tenir compte de ce jeu de taquin. D'un syllabaire après coup 
est un ajout conséquent au séminaire sur « La lettre volée » et directement dans sa ligne. 


Ainsi, nous lisons dans le séminaire sur « La lettre volée » une prémisse importante à S(A). 


%3 Lacan J., Écrits, Seuil Paris, 1966, p.772. 


349 


Le surmoi acéphale du sens commun 


É. Laurent a proposé vingt ans après son article sur la voix-de-personne, un fil qui relie 
Lituraterre et Le séminaire sur « La Lettre volée » *. Sa proposition est la suivante : « la 
lettre, dans la littérature, doit être saisie à partir de l’effet qu’elle vous fait et non pas de 


sa signification. » 


É. Laurent élabore des schémas tripolaires, en « < », très didactiques qui montrent une 
bipartition ou un clivage qui s'effectue au fil, ou en fonction de la lettre, entre l'effet 
d'admission d'un sens nouveau et l'effet de ponctuation, de scansion. Cela laisse de côté 
un quatrième terme qui concerne la relation de la scansion à la construction d'un sens ou 
d'une signification (un champ sémiologique, disons). Il centre ainsi sa question car il vise 
l'étude du plus-un, qui remplit une fonction d'admission et il se pose la question de 
comment conjuguer cette fonction avec celle du psychanalyste, qui est de ponctuer. Il est 
donc amené à séparer au moins provisoirement de manière stricte, d'un côté l'effet de 
sens, qui offre un accueil à la place d'un creux ou d'un trou (un sens en réserve), et de 
l'autre côté, la scansion. La lettre fait charnière entre ces deux alternatives. É. Laurent part 
d'une lecture de Lituraterre pour revenir ensuite au séminaire sur la Lettre volée. Il résume 
et focalise un point de ce dernier texte : « La grande énigme est la position de la Reine. (...) 
Le sens du conte (..) ne rend pas compte de la position de la jouissance. ». Il déplie, avec 
ses petits schémas à deux entrées, ce point d'implicite qui est prégnant dans le conte de 
Poe et qui a été commenté par J. Lacan : 


trou 


(a) 


Cette fonction bascule de la lettre concerne autant Lituraterre que le séminaire sur la lettre 


lettre 


Volée. Il indique : 


« Le texte entier de « Lituraterre » est centré autour de deux aspects de la 
fonction de la lettre. La lettre en tant qu’elle fait trou, et la lettre en temps 
qu’elle fait objet (a). (...) La jouissance surgit comme, à la fois énigme (trou 
dans le sens) et, en même temps, place de cette jouissance. Il faut donc, pour 
lire « La lettre volée » [NDLR : le conte de Poel, contre tous les tenants de la 


%4 Laurent É., « La Lettre volée et le vol sur la lettre », La cause Freudienne, 43, oct. 1999, p.21-33. 


350 


signification, distinguer la part de jouissance (a) et l’effet de sens ou l'effet de 
signification introduit par le parcours du signifiant”. » 


Il en conclu que J. Lacan ne suit pas l'opposition philosophique avec d'un côté l'être qui 
tiendrait au sens, à ce qui a du sens, et de l'autre le non-sens, celui auquel serait confronté 
le sujet moderne, non-sens à partir duquel interroger la question du non-être et du néant. 


Ilen conclu que J. Lacan oppose l'effet de signification, et la place de la jouissance. 


A propos de cette dernière, la place de la jouissance à jamais réservée à (a) [L'Urverdrangt 
- le refoulement originaire], J.-A. Miller remarque dans L'os d'une cure”, que la place de la 
jouissance est à jamais connotée dans le dire du patient. Puisque les propos, les demandes, 
les questions ne peuvent être dites que dans la langue constituée (prenant effets de sens). 
Les propos du patient, et de l'analyste aussi bien, achoppent et peuvent au mieux 
circonscrire cette place singulière, la cerner, et non la désigner et encore moins lui assigner 


une place, une formule ou une définition. 


En conséquence la cure suit le déplacement de ce lieu topologique. La cure de psychanalyse 
est vouée à se payer de circonlocutions, évolutives, et il s'agit que le psychanalyste sache 
restituer à l'analysant le savoir-y-faire dont il témoigne avec ce point de butée et qui lui a 
permis de faire-avec ce point dur jusqu'ici. J.-A. Miller note donc que l'opération 


fondamentale autour de la jouissance réservée à (a) est l'évitement. 


Revenons enfin sur l'effet de signification. Les précisions d'É. Laurent, aident à penser que 
la voix-de-personne (ce qu'il avait souligné dans son commentaire en 1979) est une 
branche dans l'alternative qu'il isole en 1999, elle en est l'effet de signification, dont le 
paradigme serait le sens commun. Et nous déduisons des schémas de É. Laurent 1999 que 
cette voix-de-personne a pour fonction de voiler l'inconscient, le savoir en gésine propre 


au sujet sur ce qui le clive®??. 


L'effet de signification au mieux dévie le trajet de la lettre (de la pulsion), voire l'empêche. 
Il fraye la place à une jouissance préformée tenant lieu de la jouissance singulière 


rencontrée. Cela revient à dire que les messages impersonnels de civilisation ont pour rôle 


%5 Laurent É., « La Lettre volée et le vol sur la lettre », La cause Freudienne, 43, oct. 1999, p.21-33. 
% Miller J.-A., L’os d’une cure, 2018, Paris, Navarin, 90 p. 


7 Le sujet étant redevable dans sa chair et ses os des effets de signifiants, cf. apologue de la bible Jacob chez 
Laban (le mariage de Jacob) Genèse 29. 


351 


fondamental d'obvier à une jouissance (Charybde) au nom d'une autre jouissance pré- 
formée (Sylla). Ainsi, une modalité du refoulement est mise en lumière. Elle implique 
l'Autre au sens d'un héritage culturel voire plus prosaïquement d'une influence, d'une 
référence, l'Autre en tant que ressource de messages ou d'images formés, stéréotypées. 


L'Autre en tant que champ lexical en est un exemple. 


La loi interdit, ce qui, paradoxalement et par duplicité de la lettre, ne fait que ménager la 
place en réserve pour une jouissance en retour et accentue la place de l'objet (a). Cette 
articulation provient de S. Freud dans ses textes sur la culture et la civilisation. Si l'effet 
premier est de réfréner, l'effet en retour du surmoi est d'élever une jouissance particulière, 


controuvée au temps 1, au statut d'objectif, mutatis mutandis. 


Donc ce J. Lacan des années 50 construit le signifiant-maître. Il y a là un hétéros entre le 
langage en tant que système traversant la masse, et son effet de subjectivation qui est de 
diviser le sujet lui-même. II dit d'une autre façon que s'introduire au jeu du langage est pour 
l'enfant marqué d'une double injonction contradictoire. La psychanalyse a pu repérer qu'en 
bas-âge l'entrée dans le langage est vécu en certaines occasions, significatives pour ce qui 


tend à se répéter dans l'histoire du sujet, comme comportant un porte-à-faux. 


Le signifiant maître est un mode du signifiant qui collectivise ou aliène. Un autre mode 
sépare en tant qu’il ferait bord à la jouissance dérivée des identifications en particulier de 
celle de la sexuation®. || y a toutefois une condition pour que cette alternance soit rendue 
possible. Il faut qu’un symbole vienne à la place du manque constitué par le « manque à sa 
place », pour que s'initie le jeu des déplacements. En ne tenant pas compte de ce jeu de 
taquin, Jones a pu penser qu’il y avait des idées primaires dans l'inconscient (indique J. 


Lacan). 


L'appareil de mesure opposé au littoral de la lettre dans 
Lituraterre 


J. Lacan a porté un regard correctif voire critique sur Le séminaire sur « La Lettre volée » 
tout au long de son enseignement. Dans D'un Syllabaire après coup” il témoigne du fait, et 


explique pourquoi, il passe à autre chose que l'étude de la structuration symbolique du 


%8 Lacan J., Le Séminaire livre XI Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, p.190. 


% Lacan J., « D'un syllabaire après-coup », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.717-724. 


352 


sujet. Cette dernière est prise dans le mouvement tournant de « la relation du signifiant au 
sujet », autrement dit ne peut que finir par perdre qui tente de la dépister (il évoque le 
casse-tête de l'Ane-rouge!®). La pensée scientifique a permis d'en dire quelque chose, mais 
Lacan s'oriente plutôt du nœud à partir de 1966. Le nœud qu'il évoque dans D'un Syllabaire 
après coup tient ensemble la question d'un savoir qui compte et de la vérité, et marque 
l'attrait du symbolique à ce qu'il en émane l'actuel (qu'il s'agisse du symbolique épuré de 


la pensée scientifique où non). J. Lacan fait un pas de côté. 


Par la suite, Lituraterre d'une part J. Lacan revient explicitement sur le séminaire sur « La 
lettre volée » pour le résumer et en situer les apports essentiels dans son cheminement 
d'enseignant, d'autre part il opère un déplacement de perspective, doncil poursuit plus en 


avant le déplacement dont l'on trouve les marques dans D'un Syllabaire après coup. 


La lecture par Sophie Marret-Maleval de Lituraterre, pas à pas, permet d’en élucider de 
nombreux points”. Elle expose une théorie de la lettre en psychanalyse, à la fois 
circonscrite à ce qui en est dit dans ce texte et précise, riche. Avant de poser la fonction 
littorale de la lettre, elle revient sur la forge historique de ce concept par J. Lacan. 
Lituraterre a été dégagé dans l’enseignement de J.-A. Miller comme ce jalon qui ouvre sur 


le paradigme du non-rapport (sexuel au niveau de l'écriture)!1. 


Sophie Marret-Maleval précise alors l'affirmation de Lacan de « la bifidité où s'engage 
toute mesure ». La mesure suppose deux faces, une face réelle et une face signifiante. La 
mesure est bifide, la lettre aussi, mais cela ne signifie pas qu’une mesure soit 
nécessairement une lettre. Dans Lituraterre J. Lacan, redéfini la lettre comme le bord du 
trou dans le savoir. Il resserre le concept de lettre autour de l’expérience de la 
psychanalyse. Elle est rencontrée en psychanalyse comme point de butée, de non-relance, 


par exemple l'inscription V (ou bien 5 en chiffre romain) dans L’homme aux loups. Peut- 


100 La solution optimale au jeu de l’âne rouge a été publiée par Martin Gardner en 1964. La publication des 
écrits suit deux ans après. Martin Gardner est l'un des plus fameux auteur mondial de récréations 
mathématiques. La solution de l’âne rouge compte. 81 étapes ! Ce n’est sûrement pas un hasard si Lacan 
l’évoque dans D'un syllabaire après coup. C’est un casse-tête à glissement. Il ne figure pas dans psychologie 
des foules mais mériterait de s’y voir insérer comme ajout. Lost in translation. La translation des foules vers 
un littoral est un effet de masse. 


101 Marret-Maleval Sophie, « La condition littorale : lecture de "Lituraterre" », L’a-graphe, Le corps et ses 
pulsions, Publication de la section clinique de Rennes, octobre 2016, p. 87-102. Texte également paru dans 
Ironik 26 : p.3 URL: https://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2017/10/03-Ironik26-Sophie- 
Marret-Maleval.pdf 


353 


être qu’au contraire la mesure en tant que produit par un appareil vient court-circuiter le 


chemin vers la lettre chez l'opérateur. 


Une mesure n’est pas forcément un dispositif physique (ou biologique), il en existe un 
formalisme purement mathématique, et cela nécessite une explication. En mathématique 
c'est une fonction quantificative. D'un ensemble de choses à mesurer elle renvoie vers un 
autre des valeurs de mesure. Dans la théorie moderne, depuis Emile Borel environ, le 
concept de probabilité est donc subordonné à celui d’une mesure. Une fonction de 
probabilité est un type de mesure, celles dites de poids total sur l’ensemble « mesuré » 
égale à 1. Le rapport de la théorie des probabilités à la théorie de la mesure sont très 
étroits. Serguei Bernstein a montré, de manière accessible niveau licence de 
mathématiques, que le théorème central limite (la loi des grands nombres) est identifiable 


terme à terme à un théorème d'intégration!®2. 


Les mathématiques ont précisé ce qui est « mesurable », quelles propriétés doit respecter 
l’ensemble. L'ensemble doit être séparable. Il s’agit là d’une propriété topologique selon 
laquelle construire la séparation entre 2 points quelconque est possible. Et, la fonction de 
mesure doit être sigma-additive, c’est-à-dire 3 choses : 1) quand on mesure des séquences 
dénombrables de parties deux à deux disjointes (dénombrable signifie qu’on peut les 
indicer sur l’ensemble des entiers naturels) leur réunion est mesurable, 2) la mesure de 
plusieurs parties est supérieure ou égale à la mesure de l’une parmi elles, 3) d’une partie 
l’on peut prendre le complémentaire dans l’ensemble, qui lui-même est mesurable. Ces 


trois propositions encadrent ce que mesure présuppose pour un mathématicien. 


Une mesure mathématique inscrit une relation de type x R y entre deux ensembles, une 
projection par laquelle l’ensemble de départ se voit imager en une seule dimension. Par 
exemple, un enfant pèse tant de kilo. De ce point de vue le corps humain ou animal est du 
pareil au même. La mesure peut faire frontière entre des domaines, précise Lacan dans 
Lituraterre, mais, la fonction littorale diffère de celle de la frontière. Une mesure étant 
relationnelle n’est pas une lettre proprement dite au sens où elle ferait bord avec de 


l’hétéros au signifiant, du foncièrement autre que verbal. J.-A. Miller l'explique en disant 


102 Berstein S., « Sur le théorème limite du calcul des probabilités », Mathematische Annalen, vol.85, 1921, 
p. 237-241. 


354 


que F(R) = S : en science où symbobliser le réel est au programme, rien n’est, du réel, 
entamé, puisque le signe égal maintien côte à côte dans sa clausule (une relation binaire) 
la fonction du réel d’un côté et les explications de l’autre. Dans le mot explications le préfixe 


porte ici une valeur essentielle. 


Lorsqu’est définit l’ensemble de départ, en revanche, la lettre au sens non-relationnel, 
absolue, est mobilisée. L’objectivation sur laquelle se fonde tout procédé comparatif 
quantitatif, lui, mobilise quelque chose du savoir en jeu. Le but et certains aspects du 


fonctionnement de l’appareil de mesure se spécifie. 


Dans Le séminaire sur « La lettre volée », J. Lacan indiquait déjà d’ailleurs qu’il s’agirait de 
« ne pas confondre les calculs de la machine avec son mécanisme. » Les calculs proviennent 
du discours des mathématiques. Ils précèdent la fabrication du mécanisme qui permettra 
de les mettre en œuvre de manière plus ou moins automatisée. Un mécanisme n’est jamais 


que subordonné à un calcul, secondaire. 


En résumé, l'appareil de la mesure est foncièrement relationnel et comparatif. La mesure 
prend son départ d’un symbolisme, celui de ses énoncés définitoires, pour ensuite 
effectuer des opérations sur l’image, qui est le terme mathématique même car les valeurs 
forment l’ensemble image. Elle est impropre, comme dit Mme Marret-Maleval, à saisir le 


bord réel. Ce dernier fait butée. 


Tel l'appareil de la mesure peut néanmoins avoir été l’œuvre d’un certain sujet ayant 
poursuivie la quête de chiffrer un réel. Loin de nous l’idée de juger cela à la manque, sans 
en passer par un cas précis. La seule restriction que nous touchons du doigt grâce au champ 
freudien est qu'il est impossible qu’il participe du dispositif propre à la psychanalyse. De 
n'être pas le lieu d’un calcul, elle n’a donc aucune chance de se matérialiser dans un 


mécanisme. 


L'examen du dispositif, de la théorie, de la technique, du montage scientifique 
expérimental, y compris les méthodes (la lunette de Galilée par exemple) peuvent aboutir, 


eux, à dégager des dispositifs la lettre, c'est d’ailleurs à chaque fois en y remontant. 


Nous sommes remontés à un mathématicien qui a arpenté le langage russe. J. Lacan en 


avait employé la référence. 


355 


Le traitement automatique de la langue 


Le traitement automatique des langues consiste dans l'hybridation de deux activités de 
recherche l'informatique et la linguistique. Il y a bien parmi ses sous-disciplines la synthèse 
vocale, la reconnaissance vocale et son pendant l'analyse acoustique, qui, elles concernent 
le matériel sonore de la langue. Et nous avons même vu avec A.A. Markov, qu'un travail 
rigoureux sur la lettre (sous la forme de quatre syllabes types) ouvre une lucarne sur la 
charpente phonique de la langue, quoique prenant pied dans l'analyse de matériel écrit. 
Mais enfin les travaux linguistiques aussi fondamentaux et formels (en fait les travaux 


mathématico-linguistique) restent très rares. 


A.A. Markov écrit à une époque pré-informatique (mais non pas pré-algorithmique). Il a 
produit un algorithme au détour d'une démonstration du domaine des mathématiques. Au 
départ, c'est d'ailleurs visant une question mathématique dont le sens était de relâcher les 
conditions de validité du théorème des grands nombres, que A.A. Markov l'a produit. Ce 
n'est qu'incidemment, et pour répondre précisément concernant une prémisse d'analyse 
stylistique, que Markov a démontré qu'une contrainte pèse sur la chaîne orthographique, 
en termes techniques une autocorrélation où le linguiste reconnaîtra un degré de 


consonnantisme. 


Nous avons cherché à ne pas tomber dans l'ornière et le (faux ?) brillant des sciences 
informatiques, pour remonter quand nous l'avons pu à la question mathématique, 


formelle. 


Aujourd'hui au sein du TAL, il y a des clivages, des fortes séparations, même si elles n'ont 
rien de définitives. Nous pouvons observer qu'il est très rare qu'un chantier soit entrepris 
pour tenir d'un côté une analyse phono-syntactique de type analyse vocale/littérale au 
moyen de chaîne de Markov et de l'autre côté les opérations classiques, courante dirions- 


nous même, que l'on demande au TAL. 


Et c'est peut-être tant mieux pour la richesse et la vitalité de la langue car le niveau très bas 
de l'analyse phono-syntactique est celui où il est possible d'imaginer corriger des trous ou 
corriger des lapsus afin de rendre une forme écrite correcte à un flux verbal prononcé pour 
l'acquisition informatique, c'est à dire celui qui à notre avis rencontre dangereusement la 


dynamique profonde de la langue. 


356 


Nous avons parcouru par exemple les 18 textes longs du volume Il du TALN 20131% et une 
seule repose sur une méthode dans laquelle n'entre pas en compte un lexique déjà 
constitué. Et encore elle ne le fait qu'en prenant en compte la préfixation et de la 
suffixation, donc en s'appuyant sur les mots comme prédécoupés (par l'écrit) et en 


supposant aux mots concernés une racine conçue comme atomique. 


L'analyse morpho-syntaxique consiste, elle, à assigner aux mots d'un texte brut des 
propriétés (des étiquettes lors d'une première étape classique) linguistique. La syntaxe est 
vue selon deux grandes perspectives, typiquement, soit une séquence de constituant 
grammaticaux, soit l'analyse porte sur la dépendance des mots ou groupes de mots les uns 
par rapports aux autres. Ces travaux s'appuient sur des terminaisons et des repérages 
"morpho-syntaxique" mais à nouveau, de ce que nous en connaissons qui est très limité, 
les travaux de ce champ que nous avons pu consulter n'entrent pas dans le dur de la 


machinerie du mot, sa découpe, ses résonnances. 


Pour résumer, la plupart des travaux portent sur deux grandes manipulations de texte : 
d'une part extraire, sélectionner, comparer, grouper, assigner des clusters/groupes à des 
ensembles de mots, d'autre part opérer des classification stylistiques, d'opinions, de 
connaissances. Ces deux grands axes ne redécoupent jamais les mots. Un autre axe très 
dynamique repose sur des lexiques à croiser : les recherches pour améliorer la traduction 


automatique. 


Ainsi, aujourd'hui il nous semble que les techniques émulant par un algorithme un texte ne 
repartent jamais du niveau phonématique ou littéral, du moins qu'il y a un certain clivage. 
N'y-a-t ‘il pas là un hiatus qui mérite notre attention de mathématicien et de curieux de la 
langue à l'ère du world wide web ? Ce clivage mérite aussi l'attention des lecteurs de J. 
Lacan car il a proposé à notre sagacité la disjonction du signe et de l'être, dans Le séminaire 
sur «La Lettre volée» 1% (1953). C'est cette disjonction que nous nous permettons de 
revisiter quitte ensuite éventuellement à en proposer l'historicisation comme l'a proposé 


J.-A. Miller. 


18 TALN-RÉCITAL 2013, 17-21 Juin, Les Sables d'Olonne 
104 Lacan J., « Le séminaire sur “La Lettre volée” », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.31. 


« Ici le signe et l'être merveilleusement disjoints, nous montre lequel l'emporte quand ils s'opposent. » 


357 


Pour nous raccrocher à la disjonction lacanienne originelle, nous proposons que l'itération 


promue par Markov joue au niveau signe, et que le TAL est pris, lui, dans les affres de l'être. 


Le signe disjoint de l'être, sont deux points rejetés aux confins du champ du langage. 
J. Lacan étudie leur fonctionnement car ils sont l'effet princeps de l'inconscient 1%. Ils 
n'existent qu'à condition de subir des déplacements. Et J. Lacan tente de passer outre 
l'apologue ou l'image (qu'il tire de la nouvelle de Poe) en proposant une démonstration 
formelle reprenant les termes du fonctionnement « des mémoires rotatives de nos des 


machines-à-penser-comme-les-hommes!® » 


Il y a un hiatus entre la casse syntaxique, hors-sens (la mise en page respectant un numéro 
de colonnes en FORTRAN par exemple), et la fonction grammaticale. Sans ce hiatus 
l'opération qui consiste à compiler un programme ne poserait pas un problème. L'un des 
problème fondamental de l'informatique consiste à offrir à un utilisateur voulant effectuer 
un calcul une interface maniable où venir y inscrire les termes du calcul, alors que dans les 
circuits et semi-conducteurs machiniques, les lieux d'inscription sont hors de la portée 
visuelle et motrice d'un scripteur humain. Il y a ce hiatus puisque produire un texte correct 
du point de vue grammatical via un programme informatique, c'est y adosser un lexique et 
lui conférer une structure grammaticale. Ce n'est qu'à peine vulgariser la chose d'y 
retrouver le jeu du cadavre-exquis. Vous imposez par exemple la structure sujet-verbe- 
complément, vous imposez des lexèmes, et vous émulez les phrases. L'effet peut être 
comique et même poétique. Raymond Queneau a ainsi composé cent mille milliards de 
poèmes d'un livre à onglets et bandeaux dont les vers peuvent se recombiner à loisir!°7. 
L'expression phrases toutes faites est remarquable car elle est assez ancienne pour valoir 
étymologie du mot de phrase! %, Elle fut introduite dans l'usage de la langue française par 


Jean de La Bruyère dans Les caractères, la reprise d'un chef d'œuvre de l'antiquité romaine 


et dont le succès ne s'est pas démenti avant notre génération!®. En bref, une machine du 


195 Lacan J., « Le séminaire sur “La Lettre volée” », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.35. 

106 Lacan, J., « Le séminaire sur “La Lettre volée” », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.29. 

107 QueneauR., Cent mille milliard de poèmes, Paris, Gallimard, Hors-série beaux-livres, 1961, 38 p. 
18 https://www.cnrtl.fr/lexicographie/phrases 

19 La Bruyères, Les Caractères, Paris, Garnier Flammarion - GF.72, 1965, p.221. 


« De la cour » : 


358 


langage ne s'appuie pas la mise en fonction de la lettre mais des mots. Le TAL ne se glisse 
pas sous la charpente phonique de la langue, ou plutôt : à ce qu'il soit question qu'un 
algorithme s'immisce en cette strate alors les exigences du sens auront déjà réchappé et 
ceci sans rémission. Et l'on note que la question de la coupure entre les mots semble 
solidaire de la question du sens et qu'y joue la même exclusive ou bien l'on s'en affranchi 
sans espoir de retour, ou bien l'on s'aliène de fait à des entités prédécoupées porteuses 


d'un grain de sens. 


Nous ne pouvons qu'apposer côte à côte, d'un côté la synthèse vocale machinique 
markovienne de la langue, de l'autre la logorrhée conversationnelle ChatBot. Le Léviathan 
qui prendrait vie des deux possibilités virtuelles travaillant de concert, semble avoir été 
foudroyé dès l'émergence (et néanmoins, et par-là même insister). Ce Léviathan serait une 
machine qui converserait avec les humains. Rêve ou cauchemar, d'ailleurs ? Expérience de 


pensée pour Allan Turing, et chimère. 
Une perspective. 


Nous ne prétendons pas disposer d'une vue panoramique sur la linguistique. Il faut donc 
rester prudent. Toutefois il nous semble que la linguistique contemporaine accorde une 
place relativement modeste à la performance orale du signifiant, au fait de parler. Ce n'est 
qu'une hypothèse de travail, mais il semble qu'à l'ère de l'informatique, le matériel de 
recherche en linguistique de type écrit ou texte, semble privilégié. Comme l'écrit offre un 
angle de computation de la langue extrêmement plus accessible que l'oral, il est possible 
que les recherches se soient engouffrées dans les questions spécifique du mode écrit de 


production de la langue à l'ère de l'informatique personnelle, soit de 1977110 à aujourd'hui, 


« 81-11 y a un certain nombre de phrases toutes faites, que l'on prend comme dans un magasin et dont l'on 
se sert pour se féliciter les uns les autres sur les évènements. Bien qu'elles se disent souvent sans affection, 
et qu'elles soient reçues sans reconnaissance, il n'est pas permis avec cela de les omettre, parce que du moins 
elles sont l'image de ce qu'il y a au monde de meilleur, qui est l'amitié, et que les hommes, ne pouvant guère 
compter les uns sur les autres pour la réalité, semble être convenus entre eux de se contenter des 
apparences. » 


10 L'Apple Il muni du premier tableur VisiCalc est le premier micro-ordinateur commercialisé l'échelle du 
grand public à partir de l'été 1977. 


359 


et encore plus à l'ère des réseaux soit de 2000! - aujourd'hui. Ce tropisme semble se 


dérouler sans égard pour une politique de recherche ou une autre. 


Si c'est le cas, alors il faut ajouter encore un autre point qui se trouve en même temps 
déconsidéré, à savoir le signifiant. Le mot ne fonde pas le signifiant 112. Le signifiant est dans 
l'illocutoire, il est fondamentalement ce qui s'entend dans ce qui se dit. Cela les linguistes- 
informaticiens peuvent plutôt s'en rende compte, parce qu'il y a une fine problématisation 
de la question du sens en linguistique informatique, où la question du sens fait l'objet de 
techniques de recoupement. Le simple fait que le sens soit mis en question, rend riche la 
question Et toutefois, lorsque le mode écrit constitue le matériel dominant de la 
recherche, l'on tend tout de même à se focaliser sur les mots en rejetant pour plus tard ou 
en pensant implicitement que signifier consiste à regrouper selon certaines règles des 
mots. || est vrai qu'il y a le sens courant, que le langage peut servir de manière très 


rudimentaire à assigner des tâches, identifier des objets, à classer. 


Nous notons cependant qu'à prendre chaque mot pour porteur d'un ou plusieurs objets 
qui seraient stables dans le monde, cela tend à confondre le mot et le signe (car nous 
prenons comme définition du signe qu'il est ce qui pointe vers un objet). C'est bien ce que 


le mot fait en de rares occasions avec le nom propre. 


Perspective donnée par A/gorithmes de la psychanalyse 

Après le mathème Zu, l'effet de rebroussement, il y a nécessairement à faire autrement, 
une nouvelle perspective à donner. C’est ce que fit J.-A. Miller en 1979 avec le dernier Lacan 
dans l’article Algorithmes de la psychanalyse, J.-A. Miller traite de l'installation du 
transfert et de l'institution de la passe. Du transfert, son concept en est simple, même si à 
chaque fois qu’il advient, de tenir à des contingences, un petit mystère a lieu. Le transfert 
est chose aisé à saisir à condition d’avoir saisi un automatisme de la langue, explique J.A. 
Miller, nous pourrions même dire l’automatisme de la langue découvert par Saussure et 


légèrement adapté à la psychanalyse par J. Lacan en lisant S. Freud. 


11 2000 est l'année où le moteur de recherche qui domine ce secteur est devenu disponible en 10 autres 
langues que l'anglais, au milieu de l'année, puis en 26 langues à la fin de l'année 2000. 


. Lacan, J. Le séminaire Livre XX - Encore, Paris, Seuil, 1975, p.22.  « Le mot ne fonde pas le signifiant. » 


13 Miller J.-A., « Algorithmes de la psychanalyse », Ornicar ?, 16, 1978, p.15-25. 


360 


Dans la langue telle qu’un sujet tente de la faire fonctionner, l'instance du signifiant déploie 
au-devant d’elle les instances dynamiques et variées des signifiés, des significations et 
finalement du sens, et pour cette dernière non sans la ponctuation. Ainsi, sauf exception, 
les dires ruissellent, en réseaux, s’anastomosent, et se perdent. Ce procès de la 
subjectivation brouille nos propres cartes de sujet, nos signifiants sources. Un tel signifiant, 
lui, peut rester comme source active, ou comme étang de l’amont paisible et plein de sa 


superbe. 


En tenant compte de cette loi de l’hydrodynamique signifiante, la proposition de l’analyste 
consiste à suivre ce réseau hydrographique dans le sens de la remontée grâce à 
l'interprétation psychanalytique. L’escapade offre des vues panoramiques sur les vallons : 
voilà le transfert. || entretient l’analyse, la soutient, la prolonge. Freud parlait déjà en 


termes hydrologiques du concept de cure psychanalytique : assécher la Zuiderseel14, 


Depuis, la psychanalyse a changé. Rétablir la continuité des écoulements et faire en sorte 
que le réseau se stabilise, pourquoi pas, mais, il s’agit surtout désormais de constater et de 
cerner les points singuliers, les sources, les pertes, les confluences, les marais, et 
l’ensemble ne peut pas ne pas continuer à couler, à cause des météores pour filer notre 


métaphore. D'ailleurs, assécher la Zuidersee, ce n’est pas à reproduire. 


L'institution de la passe est présentée par Miller à partir du concept de la transmission et 
des difficultés qu’il pose. La passe consiste dans le moment de transmettre ce qu'a été sa 
psychanalyse et comment y a été mis un terme. Or, transmettre suppose non seulement le 
préalable d’une élaboration rationnelle, mais aussi le style à y mettre pour que l’auditeur y 
soit sensible. Ce qui vérifie une transmission réussit en fin de compte tient dans le caractère 
circulant d’une proposition ou d’une formule, qui passe de main en main. Ce qui fait passe 
ne respecte aucun schéma préétabli puisque ça se situe entre la formule mathématique et 
le jeu de mots, la note d'humour, à partir de l'élaboration du matériel de sa propre analyse. 
Raison pour laquelle s'impose, du côté de l'institution, l'établissement d’une procédure (à 
la limite il s’agirait d’une loi du type articulation langagière) qui vienne vêtir de la 


parenthèse d'un schéma préétabli, cette démarche unique. 


4 Freud S., Die  psychichen  Instanz,  Almanach der  Psychoanalyse, 1934,  p.5-38, 
consulté le 16/05/2022 : https://archive.org/details/AlmanachDerPsychoanalyse1934 


361 


L'article de J.-A. Miller fournit donc des explications sur la transmission, et la question du 
chiffrage dans la psychanalyse. En particulier, J.-A. Miller procède par des distinctions 
nettes, et même en ouvrant des béances, précieuses en ce qu’elles offrent des possibilités 
de repérage dans la psychanalyse. Elles sont de l’époque du dernier Lacan et en phase avec 
cet ultime temps de son enseignement. Il indique en particulier qu'entre la lettre 


algorithmique et l'instance de la lettre dans l'inconscient : rien en commun. 


PIPOL9 
3€ Congrès Européen 2 
ce Psycnanalyse 


L'INCONSCIENT 
ET LE 
CERVEAU 

RIEN 

EN COMMUN 


13-14 juillet 2019 27 
Sousre Bras: leeurq Cerir 


J.A. Miller il ouvre exactement la béance ainsi : « les sciences modernes de la transmission 
ne sont d’aucun usage à la psychanalyse »1°, C’est très intéressant parce que dans le même 
article, il insère un résumé de l’article célèbre de C. Shannon sur l’adaptation des flux 
d’entropie émettrice et réceptrice dans les systèmes de télécommunication moderne, 
montrant ainsi qu'il parle en connaissance de cause. Il reste que ce dont il prévient est 
sérieux, qu’il l'indique à nouveau sous cette forme : [l’algorithme de Saussure] « est d’une 
espèce qui ne se rencontre pas chez Church, Turing ou Markov : il ne livre aucune solution, 
sinon de continuité entre S et s, mais seulement des questions, il rend tout signe 


problématique. ». 


En cohérence, la lettre algorithmique n’est donc plus qu’un fait d’histoire. Lacan en a 
« inauguré et achevé en même temps » l’usage au séminaire sur «La lettre volée» « à fins 


de décaper la symbolique délirante où s’engluait la découverte freudiennefif ». 


HS Miller J.-A., « Algorithmes de la psychanalyse », Ornicar ?, 16, 1978, p.15-25. 


16 Le rappeler se peut sans contradiction avec l’exercice de la thèse au département de psychanalyse, à 
condition de faire un pas de côté à ce qui serait d'usage pour la praxis analytique. 


362 


Alors que le signe linguistique de Saussure se « fend invariablement en deux », la lettre 
logique ou algorithmique, elle, reste à l’état de calcul — où le signifiant est pris amalgamé 
dans le signifié17. 

Au demeurant, J.-A. Miller n’insiste pas sur cette béance car il situe encore ailleurs deux 
différences radicales de l'expérience analytique par rapport à toute sciences appliquées ou 


technique : 


« La transmission du discours analytique, en effet, va de l’un à l’un sur le fondement du 
transfert. (.…) Le transfert est la condition de la transmission, dans l’expérience issu de 
Freud s'entend, car cybernétique, théorie de l'information, computer science, mettent très 


bien la transmission en formules, et sans référence aucune au transfert. » 


J.-A. Miller présente ainsi les deux différences majeures entre les technologies et la 
psychanalyse, même si l’on peut parler par métaphore de technique psychanalytique 
(mieux vaut parler d’un dispositif et ainsi rejoindre la notion de dispositif d'écriture) : la 


transmission va de l’un à l’un, concernant la psychanalyse et, elle implique le transfert. 


En résumé et forçant un peu le trait, J.-A. Miller positionne la psychanalyse en discordance 


complète avec les computer sciences. 


En étudiant Lacan et les chaînes de Markov, cet écueil approchait. Nous nous en sommes 
rendu compte lors du colloque autisme et robotique. Il faut alors remarquer, puisque nous 
souscrivons à cette thèse, qu’en elle-même, elle a valeur propédeutique pour la 
psychanalyse. Par ailleurs notre thèse n’a pas l’ambition d'orienter l’analyse, mais, d'ordre 
universitaire, déjà en tirer au clair ce qui se joue autour de cette béance, de facto élément 
d’une histoire de notre discipline. Aussi nous nous sommes plutôt repérés sur ce qui 
concerne les révolutions théoriques ou l’amont mathématique d’où l'informatique et 
Internet ont pu émerger. 


118 


En mathématique appliquée, le versant du contenu vide de la lettre-° émerge, mais est-ce 


tout ? L’a-sémantisme mathématique n’est pas complet — il y a les définitions, le contexte 


17 Rapprochement possible des mathématiques et de la psychosomatique : contagiosité, modes, 
coalescence, prolongements réticulés. 


18 F, Hulak utilise l'expression « Le mathématicien est aux prises avec le contenu vide de la lettre ; il ya emploi 
d'un langage hors-sens. » 


363 


d'élaboration et le désir du mathématicien, il y a ce que J.-A. Miller appelle le moment où 
le mathématicien doit condescendre au pathème pour que prennent dans la communauté 
son innovation, sa formule nouvelle. Nous savons riche la problématique des rapports aux 
langages des mathématiques elles-mêmes, et d’après ce que nous avons wi, 
nécessairement plus féconde que celle des rapports du génie télécom au langage, un 


problème ou croisement stérile. 


Dans l’agora des réseaux sociaux, il faudrait parvenir à trier entre ce qui est impasse de 


notre civilisation et ce qui ne l’est pas. 


Hulak F., « Chaslin, clinique de la discordance et le réel en mathématique », dans Logique du sinthome - mise 
en pratique, Nîmes, Champ social, 2016, p.84-116 (p.106). 


364 


4) Conclusions et perspectives 


Conclusions 


Le séminaire sur la Lettre volée traite du malentendu qui fourmille du fait de l'emploi du 
langage. Diachroniques, subissant leur mutuelles influences à leur bord, les langues ont une 
histoire, y compris leurs lettres. Avec l'emploi d'une langue viennent des motifs choisis, des 
topos, des lettres que seul l'après-coup ne révèle. En particulier, une analyse formelle peut 
révéler une interprétation nouvelle. Tout n'est pas su de ce qui est dit au moment de le 


prononcer. 


Dans l'interlocution, plus précisément, certains sujets concèdent à autrui la manière 
d'entendre leur message, au risque d'entendre par le truchement de l'interprétation ou du 
désir de l'autre ce qu'il ne se savait pas dire. La structure vaut aussi pour l'auteur auquel le 
lectorat rapporte des idées, des surprises, une intelligence du texte longtemps ignoré au 


départ alors même qu'il s'agit du produit d'une patiente élaboration{1®. 


Cette concession inéluctable, l'enfant a à la franchir. Cependant, prendre la parole en tant 
que cela nécessite de manière problématique d'y mettre du sien, est loin d'être une 
question cantonnée à la période de l'enfance. D'autres questions se rencontrent durant la 


vie, en particulier la vérité et le bien-dire. 


L'interlocution sert la féminité, en tant que position subjective valable pour un homme 
comme pour une femme, car y est consenti à ne pas tout maîtriser de ce l'on avance et 
c'est ce qui fait la difficulté mais aussi le délice de la chose. C'est de l'extérieur que gît 
l'amorce de l'interlocution, c'est du "Fort" au sens du jeu fermé du Fort-Da que ce dernier 


s'ouvre à un ternaire et même davantage. 


Le séminaire sur « La Lettre volée » problématise l'entendre au niveau de la sonorité même, 
la voix étant le support constant de la langue, même écrite. Est visée une articulation du 
malentendu à l'homophonies, aux résonnances, aux lapsus calami. Cela fait du malentendu 
chose qui n'est pas qu'idéelle mais pétrie aussi de l'inentendu. Les effets de prosodie ou 
d'assonance qui gîte, y dans un clair-obscur peuvent nécessite plusieurs écoutes avant de 


faire mouche. L'après-coup est requis. Les multiples portées interprétatives font que 


19 Kundera M. L'art du Roman, Paris, Gallimard, 1986, 200 p. 


365 


l'interlocution à la fois laisse échapper des lectures insu du sujet, du coté en-plus, et à la 


fois filtre et rend virtuel le fond du propos, du coté en moins. 


Si bien que "une réponse en tant que telle à la question initiale" ne concerne à jamais que 
le sujet, qui en ce lieu est sujet de la voix-de-personne, d'un creux de la voix qui ne dit rien 


mais laisse place à une relance. 


Perspective 1 : Lire en 2020 le séminaire sur la lettre volée 

Et aujourd’hui, le Séminaire sur «La lettre volée» serait incompréhensible ? Il pâtirait d’une 
technicité invraisemblable, le corps n’y serait pas, et cela désorienterait qui veut entendre 
de quoi il s’agit en psychanalyse ? Il faut concéder avec Lacan, qui l'indique lui-même et 


avec J.-A. Miller qui l’a commenté, qu’il y a là une manière d’impasse, une aporie. 


Toutefois, la suite de l’enseignement de J. Lacan permet de la justifier en tant que 
rebroussement, cf. les effets retours au niveau de la création de S(A) du graphe 2122 qui est 


une représentation graphique du processus primaire. 


Et ainsi nous pouvons relire /e Séminaire sur «La lettre volée » avec le motif du 
rebroussement devant le mur de la langue faite cybernétique, numérique et désincarnée 
au possible, acéphale. Ce séminaire prévient le lectorat de J. Lacan qu'en fonction de 
l'usage de la langue, les locuteurs peuvent la tourner selon certains modes. Et ces modes 


modifient en retour les sujets car nous sommes pris dans le bain du langage et ses effets. 


Concaténer, c'est-à-dire assembler des lettres les unes après les autres, mime le fait de dire 
en reproduisant langage. C’est mimer l'énoncé, qui lui s’isole du discours linguistique sur le 
langage. La séparation, qui objective d’un côté l'énoncé et de l’autre l’énonciation prend 


des dimensions importantes il nous semble, à notre époque. 


Le hiatus entre cet état clivé et l’état naturel de la langue où les deux sont noués, 
indissociables, comporte un effet de cacophonie. 
La langue comme Autre à soi-même génère une pudeur nécessaire, provenant de l'enfance. 


Il s’agit (du moins pour certains cas) du point où l’infans a dû s’accrocher pour parvenir, 


120 Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », dans Écrits, Paris, Seuil, 
1966 [1960], p.808. 


366 


d’une manière divisée, à s'ouvrir à un amour de la langue, qui se double par un autre côté 


d'une aversion pour « ce qui ne parle pas », c'est à dire à l'encontre des pulsions. 


Que notre discipline permette d’y cerner un point de rebroussement pourrait n'avoir 
d'intérêt que pour elle-même, mais il me semble que ce n’est pas le cas. Un effet de 
rebroussement se redouble en des effets de créations. Nous y voyons une raison, une 
explication (originale il semble) de la largeur étonnante de l’éventail des applications de 
ces chaînes dans les sciences et techniques, qui vont de l'écologie à l'informatique 


théorique en passant par la reconnaissance faciale et les moteurs de recherche. 


Ce point de rebroussement (mathème Zu) est un point privilégié d’où il est discutable si la 
langue est naturelle ou objective, au sens des sciences, c'est-à-dire un point de 
métalangage logique. Or il est défendable, par ailleurs, que la langue entière puisse servir 


de métalangue à travers l’usage autonyme !?!. 


Toutefois, nous ne situons pas le 
rebroussement sur le volet secondaire de l'affaire (la sorte d'ironie mathématique ou de 
Witz qu'il y aurait à réduire ainsi la langue) nous estimons qu'en tant que cette proposition 
provient du discours des mathématiques, avec leur réduction, et qu’il s’agit ainsi d’un calcul 


appliqué à du matériel langagier, elle émane d'un processus primaire. 


Ce n’est peut-être pas non plus ce que G. Chatenay appelle le réel de la formalisation 
mêmel??, et qui serait plutôt du côté du graph et du logogriphe (ce réel serait encore en 
arrière-plan celui devant lequel ont été inventé par exemple de la variable aléatoire 
conditionnelle ou encore les graphes et leur topologie). Nous n’irons donc pas à affirmer 
qu'il s’agit d’un point de réel, au sens de Lacan. Nous resterons au niveau factuel, c’est un 
point factuel d’étonnement linguistico-mathématique. En outre nous notons que la pensée 
ne recule pas à concevoir le langage sous son jour matériel, mais ce serait pour s’en 


défendre pouvons-nous supposer. 


J. Lacan a noté que l'invention de Markov était une invention écrite et sur l'écriture, 
l'invention d'une forme du calcul. Il s’agit d’un prolongement (au sens de M. Serfati) de 
lettres mathématiques, c'est-à-dire que la lettre ÿ est mobilisée, littéralité d’abord hors- 


sens d’une chaîne de probabilités conditionnelles. Par l’exemple, cela fait de la lettre 


11 Miller J.-A., « U ou ‘il n’y a pas de métalangage’ », Ornicar ?, 5, hiver 75/76, p. 67-72. 


12 Chatenay G., « Le réel en jeu dans la formalisation même », dans Le réel en mathématiques, Agalma - Le 
Seuil, 2004, p. 207-228. 


367 


mathématique, et plus largement d’un dispositif d'écriture (serré ou rigoureux), le moyen 
par lequel un tel point de rebroussement peut s’atteindre. C’est précieux car cela veut dire 
qu'avec l’écrit, il est possible de cerner des états d'avant l’introjection de la langue, le « où 
ça ne parle pas » que Lacan évoque dans Le séminaire - l’Ethique!?°. Ces abords font 
souvent hésiter. 

« L’horreur presque religieuse de certains face à la synthèse, de la recréation par 

l’homme d’un ensemble complexe à partir d'éléments dissociés dans une première 

opération. (...) dans tout ce qui touche à l’homme, à son corps, à son esprit surtout, si 

l'analyse s’est généralement imposée, la simple pensée d’une synthèse remplit 

encore certains esprits d’un effroi vague. On en nie tout d’abord la possibilité ; puis, 


lorsque les faits sont là, on les ignore, grâce à l’admirable pouvoir qu'on les hommes 
d’éluder ce qui les heurte ou ce qui les peine!24, » 


A. Martinet parle dans ce passage de la recréation d’une langue de synthèse, des 
possibilités nouvellement offertes en linguistique structurale appliquée en 1945 de générer 


une langue artificielle. 


Perspective 2 : ce qu'effectue une équation 


Selon J. A. Miller, une équation est bifide : d'un côté mathématique, de l'autre l'auteur(e) 
de mathématique lui confère tout de même une once de sens, à des fins d'enseignement 
et d'étayage. C'est pourquoi N. Charraud à raison de relever qu'un horizon certain des 


mathématiques est de trouver la bonne définition aux objets dont elle use. 


Le lettre aussi est foncièrement bifide, mais ce n'est pas une raison suffisante pour 
confondre lettre et équation. L'équation n'est ni une lettre, ni un signifiant, ce serait plutôt 
de l'ordre de ce que Miller appelle un appareil. 

Nous pourrions nous avancer à dire qu'un germe de sens naîtrait, que l'auteur(e) le veuille 
ou non, ne serait-ce par participation nécessaire à l'histoire des mathématiques (à moins 
qu'il/elle ne conserve cet énoncé par devers soi). 

Dans Le séminaire sur « La Lettre volée», J. Lacan a tenté, de forger un appareil, sans y 


parvenir mais c'est l'essai qui est majeur. 


13 Lacan J., Le séminaire Livre VII - L'éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p.69. 


14 Martinet À., « La Linguistique et les Langues Artificielles », WORD, 2:1, 37-47, 1946. 


368 


En conclusion, que ce soit dans Lituraterre où Le séminaire sur « La Lettre volée», la lettre 


est corrélée au registre de la jouissance. 


« L'histoire de la psychanalyse nous atteste que c'est spécialement au champ 
préœdipien que l'expérience, le souci de la cohérence, la façon dont la théorie se 
fabrique et tient debout(...) ont fait attribuer les perturbations (...) du champ de la 
réalité par l'invasion de l'imaginaire!#, » 


D'abord, la tournure est très précise mais un peu complexe. Lacan isole trois facteurs 
historiques parmi lesquels nous pouvons sélectionner : le souci de la cohérence. Ensuite, 
paraphrasons-le. Par soucis de cohérence, il a fallu attribuer les perturbations du champ de 
la réalité par l'invasion de l'imaginaire, à quelque chose que l'on a isolé en tant que champ 
préœdipien. 

Enfin, développons un tout petit peu. Les psychanalystes en consolidant d'où ils ont à 
répondre de ce qui leur est adressé, se sont résolu à concevoir une scène inédite et 
spécifique sur laquelle, ce qui se joue d'habitude au théâtre, émerge pour de vrai, non sans 
perturber, donc, ce que l'on entend d'habitude par "la réalité". L'imaginaire interfère avec 
la réalité. Pour l'illustrer pensons au pitch du film Tron : un joueur de jeu vidéo happé par 
l'écran se retrouve au beau milieu des batailles. Ce dehors-dedans, la psychanalyse l'isole 


cliniquement. 


C'est dans ce registre de l'invasion de l’imaginaire que se justifie l’apport de J.A. Miller 
d’une équation qui, lorsqu'elle fait florès, marque d’un réel-de-discours, la réalité elle- 
même (pour un temps tout du moins). J. Lacan a tenté, avec le mathème, de prendre le 


registre de l'invasion de l'imaginaire à son propre piège. Cette tentative était hardie. 
Le symbolique fait trou, et laisse la possibilité de la lettre au bord de ce trou. 
Le chiffre lui est posé sur le trou ou dénote le trou. 


Nous considérons que le séminaire sur « La Lettre volée» fournit un nouvelle axe 
problématique à la question du refoulement originaire [Urverdrangung] en visant l'obscur 
de la jouissance qu'il recèle, son inaccessibilité étant à cette époque mis sous l'égide de la 
phonologie comme loi indestructible de n'avoir pas de sens particulier mais de les générer. 


Cet axe donne matière à penser et critiquer la dictature de l’algorithmique des signifiants 


15 Lacan J., Le Séminaire livre V Les formations de l'inconscient, Paris, Seuil, 1998, p164. 


369 


en ce qu’elle vise à s'affranchir du mur du langage, soit, du complexe de castration. 
Toutefois, chemin faisant, J. Lacan a dirigé sa pensée concernant le refoulement originaire 
vers des considérations éthiques. Une question cruciale étant d’où intervient l’analyste 
lorsqu'il interprète ? Question qui appelle à une clinique au cas par cas et au témoignage 
de l'expérience du psychanalyste. À contrario, l'essai d’une théorisation de la chose, elle, 
n’y ferait que contribuer à obscurcir la notion du refoulement originaire très pointue et 


difficile (ce serait alors l'arroseur arrosé). 


AU point où nous en sommes, nous pouvons séparer le matériel qui sert de support aux 
messages, et le message en tant que vouer à être lu et doncinterprété. Code vient de codex 


c'est à dire la tablette support du message!?f. 


26 Hulak, F. « 3. La division du sujet « à ciel ouvert » », dans La lettre et l'œuvre dans la psychose. Érès, 2017, 
pp. 43-74 (p.73). 


370 


IX) Fonctions et écueils de la 
machine-à-répondre 


Intervention aux journées de Rennes RPpsy 


Autisme : numérique & robotique, Quel partenaire au XXI°"® siècle ? 


1) Position du problème avant d'écrire le 
résumé 
Dévoilons-le à partir des chaînes de Markov, l'un des algorithmes pour mettre en 


adéquation à la fonction de l'écrit un signal de parole traitée. 


Markov (père) a inventé cette écriture des processus stochastiques, après 10 ans de 
recherches, et en propose un exemple d'application sublime : la surdétermination le long 
du concaténât énonciateur. Le signal du ronron parolier inévitable peut tout à fait 


déclencher une action machine. C’en sont les mathématiques, les probabilités. 


Or, celle surdétermination diffère de celle que Freud met au principe de l'infinitude d'une 
cure psychanalytique. 


Donc l'énonciation spontanée n'a qu'un rapport d'analogue à la production d'énoncé 
adéquat à un code. D'ailleurs, ce formalisme de la linguistique quantitative n'épuise pas la 
textologie, y c. le premier Lacan, où l'instance de la lettre chiffre. La lettre en tant que 


support des signifiants n'est pas le dual type-token par lequel l'algorithme opère 


« (...) un langage se définit de ce qu'il ne se comprend pas. C'est pourquoi 
[l'algorithme de Saussure] est d'une espèce qui ne se rencontre pas chez Church, 
Turing ou Markov : il ne livre aucune solution, sinon de continuité entre S et s, mais 
seulement des questions, il rend tout signe problématique!. » 


Des signifiants mathématiques viennent même élucider en 3 pans, la béance 
algorithmique-parole. Les alphabets mathématiques ont structure de monoïdes, avec pour 
relation binaire la concaténation à rebours de laquelle on coupe (sans reste). Autre est 
l'algèbre des ensembles avec pour relation binaire l'union à rebours de laquelle on sépare, 


dont il peut rester l'ensemble intersection. Encore autre est le choix d'une logique : "le 


1 Miller J.-A., « Algorithmes de la psychanalyse », Ornicar ?, 16, 1978, p. 15-25 (p.17). 


371 


langage peut bien ne pas cesser de commettre l'équivoque d'attribuer à l'ensemble la ou 


les propriétés de ses éléments, sans que nous y souscrivions?" 


2) Phonologie vs traitement du signal de parole 
(résumé accepté) 
Autisme : numérique et robotique - Quel partenaire privilégier au 21ème siècle, 


thématique : éthique du sujet - actualité de la science 


Bastien Moreira-Pellet, Doctorant en psychanalyse, laboratoire : La Section clinique EA 
4007, Université Paris 8, 2 rue de la liberté 93526 Saint-Denis, 


bastien.pellet.2000@polytechnique.org 


mots-clefs : traitement automatique de la parole, autisme, instance de la lettre, phonologie 


« La marque de jouissance [avec le sujet autiste] n'est pas extraite de la parole, au 
point que le sujet vit l'émission de sa parole comme une véritable mutilation®. » 


Abordons le corps parlant par la phonologie. 


Jakobson a décrit un ordre d'apparition des phonèmes : d'abord les consonnes labiales et 
dentales, ensuite les occlusives orales ou nasales‘. Il synthétise de nombreuses analyses 
phonologiques, comme l'opposition fondamentale occlusive-voyelle. À de telles régularités 
répondent des lois linguistiques. Le devenir du langage enfantin d'une part, la détérioration 
du système phonématique dans certaines aphasies d'autre part, mettent en fonction ces 


lois. Elles restent valables y compris entre les langues elles-mêmes. 


Au plan méthodologique, Jakobson part d'un atomisme de traits distinctifs des phonèmes 
pour construire des valeurs phonologiques. Les phonèmes sont des sons du langage à 
valeurs oppositionnelles et relatives. Trois niveaux de perception sont distingués : le ton, 


le phonème et le bruit, ce dernier sans valeur linguistique. S'ils sont hiérarchisés et 


2 Jacques F., « Un paradoxe de Porphyre »; Ornicar?, 1, Janv 1975 p. 90-92. 
3 Laurent É, La bataille de l'autisme, Navarin © le champ freudien, 2012, p. 42. 


4 Jakobson R., Langage enfantin et aphasie, Flammarion, 1980 [1969], 185 p. 


372 


cloisonnés, ils peuvent interférer. Bien que cette construction soit rigoureuse, elle semble 


inopérante ou oubliée en reconnaissance automatique de la parole. 


C'est peut-être dû à la fonction de l'écrit et au statut particulier de la lettre algorithmique. 
Nous n'avons que la machine-à-répondre, pas la machine-supposée-savoir. Il lui faut nos 
énoncés, fonction de l'écrit, pas notre énonciation. || y du semblant de Speech dans Speech 


recognition. 


Nous pourrons en dévoiler un bout à partir des chaînes de Markov, l'un des algorithmes 
mettant en adéquation à la fonction de l'écrit un signal de parole traité. Le concept 
d'algorithme au sens de Markov (fils) repose sur une dualité "type/token", à traduire par 


genre/specimen®. Cette dualité vide de son contenu la lettre linguistique. 


Pour autant, Markov (père) a inventé une écriture mathématique des processus 
stochastiques, après 10 ans de recherches. Il à émis l'hypothèse que les doublets de 
voyelles et de consonnes finissent par circuler dans un graphe qui se stabilise. En somme, 
la surdétermination captée réside en un ronron parolier, inévitable, passant à l'écrit. Ce 
signal, la machine peut le traiter. Cette surdétermination lui a servi à lever l'hypothèse 


d'indépendance des aléas dans la loi des grands nombres. 


Cette surdétermination diffère complètement de celle qui sert à Freud pour interpréter. 


Donc l'énonciation en analyse n'est pas la production d'énoncé adéquat à un code. 


« Chez l'autiste, c'est la demande de l'Autre qui lui vient du dehors sur le mode 
hallucinatoire de la dette surmoïque ; il ne s'agit non pas de l'Autre du savoir mais de 
l'Autre jouisseur qui fut si bien décrit par le Président Schreberf. » 


Le risque ce serait que, branchée à la parole "plate", la machine dans la vie d'un autiste se 


prête à incarner cet Autre jouisseur. 


3) Texte de l'intervention orale du 8 nov. 2019 


Nous mettons en relation tout en les distinguant, d'une part l'effort pour pallier aux 


difficultés de l'énonciation dans l'autisme (c'est à dire de sa prise de parole) et d'autre par 


5 Markov A.A. (fils), « Le concept d'algorithme », Ornicar ? 16, (trad. J.-A. Miller), 1978, p.32-36. 


6 Hulak, F., Logique du sinthome - Mise en pratique, Champ social, Nîmes, 2016, p.193. 


373 


l'effort vers un calcul fluide de la parole par des algorithmes dit de TAL, Traitement 


Automatique de la Langue. L'intérêt de ce distinguo est qu'il mobilise un faire-avec. 


Nous postulons qu'il y a un travail du sujet contre l'aliénation signifiante au principe de 


l'autisme, et non une cause organique. 
Vignette clinique où un phonème aurait été bien calculé 


Nolan a composé à partir d'un bout de langage d'un échange avec sa mère. Ce bout est 
resté énigmatique. 

C'est un enfant unique de 7 ans. Sa mère cherchait avec détermination des moyens 
éducatifs adaptés à son fils depuis qu'elle le savait atteint d'un trouble envahissant du 


développement. 


Son père, dont la mère a dit qu'il est aux États-Unis, n'a pas tenu de rôle particulier. Il voulait 
l'avortement, raison de la séparation du couple avant la naissance. Avec sa mère, ils ont 
déménagé au moins six fois les trois premières années. Ils étaient logés en hôtels pour des 
raisons sociales. Nolan n'avait pas pu continuer l'école après la première année de 


maternelle du fait qu'il n'était pas propre, au grand dam de sa mère. 


Je l'ai reçu en traitement durant 4 mois. Il y est venu en bus accompagné par sa mère. Je 
veillais à ne pas interpréter ni trop lui parler. Nolan s'est servi de l'intervalle de temps de 
chaque séance non pour verbaliser, mais pour constater un certain caractère exogène 
d'objets ou de membres, par exemple par attouchement sur son membre érectile sans 
ostentation, où encore en projetant son regard loin au-delà de l'enceinte confinée, enfin, 
en laissant choir quelques objets, dont le manteau auquel il était peut-être identifié et le 


blister d'une figurine soudée, sans cette dernière. 


Bien que parlant très peu, il a employé en particulier trois mots parmi quelques autres, que 
j'extrais. L'un fut « coucou », adressé à sa mère en réponse à la question de savoir s'il était 
resté tranquille durant la séance. Un autre fut « ouille » lorsqu'il fit tomber son manteau 
près de la porte fermée de la pièce sur demande de sa mère depuis la salle d'attente. Enfin, 
notre dernière rencontre : « moman », en réponse à sa mère qui était venue le voir à la fin 
de la séance en lui adressant le mot « maman ! » clair et fort. J'ai entendu le mot de la mère 


comme signifiant me (re)voici. Qu'entendre du dire de Nolan ? 


374 


Premièrement, ces éclats verbaux furent un effet du transfert, cela a été observé par 
ailleurs par la mère. Ils furent émis en tout début ou fin de séance. Il s'agissait donc d'un 


enfant dit autiste qui allait plutôt à la rencontre de l'Autre. 


Deuxièmement, en parcourant la chaîne des phonèmes : il y a écho au mot de la mère, en 
substituant une voyelle à une autre, de sorte que la succession des voyelles correspond à 
celle de son prénom. Était-ce volontaire ou est-ce une formation de l'inconscient, un 
compromis ? Ce n'est ninom commun, ni un nom propre, mais plutôt un signe distinctif, à 


suivre les avancées de J.-C. Maleval’. 
Se garder de comprendre en élaborant la problématique d'un calcul du phonème 


Pour amorcer l'interprétation, j'ai eu à me garder de vouloir comprendre. A cette fin, bien 
après-coup (cet été), ma problématique a été réélaboré à partir de ce qu'est la 
numérisation de la parole, du moins de son signal. Partons de l'idée que dans le monde 
numérique actuel nous n’aurions que la machine-à-répondre, pas la machine supposée- 
savoir. Il semble qu'il lui faille nos énoncés, fonction de l’écrit, pas notre énonciation. Est- 


ce cette dichotomie tient absolument ? Explorons comment fonctionne le TAL. 


Le principe d'un algorithme identifiant par calcul les énoncés les mieux adaptés à un signal 
de parole incident a été étudié. || attribue des valeurs à un panel de transcriptions 
d'échantillons de parole, afin d'optimiser leur concordance avec un lexique pré-intégré. Les 
bouts d'énonciation découpés du signal de parole sont hors-sens et des centaines de fois 


plus courtes que les phonèmes (8 000 Hz > 10 Hz). 


Au niveau calculatoire, ce type d'algorithme utilise des écritures transitoires, celles du 
même ordre qu'une retenue dans une soustraction posée à la main : d'abord empilée, 
ensuite elle compte, et enfin elle disparaît. Les équivoques d'une langue, les amuïssements 
ou accents, représentent un enjeu de la finesse de la transcription algorithmique. L'enjeu 
est que les équivoques ne passent par pertes et profits dans les calculs qu'avec le moins de 


fuite du sens. 


7 Maleval J.-CI. L'autiste et sa voix, Paris, Seuil, 2009, p. 101. 


8 Ben Diaby M.-L, « Identification du locuteur par réseau neuronal et chaînes de Markov cachées », mémoire 
de maîtrise d'informatique dirigée par J.-J. MARIAGE, université Paris 8, 2004, 134 p. 


375 


Le TAL requiert enfin un apprentissage. L'expression machine-à-répondre rigidifie à dessein 
l'opération qui consiste à transcrire, passer d'une énonciation à un énoncé, car le 
programme y est contraint. || y est fait appel à une normalisation de la langue, spécifique 


de notre époque. 


Or, il faut remarquer avec Jakobson que la fonction oppositionnelle qui permet un nouage 
des phonèmes au sens, n'est pas de nature logique?. Un calcul a lieu par le langage, et non 
l'inverse. Le calcul contribue même en retour à un discours, celui des mathématiques 


l'expression est de J.-A Miller12. 


En fin de compte, nous pourrions en rester sur l'écueil de la machine-à-répondre au niveau 
de l'équivoque, qui est un effet courant du langage. Déplorer qu'il n'y ait pas de calcul du 


phonème. 


Or, si l'autiste a affaire aux signes, une correspondance naturelle semble plutôt a établir 
avec le mode de fonctionnement du numérique qui confine l'énonciation à sa périphérie, 


et opère par réécriture, parmi des énoncés stricts. 


De plus, il n'est pas étranger au TAL que mettre le ton véhicule du sens. Et le ton est un très 
bon critère pour marquer la subtile différence entre énoncé et énonciation. Donc améliorer 


le TAL n'est pas à opposer aux questions d'interlocutions humaines. 


L'univers des énoncés institue la langue en langage. Il réduit les équivoques, gain 
déterminant en précision, mais le sel de l'énonciation n'en est pas supprimé. Cela illustre 


la définition de l'écriture par Lacan : « (...) un Autre mode du parlant dans le langage!{ ». 


Un point commun nous semble encore à souligner entre les efforts du TAL et ceux de 
l'interprétation humaine : dans les deux cas est ménager un temps pour l'apprentissage et 


pour faire-avec l'équivoque. Ce sont des écritures à multiples détentes. 
En conclusion, 


Traiter le signal de parole consiste à l'écrire, ce qui est toujours une dépense d'énergie pour 


un corps où une machine, et toujours une interprétation. 


% Jakobson R., Six leçons sur le son et le sens, Paris, Éditions de minuit, 1976, p. 89. 
10 Miller J.-A., « Un rêve de Lacan », dans Le réel en mathématiques, Agalma (diff. Le Seuil), 2004, p. 107-133. 


1 Lacan J., Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 252, cité par: Soler C., « Du parlêtre », L'en-je 
lacanien, 11:2, 2008, p. 23-33. 


376 


Ce travail a visé à restituer au cas Nolan un savoir propre. La torsion du phonème qu'il a 
effectué suit des règles de linguistique, qui structurent notre langue et avec lesquelles le 


TAL calcule. 


En perspective, une question inciterait le clinicien à la prudence dans ses remarques : 


« Chez l'autiste, c'est la demande de l'Autre qui lui vient du dehors sur le mode 
hallucinatoire de la dette surmoïque ; il ne s'agit non pas de l'Autre du savoir mais de 
l'Autre jouisseur (...)!? ». 


L'androïde Z-6PO, le traducteur universel du film La guerre des étoiles, illustre un tel 


blablabla excessif. Il l'empêche d'être attentif au danger. 


4) En perspective : de la codification dont la 
langue serait pourvue 


En première approche, la langue ne peut pas être assimilé à un codage ou à un cryptage 


(nous assimilons les deux) à moins de recherche une métaphore. 


En effet, au sens strict un codage résulte d’une fonction (applicative) d’un alphabet dans 
un autre, autrement dit d'une translittération. Nous parlons là aussi bien de lettre 
alphabétique que de chiffres et nous assimilons complètement chiffrage et codage. Pour 
mieux exprimer cette définition mathématique strict d’un « codage » nous emploierons le 


mot de cryptage. 


De plus, il convient que cette application n’associe pas deux productions différentes 
possibles pour un même message source. C'est-à-dire, en langage mathématique : il 
convient que la fonction cryptage soit injective . C'est l’exigence du caractère non- 
ambigüe pour que le codage soit « bon » ou efficace. Non seulement cela concerne le 
factuel des cryptages, mais en plus c’en est un point théorique qui n’est pas contestable 


dans l’état actuel de cette technique. 


Tout autre est l'engramme de la langue que nommerons le plus simplement l'énoncé. Ce 
n'est pas parce que le matériel littéral et ordonné sur une ligne, l'engramme, peut servir de 


substrat à un cryptage qu'il est au sens propre un cryptogramme. || peut servir, de manière 


2 Hulak F., Logique du sinthome, Nîmes, Champ social, 2016, p.193. 


5 Béal M.-P. et Sendrier, N., Théorie de l'information et codage (notes de cours), Univ. Marne-la-Vallée, 21 
nov 2012, p. 18. 


377 


extrinsèque, dans un procédé cryptographique, ce qui détermine une frontière. Il ÿ a un 
choix d'usage et de point de vue à assumer lorsque l'on use d'un engramme dans une 
opération de translittération. L'écart significatif, c'est le cas de le dire, entre un substrat 
cryptographique et un énoncé tient à un fait : l'équivoque. 

Nous mettons provisoirement l'équivoque, la fuite du sens, la structure référentielle du 
langage, et le problème de la traduction et de l'interprétation dans une seule et même 
catégorie de faits (un ordre de faits si l'on veut). C'est le mythe de la malédiction de la tour 
Babel dans /a Genèse!*. Le mot de malédiction étant lui-même explicite. « En hébreu 
(indique l'annotation de /a Bible dans version de l'alliance biblique universel - Le cerf) il y a 
un jeu de mot entre le nom de Babel (= Babylone) et le verbe qui se traduit par brouilla -- 
Brouilla la langue ou mis la confusion dans la langue!. » Qu'il ait été fait recours à un jeu 
de mot en hébreu, pour intituler un passage qui traite de l'équivoque, semble assez 
significatif. 

Le fait qu’il y ait une problématique de la traduction suffit à démontrer que les différentes 
langues parlées ou parlées et écrites ne répondent pas à ce qu’exige au sens strict un 
cryptage. Le jeu de mot nous met factuellement devant la même difficulté, le même ressort 
subjectif imprévisible faute de l'existence de la télépathie. L'énoncé, contrairement à un 
cryptogramme, nécessite donc au moins un choix, que nous appellerons une lecture (ou 
une écoute), mais qui plus largement tient à une interprétation et encore plus largement 
qui tient à la singularité de l'esprit de chacun(e), le tour d'esprit pourrions-nous dire pour 


reprendre l'idée du tour (et de la tour de Babel). 


S'il y avait un message source crypté en antécédence d’un énoncé, non seulement la 
traduction serait possible mais elle pourrait faire l’objet d’une théorie, d’un système. Il 
serait possible que le traducteur s’effaçât de son propre travail. L'intersubjectivité serait 
possible. Or, jusqu'à preuve du contraire, le fait est que ce n'est pas possible, en pratique. 
Il y a des intraduisibles, par exemple le terme Gemütlichkeit en allemand, ce n'est pas la 


convivialité, ce n'est pas la jovialité. Si c'est à peu près l'effet de chaleur des contacts 


4 Genèse 10:11 
«La terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots. Or, ..» 


S La Bible, Paris, Le livre de Poche, 1988, p.30. 


378 


humains, cela pose ce substantif à l'intersection ces traductions compossibles if. Cette 
absence au lieu de l'origine du message est essentielle dans le rapport de la parole humaine 
à la question du langage. Elle n'a pas cours qu'entre les langues mais au sein même des 
emplois d'une langue, ce qui dote la langue d'une certaine porosité, bien qu'il s'agisse d'un 
champ du point de vue de la systématisation que l'on appelle le langage!?. C'est parce qu'il 
y a un trou symbolique qu'il peut être reconnu un avantage, de type garde-corps, dans les 
lois du langage, partant leur participation d'une éthique. C'est parce qu'il y a un fossé entre 
les langues que le fait de bâtir des ponts grâce aux procédés de traduction prend toute sa 
valeur. À ce propos soulignons que traduire implique le travail d’un traducteur, qui dès lors 


à a l’assumer. 


En résumé, la plupart du temps dans la vie quotidienne, il n'y a pas de cryptogramme 
implicite dans un message, sinon par artifice, métaphore ou par construction. L'implicite 
d'un message, s'il y en a, ne peut tenir que d'un autre message (un autre signifiant) et non 


un cryptogramme. 


Ce que nous venons de développer est toutefois contredit par une autre interprétation, 
d'autres faits. En effet, et par ailleurs, nous pouvons remarquer que la traduction soit une 
activité très déployée et possible, et même qu’elle fasse bel et bien l’objet de 
systématisation, de théories — certes chacune incomplètes, mais certainement pas 
infécondes. Nous pouvons remarquer qu'un jeu de mot s'analyse, et ainsi de suite pour les 
faits de langage que nous avons catégorisé sous le chef de l'équivoque. Une équivoque, 
cela se sent, et le langage est précisément le moyen de la réduire. Notre argument principal 
pour avancer que la langue n’est pas un cryptage présente donc un caractère réversible, 
assez étonnant, lorsque l'on passe de la théorie à la pratique. Il y a de l’ambivalence 
d’ailleurs, du seul fait de la forme négative, à dire «la langue ne procède pas d’un 


cryptage ». D'un autre côté, donc, la langue, qui véhicule un sens-supposé à travers ses 


16 Ou encore le terme portugais de saudade [trad : désir d'ailleurs], qui correspond à un affect qui n'est que 
teinté de nostalgie sans caractère déprimant, ou encore le terme a clue [trad : un bout de l'idée] en anglais : 
ce n'est pas un indice, ni une idée complète au sens d'une notion, ni un germe, ni un renseignement... c'est 
entre toutes ces notions, un point de perspective, un début d'idée. 


1 Par définition dans cette étude : le langage dénote les abords systématiques sur la langue (cf. introduction). 
La langue dans cette étude est définie par le fait social ou collectif de son emploi (avec Saussure et 
apparemment avec Fortunatov avant lui dont cependant nous n'avons pas lu le matériel primaire à ce jour). 


379 


messages, revêt par certains aspects une dimension de cryptage. D'ailleurs, les codes et 


cryptages ne sont-ils pas des constructions langagières! ? 


Les ambiguïtés d'une langue sont, en général, analysables (décomposables, et en partie 
élucidables par l'histoire) dans la langue elle-même. Il est possible de s'accorder sur des 
termes, c'est un fait, le compromis. Par ailleurs, séparons les ambiguités de signification de 
celle de la contextualisation, elle aussi nécessaire à une interprétation. La contextualisation 
est un processus jamais totalement abouti, de la même manière qu’il y a une régression à 
l'infini lorsque l’on enquête sur les références nécessaires à la « bonne compréhension » 
d’une. référence. Ainsi, le fait qu'il y ait un irréductible malentendu sur le 
contextualisation d’une parole n’obère pas la possibilité, à partir d’un dire, d’en développer 
une analyse paradigmatique c’est-à-dire plusieurs possibilités de sens qui s’y rattachent, 
plusieurs interprétations selon différentes portées interprétatives du dire (l'équivoque). Au 
contraire, le fait que le problème de la contextualisation se pose pour l'interprétation ne 


fait qu’en enrichir les possibilités interprétatives. 


Il reste que les philologues, les grammairiens puis linguistes ont repérés des combinatoires 
au sein des mots en contexte de leur emploi, par exemple les déclinaisons ou la 
conjugaison. De longue date, ils ont ainsi mis en évidence des lois du langage propres à 
chaque langue, agissantes à plusieurs niveaux (phonologique, syntaxique, d'évolution des 
langues dans le temps, ….). Ainsi, sans participer pleinement d’un cryptage, l’idée d’une 
systématisation à l’œuvre, à force d’usages par la masse parlante des locuteurs, concerne 


bien le concept de langue. 


Un langue en général est même régie par un principe d'économie de mot qui s'oppose à la 
pluralisation des termes, sans l’abolir tout à fait (il y a l’espace pour de la synonymie). Pour 
preuve, les règles d'orthographie en anglais et en français (édictées par les académies) 
maintiennent certaines lettres qui ne se prononcent pas, et ont à lutter contre ce principe 
d'économie lorsqu'elles tiennent à les maintenir pour des raisons historiques et 


étymologiques, par exemple le k du mot knowledge en anglais, ou le g du mot magnifique. 


18 La limite de cet argument, qui est la contraposée du premier, c’est qu’une fois que l’on entreprend et étudie 
ces méthodes scientifiques de cryptage (des translittérations) il devient patent qu'aucune technique de 
codage n'utilise une langue constituée comme telle, mais que ces techniques utilisent des calculs 
combinatoires plus épurés que les combinaisons de la langue et qui paraissent un peu anarchique, du moins 
immotivé au fond dans leur morphologie par rapports aux constructions cryptographiques. 


380 


Les langues sont plus ou moins concernées par les lois qu’ont repéré les linguistes, comme 
l'harmonie consonantique que nous avons évoquée et qui concerne le Turk (mais pas le 
français). 

Il y a des lois plus générales, comme l'alternance consonne voyelle pour constituer la 
syllabe en français!?. L'état de la langue résulte donc de l'influence contradictoire de la 
norme d’un côté et de la novation de l’autre. La langue en son sein même comporte les 
marques de la querelle des modernes contre les anciens, de cette dialectique qui porte 
donc sur la structure elle-même (à supposer que la structure puisse être confondue avec la 
langue). Alors, la question gagne une meilleure formulation en posant : quelle part de 


codage est entretenue par tel ou tel langage, ou par tel usage de tel ou tel langage ? 


Est-ce qu’il y aurait des états de la langue où serait favorisé sa « technicité » ? V. Klemperer 
dans son journal intime, soutient que l'avènement du troisième Reich se double d'usages 
nouveaux de certains termes qu'il rassemble sous l'égide d'une LTI acronyme de Lingua 
Tertii Imperii°. Parfois, par une sorte d'ironie journalistique, le mot prend un sens 
antinomique, ce que G. Orwell a su consigner à son tour dans son roman 198421. Ce sont 
souvent des termes techniques profitant du fait qu'à l'ère scientifique la sphère scientifique 
et technique est déjà une pépinière de néologismes ou d'emploi néo sémantiques de 
termes existants??. Cela souligne une importance politique de la question des nouveaux 


élans de la langue, en particulier des détournements et des effets de propagande. 


Pour en revenir sur un rapport à la langue plus individuel, une certaine systématisation 
serait à l'œuvre dans la pratique de la langue aussi d'un point de vue de l'apprentissage. 
Par l'apprentissage d’une langue, nous pouvons cheminer vers une langue moins ambigué, 


vers la tentative d'une réduction à ce niveau. Certes, il s'agit d'un effort décidé, d'une 


8 En effet, la formation du mot en français s'organise autour de la syllabation (la prononciation d’au moins 
une syllabe) qui comporte donc une voyelle. A noter qu’ainsi, pour les petits mots de 3 lettres, certains 
comportent une voyelle (PSY, ONC, PUR, TEL, FIN), ou deux (PUE, QUI, AME, LUI, OUH), et même trois (OUI, 
OIE, EUE, EAU, AIF, OYE), ce qui montre bien la nécessité de la voyelle pour la formation syllabique et donc la 
délimitation du mot en l’absence de la fonction de l’accent (absence ou bien très faible en français). Et, 
toujours ainsi, il n’y a pas de mot de 3 lettres sans voyelle qui ne soit une onomatopée (PFF, BRR, ZZZ, TSS). 


20 Klemperer V., LTI La langue du II" Reich, Paris, Pocket (coll.Agora), 2003. 
21 Orwell G., 1984, Paris, Gallimard, Folio, 2020 [1949]. 


22 C'est particulièrement vrai du réemploi des noms communs en mathématique avec une définition exclusive 
de ce domaine par exemple le mot de limite quasiment antinomique de son sens trivial. 


381 


pratique et non d'un calcul. En effet, l'hypothèse selon laquelle le franchissement de 
l'enfant vers la langue (via le langage bébé après le babil) résulteraient d’une production 
calculatoire serait abusivement forte. Et au contraire, la phase intermédiaire notée en tant 
que « langage bébé » montre précisément un état de la langue ou un seul mot peut 
désigner toute une multitude d'objets. Par exemple, le fils de Gérard Wacjeman observé 
par son père a, un temps, désigné par un unique et même petit mot, une grande multitude 
d'objets et de phénomènes de son quotidien, un mot de type nin-nin#. Ce qui frappe dans 
cet usage d'un mot à tout faire pourrait être rapproché, sans aller jusqu'à les confondre, à 
la catégorie de ce que les algorithmiciens nomment un type (c'est à dire une classe de 
multiples occurrences variables possibles dans la séparation conceptuelle du type et de 
l'occurrence). Pour prendre un exemple publié, Mme Sudaka-Bénazéraf rapporte un cas 
d'une fillette qui dit "Dédé" pour son père et pour les hommes en général (c'est la deuxième 
syllabe du prénom de son père, redoublée) et qui choisit en cohérence Quéqué pour sa 
mère (une syllabe du prénom de la mère redoublée). Elle emploie aussi le doublet Dada 
(formé sur une syllabe de son propre prénom) selon le mode particulier suivant « Dada, 
syllabe de son prénom, était prononcée avec véhémence », et enfin cette fillette nomme 
TATA les femmes en général?#. Ainsi, l'apparition d'un mot ou de quelques mots à 
signification générique à l'entrée dans le langage-bébé n'est pas rare. La valeur linguistique 
(rhématique) du substantif en conserve la trace, de se présenter à l'occasion selon sa 
portée générique. Cette portée fait du langage un champ. C'est pourquoi nous disions que 
l'apprentissage d'une langue est au départ une augmentation (une complexification) au 
niveau des signifiants et de leur combinaisons, et en même temps une réduction au niveau 
de l'équivoque. 

Et dans l’âge adulte, même la langue prise dans les canons normatifs présente ce que l’on 
appelle de la polysémie. Nous ne connaissons pas d'exemple de langue qui ne présente pas 


de polysémie. Cette dernière empêche que l’usage d’une langue puisse être rapporté à 


23 S'il fallait l’interpréter, le mot du fils de l'enseignant G. Wacjeman, il semble que ce dût être à peu près 
l’ensemble de ce qui lui paraissait bon ou agréable, note cet enseignant. Cela aurait un rapport à l'introjection 
[la Bejahung] selon le mot de S. Freud par exemple dans La dénégation [Die Verneinung]. 


24 Sudaka-Bénazéraf, Jacqueline. « Chapitre 5. Comment parlent les bébés », , Libres enfants de la Maison 
verte. Sur les traces de Françoise Dolto, sous la direction de Sudaka-Bénazéraf Jacqueline. Érès, 2012, pp. 115- 
138. 


382 


celui d’un codage, du moins si par codage la condition de non-ambiguïté que nous avons 


dite est requise. 


Faisons la synthèse de la discussion de cette seconde partie de notre conclusion. Un 
cryptage est une réduction drastique dans les usages de la langue, réduction qui ne 
retourne en rien à un état primaire ou source du langage, mais au contraire qui procède en 


lui-même d'un développement, d'un repli, d'une construction langagière. 


Une langue, dans une certaine mesure, permet des renvois d'ordre réticulaires puisqu'une 
systématisation est à l'œuvre dans sa diachronie : les locuteurs tendent à s'accorder autour 
de renvois usuels ou stables qui permettent un début de mutuelle compréhension par 
exemple à l'aide de suffixe portant déclinaison ou de tournures syntaxiques consacrées 
(exemple : "Fallait-il que". pour exprimer la désapprobation). Du verbal, au réticulaire 
(grammatical et syntaxique), puis au codage, et enfin au cryptage, nous pouvons ordonner 
ces points de vue sur des engrammes (phonologiques ou orthographiques) selon des 
degrés croissants de systématisation de plus en plus serrés et fins. À progresser dans ces 
degrés, ce que l'on gagne en désambiguation, l'on le perd en possibilité que le verbe puisse 
être réinventé, déployer de nouvelles significations et de nouveaux usages, jouer de la 


porosité essentielle à ce que les locuteurs y circulent. 


383 


X) Le tressage verbal chez V. 
Khlebnikov 


1) Poésie du chiasme 


Les liens entre délire et poésie, puis poésie et interprétation, ont été mis au programme 
d'étude du séminaire de Fabienne Hulak de 2021 au département de psychanalyse de Paris 
VII. En étudiant le dispositif poétique de Vélimir Khlebnikov (1885-1922) nous suivons le 


frayage de cet enseignement!. 


La pensée psychotique conçoit des systèmes souvent exubérants, mais volontiers 
construits. Parfois, ils font œuvre. Parce qu'ayant réussi à obtenir l’assentiment d’un 
certain public, certains textes échappent alors aux « fous littéraires » au sens de Raymond 


Queneau. 


Afin d'élaborer le concept de sinthome nous cherchons à nous enseigner sur le 
bouleversement qu’imprime le langage dans les choses de la vie et dans un corps. Quelques 
mystères du champ freudien, tels : le langage d’organe, le rapport lâche au temps de 


l’inconscient, les modes d’élation, les fixations, etc. y trouveraient un certain éclairage. 


R. Jakobson a posé des premiers jalons de l’étude de ce poète. Il a dit combien son choix 
pour la linguistique a été influencé par la théorie de Khlebnikov. Nous enseignerait-il un 
usage hors-sens de la matérialité du langage ? Jakobson a dégagé des procédés récurrents 
chez ce poète : le glissement par reprises, les paires antithétiques ou le chiasme, le 


détournement du proverbe, et la densification. 


1'HulakF., « | — Le symptôme invention », dans Logique du sinthome - Mise en pratique, Champ social, Nîmes, 
2016, p. 26. 


2 Jakobson R., « Fragments de « la nouvelle poésie Russe » - esquisse première : Vélimir Khlebnikov », dans 
Questions de poétique, trad. T. Todorov, Paris, Seuil, 1973 [1919], p.11-24. 


3 Rabanel J.-R., « Nonette : une pratique de l’apparole », Le poinçon, 17 (« apparoles »), oct. 2007, p. 32-39. 


384 


2) Son dispositif littéraire 

Son dispositif de création a été analysé avec minutie par Agnès Sola{. Une construction 
remarquable à quatre temps successifs, au moins et peut-être avec d’autres scansions 
moins systématiques. Le moteur dont il se dote, pour tourner son travail d'écriture, repose 
sur une séparation. Khlebnikov mène de front, non sans rigueur, d’une part un travail sur 
les nombres et les dates, et d’autres part une recherche sur la pureté, l’intelligibilité et la 
portée géographique et historique de la langue. 

Premièrement, des collections sont effectuées. « La maitrise de l'avenir impose d’abord de 
commencer par accumuler le plus de données susceptibles d'éclairer les lois du Temps. » 
Il consigne dans un carnet des évènements intimes de la vie de Puskin: mariage, 
fiançailles, festin au Lycée. Il enregistre des dates de construction où de fin de construction 


des voies ferrés et des gares. 


Deuxièmement, il extrait des périodicités de ses données dont surgit un sens privilégié, en 
général un sens historique. Par exemple dans les évènements de la vie de Puÿkin, il trouve 
qu’un rythme de 317 jours se répètef. Pour l’histoire des peuples, c’est d’un rapport 365 
dont il s’agit. « L'âme de l'humanité est à l’âme de l’homme comme l’année au jour et le 
quotient (voix de la terre) est le nombre 365 ». Ces cycles hypostasiés dans des chroniques 
pourraient déboucher sur une mantique et des prédictions à la Nostradamus, par sauts 


discrets vers le passé ou l’avenir. 


Or, troisièmement, V. Khlebnikov pose que « les pures lois du temps sont les mêmes pour 
toutes les choses, étoiles et hommes.” », non sans une certaine allégeance à l’esprit 
scientifique. En introduisant cette hypothèse, dialectique, A. Sola note p. 36 de sa préface 
qu'il se crée une « case vide ». Ceci l’amène à un niveau supérieur d’élaboration car il lui 


faut prouver cette loi, tourner autour de cette case à remplir. C'est un moment où par 


4 Sola AÀ., « Préface », dans Des nombres et des lettres [recueil de textes de Vélimir Khlebnikov], Lausanne, 
L'âge d'homme, 1986, p. 9-52. 


S Ibid. p.38. 


6 Notons que Khlebnikov, en pensant découvrir des rythmes organiques du monde, cédait aussi à une mode 
de son temps. À cette mode, Freud n’a d’ailleurs pas été insensible, quoique dans une bien moindre mesure, 
cf. cette recherche de sa part dans certaines des lettres à Fliess. 


7 Khlebnikov V., « Extrait des tables du destin », dans Des nombres et des Lettres (trad. A. Sola), Lausanne, 
L'âge d'homme, 1986, p. 171. 


385 


exemple, il lui apparait que la naissance des grands hommes ne survenait pas par hasard 


mais selon une loi numérique. 


Alors, en une troisième étape, le poète élargi le champ d'application d’une des lois de la 
2°"€ étape. Distinguée par le sens, une loi privilégiée devient pluripotente et se réapplique 
à nouveau hors-sens. A. Sola l'appelle l'étape des « multitudes », en référence à l’image de 
la tour de Süyembikä (figure ci-dessous au centre de la vue sur Kazan), indélébile peut être 


chez lui, évoquée par exemple dans le texte autobiographique « Ka » de 1916: 


« La tour des multitudes, la tour du temps, la tour du moté. 

Ma tâche se compliquait de ce que c'était moi qui devais avancer les pièces à tir 
rapide et les pièces lourdes de l'artillerie de la raison et que de tout cela personne ne 
savait rien sauf moi.° » 


BE Ve 


e | | 


Pour ce 3°" tour, le poète transporte la validité d’une loi numérique (extraite d’une 
première collection précédente), à d’autres données sans lien aux précédentes: au nombre 
des élèves qui ont terminé l’école Bestujev en 25 ans, au nombre de vaisseaux qui sont 
entrés ou sortis d'Angleterre lors d’une guerre sous-marine ou au nombre de lettres dans 


une missive « qui est souvent un multiple de 317 », à « Pétrarque [qui] a écrit en l'honneur 


8 Fréquente référence sienne à la tour Sôyembikä, celle de garde du Kremlin de Kazan, à étages emboités. 


? Agnès Sola, « Préface », dans Des nombres et des lettres, Lausanne, L'âge d'homme, 1986, p.65. 


386 


de Laure 317 sonnets », ou encore « le corps de l’homme contient 317 x 2 muscles, soit 634 
ou 317 paires. L'homme a 48 x 5 = 240 os et la surface d’un globule rouge est égale à la 
surface du globe terrestre divisé par 365 à la puissance 10. » Par ce tour il s’agit de venir 
justifier le caractère déterministe de la loi numérique, analyse A. Sola. Il veut passer de 
l’arithmétique expérimentale à la démonstration algébrique et à la loi. S'il évite ainsi le 
débondage interprétatif d’une mantique, une pseudo-science menace de se former : il 


recherche un cycle, une boucle aux lois empiriques hypostasiées sur la frise chronologique. 


Enfin au 4€ temps il sépare de nouveau d’un côté les recherches de la belle expression 
algébrique et de l’autre la création poétique. Il évite ainsi enfin l’écueil d’une pseudo- 


histoire ou d’une psychologie des peuples. 


Coté expressions algébriques, il maintient la case vide de sens des nombres en cherchant à 
en réduire les expressions et à les embellir. Par exemple il se sépare progressivement de 
l'addition qu’il juge pesante et pontifiante, pour concentrer ses recherches sur les 
puissances. Il combine des équations avec les puissances de 2, de 3 et tourne autour du 
nombre 365 quasiment devenu fétiche, et finit par lui trouver la décomposition finale : 32 
x 25x (3+2) + 3 +2 de forme a?.b®.(a+b) + a + b1°. Nous constatons là que ses recherches 
numériques comportent un versant arithmosophique, c'est-à-dire partant d’une 
symbolique de certain nombre, et des recherches en esthétique des décompositions 
arithmétiques, très originales pour notre époque, à rapprocher du Pythagorisme, analyse 
Agnès Sola. C’est ce qu’Hermine Hug-Hellmuth portait à la connaissance de Freud en tant 
qu’érotique des mathématiques!1. 

Coté poésie Khlebnikov cherchait manifestement une prosodie à lui, singulière. Comme l'on 
bat les blés une fois en épis et coupés, les vers de ce poète choient d'un battage de tresses 
de faits encyclopédiques insolites et d’intervalles de temps montés en puissance, au sens 
algébrique du terme, le tout moissonné dans ses études liminaires. Il se fait vannier de 
fibres culturelles, cultuelles ou spirituelles. La polysémie du mot « culture » ici raisonne. 


Nous devons renvoyer à une prochaine communication à propos de sa recherche 


10 Agnès Sola, « Préface », dans Des nombres et des lettres, Lausanne, L'âge d'homme, 1986, p. 43. 


 Hug-Hellmuth, H. « Einige Beziehungen zwischen Erotik und Mathematik », /mago, 4 (2), Wien, 1916, p. 52- 
68. 
De quelques liens entre l’érotique et la mathématique (notre traduction). 


387 


d'harmonie vocalique et rythmique, de son maniement original de la couture verbale, et 


de la série de ses choix thématiques. 


En résumé, par construction de deux chiasmes successifs, deux aller-retours font pivoter 
son objet d'étude de séries numériques à des faits encyclopédiques, autour d’un 
déterminisme hypothétique. Le poète tourne autour de la question d’une pulsation réglée 
de l’histoire. L'histoire Russo-asiatique aurait la pulsatilité d’un corps global dans lequel un 


cœur battrait. 


3) Quelques aspects du dispositif 


Ce dispositif cadre pour sa création vient border le flot quotidien de son écriture. Toutefois, 
il témoigne à l’occasion d’un service rendu à la connaissance du monde éreintant. 
L'application du dispositif a le caractère d’un « marécage » qui « menace de le noyer ». Il 
l'écrit à V. Kamenski (en parlant de lui à la troisième personne) « Khlebnikov s’est noyé dans 


le marécage des calculs et on l’a sauvé par la force!2. » 


Il en découle une historiographie esthétisante, au-delà du baroque, truffée au fur et à 
mesure d’encyclopédisme. Et l’ensemble de ces explorations quotidiennes fourni le 
matériel de ce qui est, finalement, ramassé dans une ultime étape à son travail, et 


condensée, pour former des poèmes. 


Il y a surgissement du sens sur fond de hors-sens. V. Khlebnikov a d’ailleurs choisi des coups 


de foudre pour scander son poème les foudres-sœursf. 


Il décrit ses procédés de construction poétique, les mettant à la discussion de ses 
camarades des artels. Dès lors réduites, critiquables et améliorables, il trouve dans ce lien 
social artistique ténu, une relance. En poète et collaborant à ces artels (des petits groupes 
d'artistes), il se pose pour lui une question prosodique. Le mot razmer (Pazmep) est 
commenté par Yves Mignot dans la récente édition chez Verdier des Œuvres du poète 
traduites en français, il signifie « étendue, mesure, rythme, mètrel{. » C’est aussi la taille 


de l’habit qui sied, ce qui va. Comment mieux faire sonner la langue, la rafraîchir, et se la 


2 Cf. plus-bas ses relations dans les cercles d’artistes, une fonction vitale semble s’y être rattachée. 
5 Khlebnikov V., Œuvres 1919-1922, trad., pref. & anot. Yvan Mignot, Lagrasse, Verdier, 2017, p. 53. 


4 Khlebnikov V., « La tête de l’univers — le temps dans l’espace », dans Œuvres 1919-1922, trad. Y. Mignot, 
Lagrasse, Verdier (coll. Slovo), 2017, p. 184 et note finale p. 993. 


388 


tailler sur mesure ? « Il n’y a pas d'ingénieur de la langue » note-t-il, sage. Mais l’analyse de 
sa prosodie nécessite en parallèle une analyse de son rapport au temps, aux replis duquel 


il porte son attention, et à sa cyclicité. 


4) Conclusion 


Vélimir Khlebnikov a inventé un dispositif d'écriture singulier qui se développe selon un 
tressage entre un univers numérique, arithmosophique, et des expressions isolées à 
caractère érudites, menant au fond à des constructions de texte à signification personnelle. 


Au reste, un effet poétique s’en dégage, qui a été débattu à son époque, par des pairs. 


Il s'agissait d’un dispositif pour resserrer le dit « libre lyrisme » de son écriture, c'est-à-dire 


son caractère hétéroclite et parfois énigmatique. 


La création de la case vide, à un temps crucial de son dispositif, le 3°"° temps, nous semble 
un remarquable poinçon. Ce dispositif ouvre sur des productions d’une grande originalité, 
ou le sens s’amenuise et laisse un écart avec le langage courant beaucoup plus important 
que la tradition ne l’offrait au poète. Nous avons étudié comment ce procédé fait tenir son 


écriture sur la brèche par rapport à l’affabulation ou au hors-sens complet. 


« Pour autant que l’être dépend du discours, l'être dépend de l’Un. Et l’Un à cet égard est 
antérieur à l'être. » enseignaïit J.-A. Miller mercredi 16 mars 2011. Et à propos d’hénologie 


(i.e. l’essai autour du concept d’Un) Khlebnikov écrit : 


« Beaucoup en conviennent, l'évènement est un. Mais personne avant moi n’a élevé 
son autel au bûcher de cette mienne idée que si le Tout est un, alors au monde ne 
subsiste plus que les nombres, puisque le nombre n’est rien d'autre que la mise en 
relation de l’Un, de l'identique, ce par quoi l’Un peut se différentier. 

Devenu prêtre de cette idée j’ai compris que : 

Il faut regarder, étudier, mesurer et laisser de par les terres de l'évènement les traces 
de notre mode de pensée en creusant les tranchées de la connaissance 5. » 


« Devenu prêtre …» tient, à notre avis, de l’autodérision. La question religieuse est peu 
présente dans ses témoignages et son œuvre. Cet humour jette un voile pudique sur une 
quête effrénée de sa part. Le poète partage avec nous son essai de rigueur, dont il touche 


aux limites. Si Lacan le mentionne pour définitoire du mot de « psychose », diagnostiquer 


5 Sola A., « Extrait des tables du destin - 3°" fascicule », dans Des nombres et des lettres, (trad. A. Sola), 
Lausanne, L'âge d'homme, 1986, p.163. 


389 


un poète défunt, à quoi bon ? et d’ailleurs Lacan dit que lui-même, qui n’était évidemment 
pas classable encore moins parmi «les psychotiques » qu’il poursuivait un tel genre 


d’essait6. 


16 Lacan, J., « Yale University, Kanzer Séminar 24 novembre 1975 », Scilicet 6-7, Paris, Seuil, 1976, p.7-31. 


390 


XI) Conclusion générale 


1) La contingence 


Nos premières considérations ont tourné autour de deux modalités du fortuit, que nous 
avons fini par opposer, l'aléa et la contingence. Si ces deux mots sont en partie synonymes, 
la séparation s'opère de préciser d'un côté les prérequis du montage de l'aléa ou le hasard 
scientificisé, et de l'autre ceux, très différents, du dispositif de la psychanalyse par lequel 


cerner à l'occasion une contingence. 


Ainsi, dans le contexte psychanalytique, la contingence prend une signification précise, qui 
renvoie à la rencontre de l'analysant avec du signifiant, et ceci selon certaines 
circonstances. Cette rencontre prend place surtout dans l'enfance, tranche de vie 
essentielle et sans vrai bord sur le plan historique intime, donc expérience limite dont 
S. Freud avait déjà souligné la caractère déterminant à de nombreuses reprises, 
déterminant le caractère, certains symptômes, et une répétition, concept sur lequel 
revenir. Le corps est pris aux mots, selon le titre de l'ouvrage d'H. Bonnaud, où une clinique 
très fine est développée?. L'expérience énonciative n'a pas été un long fleuve tranquille 


dans l'enfance, et ne le sera pas non plus ensuite. 


De l'autre côté, celui du hasard scientificisé, le montage probabiliste de l'aléa a été rapporté 
à une forme subtile de la négation (p.28 de la présente thèse). En fermant le jeu ouvert du 
possible dans la parenthèse d'un ensemble, il y a encadrement de ce qui, du monde, peut 
survenir ou non. Il s'agit d'une réalité réduite, au sein de laquelle la systématisation devient 
possible. L'aléa probabilisé que certaines démarches scientifiques emploient tient donc 
d'une contingence soumise à la grille ou au cadre d'un protocole. Son effet de surprise reste 
dès lors limité car pris dans des dimensions préétablies, par forcément finies mais posées 
au départ. L'effet de routinisation est plutôt au rendez-vous, ce qui permet un 
fonctionnement machinique. Ce fortuit des expérimentateurs et des compagnies 


d'assurance n'a rien à voir avec la contingence en psychanalyse, même si dans les deux cas 


1 La naissance n'a pas d'importance du point de vue de la rencontre singulière avec les signifiants. 


2 Bonnaud H., Le corps pris au mot - ce qu'il dit, ce qu'il veut, Paris, Navarin 0 Le champ freudien, 2015, 213 p. 


391 


il s'agit d'une modalité du probable et qu'en tant que telle une négation est connotée (le 


probable étant ce qui peut ne pas arriver). 


J. Lacan a tenu à ce que la pratique de la psychanalyse repose sur un tout autre fondement 
que celui de la logique de probation des sciences expérimentales. La disparité aléa 
scientifique vs contingence psychanalytique résulte de ce qu'il existe plusieurs modes 
d'écriture. Le nécessaire ne cesse jamais alors que la contingence représente un point 
d'arrêt de l'écriture, le repérage après-coup d'une ponctuation. 

J. Lacan a fourni une sorte de cadrant pour se repérer dans des modes princeps de 
l'écriture. Certains modes permettent un bouclage sur le sens, d'autres non, qui sont eux 
des modes permanents. Le rapport à l'écriture dans certaines psychoses est de remplir la 
page, et non pas d'étayer son propos sous l'exigence du sens. De plus, la page blanche une 


fois noircie itère une errance d'écriture. 


Dans les quatre modes princeps de l'écriture que J. Lacan a distingué, l'un s'appelle le 
contingent. Il est défini comme ce qui cesse de ne pas s’écrire. Il est un des modes du sens. 
Ceci signifie qu'au travers de la rencontre amoureuse, souvent une pointe de la 
contingence dans une vie, un mode d'écriture mute. Alors qu'avant l'écriture n'avait pas 
cours, sur ce plan intime de la rencontre, après la rencontre et rétrospectivement, survient 


Ce qui de la rencontre s'écrit, selon le beau titre du livre de P. Naveau. 


Dans ces quatre modes, le nécessaire est défini comme ce qui ne cesse pas de s'écrire, et 
l'impossible comme ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Nécessaire et impossible sont 
deux modes participant d'une écriture incessante et d'un achoppement de l'écriture 


incessant constatable de facto”. 


L'aléa scientificisé, pris dans cette matrice, appartient à la catégorie du nécessaire, qui n'est 
donc pas celle de la contingence. En quoi l'aléa ne cesse-t-il pas ? En tant que fonction, de 
tirage ad libitum. I s'écrit ad libitum. Pour preuve de cela, les mathématiciens ont établi un 


rapport entre l'écriture infinie à droite après la virgule de certains de nombres irrationnels 


3 Lacan J., Le Séminaire livre XX Encore (1972-1973), Paris, Seuil, 1975, p.86. 
4 Naveau P., Ce qui de la rencontre s'écrit, Paris, Éditions Michèle, 2014, 216 p. 


5 || y a un sujet économique concernant la quantité d'écrit produit lié au fait qu'écrire a un coût (supérieur à 
celui de parler qui coûte également). 


392 


(dits transcendants) et l'absence de motifs organisateur au principe de séquences de 


chiffres aléatoires. 


Dire que certaines rencontres marquantes tiennent leur accent dans la vie pour une part 
aux contingences (éventuellement pour une autre part à de la répétition) et que cela 
s'écarte du montage du tirage comme dans une urne ou dans un sac, qui serait alors un 
montage d'une nécessité objective, ce n'est pas pour autant aller jusqu'à isoler un concept 


de rencontre absolue voire en proposer une mystiquef. 


Au sein de l'activité d'écrire, la question cruciale tient à l'aspect de ce verbe au sens des 
linguistes. La contingence, en psychanalyse, émerge s’écrivant ou s'étant écrite, voire 
participant des conditions d'écriture, et non pas déjà prise dans un dispositif d'écriture 
préalable. Le probable de la science, lui, ne déborde pas de l'écrit c'est à dire de 


l'imaginarisation. 


Ayant séparé l'aléa et la contingence, nous sommes à même de les réarticuler pour 
conclure. Lorsqu'une contingence survient en analyse, le discours analysant roule en 
l'inscrivant en creux, et la cernant. Là où historiquement se trouve cette absence de 
signifiant initiale, il est loisible aux sujets qui peuvent s'appuyer sur le montage de l'écriture 
et du sens d'y faire venir, d'y aboucher un signifiant dit objectif. C'est à ces signifiants 
supplétifs, c'est aux connaissances, qu'il est loisible de faire jouer et d'appliquer l’aléa 


scientificisé. 


2) La répétition 

La répétition en psychanalyse méritait donc une revue bibliographique afin d'en cerner la 
spécificité et d'accentuer la différence entre itération et répétition, c'est-à-dire le retour du 
même appelé en psychiatrie stéréotypique, et la répétition. 

La répétition n'est pas l'itération du même, elle est le retour d'une chose autour de laquelle 
s'organise une relation, un dire. Un dire tourne autour d'une chose qui se répète en analyse 
et parce qu'elle vient à se répéter, elle peut être repérée. Cela rapproche la répétition en 


psychanalyse du sens figuré de ce vocable dans le contexte du théâtre, ainsi que répète 


6 Le tirage aléatoire exclut le motif de l'entité unique isolée, le soliton, le sans-dimension ou sans-rapport-à, 
c'est pourquoi dans l'histoire des codes religieux il a pu être frappé de proscription (référence signalée par J. 
Lacan). 


393 


l'acteur de théâtre qui se prépare à la performance d'interpréter une pièce. Alors, le texte 
de la pièce, la lettre (ou même le phonème) sont le support du sens, mais ce matériel 
signifiant ne pourvoit au sens qu'indirectement via le bouclage de la chaine signifiante et 


l'interprétation. 


Ainsi, une langue n'est pas qu'un code, bien qu'il y ait des effets de renvois dans l'échange 
verbal qui permettent de palier jusqu'à un certain point aux malentendus, donc à affermir 
le niveau du sens. L'univocité propre aux codages représente peut être un idéal pour un 
sujet, afin de réduire des effets de langage qui l'affecteraient de manière pénible, mais 


cette univocité ne correspond pas à une réalité tangible pour les locuteurs. 


Enfin, nous avons ouvert une perspective inquiète : systématiser ou standardiser une 
langue, il n'est pas certain que ce soit ce qu'il y a de mieux à faire pour former des locuteurs 
sagaces et à l'aise dans la difficulté qu'il y a s'aventurer dans l'échange de parole, où 


pourtant palpite la relance du désir. 


Notre séparation contingence vs aléa scientificisé nous indique de prendre le chemin à 
rebours du montage probabiliste et de sa répétabilité incluse, à savoir d'où vient que tel 
inventeur se soit échiné à faire entrer dans ce type d'écriture, de virtualité, tel ou tel aspect 
de la vie ou de sa vie. Nous avons cherché à dégager un cas d'école. Et puisqu'il s'agissait 
d'un parcours de mathématicien utilisé et cité par J. Lacan, nous avons enquêté sur le 


mathématicien A.A. Markov, son travail et son désir. 


3) Ce qu'a transmis Markov 
Comment enquêter sur un mathématicien au département de psychanalyse ? 


N. Charraud a isolé, à partir de témoignages et d'éléments biographiques de 
mathématiciens, qu'un travail inconscient est mis en œuvre par le mathématicien dans le 
décours de sa recherche. Il œuvre au passage d'une chose mathématique mal définie, à 
l'objet mathématique recevable auprès des pairs. Ce travail inconscient n'est pas d'ordre 
mystique, malgré la tentation de le ranger sous ce chef lue quelque fois. Il s'effectue au 
niveau du chiffrage de la pulsion chez le sujet mathématicien. Il ne s'effectue qu'à condition 
que le sujet ait d'abord rencontré une énigme qui met en route le travail inconscient. Les 
péripéties dont une novation scientifique émerge sont évincées du raisonnement 


scientifique, a noté J. Lacan. Il ne leur est prêté aucune importance à des seules fins de 


394 


raisonnement scientifique. Nonobstant, de nombreuses biographies de la vie et de l'œuvre 
de mathématiciens illustres ont été écrites. Notre angle, qui vise à cerner le désir du 
mathématicien, a reposé sur le diptyque mis en œuvre par N. Charraud à propos de 
G. Cantor. Il met en regard d'un côté le matériel biographique (roman familial etc.) et de 


l'autre un cheminement mathématique le long de quelques axes de recherches principaux. 


Le mathématicien Markov, cité par J. Lacan, a produit un petit automate, matrice d'une 
simili-parole ou simili-écriture hors sens. Nous avions été admirablement surpris par 
l'acuité des propos du livre Pensée psychotique et création de systèmes”, et suivions plus 
largement l'enseignement de Mme Hulak. Et nous étions empreint de la finesse en histoire 
des mathématiques qui se lit dans le Cantor de N. Charraud®, certainement issu à la fois de 
sa pratique de la psychanalyse et des clarifications qu'a apporté J. Lacan quant au concept 


d'inconscient. 


Munis de ces apports, nous nous sommes donnés pour objet de recherche l'invention 
d'écriture des chaînes de Markov, et l'invention supplémentaire d'un rapport de ces 


chaînes à des questions de langage. 


Nous avons rencontré alors notre thèse, selon laquelle c'est en ce point que J. Lacan a tenu 
en main un vrai mathème (qui transparaît dans le mathème du répartitoire), une 


articulation formelle issue d'articles mathématiques. 


Cette thèse illustre ce que J.-A. Miller propose d'inscrire au registre d'un réel-de-discours. 
Les objets mathématiques (dont N. Charraud a souligné qu'ils ont une histoire) ces objets, 
une fois formalisés, se posent comme éléments de la réalité, comme d'avant la question 
dont leur acceptation scientifique et publique marque l'issue. Il faut à l'avènement de 
l'objet mathématique le consentement d'un groupe d'interlocuteurs, ainsi qu'un lieu 
d'adressage concret. Ce sont les pairs qui consacrent l'objet en tant que pensable, 
entendable. 

Au-delà de l'objet chaîne de Markov en tant que tel (car il ne s'agissait pas d'une thèse de 
mathématiques), nous avons tenté d'exhumer des fragments lisibles du désir de cet 


inventeur à travers cette invention d'écriture en reprenant le fil de son parcours propre. 


7 Hulak F. (dir.), Pensée psychotique et création de systèmes, Ramonville-Saint-Agne, Éres, 2010. 


8 Charraud N., Georg Cantor - Infini et inconscient, 2°" édition revue et augmentée, Spartacus, 2019. 


395 


À. À. Markov est entré en mathématique comme spécialiste d'une technique de calcul, les 
fractions continues, qu'il a appliqué avec succès en théorie des nombres et de l'intégration. 
Vers le milieu de sa carrière, il s'est pris de passion pour les probabilités, venant occuper la 
chaire de probabilité dévolue autrefois Chebyéev. De plus, ce domaine était historiquement 
celui de Bunyakoski pour qui, au contraire, À. A. Markov avait nourri une certaine inimitié, 
la non-rencontre entre les deux ayant été patente pour A. À. Markov au moment d'entrer 


dans le cursus universitaire de mathématique, qui était pour lui le seul envisageable. 


Dans ce domaine A.A. Markov s'est efforcé de donner la plus large extension possible au 
théorème central limite (qui est une version analytique généralisée du théorème de 
probabilité connu sous le nom de loi des grands nombres). Suiveur de Chebyèev en cela, 
sans doute, mais il nous semble plus pertinent de noter qu'il a su éditer ses œuvres 
mathématiques. Il a eu pour cela à faire avec l'édition des démonstrations (voire leur 
complétude) et à clarifier ses notes mathématiques. Il s'est fait ouvrier de la lettre 
mathématique de son illustre antécédent et cela a profité à sa compétence formelle 
d'écriture de nouvelles mathématiques. Nous avons donc révisé son rapport à Chebyëev, 
non plus comme l'épigone du maître, ce qui est un pont-aux-ânes des biographies de 
Markov, mais tenant à deux articulations distinctes importantes. D'une part Chebyëev a 
permis que A.A. Markov embraye sur les mathématiques ce qui constitue un fait de 
transfert, un passage de témoin. D'autre part, les lacunes d'éditions dans l'œuvre 
manuscrite privée de Chebyèev ont introduit A.A. Markov en position de mathématicien- 
éditeur, ce qui a été un appui ou un cadre procurant beaucoup de soutien à sa pratique 


mathématique. 


4) D'un usage des probabilités en linguistique 

Ensuite nous avons suivi les travaux de M. Petruszewycz qui tentent de cerner au juste ce 
que cette invention d'écriture mathématique pourrait apporter à la linguistique. Le 
contexte dans lequel J. Lacan ayant rencontré cette invention devait être proche de cette 


interrogation-là. 


Or, l'usage des chaînes de Markov dans le domaine linguistique est finalement assez 
restreint. En effet, il existe des raccourcis plus aisés pour identifier le caractère de 


transcription orale par exemple d'un extrait de texte, ou bien tout simplement pour 


396 


identifier la langue. La chaîne de Markov capte et renvoie par le calcul un certain 
consonnantisme de la langue, une certaine prégnance des consonnes et des doublets de 
consonnes au sein de l'alternance vocalique structurelle, car le phonème s'appuie de 


manière essentielle sur l'alternance de deux traits distinctifs. 


Le graphe markovien capte un « comportement » de masse de la parole, nous pourrions 
dire en tant que foule de syllabes. La foule en latin se disait fullere : fouler, écraser. Nous 
avons comparé le dispositif du graphe markovien (des groupes de consonnes et de voyelles) 
a un télescope, en tant qu'il est fait pour observer la langue depuis un point situé au 
lointain. Le graphe markovien réduit l'appareillage de la parole à une émission contrastée 
qui le conditionne. Consonnes et voyelles en sont les tenants. Nous l'avons appelé le 
tempérament d'une langue. Ce tempérament donne corps à l'idée qu'il s'entend une petite 
musique d'une langue, son ronronnement, qui évolue dans la diachronie tout en 
représentant un point de fixation, d'inertie, centre d'inertie que cerne l'automate 


mathématique d'A.A. Markov. 


Le mode d'expression de la langue par oral ou par écrit, en prose ou en poésie, fait varier 
ce tempérament mais peu. Pour autant l'absence d'une utilité claire à ce mathème n'était 
pas pour nous décourager, au contraire. En effet, en tant qu'émission de voix, la langue 
s'élève au-dessus de sa condition matérielle et objectale, d'une émission qui nécessite sans 
cesse d'être contrastée. Réduire la parole à sa musicalité consiste dans une réduction, dont 


la chute n'est rien de moins que la signifiance qui repose sur l'articulation des signifiants. 


Par analogie, un magnétophone capte la voix, la vibration d’air propre d’une langue. Sauf 
que grâce à l'invention de Markov, au lieu d'un dispositif automatique, matériel, il en livre 
un aperçu mathématique, un système littéral, un petit graphe et son rapport à la charpente 
phonique du langage. D'ailleurs, des ingénieurs s'en sont saisis pour émuler une uglossie, 


c'est-à-dire une langue inventée qui est conditionnée pour en avoir l'aspect. 


Cette amputation de la fonction de signifier peut sembler brutale. Forte est la réduction, à 
réduire la parole à sa musicalité propre. Il s'en dégage pourtant des aperçus subtils. A la 


racine d'une parole, mienne ou non, joue en filigrane cette petite musique, imprimée à la 


397 


voix, du fait de la langue. Elle qui évolue avec les générations®?. En passant du vieux russe 


au russe moderne, le consonnantisme se renforçait. 


Cette petite musique donne une substance à l’objet voix. Les préférences d'usage, 
auxquelles participent le renouvellement du fait poétique, elles, opèrent de petits 
déplacements de cette substance. Les chaînes de Markov fournissent une optique sur cette 


substance, ce qui reste de la langue hors de la question des signifiants et du sens. 


Une substance rend souvent ambiguë de savoir sielle est divisible ou non car ses fragments 
relèvent de ce qui la structure. Nous notons qu'en français le signifiant voix s'écrit de 


manière invariable au singulier et au pluriel. 


Ce point où il y a parole sans interprétation, ne peut que rester opaque et donne une idée 
de l’objet (a) dans sa fonction de scotome‘!. 

« Cet ourdrome [un witz sur discours d'Rome devenu disque - ourdrome, puis 

ourdrome] me donne simplement l'occasion de mettre la voix sous la rubrique des 

quatre objets dits par moi petit a, c'est à dire de la revider de la substance qu'il 


pourrait y avoir dans le bruit qu'elle fait, c'est à dire la remettre au compte de 
l'opération signifiante, celle que j'ai spécifiée des effets dits de métonymie!. » 


En conséquence, nous illustrons la thèse selon laquelle la langue procure au sujet un 
appareil de jouissance, selon J.-A. Miller. Notre élément illustratif de cette thèse se 


présente comme opaque, sans habillage et hors sens. 


En conséquence aussi, dans cet univers vocal sans signifiant, le signifiant peut faire 
irruption et trancher. J. Lacan utilise l'expression d'un signifiant qui ferait « pavé dans la 
mare du signifié », c'est à dire qui ferait sens, grâce à l'opération de la métaphore. Il 
donne cet horizon qui introduit une forme d'interprétation fulgurante. A l'opposé de cette 
fulgurance, le signifiant dont nous briguons la compréhension, typiquement, ne se détache 


que de manière tamisée, progressive dans le temps. 


? Les pondérations du graphe consonantique-vocalique sous-jacent à la langue est évolutif avec la diachronie. 


10 L'objet en tant qu'il voile à l'envi la castration (citation par F. Leguil d'un propos de J. Lacan dont nous 
n'avons pas retrouvé la référence) 


4 Lacan J. "La troisième", dans Jacques Lacan La Troisième Jacques-Alain Miller Théorie de lalangue, Navarin 
éd., 2021, p. 8. 


12 Lacan J., « Radiophonie », dans Autres Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 416. 


398 


La langue est dite à l'occasion vivante : en tant qu'elle continue d'évoluer dans le temps. 
Ce mouvement qui lui est prêté repose sur un travail permanent d'échanges verbaux des 
êtres parlants. Il faut d'abord que l'emploi soit déplacé pour que le signifiant en vienne à 
s'ajuster. Le vivant de la langue est secondaire par rapport au vivant des locuteurs qui la 
font évoluer, dans le sens où ce dernier conditionne le premier. La langue ne tient au vivant 
que de continuer à faire vibrer des locuteurs. De la même manière que des pierres d'un 
château en ruine l'on refait les murs de nouvelles maisons, les us et coutumes humaines 


évoluent selon des dynamiques à caractère plus où moins continu ou bien catastrophique. 


Nous rapprochons cette substance d’une jouissance, ce qui est permis par le fait que la voix 
a été rangée par J. Lacan parmi les objets (a). Nous constatons à nouveau que ce sont des 
effets forclusifs qui nous donnent un aperçu net sur le fonctionnement d’un objet. A travers 
ce trait extrait de la texture signifiante qu'est le tempérament Markovien (plus simplement 
le consonnantisme d'une langue), un aperçu est livré du fonctionnement de cet objet hors 
du registre du sens, comme cantilène continu qui dénote la présence humaine, disons le 


mot, comme berceuse. 


L'objet voix voile que les signifiants de l'histoire d'un sujet ne sont pas modulables, 
arrangeables, combinables à l'envi comme dans un kaléidoscope, en particulier parce que 
la syntaxe n'est pas un système commutatif. Le prédicat (le verbe) n'est pas commutatif et 


l'effet de signification phallique peut être mis en opposition à l'objet voix. 


Il peut bien y avoir dans la langue la trace d’une fixation, à ce qu’il y en ait le témoignage 
au niveau d’un corps vivant. D'un côté le corps "se jouit" (Biologie lacanienne!* de J.-A. 
Miller : il faut un corps pour jouir) et, d’un autre côté, la langue elle-même tend à se 
substantifier autour de sa marque sonore. Elle se meut selon des préférences ancrées en 


elle, sans le corps. 


Ce mouvement propre de la voix entendu hors-sens est rejoint ou atteint par le procédé du 
chant. Ce sont des opérations d’accordage d’une parole aux accords perdus d'ordre 


oraculaire (la parole divine). 


1 Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause Freudienne, 44, Paris, Navarin Le Seuil, 
fév. 2000, p. 17-18. 


399 


5) Une linguistique quantitative aux effets 
forclusifs 


La linguistique quantitative se constitue en vaste défense par intellectualisation, une 
défense contre le symbolique en tant que l’histoire se trame de ce qui, du symbolique, 
continue d’émouvoir. || y a là une défense contre le pathos, par le mathème. Une telle 


défense peut aller loin et n’est pas exempte d'effets forclusifs. 


Il nous semblait remarquable de situer ce point de convergence, de l’ordre de la lettre, et 
de l’approcher alors même qu’il y a une faille grandissante, béante, entre toute approche 
scientifique des phénomènes et, non seulement l’approche psychanalytique, mais même 
tout simplement l'approche linguistique — au sens de l’ethnolinguistique et de la 
linguistique géographique, et enfin toutes les linguistiques qui réservent des débats vivants 


au concept de langue, qui ne le tiennent pas pour acquis1f. 


Ce n’est pas dire que la psychanalyse, comme la philosophie morale, doit promouvoir un 
appareil de jouir (la langue) plutôt qu’un autre (l'ordinateur). Elle les sépare, puis, les tient 
séparés. 

En ce point nous pouvons donc réaffirmer, avec la définition qu'en donne Saussure que 
nous avons utilisée en introduction, que la langue hybride des éléments discrets et 


continus. 


Si un graphe assemble des arrêtes et des sommets qui sont d'ordre discret, le montage qui 
consiste à associer aux graphes des fonctions numériques et qui en fait un système 
circulatoire, avec des flux, ce montage hydride également discret et continuité. Le montage 
de la chaîne de Markov est donc bien apte à entrer en adéquation avec la langue ou avec 


ce caractère hydride de la langue. 


Il y a toutefois une limite à l'adéquation de ce montage et des faits de langues. Il suffit de 
peu de matériel pour effectuer ce qu'effectue la langue, à savoir les effets de significations 
mais aussi la prosodie, les rimes et assonances, alors que le tempérament d'une langue est 


un paramètre à large échelle sur son matériel, global et globalisant. 


M Cette disjonction est, depuis les années 80, claire aux psychanalystes lacaniens dans le sillage de J.A Miller, 
qui dès son article algorithmes de la psychanalyse (1979) énonce que les computer sciences n’ont rien à voir 
avec la psychanalyse. 


400 


De plus, la langue n'est pas un codage, un système de renvois entièrement métonymiques. 
Qu'est-ce retient la langue dans sa continuelle coalescence vers un système établi ? C'est 
le fait de la pluralité des lectures de son matériel signifiant. Du fait de cette pluralité, les 
mathématiques ne sont pas résorbables dans l'algorithmique ou le calcul. L'invention en 
mathématique est la coulisse par laquelle cette pratique peut rejoindre à l'occasion la 


pratique de signifier, ce qui est rare et ce qui a trait au désir du mathématicien. 


Le fait de signifier excède le domaine mathématique, pour preuve, il précède l'accès à la 
pratique des mathématiques dans une vie. Signifier se pratique de manière supplémentaire 
à la question de former des combinaisons correctes à partir du discret des éléments de la 
langue en leur matérialité (que J. Lacan appelle sa motérialité afin de rattacher la question 
au mot d'esprit [Witz] et ses rapports avec l'inconscient). Signifier ouvre à la question du 


bien-dire et se déploie sans commune mesure avec toute cryptologie. 


Notre hypothèse de départ était que le circuit ou l’automate utilisé en linguistique 
quantitative court-circuitait ou bouchait (saturait) la fonction du manque. Elle s’est avérée 
non-vérifiée. En buttant contre cette idée de départ fausse, idée qui ne tient pas compte 
de la disjonction fondamentale entre les choses élaborées en mathématiques et les choses 
de la vie courante, nous nous sommes aperçus que l’un des fondements de ladite 
linguistique quantitative subvertissait le concept même de langue, puisqu'il rejette à l'infini 


le fait discursif dans la langue!. 


La linguistique quantitative confère un sens, scientifique, à la voix-de-personne, selon 
l'expression de J. Lacan, expression reprise dans un commentaire éclairant d'É. Laurent!f. 


En fait de manque, le circuit permet de cliver, de dégager un savoir élément par élément. 


Le « clivage des consonnes et des voyelles!” » selon l’expression de R. Jakobson permet à 
A.A. Markov de prendre 2 points hors-sens!8 et de les faire se connecter l’un et l’autre en 


boucle, dans un graphe qui contient des cycles. Cela forme un petit système qui reboucle, 


3 C'est-à-dire que les uns les autres nous recherchions des points de compromis, des modes de 
compréhension, du sens, des signifiants. 


16 Laurent É., « L’injection faite à Freud », Ornicar ? 15, été 1978, p.112-114. 
1 Jakobson, R., Langage enfantin et aphasie (1969), Paris, Champs Flammarion, 1980, p.73. 


18 Avec ce troisième point hors sens qui est de porter une observation formelle sur le matériel langagier, les 
énoncés du russe, de les traiter dans leur matérialité de mots écrits. 


401 


cela mobilise un binaire analogue au Fort-Da. Nous pourrions l'écrire un gr(a)phe. Nous 
sommes là dans la dimension de l’Un au sens où le sujet moderne subit, de la science, les 
effets forclusifs de manière généralisée et délocalisée — et A.A. Markov était un sujet 


résolument moderne, le formalisme russe et le socialisme étaient des modernismes. 


Donc les chaînes de Markov n’ont rien à faire avec le manque, tel que nous le pensions au 
départ. En revanche, l’usage, ce à quoi peuvent servir ou servent les circuits, cela peut 
consister à pallier un manque, à concevoir un traitement par exemple. A partir du moment 
où il s’agit d'utilité, cela projette un objet. Alors, il se déploie une phénoménologie de 
l'utilité où le manque d'objet devient ce qu’il « faut » réduire, voire annuler au risque de 
court-circuiter les registres du sens, que sont les registres imaginaire et symbolique. 


L'utilitarisme peut ravager jusqu'à les annihiler. 


Par rapport aux objets davantage liés au corps, il y a dans ce montage fort élaboré par A.A. 


Markov une sublimation, soit la cession d'un objet singulier et neuf acceptable par autrui. 


6) Contre la linguistique quantitative ? 


La linguiste quantitative tourne autour de la question du chiffrage propre la fonction de 
l'écrit dans ce qu’elle a de fermée sur elle-même (la typographie, l'orthographie, 
l'orthophonie), c'est une sous-question de la linguistique générale qui, elle, prend pour 


objet la signifiance autrement dit la langue, cf. phonologie vs phonétique. 


La linguistique quantitative se rend ainsi aveugle à la synchronie et donne corps de manière 
exclusive à la diachronie. Au reste, les contours de la linguistique quantitative nous sont 
restés trop flous pour l'isoler en tant que discipline qui serait vraiment distincte parmi les 


travaux de linguistiques actuels. 


Il reste toutefois un constat. Le montage de la linguistique quantitative en vient à fondre le 
chiffre et la lettre. Il n'est pas possible de passer sur cet amalgame si l'on tient au concept 
psychanalytique de la lettre tel qu'il a été promu tout au long de l'enseignement de J. Lacan. 
C'est précisément en tant qu'elle n'a rien d'un chiffrage, qu'elle sert le dire, que la lettre 
est unique en psychanalyse. Elle fait parler d'elle en tant qu'elle s'ajointe au corps et même 
mord sur le corps d'un sujet, et en tant qu'elle y appose sa marque, au temps initial, au 


nom d'un sens à pourvoir. 


402 


Le chiffrage et la lettre n'ont donc rien en commun. En revanche, soyons avertis qu'il est 
possible d'opérer cette assimilation dans le hors-sens. En effet, notre étude a souligné que 
le graphe des chaînes appliqué à du texte tient d'une application des mathématiques dont 
les tenants ont été élaborés dans le domaine des probabilités liées en chaînes, sans 
exigence particulière portant sur le sens des mots du texte auquel l'on applique ce cadre. 
Et nous sommes remontés à un élément du désir de Markov en ce qu'au cours de son 
œuvre mathématique il a réitéré le motif du graphe à deux entrées mutuellement 


exclusives, 
185081 


provenant de sa pratique du calcul avec reste!?. Ce graphe est un motif du calcul modulaire, 
où un ensemble numérique est scindé par le calcul en classe de congruences. Pour traiter 
l'infini potentiel de l’écriture d’un nombre irrationnel vers la droite, il s'était servi avec 
virtuosité des calculs avec les fractions continues pour fournir des encadrements-solutions 
à des équations qui n'ont pas de solution rationnelle, c'est à dire à certaines formes 


quadratiques, puis certaines intégrales?2. 


Son mathème central, une commutation, se nomme aussi vel exclusif, et distribue deux 
chemins à partir de la croisée des chemins : à partir de 0 ou bien -1, ou bien +1. Il n’a rien 
ou si peu, de linguistique. || représente une disjonction de lecture. L’arithmétique a opéré 
de considérer la suite des nombres naturels comme configurations variées d’un ensemble 
(Pythagorisme). Au fond, c’est ce savoir-là qui comporte une jouissance du chiffrage 


extrêmement fermée, quasi-forclose?1. 


© Cf. la nouvelle forme de calcul proposée par Bernoulli pour offrir des raccourci dans les écritures des tables 
d'éphémérides et des tables logarithmiques, p.154 de la présente thèse. 


20 Observation déjà faite par les Grecs, qu'il existe racine de 2, qu'il existe donc un chiffrage logistico- 
géométrique, typiquement la longueur de la diagonale du carré de côté l'unité, en marge des grandeurs 
numériques entifiables, et en particulier des nombres. Les mathématiciens Grecs (Thalès ?) avaient noté qu'il 
existe un autre mode de calcul que celui de l'arithmétique, qui peut supplémenter l'arithmétique en ce sens 
que l'on peut y appliquer la syntaxe de l'écrit arithmétique et ses opérandes. Le premier algorithme 
d'approche numérique du nombre Pi est l'une des œuvres d'Archimède. Pi et les chiffres irrationnels 
procèdent d'un nouage à la numération de l'existence d'une image ou d'un diagramme. 


21 En perspective une étude du mysticisme Pythagoricien a été entreprise, à partir de Jamblique, Vie de 
Pythagore, Paris, Les belles Lettres (Casewitz M. dir.), 2011. 


403 


7) Économie de la langue et tressage 


J.-A. Miller indique dans L’os d’une cure à propos du graphe d'enchaînement de lettres du 
Séminaire sur « La Lettre volée »: « le graphe représente la répétition, sous la forme d’un 


savoir sur la manifestation des éléments qui se répètent?2. » 


J.-A. Miller note que la vertu du graphe est de poser des éléments, déjà, comme maintenus 
séparés, fondement possible d’une analyse. La vertu des formations à ciel ouvert de 
l'inconscient est d'offrir un point de vue net sur certaines des articulations inconscientes 


(métaphore, déplacement), qui sont des articulations entre les signifiants (d'après J. Lacan). 


La vertu de la linguistique dite quantitative, est de nous introduire au fait qu'il y a une 
économie de la langue c'est-à-dire des ressorts économiques à la langue et qui opèrent 


d'un registre a priori indépendant des questions de cohérence du discours et du sens. 


Le formalisme russe a été la matrice instituant cette direction de recherche sur la langue. 
La langue russe a un rapport étroit à l'oralité. Sa transcription via des alphabets évolutifs a 


connu des tournants plus importants que d'autres langues agglutinantes. 


S'intéresser à l'acméisme et à ce poète qui a tenté de modifier la langue russe en fabriquant 
une poésie à partir d'un syllabaire truffé de voyelles devait constituer le point final de notre 
recherche. Il fut l'occasion de noter pour ce poète que le poinçon ou la case vide n'est pas 
une donnée admissible en tant que telle. Et par conséquent l'arrimage à la chaîne 


signifiante nécessite qu'il le constitue en tant que tel. 


Vélimir Khlebnikov a inventé un dispositif d'écriture singulier que nous avons nommé un 
tressage d'après l'analyse d'une finesse remarquable qu'en a faite Agnès Sola. Il s'agit d'une 
mise en dialogue entre un univers issu de l'arithmosophie, et des expressions isolées à 
caractère religieux ou pleine d'une érudition qui semble vaine, rejoignant une monstration 
à la Bouvard et Pécuchet. 

L'ensemble mène à un patchwork textuel, poétique ou à signification personnelle par 
endroits. Au reste, l'effet poétique qui s’en dégage a été débattu par des pairs à son 
époque. L'histoire du début du XX siècle transparaît à ciel ouvert dans ses poèmes, le cours 


des évènements étant rendu tantôt avec une crudité qui sied aux évènements en cause, 


22 Miller J.-A., L'os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, p.40. 


404 


tantôt avec un détachement, ou des métaphores, qui le posent en commentateur ironique 
des passions humaines. Ce lyrisme a touché R. Jakobson et les poètes au courant du destin 


tragique de cet homme. 


L'écriture poétique procurait à V. Khlebnikov un lieu d'énonciation poétique, au sortir de 
l'université, concrètement des rencontres en petits groupes appelés artels où s'inscrire 
dans une destinée un peu moins absurde que celles proposées par son époque. Cette 
pratique d'écriture lui était donc vitale, d'où le fait de s'enseigner à partir d'elle sur ce qui 
fait que la lettre diffère radicalement d'un chiffrage prémédité ou d'un calcul. Son écriture 
tournait autour d'un dispositif réglé sur quatre étapes faites pour resserrer le dit « libre 


lyrisme » de son expressivité, c'est-à-dire son caractère hétéroclite et parfois énigmatique. 


405 


XII) Références bibliographiques 


Adam A. « Le logogriphe du rêve de la belle bouchère », Cartello, 32, avril 2021 
(https://www.causefreudienne.org/newsletters/le-logogriphe-du-reve-de-la-belle- 
bouchere/, consulté le 31 mars 2023) 


Adamski D. "Beaudoin de Courtenay et la linguistique générale", Linx, 23, 1990, p.67-80. 


Aflalo AÀ., « sexuation et symptôme, les enjeux pour Sergueï Pankejeff », conférence à la 
journée Uforca du 26/11/2021, inédit. 


Aflalo A., « L'évaluation, un nouveau scientisme. », Cités, 37, 2009/1, p.83. 

Alain, Élément de philosophie, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1990, p.132. 

Barbey d’Aurevilly J., Du Dandysme et de George Brummell, Paris, B. Mancel, 1845. 
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421 


XIII) Annexe 1 : méthodes 


1) Méthode de lecture 


Deux cartels de lecture de texte de psychanalyse ont été entrepris. Ils ont catalysé nos 
recherches de doctorat : le premier de lecture séminaire Livre II lors de l’année 2016-2017 
dans le cadre de formation Uforca, le second de lecture du séminaire Livre XI l’année 2018- 
2019 et 2019-2020, enregistré auprès de l’ECF. Lors du premier nous sommes intervenus 
le 19 avril 2017 au titre de la présentation de la séance du 26 avril 1955. Pour le second, 
nous avons produit la note « Les concepts freudiens et la frustration » qui, soumise à 
Cartello, n’a pas été publiée. 

Lire en petits groupes d'étude permet que joue une pluralité de points de vue, mais une 
petite pluralité, pas une agora. La fonction plus-une, par ailleurs, modère la tendance à 
lisotter, qui s'accompagne de sa doublure, l'interprétation fantasque. La fonction plus-une 
use d’une épure dans le texte, ici un signifiant, là une articulation logique, pour signifier à 
chacun le départ entre le texte et ce qu’il apporte à titre personnel, afin précisément que 


le désir de contribuer ne reste pas englué au niveau des péripéties. 


Lire chaque auteur séparément. || s’agirait de ne lire tel ou tel auteur ou autrice « qu’à » 


l’aulne de ses propres interventions écrites ou orales. 


Or les uns débattent avec les autres ou s’y réfèrent et en accentuent tel propos. Donc, telle 
lecture n’est pas primaire, elle nécessite de choisir un angle de relecture fondé sur ce que 
nous avons estimé de particulier chez chacun. Ce peut être précisément ce qu’un auteur 
retire! de l'influence des antécédents, et qui peut consister à vouloir en sortir ou le 
contraire. De là l'explication de texte la plus exigeante qui soit, puisqu’à la rigueur il faudrait 
avoir à l’esprit l’histoire entière des publications psychanalytiques, et dans l’ordre, pour se 


trouver à même de la justifier. 


Lire chacun séparé(ment) nécessite ce préalable de saisir l'articulation des uns par rapport 
aux autres, ce qui peut passer pour un paradoxe. Sous l’angle de ce paradoxe, ce travail 


d'éclairage semble devoir rester imparfait dans une large mesure, que nous nous sommes 


1 Ce verbe contient une ambiguïté, évidemment, et c’est là notre point. 


422 


efforcés de réduire. Cette manière de lire est rendue difficile par le temps et les disparitions 


d'auteurs. 


Nos fiches de lectures ont ainsi pu être reprises tout au long du travail. Elles ont été le 
support d’une maturation qui a consisté, après les premières lectures d’un texte, à 
respecter une pause avant d'en tirer une fiche de lecture, à l'oublier un peu avant d’y 


revenir pour l’exploiter. 


Le paradoxe mentionné ci-dessus se résout lorsque le texte s'inscrit dans une dialectique. 
En effet, l’angle rédactionnel choisi gagne alors en netteté, angle qui comporte cette part 
de singularité qu’est la position de l’auteur, explicite ou implicite. Par exemple, avec La 
science des rêves S. Freud prend position dans la dialectique nominalisme vs réalisme. II 
favorise un certain nominalisme au nom de ce que la psychanalyse constate par ses 
élucidations, et à condition d'admettre la limite de l’ombilic. Par la psychanalyse d’alors 
Freud a constaté un certain primat du nom, sous la forme d’une clef d'organisation latente 
des pensées de rêves (elles-mêmes n'étant liées aux images manifestes du rêve qu’à 
travers un travail de déformation et de stylisation). Ainsi l'innovation freudienne se lit dans 
ce débat de longue date, nominalisme vs réalisme, sans grand mystère, et cela en facilite 


la lecture. 


Le paradoxe qu'il ne serait guère possible de ne lire un auteur qu'avec lui-même a une autre 
issue parfois. Les auteurs psychanalystes ont souvent procédé d'eux-mêmes à une 
relecture critique de leurs publications antérieures, par ex. cf. la clef de lecture mise en 
exergue de la proposition du 9 octobre 1967 sur le Psychanalyste de l’Ecole?. D'où un 
mouvement, où un décalage, attribuable en propre à l’auteur puisqu'il s’agit de sa marche, 


de son évolution. 


Textologie et datation 


Le procédé ci-dessus d’une lecture qui en en que sorte consolide ou fabrique l’auteur en 
tant qu’unique, implique de faire attention à la textologie, c'est-à-dire l’histoire des 
remaniements des textes, de leurs éditions successives et traduction, cf. technique 


d'écriture. En effet l’édition d’un texte, le raboutage, implique une opération d’un « certain 


2 Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le Psychanalyste de l’École », Scilicet, 1, Paris, Seuil, 1968, p.14. 


423 


en-dehors » de la langue elle-même, ce qui n’est pas dire que les coupures et collages ne 
procèdent jamais d’une opération signifiante, mais alors d’un signifiant qui participerait de 
la constitution d’un autre. Au passage nous notons que le copier-coller est devenu une 
opération facilitée. 

Pour lire Freud, nous avons suivi le conseil de Lacan de situer chaque lecture de Freud dans 
l’avancée que le texte représente par rapport à ses propositions antérieures, donc avec un 
souci de la chronologie de la découvre freudienne, du fait de son caractère pionnier 


tangible. 


Pour lire Lacan, ce fut différent. Nous avons plutôt suivi un conseil de méthode formulé par 
J.-A. Miller, suggéré par J. Lacan déjà, de partir du son dernier enseignement (à J. Lacan) 
pour lire son enseignement entre 1946 et 1972 d’une manière moins doctrinale que ce ne 
fût le cas à l’époque, pour lire en y ciblant les avancées significatives qui s’y constituaient. 
Par « dernier enseignement de Lacan » nous entendons celui d’après Lituraterre (octobre 
1971) en particulier : le séminaire livre XX Encore et livre XXII! Le sinthome, les Silicet 4 à 7 
avec Radiophonie, Télévision, l'Étourdit. Son enseignement s’est déroulé tout de même sur 
plus de 30 ans. Les dernières années, Lacan a procédé lui-même a un retour critique, à une 
prise à revers de son 1° enseignement. Cette difficulté semble liée à la résistance « des 
communautés » analytiques et psychiatriques d'inscrire comme axe de travail valide les 
propositions initiales de J. Lacan, ne lui laissant pas d'autre choix qu’un positionnement 
prudent et progressif. Il lui aura été peu épargné dans le tumulte de son époque (les deux 
guerres civiles européennes et par ailleurs mondiales, mai 68...) auquel devait faire écho 
en quelque sorte le tumulte de ses premières élaborations, sous peine de laisser 


indifférent. 


Enfin, donnons un exemple de connexion à rebours entre deux textes de Lacan qui permet 
une lecture orientée par le dernier Lacan, parce que ce système est tout de même plus 
complexe qu’une lecture chronologique ou historicisante (que nous avons adopté pour 


Freud). La définition de la pulsion du dernier enseignement de 1976, très condensée, 


3 Nous tenons ainsi compte de ce que Lacan a dissolu l’école freudienne de Paris en janvier 1980. 


4 Ce qui constitue la pire des sanctions, étant l’une de celle qui ne doit rien aux institutions. 


424 


comme « écho dans le corps du fait qu’il y ait un dire »°, nous pouvons en trouver une 
premier articulation pour le névrosé et le pervers dans le texte de 1960 Subversion du sujet 


et dialectique du désir® : 


« Il faut donc distinguer du principe du sacrifice, qui est symbolique, la 
fonction imaginaire qui s’y dévoue, mais qui le voile du même coup 
qu’elle en donne son instrument. (...) Seule notre formule du fantasme 
permet de faire apparaître que le sujet ici [ dans la perversion ] se fait 
l'instrument de la jouissance de l’Autre. (..) Le névrosé (...) identifie le 
manque de l’Autre à sa demande. Il en résulte que la demande de l’Autre 
prend fonction d'objet dans son fantasme, c'est-à-dire que son fantasme 
(...) se réduit à la pulsion. » 


En effet, cette articulation fournit d’abord la notion de phallus imaginaire en tant qu'il 
manque dans l’image au miroir, qui représente un coût en quelque sorte, en tant que 
solidaire d’un consentement à accueillir une prise en charge incarnée du dire. Suivant ce 
montage économique et mathématique, différents grands symptômes classiques 
psychanalytiques (perversions, névroses) trouvent une déclinaison en terme mode 
d’incarner le dire où d'essayer et de « rater » cette incarnation’. Ce passage explicite ainsi 
bien la portée large dans la théorie et dans la clinique de la formule de 1976 d’« écho dans 
le corps » (incarnation ou tentative) « du fait qu’il y ait un dire ». Et en utilisant la notion 
d’écho plutôt que de réponse, Lacan respecte le solipsisme d’une telle opération, évoqué 
dès les années 60 par ailleurs. Déjà apparaît en filigrane le lien social en tant qu’unique 


recours au phénomène « d’écho » qu’est la pulsion. 


Limites 

Notre méthode n'est pas bien applicable à des textes dont l'auteur ne s'est pas essayé à 
tenir un sujet. Elle s'applique à des textes forts rationnels. Le dispositif d'écriture dont elle 
permet une lecture méthodique est celui par lequel est promue une thèse et promue telle 
en étant rendue lisible. Le symbolique doit avoir été pris comme moyen et non comme jeu, 


nicomme cryptage. Notre méthode s'applique typiquement à des essais, au sens des Essais 


5 Lacan J., Le Séminaire livre XXII! Le Sinthome, Seuil, 2005, p. 17. 


6 Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », dans Écrits, Seuil, 1966 
[1960], p. 823-824. 


7 Ce ratage comporte un paradoxe c’est pourquoi nous y mettons des guillemets, mais sous le critère du vrai, 
il s’agit d’une forme de défaut, de ratage. 


425 


de Montaigne. Au reste, cette restriction ne signifie pas que l'auteur en question ait dû à 


s'en tenir à ce type de texte pour toute publication. 


Ilest possible que Lacan en écrivant Lituraterre, par exemple, ait produit un texte sur lequel 
notre méthode n'est pas adaptée s’il s’agit bien là d’un nouveau type d’essai où plusieurs 
allusions et ellipses articulent une problématique dans l’implicite, en particulier dans 
l’intertextualité interne et externe. Le déchiffrage d’un tel essai, alors, demanderait au 
préalable d'en repérer les allusions et ellipses, ce que nous n'avons pas pratiqué 
systématiquement par notre méthode. C’est du moins ce que pourrait indiquer J. Lacan 
lorsqu'il dit « il est important de voir où continuent de rester les trous par exemple il est 
bien évident que le départ de cette esquisse était déjà lié à quelque chose qui marque le 


corps d’une possibilité d’ectopie et de balade, qui reste évidemment problématique »$. 


La technique d'écriture de Lituraterre se situe entre celle du récit de voyage, et celle de 
l'essai d'autocritique visant à ouvrir de nouvelles voies de recherches. La pétillante 
contingence d'un voyage, c'est à dire un récit, a été mis au principe de l'écriture d'un essai 
de psychanalyse, c'est à dire la mise en débat d'un pan de cette pratique. Il ne faudrait pas 
en conclure trop hâtivement qu'aucune thèse particulière n'est lisible de Lituraterre. 
Toutefois, elle apparaît dans l'illocutoire (au sens d'Austin), sauf quelques expressions 
menues ou tenues, mais étonnantes, du texte lui-même, et pas sans un effort de lecture 


pour en souligner le caractère novateur. 


2) Méthode d'écriture 


Au fil des lectures nous détourons ou soulignons des passages surprenants, énigmatiques 
ou remarquables, souvent un mélange. Ces passages incompris mobilisent notre plume. 
Lacan disait qu’on pense contre un signifiant. Ici le signifiant serait sous la forme d’un 
syntagme, d’une proposition, parfois plusieurs phrases. Nous avons tâché de resituer ces 


passages. 


Nous avons opéré deux moments d'écriture, sans compter la correction : extension, puis 


réduction. L’écrit présente de nombreux inconvénients et notamment un statisme, où un 


8 Lacan J., Le Séminaire livre XVIII - D'un discours qui ne serait pas du semblant, leçon du 13 janvier 1971, Paris, 
Seuil, 2006, p. 9-21. 


426 


dialogisme vague et lent. Au demeurant, cette statique offre des modes de suppression et 
de condensation fort différentes de celles qui ressortent à la discussion. Autant la 
discussion répond de courants côtiers, autant l’écrit doit répondre de courants marins, 


hauturiers?, du moins c’est notre parti. 


L'exercice universitaire consiste à adopter la règle de base de fournir au lecteur le relief de 
notre « démarche » intellectuelle, notre parcours d'écriture, sans omission autant que 
possible. Il n’est reste pas moins que l’avantage de l'écrit tient dans l'articulation, et que la 
lisibilité d’une articulation gagne à en dégager l’ossature. Nous visons donc la 
démonstration. Après une phase de dissertation, elle a fait l’objet de réécriture critique 


mobilisant la technique du résumé. 


Une astuce a permis d'aboutir à un texte resserré, malgré notre tendance à la surcharge. 
Souvent, nous avons rencontré l'impasse pratique de commencer à écrire et à réfléchir 
alors même que nous n'avions pas terminé la lecture d'un texte. L’instant de voir!° nous 


semblait propice à prendre la plume. Nous avons appris de cette erreur. 


Pour limiter cet écueil, les réflexions à bâton-rompu ont été notées dans un cahier de thèse 
d'une part, et les lectures, celles devant extraire du matériel textuel les éléments de la 
thèse, ont été consignées en fiches de lecture d'autre part. Les premières ont pu être 
écrites n'importe quand par rapports aux lectures et surtout n'ont pas fait l'objet de 
réécriture puisque c'étaient des « pensées papillons », selon l'expression poétique de 


Louise Bourgeois!t. 


En revanche, l'écriture des secondes a procédé par réécriture et surtout finalisation après, 


voire bien après, la lecture et la relecture des textes dont elles témoignent de la lecture. 


? La houle ne résonne d’ailleurs pas exactement des mêmes conditions aux limites que les vagues du rivage. 
Si la marée participe des dynamiques des deux, la hauteur de la colonne d’eau et les formes solides du littoral 
ne touchent que les vagues. Si les vents et les courants marins causent les deux, ils agissent sur la houle de 
manière prédominante et sur les vagues de manière accessoire. Cette vue comparative d’océanologie 
n'empêche bien sûr aucunement la compénétration de ces « types » d’ondes dans la masse de l’océan. 


1 Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 297. 


1 Bourgeois L., Déconstruction du père, reconstruction du père - Écrits et entretiens [1923-2000], Galerie 
Lelong, Paris, 2000. 


427 


3) Méthode de travail 


Contextualiser et garder le lien à la clinique 

Si certes S. Freud a étayé la psychanalyse selon les usages scientifiques, c’est la compétence 
clinique du dispositif qu’il avait inventé qui resta son objet sans dévier, et non un concept 
quelconque dont un autre garantirait la scientificité plus tard. Freud, qui ne fut pas Jung, 
ne pose aucun principe d’un cosmopolitisme de l'inconscient (l'inconscient pour tous), une 
ornière. Si parfois il explore la psychanalyse appliquée à la biographie de Léonard de Vinci, 
à divers idées littéraires ou culturelles, les tenants et les aboutissants dans la clinique 
restent repérables et les spéculations limitées. Peut-être l’au-delà du principe de plaisir (qui 
vient à la suite de la série d’article de métapsychologie tous étayés d’un point de vue 
clinique) fait-il bord à notre idée, comportant-là des parties de spéculations pionnières et 
hardies, sauf que Freud était aussi un tel travailleur, et la psychanalyse sur une telle lancée, 
qu’en quelque sorte si l’on considère ce travail comme un témoignage que les 
psychanalystes postérieurs auront à correctement interpréter, alors il ne s’agit que de la 
psychanalyse de l’homme Freud, Freud se mettant-là à dessein en position analysante, et 


le fait clinique reste essentiel, même dans cet essai hardi, quasi philosophique. 


Il importe au plus haut point d’en rester-là, c'est-à-dire de critiquer l’ensemble des 
propositions formulées à l’aune de la question : d’où la clinique pointe-elle un usage de ces 
idées ces hypothèses ou ces concepts et quels problèmes actuels posent-ils, y compris pour 
la clinique (si possible) ? Et dans tel passage : sommes-nous là un peu analysant ? Ne pas 


se l’interdire, mais ne pas s’en contenter. 


Nous avons suivi une méthode générale d'étude suggérée par J.-A. Miller en 2005 lors de 
son commentaire du séminaire le sinthome : reprendre l'enseignement de Lacan à partir 


du séminaire XXIII (1975). 


En l'action de reprendre distinguons les deux temps : prise, et reprise. Prise : avoir lu 
d'abord le début, le milieu et le dernier enseignement de Lacan. Reprise : reprendre les 


enseignements précédents le séminaire sur Joyce, à l'aide du dernier enseignement. 


Cette méthode d'étude, nous l'avons appliquée d'abord au séminaire sur « La Lettre 


volée ». Qu'en est resté fécond à la lumière du dernier enseignement de Lacan ? Qu'est 


428 


remis en question, critiqué, voire aboli ? Et éventuellement, même, qu'est laissé en 


suspens ? 


La conséquence 


Ilest important d’user de logique pour tirer les conséquences de notre travail, car la logique 
et la lisibilité ont parti liée. Une thèse est un levier pour mettre en cohérence un morceau 
du monde, un paysage mental. Nous faisons un pari sur les concepts, les lignes de forces 
de ce paysage. Une thèse vise pour première conséquence un gain de lisibilité sur un sujet : 
il s’agit que ce travail permette de faciliter l’appréhension de la complexité d’un sujet aux 
étudiants qui suivront (de même qu’une chanson permet diffuser quelques strophes 


poétiques chez des auditeurs même non-lecteurs de poésie). 


L'étude psychanalytique s'attache à ce que J. L. Austin distingue de l’acte de l’illocution 
comme l'acte de perlocution, au niveau des énoncés performatifs dans sa neuvième 
conférence ?. Le perlocutoire fait acte de discours. De manière grossière, derrière le 
message, il y a ce qui s’en fait entendre (les effets de sens et de suggestion qu’il produit y 
compris dans l’implicite : c’est l’illocutoire), et J.L. Austin de distinguer le perlocutoire 
comme encore à l’aval de cela, comme ce que le procès dans son ensemble effectue ou 


produit chez les interlocuteurs, ce qu’il en reste au-delà du sens, et pour un moment. 


A ce niveau-là se joue ce que Lacan appelle le moment de conclure. Succinctement, il 
s’agit de ce qui compte, soit de la lettre!{, du littoral du discours d’avec son au-delà ou ses 


au-delàs, peut être un autre discours ou bien autre chose que discours. 


Il s’est agi de tenir ferme, côte à côte, les enseignements de la psychanalyse d’un côté, et 
ceux des sciences de l’autre. La science focalise sur ce qui fonctionne, pas la psychanalyse. 


La psychanalyse se spécifie d'admettre, elle, la discordance. Elle peut motiver d'en discuter. 


Il y a transfert en psychanalyse, alors qu’il s’agit de transmission en science. C’est à peu 
près l'inverse puisqu’une transmission lègue, alors que le transfert est une délégation, un 


procédé d’où l’on peut partir en ayant laissé quelque chose. C’est bien pourquoi le système 


12 Austin J. L., « neuvième conférence », dans Quand dire c’est faire, Paris, Seuil, (point essais n°235), p.119- 
127. 


3 Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits, ibid., p.297. 


14 « La lettre c’est ce qui compte (...) », est un aphorisme tiré de : Laurent É., « L’injection faite à Freud », 
Ornicar ?, 15, 1979, p.112-114. 


429 


de rapports aux choses promu par la science fait question en analyse, dans les rapports 
qu'un tel système entretien avec le système de la langue, finalement. N’est-il pas assuré 
que chez chaque savant le système des sciences ne survient qu’a posteriori d’un système 
préétabli qui est celui de la langue ? Les modernes, par opposition aux maîtres antiques, 
semblent tomber des nues. La science, vue de la psychanalyse, est science de l’Autre du 
langage, et ce n’est pas qu’une théorie de l’affirmer, même s’il y a de la théorie sous- 


jacente, c’est d’abord un constat presque simpliste. 


Des sciences et de leur élaboration répond une logique du savoir consolidé, voire rigidifié. 
Qu'elle l’admette sous la forme d’une hypothèse ou d’une conviction plus intime, 
n'importe peu, alors que dans la science il importe apparemment beaucoup de distinguer 
ce que l’auteur positif, une figure héritée du Sage! soit-dit en passant, pose comme 
hypothèse ou propose au sens d’un avis discursif et interprétatif. Cela laisse espérer que 
l'hypothèse serait d’une autre étoffe que l’interprétation (ce qui nous semble impossible à 


démontrer, en reconnaissant toutefois que toutes les interprétations ne se valent pas). 


Nous nous inscrivons en faux, si quelqu’un affirme que Freud est « banalement scientiste ». 
Précisément dans le scientisme de son temps et de sa couche sociale, Freud rompt les 
codes établis et tient, côte à côte, les deux univers, y compris dans l’au-delà du principe de 
plaisir qui, par ailleurs, poursuit un but déterminé et extrêmement singulier — qui emprunte 
des termes et des mode de pensée à la science mais sans prétendre à aucune rigueur quant 
à l’étayage rigoureux sur le plan psychanalytique du but qu’il se donne (spéculation hardie 
et peu susceptible d’être féconde prévient-il). Freud se sert bien souvent de dispositifs 
scientifiques pour illustrer un concept en formation, ou pour marquer le départ entre le 


savoir « psychanalytique » et l’idéal d’un savoir établi. 


Et, quelqu'un qui affirme que Lacan a détourné les mathématiques de leur usage, ne fait 
que redire ce que Lacan articulait concrètement dans son dire : « Sans doute Claude Levi- 
Strauss, commentant Mauss, a-t-il voulu y reconnaître l’effet d’un symbole zéro. Mais c’est 
plutôt du manque du signifiant de ce symbole zéro qu’il nous paraît agir en notre cas. Et 


c'est pourquoi nous avons indiqué, quitte à encourir quelques disgrâces, jusqu'où nous 


1 Vernant J.-P., « Du mythe à la raison. La formation de la pensée positive dans la Grèce archaïque », Annales. 
Economies, sociétés, civilisations. 12° année:2, 1957, p. 183-206. 


430 


avons pu pousser le détournement de l'algorithme mathématique à notre usage : le 
symbole v—1, encore écrit £ ne se justifie évidemment que de ne prétendre à aucun 


automatisme dans son emploi subséquent!f. » 


Il s'agit dans ce passage d’un commentaire sur le signifiant S(#) qui n’a « pas le sens du 


Mana ou de ses congénères ». 


Démontrer 

Formuler nos hypothèses de travail importe au premier chef. La pensée peut fonctionner 
sans cette exigence, mais pas le savoir universitaire. Chaque intervention à l’université 
repose sur un pari de fécondité au niveau de certaines prémisses ou d’une certaine 


orientation. 


Notre hypothèse de départ est que le circuit ou l’automate entre en relation avec la 
fonction du manque. A l'ère d'Internet, il s’agirait en quelque sorte d’enquêter sur 
l'impasse de civilisation, du point de vue psychanalytique, d’un référent universel global, 


sans manque. 


Cette impasse que nous avons appelé machine-à-répondrel” semble a priori bénigne par 
rapport à celle de la haine‘!$. Pour autant, F. Hulak a trouvé l'hypothèse valable, peut-être 
à coordonner avec d’autres enquêtes de l’ouvrage qu’elle a dirigée Pensée psychotique et 


création de systèmes — la machine mise nue{°. 


16 Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », dans Ecrits, Paris, Seuil, 
1966 [1960], p.821. 


17 Dans un exposé oral à l’Université de Rennes Il en nov. 2019. 
18 Lebovits-Quenehen A. Actualité de la haine. Une perspective psychanalytique, Pasri, Navarin, 2020, 176 p. 


© Hulak F. (dir.), Pensée psychotique et création de systèmes — La machine mise à nue, Ramonville-Saint-Agne 
Érès, 2003, 178 p. 


431 


XIV) Annexe 2 : Chronologie de 
certaines publications de A.A. 
Markov 


Contexte Mathématique 
1801 : publication du livre Disquisitiones arithmeticae de Carl Friedrich Gauss , traité fondateur de 
l’arithmétique modulaire et 
1830 : ouvrage théorie des nombres de P. M Legendre expose les fractions continues avec brio. 
1836 : CHEBYSHEV,P. L., Theory of probability. Lectures delivered in 1879-1880. Moscow Leningrad, 


In Russian cited by by Sheynin p.34 « A.A. Markov’s work on probability » 


Articles de A.A. Markoff 


1879 Sur les formes quadratiques binaires indéfinies 

Mathematische Annalen, volume XV, Teubner, p.381-406 

1880 Sur les formes quadratiques binaires indéfinies 

nb : (second mémoire) Mathematische Annalen volume XVII, p379-399 

1881 Sur une question de Jean Bernoulli 

Mathematische Annalen volume 19, p27-36 

1884 Démonstration de certaines inégalités de M. Tchébychef. 
Mathematische Annalen, vol. XXIV, p172-180 

1885 Sur la méthode de Gauss pour le calcul approché des intégrales 
Mathematische Annalen volume XXV, p427-432 

1886 Sur les racines de certaines équations 

Mathematische Annalen, volume XXVII, p143-150 

1887 Sur une question de maximum et de minimum proposée par M. Tchebycheff, 
Acta Mathematica, volume 9, p57-70 

1889 On a question by D.I. Mendeleev 

traduit de la lecture à la session de la section Physico Math 24/10/1889 

1904, Recherches sur les valeurs extrêmes des intégrales et sur l'interpolation 
Acta Mathematica, volume 28, p243-301 

1906 ? The Bicentennial of the Law of Large Numbers. [100, pp. 158-163]. 
Orig. publ. in Russian in 1977 => translated in English in ONDAR,KH. O. 


432 


[20 à 47] Sheynin p.370-372 
au moins 25 autres articles après 1900, beaucoup dans : Ouvres choisies. Théorie des nombres. 


Théorie des probabilités. Selected works. Ed. Yc. V. LINNIK. Leningrad, 1951. (En russe) 


1910 Recherches sur un cas remarquable d'épreuves dépendantes 
Acta math. t. 33, 1910, 87-104 


« Slightly different [de la v. russe] 1907 » selon Sheynin A.A. Markov’s work on probability 


En russe, paraphrasé/traduit/expliqué par Micheline Petruszewicz 


1907 Recherches sur un cas remarquable d'épreuves dépendantes 


Bull. Acad. Imp. Sc., 6°" série, t.1, p61-80 


1911 Sur un cas d'épreuves liées en chaîne multiple. 


Bull. Acad. Imp. Sc., 6" série, t.5, p171-186 


1913 Un exemple de recherche statistique sur le texte d’ « Evgenij Oneguin » illustrant la liaison 
des épreuves en chaînes 


Bull. Acad. Imp. Sc., 6è® série, t.7, p153-162 
Cité et évoqué (non traduit) par M. Petruszewicz 


1916 Sur une application de la méthode statistique (ob odnm primenenii statisticeskogo metoda) 


Bull. Acad. Imp. Sc., 6È"® série, t.4 ( ?), p239-242 [obtenu en russe — 20/08/2022] 


Correspondance de A.A. Markoff 


1884, MARKOFF, Extrait d’une lettre, Annales scientifiques de l’É.N.S. 3e série, tome 2 (1885), p. 183, 
http://www.numdam.org/item?id=ASENS 1885 3 2 183 0 , lettre 


Cite « sur certaines inégalités de M. Tchebychef [Mathematische Annalen, t. XXIV, p. 172-180) » 
1886, MARKOPFF, Extrait d’une lettre 
Cite : « Sur quelques applications des fractions continues algébriques publiée en russe en 1884 » 


1889 (traduction en anglais d’une communication de 1889), On a question by D. I. Mendeleev, read in the 
session of the Physicomathematical Section on 24 October 1889 

Cité par 1983, « Les inégalités de Markov et de Bernstein », Ibaduhr Rahman Q. & Scheisser G, 
Université de Montréal, Séminaire scientifiques OTAN (Nato Advandes study institute) 
1981 The correspondance between A.A. Markov and A.A. Chuprov on the theory of probability and 
mathematical statistics, Spingter-Verlag, ed. Kh.O. Ondar [ 02/11/1910 —-02/02/1917] 
Ondar,Kh. O., ed., The correspondence between A.A. Markov and A.A. Chuprov., New York etc., 1981. Orig. 


publ. in Russian in 1977 


Ouvrages de A.A. Markoff 


433 


- 1884 Theory of probability (titre. trad. du russe) - Markov, en russe (Lithographic edition of), cité par 
Sheynin, p.34 dasn « A.A. Markov’s work on probability » 
- 1898, Differenzenrechnung, Teubner, Leipzig, 216 p. 
à la BU MIR-Jussieu : 
1899, Markov et Sonin, Œuvres de P.L. Tchebychef, St.-Pétersbourg, Commissionnaires de 
l'Académie impériale des sciences, 1899-1907 
- 1912, Wahrscheinlichkeitsrechnung [calcul des probabilités] von Heinrich Leibmann (Ubersetzung), mit 


Vorwort des Verfasser (Markov), Teubner, Leipzig, 342 p. 


434 


XV) Annexe 3 : Sur les chaines de 
Markov 


1) Le cadre probabiliste 


Pour monter un aléa mathématique, une fonction est nécessaire, qui a pour espace de 
départ un espace déterminé des évènements possibles et qui renvoie une valeur, c'est à 
dire ou bien une valeur de résultat ou bien, a minima, un binaire avec la fonction indicatrice 
(1/0 ou oui/non). C'est un cadre, premièrement dans la mesure où, en pratique, des 
évènements imprévus par l'espace des évènements possibles peuvent surgir et invalider 
l'expérience en cours. Par exemple l'expérimentateur peut être tomber malade tel jour 
rendant l'expérience non-praticable. Ce type de contingence est considérée en général 
comme hors du cadre. Deuxièmement, ce cadre suppose aux évènements une valuation 
possible, a minima l'indication possible de leur survenue sous la forme d'une binarisation. 
Le cadre probabiliste consiste dans un sertissage selon ces deux types de bords. Ainsi, nous 
en avons donné quatre termes : le bord du possible de départ et sa réduction effective en 
un espace d'évènements possibles et considérés d'un côté et de l'autre le bord des 
observations à l'arrivée et sa réduction effective. C'est ce que nous appelons le cadre 


probabiliste. 


En pratique et initialement, la combinatoire du jeu de carte ou du lancer de dé donnait un 
support matériel à l’objet de la théorie des chances. La réduction épousait celle déjà 
matériellement constituée dans ces support matériels, que nous pouvons dire élaborés car 
un dé est bien plus qu'un simple bout d'os ou de bois. Avec le développement des sciences 
expérimentales, ce sont l'ensemble des dispositifs expérimentaux et leurs plus ou moins 


grande variabilité auxquels a pu être appliqué ce cadre de pensée et de calcul. 


Un chiffrage des sciences expérimentales a été à l'œuvre qui pourrait avoir été un facteur 


du tropisme actuel vers le numérique. 


L'empirisme est la théorie d'après laquelle nos connaissances viennent de l'expérience. Son 
père fondateur est classiquement considéré comme Bacon mais, avec Judith Miller, nous 
avons souligné ce que Galilée avait déjà frayé (p.155 de la présente thèse). Le parti pris 
empiriste vise à sonder les phénomènes, comme la matière par exemple, toujours selon 


des dimensions plus raffinées ou selon des cadres nouveaux, plus serrés ou plus larges. 


435 


Nous mettons l'accent sur l'idée que ce parti pris a bénéficié structurellement du parti pris 
Galiléen, qui, lui, visait à identifier des intrications entre les phénomènes, et au-delà en 
révéler l'interrelation, en particulier les relations de causes à effets. Par exemple une 
distance fût alors rapportée à un décompte du temps, et l'angle privilégié sous lequel le 
mouvement a pu dès lors être appréhendé est devenu quantitatif. Galilée a fondé la 
physique, nouvelle à l'époque, comme relationnelle, ce qui constitue le socle de 
l'empirisme. 

La notion de variable conditionnelle est une souplesse et un développement du cadre des 
probabilités qui permet d'enregistrer ces interdépendances. D'où son importance à nos 
yeux, car elle s'enracine dans le mouvement même, structurel, du Galiléisme qui nous 


semble un préalable nécessaire à l'empirisme. 


Par ailleurs, la génération d'aléa ayant la propriété d'indépendance pose un problème de 
réalisation pratique. Il faut résoudre alors le paradoxe de trouver un phénomène qui est 
tenu par un cadre pratique répétable (typiquement une urne où tirer) et le réaliser d'une 
manière neutre, typiquement par une uniformisation des entités qu'il est possible de tirer 
et par leur mixage ou brassage. Dans le cas discret et fini, la mise en œuvre ne pose pas de 
grand problème, mais requiert tout de même une élaboration suffisamment précise et 
contrôlée. Et pour autant, il n'y a pas que le cas discret. Pour introduire à cette difficulté 
qui vient de la théorie des probabilités elle-même (Qu'est-ce qu'un tirage uniforme ? Et 
qu'est-ce que l'indépendance du tirage ?) nous avons rapporté qu'il est impossible de tirer 


de manière uniforme dans l'ensemble des entiers naturels (p.383 de la présente thèse). 


2) Les probabilités conditionnelles 


Un exemple direct de probabilité conditionnelle est celui d’une succession de tirages sans 
remise dans une urne. Le mode « sans remise » implique alors de manière suffisante un 
conditionnement (sans-remise implique le conditionnement). Supposons qu’elle contienne 
des boules blanches et noires. Au 10°"° tirage, après avoir tiré 9 blanches et une seule 


noire, qu'émerge-t-il ? Que l’urne contiendrait davantage de blanches!. 


1 Mettons que l’urne contenait 10 boules blanches et 10 noires avant le Ler tirage. Après avoir tiré 9 blanches 
et 1 noire, la probabilité de tirer une blanche est d’une sur 10, puisqu'il ne reste qu’une blanche parmi 10 
boules au total. C’est bien moins que la probabilité équilibrée de départ qui était de Z de tirer une blanche. 
La probabilité de tirer une blanche devait donc subir une transformation au cours du temps. Notons que dans 


436 


Une probabilité porte sur un aléa, ci-avant la couleur de la boule d’une telle urne. Elle 
mesure le risque de cet aléa. Il convient pour la définir d’en construire trois fondements : 
la fonction (qu’il s'agisse de probabilités discrètes ou continues, au fond c’est une fonction), 
l’ensemble sur laquelle elle porte, et les sous-ensembles de cet ensemble sur lesquels les 
fonctions de probabilités peuvent être définies. Ce cadre général de la théorie dite de la 
mesure a été fixé jusqu’à présent à partir des années 50, sur la base de l’axiomatisation des 


probabilités de Kolmogorov!. 


Ces fonctions respectent par construction le type d'ordre appelé sigma-additivité. C’est à 
dire qu’à mesurer un sous-ensemble A inclus dans un autre, B, aussi mesurable, alors B doit 
mesurer davantage qu’A. Une mesure n'est-elle pas faite d’abord pour comparer ? Notons 
que l'inclusion est déjà une relation d’ordre, sur l’ensemble de départ de la fonction qui 


mesurei. 


Du côté de l’ensemble image ou d’arrivée d’une fonction de mesure, il convient d'arriver 
dans un corps, celui des réels par exemple, ordonné et complet (complet pour la distance 
issue de la norme de l’espace vectoriel sur le corps, complet signifie d’un point de vue 
topologique sans trou, par exemple l’ensemble des rationnels ne conviendrait pas). Pour 
résumer, une mesure conserve la relation d’ordre lorsqu'elle renvoie à des relations 


numériques à partir de relations entre des ensembles. 


Enfin, pour en revenir aux probabilités, par leur bonne définition actuelle, il a été considéré 


que ce sont exactement ces fonctions de mesures dont le poids total fait 1, c'est-à-dire que 


une telle urne, il n’y aurait pas de vingt-et-unième tirage possible, dès le montage du dispositif, et donc pas 
d'existence d’une probabilité associée. Cette dernière remarque porte sur l’ensemble des évènements 
pouvant exister du fait du dispositif. M. Fréchet, cité ci-dessous, enseigne que c’est un conditionnement qui 
ne dit en général pas son nom, et que donc il n’existe que des probabilités conditionnelles. Même en tirant 
avec remise dans une urne, pour M. Fréchet, les probabilités simples et directes qui peuvent être associés à 
certains évènements, si simples qu’elles soient, sont conditionnées aux caractéristiques techniques du 
dispositif (contenu de l’urne nombre et couleur des boules, tirage parfaitement homogène, conservation 
dans le temps du contenu de l’urne). 


2 Rényi A. et Fréchet M., « Sur les espaces simples des probabilités conditionnelles », Annales de l'I. H. P., 
section B, tome 1, no 1 (1964), p. 3-21. 


3 en tant que l'inclusion est déjà une relation entre deux sous-ensembles en ayant les 3 propriétés qui 
définissent une relation binaire d’ordre, à savoir : la réflexivité, c'est à dire pour tout sous-ensemble A est 
inclus dans À, la transitivité : si À est inclus dans B et si B est inclus dans C alors A est inclus dans C, et, 
l’antisymétrie : si À est inclus dans B et B l’est dans A alors A et B sont un seul et même ensemble. 


437 


la mesure en probabilité de l’ensemble entier, qui est le plus-grand des sous-ensembles, à 


pour image ou pour mesure 1. 


Les recherches en théorie des ensembles ont permis de préciser des conditions nécessaires 
portant sur une certaine structuration des sous-ensembles de départ, nécessaires afin que 
la propriété essentielle des mesures, la sigma-additivité, ne soit pas mise en défaut pour 
des raisons topologiques. || y faut une certaine structure de sous-ensembles se combinant 
par union ou intersection, et en cas de combinaison manière infinie il faut requérir au moins 
que cet infini soit dénombrable, c'est à dire itérable. De plus, il est exigible qu’un sous- 
ensemble complémentaire d’un sous-ensemble reste bien mesurable (ï.e. la stabilité par 
passage au complémentaire dans la structure d'ensemble). Ces conditions correspondent 
à la structure de sous-ensemble appelées les tribus boréliennes (en hommage à Émile Borel 
mathématicien français qui a œuvré au domaine des probabilités entre 1910 et 1950). La 
raison d’être de cette précision est qu’elle introduit une exigence de dénombrabilité sur les 


combinaisons. 


A ce stade, deux remarques notons les deux points caractéristiques du calcul de 


probabilités suivant : 


Premièrement, bien qu’elle ait la puissance du continu, il est possible de tronçonner en 
morceaux la droite des réels, par exemple en ses intervalles ouverts: 
…,]-1;0[,10;1[,]1;2[,...qui, eux, sont en nombre dénombrables. Il y a toutefois un reste 
à cette opération : l’ensemble des entiers relatifs grand Z. C’est un reste dénombrable 
(l'ensemble des produits de cette opération sont donc bien dénombrables). Etant de 
mesure nulle, ce reste peut être écarté. Ainsi, il est possible de découper un ensemble 
continu en des sous-ensembles (continus et ouverts) qui se combinent dénombrablement, 


mais non sans un reste. 


Deuxièmement, l’ensemble de départ peut présenter des trous d’un point de vue 
topologique, toutefois il y est en quelque sorte paré à munir cet ensemble de la tribu 


borélienne des sous-ensembles, car cela exige la stabilité par passage au complémentaire 


4 «Il est impossible qu’un continu soit composé d’indivisibles » 231a21 La Physique d’Aristote livre VI 
conserve donc une certaine validité bien que le paradigme ait changé. La droite continue n’est pas composée 
de point est devenu il est possible d’écarter des ensembles de points en matière de mesure (car ils sont de 
mesure nulle). 


438 


et par intersection dénombrable, ce qui impose à ces éventuels trous (éventuellement en 
nombre non-dénombrables) que leur bord (leur complémentaire) soit dans la tribu 


borélienne. 


Définition d'une probabilité: c’est une fonction de l’ensemble des aléas à considérer, 
munie d’une topologie d'espace métrisable, qui a pour image un nombre réel entre 0 et 1. 
Par exemple, la probabilité de tirer une boule blanche en deuxième tirage en tirant sans 
remise dans une urne de 20 boules est égale par définition, à la limite vers l'infini des 
fréquences successives de survenue d’une blanche parmi les autres couleurs possibles en 
deuxième tirage, en répétant 3 fois, 30 fois, 300 fois l'expérience. Ces fréquences sont 
toutes des fractions positives de 1, un nombre entre 0 et 1, donc de telles suites, dites 
bornées, ne peuvent pas diverger vers un infini. Elles ne connaissent que deux tendances 
possibles vers l'infini : ou bien d’osciller, et alors il n’est pas possible de fixer une probabilité 
avec notre définition, ou de converger vers un nombre fixe de l'intervalle [0,1] cas dans 
lequel ce nombre limite est par définition la probabilité de l’issue (ex. boule blanche) de 


l’aléa (ex. tirer une boule sans remise d’une urne de 20 boules de couleurs variées). 


D'où l'importance du concept de probabilité en général pour les sciences, car la démarche 
expérimentale repose sur la répétabilité et sur l'hypothèse d’une fixité des facteurs autres 
que ceux mis à l'étude, ce qui se dit « toutes conditions égales par ailleurs », épouse cette 


logique de l'évènement, aux issues possibles variées dans un champ borné. 


Et d’où la subtilité de la probabilité conditionnelle au sein de ce concept. Il y a probabilité 
conditionnelle quand un aléa est conditionné à la survenue ou non d'un autre. Par exemple, 
la loi de probabilité d'un n-ième tirage sans remise dans une urne, peut être inscrite comme 
conditionnelle aux occurrences survenues précédemment (n-1, n-2, 1). Dans la série 
antérieure des tirages, une couleur peut avoir été épuisée (comme nous avons vu à la note 


de bas de page 444). 


Dans la somme de J. Neveu, qui a fait date en France dans l'établissement reconnu dans sa 
rigueur du concept, notons que la notion de probabilités conditionnelles n’est introduite 


au second tome et après 10 chapitres forts avancés dans l’étude. 


Il y a des raisons mathématiques à cela. J. Neveu estime qu'avec l'opérateur de la 


composition, les structures mathématiques auxquelles s'appliquent les développements 


439 


du concept de probabilité (en probabilités conditionnelles) ne sont plus aussi bien connus 
que dans les 10 premiers chapitres. Ce sont des ensembles fonctionnels et non plus des 


ensembles dérivés des algèbres plus classiques comme celles de nombres. 


Quand A. A. Markov nomme chaîne (Cep’ en Russe) le fait d’apposer successivement des 
conditionnements de probabilités, c'est-à-dire en mathématique de les « composer » 
(opérateur petit rond), il réutilise cet opérateur du calcul des fractions continues, qui en 
russe se nomme chaînes (Cep”) de fraction. Le substantif même de (Cep’) [* maillon] a pu 


lui servir de pivot. 


L'opérateur composition est noté petit rond : fog, composition de deux fonctions (de 
probabilité notamment). Cet opérateur binaire n’est pas généralement distributif et il n’est 
pas toujours autorisé de l'utiliser (il y a certaines restrictions à construire ou définir la 


composée de f par g) 


Ainsi, AA. Markov fait grand usage de l’opérateur ° initialement pour les chaînes de 


fractions, et considère ce qu’il en est pour les probabilités. Il en étend l’usage. 


3) Introduction aux chaînes de Markov 


Les chaînes de Markov peuvent se définir comme suit, après avoir défini une matrice de 
transition. Une matrice de transition P = (P(x, V))w, y ev est une matrice qui respecte ces 
deux conditions : tous ses coefficients sont positifs et la somme des coefficients d’une ligne 
(somme P({x, y) à x fixé et somme sur y variant de 1 à N) égale un. 

On définit la chaîne de Markov à partir de la définition de la matrice de transition et d’une 
loi d’initialisation, cf. figure 1 pour sa représentation sous forme de graphe. Soit un espace 
un espace d’état discret {1, 2, … N} et une matrice stochastique P = (P(x, y)}})x, y EV : une 
suite de variables aléatoires (X:)hn0 est une chaîne de Markov sur V de matrice P et de loi 


initiale xo si, pour tout n dans les entiers naturels et xo, …, xn dans V, on a: 


Proba (Xo= Xo, …, Xn=Xn) = To(Xo).P(xo, X1). P(X1, X2). P(Xn-1, Xn) 


440 


Matrice de transition 


P(1,1) P(1,2) P(1,3) 
P(2,1) P(2,2) P(2,3) 
P(3,1) P(3,2) P(3,3) 


Graphe d’une chaîne à 3 états 
P(2, 2) 
P{1, 1) | | P(3, 3) 
P(2, 3) 


P(2,1) PG,2) 


Figure 1 Matrice et graphique d’une chaîne de Markov dont l’espace d'état discret compte 3 états possibles. 


Un exemple 


Nous prendrons pour exemple le nombre de réparateurs adéquat à une succession de 
pannes. Considérons un parc de R machines identiques, le pas de temps j = 1 jour, et le 
phénomène de panne suivant : chaque machine, chaque jour, connaît une probabilité de 


tomber en panne de p=2 sur 10. 


Prenons R=9 machines, cela se traduit par le fait qu’il y ait 10 états possibles de la variable 
aléatoire (v.a) de la somme des machines en panne le jour j : {S;=0, Sj=1, …, Sj=9}, notée S. 
Installons un parc 9 machines dont aucune n’est en panne au jour zéro, soit So=0. En 
l'absence de toute réparation, S; augmente inexorablement au fil des jours. Il est aisé de 
calculer < S1 > la moyenne de la v.a. S le lendemain de l'installation des 9 machines, du 
moins pour que cela soit aisé il faut supposer l'indépendance de chaque panne individuelle. 


Les 9 tirages sont indépendants et la moyenne est le produit de (n= 9) par (2/10) soit 1,8. 


C'est alors un début de marche aléatoire, pour laquelle chaque pas est analogue à un tirage 
avec remise dans une urne, modèle dit binomial, avec cette dynamique que le nombre de 
boules décroitrait chaque jour un peu davantage. En combien de jour l’usure du parc le 


réduira à néant ? C'est à dire quelle est en moyenne le nombre de jours de cette ruine ? 


5 Cette variable aléatoire est construite sur celle de la panne individuelle (qui en était déjà une). Cette variable 
suppose que, fonctionner pour une machine, peut se traduire par oui ou exclusif non. 


441 


Des séquences, ruinées par tirages aléatoires, sont alors à faire, par un programme 


informatique. Cela construit un chiffre et son approximation. 


Maintenant introduisons un phénomène susceptible d’aller contre la dégradation, 
d'espérer un équilibrage du parc autour d’un certain nombre de machines en 
fonctionnement en régime de croisière, si un tel régime existe, faisons intervenir des 


réparateurs. 


En présence de réparateurs, admettons qu’un réparateur peut réparer une machine par 
jour, et qu’il en répare une effectivement (ne mettons pas d’aléa à ce niveau-là). Le gérant 
de ce parc voudrait connaître le nombre de mécaniciens M à engager pour maintenir en 
fonctionnement, en régime de croisière, un nombre d’au moins 5 machines, paramètre 


noté O. 


Il est possible ou bien de résoudre complètement ce problème formellement et d'écrire la 
formule de M à partir de O, ou bien, et c’est là que peut intervenir un exemple d'utilisation 
d'une chaîne de Markov, il est possible d'écrire cette marche aléatoire compensée comme 


une chaîne de Markov. 


Notons maintenant F,: le nombre de machines fonctionnant après j jours. Une chaîne de 
Markov permet de construire numériquement la loi de dépendance de F, des variables R 
(nombre de machines du parc) et p (probabilité de la panne machine), après un grand 
nombre de jours, disons 1000 jours. Cet exemple est décrit par I. Nourdinf et montre pour 


un nombre de 50 machines : 


Premièrement, que le nombre de 5 mécaniciens ne suffisent pas, dans la mesure où il est 
très probable alors que moins de la moitié des machines ne fonctionnent (une chance sur 


deux). 


Deuxièmement, que le nombre de 15 mécaniciens permet probablement à plus d’une 


quarantaine de machines de fonctionner à long terme. 


6 http://www.proba.jussieu.fr/pageperso/nourdin/LeSiteDeLAgregatif/machines.html 


442 


Troisièmement, qu'il n’est pas utile a priori’ d'en engager 25, car la loi de probabilité du 
nombre de machines qui fonctionnent n’est modifiée que de très peu entre un R de 15 et 


25. 


L'invention chaînes de Markov a ouvert une nouvelle manière de calculer les aléas d’un 
processus pour l’optimiser, l’anticiper ou le mesurer en tenant compte des observations 
déjà répétées. Très utiles, elles ont permis des progrès significatifs pour les processus de 


l’industrie, dont la plupart se répètent à loisir. 


Enfin, les chaînes de Markov ont des applications en algorithmique théorique et pratique. 
Pour ce qui concerne la théorique, elles permettent d'attribuer ou non avec une certaine 
certitude le critère de décidabilité à certains énoncés, décidabilité par une machine 
informatique du problème qu'ils posent. Ceci est d'autant plus remarquable que les chaînes 
de Markov ont été proposées plusieurs années avant les années 40, quand fut construit le 


premier ordinateur fonctionnel par John Von Neumann, l'ENIAC. 


Propriétés usuelles des chaines 


Par de nombreusesitérations dans des chaînes de Markov, différents phénomènes peuvent 
se produire de fixation, de creusement d’une infime inégalité de départ vers une véritable 
ségrégation, de points absorbants. L'idée de ce développement serait de traiter des usages 


et donc des contextes interprétatifs d'application de (certaines) chaînes de Markov 


Nous avons vu que J. Lacan écarte la structure d'arbre (c'est-à-dire de pure métonymie 
avec des points absorbants aux extrémités) pour aborder l'inconscient dans /l’Étourdit. 
Acyclique implique-t-il qu’il y ait des points absorbants (je crois que oui) ? Notons que les 
statisticiens Bayesiens préfèrent les graphes acycliques, car l'introduction d'un cycle 
modifie la structure des calculs et empêche que leur implémentation algorithmique reste 


aiséeë. 


7 Des données complémentaires économiques ou sur la fiabilité des machines sont susceptibles de remettre 
en cause le raisonnement, simplifié pour l’occasion 


8 Denis J.B., M. Scutari, Réseaux bayésiens avec R, EDP Sciences, p. 189. 


443 


Chaîne stochastiques vs écriture formelle 


Certains problèmes ont une double démonstration de leur solution, soit par des chaînes de 
Markov, soit une résolution littérale. D'autres sont inclus dans la classe plus vaste des 


problèmes qui n’ont qu’une solution numérique, sans l'écriture formelle. 


C'est là un point de vue intéressant car alors, la modélisation par les chaînes de Markov 
apparaît comme appareillage (numérique) d’un problème dont l’écriture manque, ce qui 
n’est pas dire qu’elle n’existe pas, mais qu’elle n’a pas encore la théorie qui permet de la 


produire. 


Des propriétés applicatives remarquables 

Il y a un rapport étroit des chaînes de Markov à la coupure. Lorsqu'un graphe est proposé 
pour construire une modélisation d’un fonctionnement, au départ il est souvent plus riche 
que nécessaire et des critères markoviens servent à éliminer des liaisons dont les 
conditionnements s'avèrent inutiles. Réduire le nombres d’arrêtes de l’automate cellulaire 


peut s'effectuer par des calculs stochastiques. 


Le problème du choix d'un modèle 


Il est toujours possible d’éprouver, à l’usage d’un modèle statistique, un certain manque 


quant aux justifications du choix du schéma initial. 


Or, ce manque reste en marge du cadre mathématique. En effet, dans l’exemple des 
machines à réparer, le modèle ne justifie pas, bien évidemment, que l’usine soit organisée 
comme un processus de maintenance de machines de telle fiabilité. Le problème formulé 
par le directeur et le graphe de la chaîne de Markov qui lui correspond pour son 
optimisation relèvent d’un processus historique qui est passé par l’ensemble des choix 
d'organisation du travail. Le manque appartient à ce registre, historique. Pourquoi n’avoir 
pas envisagé d'utiliser plusieurs fiabilités de machines ou plusieurs cadences ? Le travail de 
la modélisation statistique permet de décrire un état organisationnel de l'usine. Un tel 
écrit, adaptable, fait une sorte de jointure entre un point de vue purement mathématique 


et un point de vue économique et social. N'est-ce pas d’ailleurs une visée propre des 


444 


mathématiques, en particulier de l’algèbre, de simplifier le travail, en commençant par 


simplifier des calculs? ? 


Des sociologues utilisent des modèles (statistiques) pour susciter la conversation, 
permettre à un débat de trouver un appui voire cadre. Le quantitatif imposé par le 
paramétrage signifie aux participants qu’un chemin privilégié vers terrain d'entente en 
passe par l’objectivation de leur positions, voire de leurs opinions. Ce n’est pas qu’une 
astuce pratique, des concepts l’appuient. Ainsi, Alain Desrosières analyse comment des 
dénominateurs ont été construits, par exemple la population active (/abor force). 
A. Desrosières analyse ce type de constructions signifiantes. Il porte son lecteur au bord où 
deux simili-faces se présentent, ces élaborations statistiques semblant pouvoir s'entendre 
de deux manières : soit algébrique et hors-sens, soit socio-culturelle, dans le sens d’un 


terrain d’entente10. 


Peut-être que ceci explique en partie pourquoi cette pratique a pu rester un peu méprisée 
des puristes en mathématiques : elle fraye la voie, amont, à de nombreuses justifications 
initiales mais elle s'assure qu'à partir de là, toutes les vérifications ultérieures sur les états 


observables du modèle seront capitalisées. 


Ces deux points de vue importent en ce qui regarde les modèles comme un traitement du 
manque (du manque d’information, mais pas seulement après J. Lacan, aussi du manque 
d’un objet dont répond à notre insu le symbolique). Le dire est le geste de proposer un 


modèle. Il est payé sous la forme du dire d'expert. Le dit est du côté du produit. 


Le parcours qui réalise l'actualisation des chaînes de Markov consiste à porter la puissance 
descriptive ou prévisionnelle des états du réseau à son maximum!!, suite à des allers- 
retours aux observables et la répétition des processus aléatoires. A ceci ne correspond-t-il 


pas le fait d’une synthétisation d’un deuxième signifiant à partir d’un premier ? C'est 


? L'idée que l'algèbre est un appareil à simplifier le travail de manière général est de Stendhal dans les 
Mémoires d’Henry Brulard, lorsqu'il narre les enseignements de mathématiques qu'il suivait en arrivant à 
Paris (de Grenoble). 


10 Desrosières A., La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, La découverte, 2010, p. 
253. 


1 En se servant de la loi statistique des grand nombres, soit la convergence de certaines lois statistiques 
lorsque les évènements modélisés sont répétés un grand nombre de fois. 


445 


pourquoi ces chaines retiennent notre intérêt. Ce que J. Lacan nomme le « discours du 


maître » est réalisé par les mathématiques appliquées. 


Eléments de la réception et postérité de cette écriture 
calculatoire 


Les linguistes se sont intéressés à l’application proposée par Markov!2. Et ce d'autant plus 
que Markov en 1916 -- un an avant sa mort et fort malade, dans un article qui critique un 
usage de la statistique (article de Mozorov), a pris des positions méthodologiques quant 


aux usages linguistiques des statistiques!$. 


Avec l’article « Sur une application de la méthode statistique » en 1916 A.A. Markov a 
critiqué un article de Mozorov de 1915, article qui était intitulé « spectres linguistiques » 
publié dans le Bulletin de la section de langue russe et littérature de l’Académie impériale 
des sciences. Mme Petruszewycz revient le contenu de ce débat. Au fond, ce que reproche 
Markov est l’absence de démonstration et l’absence de rigueur. Les comparaisons que fit 
Mozorov, et MP abonde en ce sens, n’ont rien de statistique au sens mathématique, 
simplement : il compte et dresse des graphiques de ces comptes, à partir de là il estime 
qu’il sera possible d'identifier des traits caractéristiques de Tourgueniev, de Puëkin ou de 


Tolstoï. 


L'article de Mozorov tenait d'une ébauche d'idée. Ce qu’il appelle spectres linguistiques, ce 
sont les fréquences d'emploi des petits mots outils, elles-mêmes faibles #. Mozorov 
conjecture qu'il obtiendrait une signature du style de chaque écrivain par la fréquence 
d'emploi des mots outils. Ces mots vont par paires substituables : l'analyse opère selon que 
l’auteur emploie plutôt la conjonction causale « car » ou bien « parce que », en fonction de 


ses tournures négatives, selon qu'il préfère « ne. pas », « non » ou « sans ». 


2 « Structure of language and its mathematical aspects: [proceedings of the twelfth Symposium in Applied 
Mathematics, held in New-York City, April 14-15, 1960] », Roman Jakobson Editeur: Providence : American 
Mathematical Society, 1961 


5 AA Markov, « Sur une application de la méthode statistique », Bulletin de l’Académie Impériale des 
Sciences, 6°" série, t.4 (1916) 


M Cette technique de stylométrie (statistique du style) a été transmise par Yule dans les années 1945. Yule et 
M.G. Kendall, 1945 An introduction to the theory of statistics chapitre 19 The sampling of attributes — Larges 
samples, travail cité dans la thèse de Micheline Petruszewycz. 


446 


L'invention de l'écriture mathématique des chaînes de Markov =, elle, a offert une 
référence essentielle à la théorie mathématique de la communication du fondateur de 
l'informatique Claude Shannon (qui lui a rendu hommage). Ce premier automate cellulaire 
stochastique a préfiguré les processus stochastiques. La théorie des chaînes de Markov a 
été reprise d'abord par Vsevolod lvanovich Romanovsky (1879 - 1954) à l'université de 
Varsovie puis de Tachkent, transmise aux U.S.A par Yakov Viktorovich Uspensky (1883 - 
1947), généralisée et remaniée par Maurice Fréchet en France et Kolmogorov sur un plan 
international, car il s'agissait pour ce dernier d'axiomatiser la théorie des probabilités!f. 
Jacqueline Léon a récemment décrit la réception de cette invention a en linguistique, en 
tant qu'essai ancien de linguistique quantitative, ancien quoique préfigurant les techniques 


informatiques!?. 


Jakobson a dû introduire au MIT la reprise du conditionnement markovien sur la chaîne 
orthographique!ë. Son article de 1953 indique par ailleurs une première publication dans 


les rapports techniques du laboratoire d’acoustique du MIT en 1952. 


Le premier signe d’une reprise par J. Lacan des éléments mathématiques de ce travail 
apparait lors de la séance du 23 mars 1955 (Le Séminaire livre Il). Sa reprise montre qu'il a 
décortiqué l’ensemble des articulations des acousticiens et cybernéticiens américains, pour 
s'appuyer sur l'élément de codage plutôt que sur le volet probabiliste !°. D'ailleurs, 
lorsqu'une nouvelle fois J.-A. Miller reprend la démonstration d’une perte à laquelle il s’agit 
de consentir pour former une représentation symbolique au fil de l'écriture, c’est sur le 


seul élément du codage qu’il s’appuie?°. 


Peut-être parce que Claude Shannon dans sa théorie mathématique de la communication 


interprète la chaîne de Markov comme un générateur ergodique, celle-ci a ensuite été 


S Entre le dual chose mathématique/ objet mathématique, nous insérerions « écriture mathématique » 


16 Seneta, E., « Markov and the the creation of Markov chains ». dans Amy N. Langville and William J. Stewart 
(Eds)  MAM2006: Markov Anniversary Meeting.  Boson Books, 2006, pp. 1-20 et 
\href{http://www.maths.usyd.edu.au/u/eseneta/senetamcfinal.pdf 


17 Léon, J. Tellier, I. « Le data turn. Des premiers traitements statistiques du langage (1950-60) à la fouille de 
textes », Information Grammaticale, 2014, pp.30-39. 


18 Cherry, E. C., Halle, M., & Jakobson, R. (1953). Toward the logical description of languages in their phonemic 
aspect. Language, 29, 34-46. https://doi.org/10.2307/410451 


® Lacan J., « Le séminaire sur "La lettre volée" », dans La psychanalyse, vol. 2, Paris, 1957, p. 1-44. 


20 Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin éditeur, 2018, p.39. 


447 


interprétée comme prémisse à la théorie de l’ergodicité. Or, l'application à la 
concaténation orthographique des lettres s'inscrit là, non pas en faux mais en dissonance, 
car quel serait le lien entre du langage écrit et des particules dans un fluide (Boltzmann, 


Maxwell, Einstein) ? 


L'ergodicité 
L'hypothèse d’ergodicité provient de la physique statistique de la fin XIX°. Nous tenons 
personnellement cette physique statistique (Bolztmann etc.) pour la fine fleur de la 


21, Par cette physique il a été trouvé aux lois globales 


physique classique 
thermodynamiques, comme la loi des gaz parfaits, une explication voire une démonstration 
par la sommation, c’est-à-dire l'intégration, de lois de comportement microscopique 
dynamique. En intégrant c’est-à-dire en moyennant ces lois pour la physique des gaz, les 
époux Ehrenfest établissent le passage du microscopique au macroscopique, en 1911. Leur 


publication est exactement contemporaine de l'invention des chaînes de Markov. 


Pour établir ce passage en y autorisant l'intégration, il convient de supposer certaines 
régularités à l’échelle macroscopique, et c’est là qu’'intervient l'hypothèse de l’ergodicité. 
C'est une version et un raffinement moderne (du XX°) de l'hypothèse selon laquelle des 
masses réparties le long d’une barre de fer, quel que soit leur répartition, autorisent à ce 
qu’il y ait un point pivot, un centre de gravité, sur laquelle, si l’on y pose la barre de fer, elle 
tiendra en équilibre. En résumé, poser l'hypothèse d’ergodicité consiste à poser une forme 
macroscopique, qui est ordonnée par un équilibre dynamique, à l’horizon d’une question 
de flux de signaux?? où de particules. L’ergodicité est un terme construit par les époux 
Ehrenfest en 1911, à partir des termes grecs epyoc, qui signifie « travail », et o6oc, pour 


« chemin ». 


21 Classique, par opposition à la physique quantique. En physique classique le point mécanique a des 
coordonnées de vitesse et de position assignées strictement en un point mathématique, la particule ne s'étale 
pas à raison de fonctions de repartions dans l’espace. Cela structure deux physiques sans commune mesure. 


22 Shannon, C. « A mathematical theory of communication », The Bell System Technical Journal, Vol. 27, pp. 
379-423, 623-656, July, October, 1948 


2 Macroscopique signifiant ici lorsqu'ils fourmillent en grand nombre. 


448 


XVI) Annexe 4 : Quatrième de 
couverture de Vélimir Khlebnikov - 
Œuvres 1919-1922, Verdier, 2017 


« La révolution a eu lieu. Elle a entamé radicalement le siècle. En mai 1919, Khlebnikov 


quitte Moscou, une petite valise à la main : « Je vais dans le Midi, c'est le printemps. » 


Il part vers l'un des points les plus brûlants de la guerre civile, l'Ukraine. L'errance va durer 
plus de trois ans et le mènera autour de la Capsienne, en Azerbaïdjan, au Daghestan, en 
Perse, puis de nouveau en Russie. Il sera emporté par la misère et la gangrène à Santalovo, 


un village du Nord, près de Novgorod. 


La valise a fait place à une légendaire taie d'oreiller dans laquelle il entasse ses manuscrits, 


poèmes, proses, lettres, feuilles parfois volées ou envolées, qui accueille aussi son sommeil. 


Il'écrit dans l'urgence, dans l'obscurité, dans la maison des fous, au profond de la faim, des 
abris de fortune, devant des feux de camp où s'échangent pain et poème, pain et 


immortalité. 


Langue des oiseaux, poésie stellaire, écriture des nombres... 


Je pense écrire une chose dans laquelle toute l'humanité, 
3 milliards, participerait et où elle serait obligée de jouer. 
Mais la langue habituelle ne convient pas pour la chose, 
Il va falloir pas à pas en créer une nouvelle. 


(Lettre à Maïakovski, 18 février 1921.) 


Traduit du russe, préfacé et annoté par Yvan Mignot » 


449 


Sommaire 
1) INTRODUCTION. sers mennes ni dunenar tin pere dec m arte in Games senc otasnenee ni antennes eng enc sen tn te ad tance 5 
1)  NOTRE PROBLEME ET SA METHODE... usines sne een srnns sense snnesnnessenesnnn 5 
2)» LÉÉPLANIDELEXPOSE tree RAR ren LR A ne Rnariledaana dires 33 
Il) HASARD ET CONTINGENCE EN SCIENCE ET EN PSYCHANALYSE unes 37 
1) LA SCIENTIFICITE DU HASARD : L'ALEA 4... iii 39 
2) LA CONTINGENCE EN PSYCHANALYSE iii 49 
Il) LE REPETITION : DU CONSTAT AU CONCEPT... nnnrrrressssscnenemeneneenns 52 
3) LE WIEDERHOLUNGZWANG ui iéieieieiiirnieeieeieeneeeeneninee 52 
4) SENS ET REJET, RETROACTION nier enresnrrsssnece senc eennesnnessnnessnneeennssnnessneesne 65 
5}! (LA PAROLE VIDE nn nt rat te rie Matte Matane nn Hub 76 
6}, :CONCLUSION Linea me are dan el nette anti em ee ent c 82 
IV) LE TRAVAIL INCONSCIENT EN MATHEMATIQUE .…..…............................ 85 
1): DITAYRAMBES'A CANTOR 122 rue ren ennemie ta ele Cane mme d er rence das mal at 86 
2);:" “RÉELEDESDISCOURS:: LR ne RE TR rte dns né ane dde née ee ne 100 
3) LA LETTRE EN MATHEMATIQUE.......uu ui édeeieniniiinineeneeieneineneeneneennnnnne 110 
À)... "CONCLUSION: Re Rire nent Mal ire ren re née nee Rene e 128 
V)  L’EXPLORATION DU MONDE DISCRET PAR MARKOV ss 131 
1) — INTRODUCTION Es th ma tnt elite fn A Re nt ne dif tn Poe 131 
2): L'ŒUVRE MATHEMATIQUE DE MARKOV is ssiiutiielitémitntisintenitens mind letafteqtenuuteonneu re dttee 143 
3) VIE PERSONNELLE DE MARKOV. til ta rien nette le mnt rade are terne stunt 172 
A) | DISCUSSION remit dettes rates tree tele een es teen tr Met A Mi te dead ra 183 
5) CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES iii 195 
6)  POSTERITE DES CHAINES DE MARKOV iii 203 


VI) DE LA QUANTIFICATION DE LA LANGUE A SA CANTILLATION, LE PARCOURS DE M. 


PETRUSZEWYCZ 22500 ins eden unanime nenssanssn ete on esesne anne tecene dense see ete nn o les an een 206 
1) LES CHAINES DE MARKOV EN LINGUISTIQUE es 206 
2} LETTRE UNIVARIER SSSR ame en SE nant 228 
3) EN POSSESSION DE L'AUTOMATE OÙ PAR LUI POSSEDE 7... 250 
AJ I DIS EUSSIONN EE ne Rte nd et us 259 
D) CONCLUSIONS CS ART Tu is 266 
6) CHAPITRE 5 : EN PERSPECTIVE : LA PROBABILITE EST BIVALENTE SELON R. CARNAP............. 269 
VID) LE FORMALISME RUSSE :.::::.:52:555508 annee nnn ns utee ne nnnun pans gusnede nue net atenfanndenncennne des 280 


1)  MENTIONNE DISCRETEMENT PAR LACAN 280 


IX) 


X) 


XI) 


CHOBOULE SLOVO) ER RAR ed de A Gin ue 282 
NOTES D'INTRODUCTION ADIRUSSE 8 tan aura nn rte nn ae dé ave 20 285 
ROMAN JAKOBSON ET SES ANTECEDENTS DANS L'INTERVIEW « REPONSES » 293 
LE STRUGTURALISMEDE LAGAN ah ae en nn le Ne mn AO 298 
SIGNE ZERO EN LINGUISTIQUE STRUCTURALE seine 301 
CONCLUSIONS 'LAILETIRE BANALISEE. 425100 anni hais 304 
EN LISANT LE SEMINAIRE SUR « LA LETTRE VOLEE »... nn nnnnrnnnnnnnnnre 309 
CONTEXTE Ve nn nn me ane 309 
L'ESSAI DE RIGUEUR QU'EST LE SEMINAIRE SUR « LA LETTRE VOLEE » 324 
PROVENANCE ET DESTINATION DU SEMINAIRE SUR « LA LETTRE VOLEE ».............................. 335 
CONCEUSIONS ET PERSPECTIVES 52 ne nn en tendant 364 
FONCTIONS ET ECUEILS DE LA MACHINE-A-REPONDRE nn 370 
POSITION DU PROBLEME AVANT D'ECRIRE LE RESUME... 370 
PHONOLOGIE VS TRAITEMENT DU SIGNAL DE PAROLE (RESUME ACCEPTE)... 371 
TEXTE DE L'INTERVENTION ORALE DU 8 NOV. 2019... 372 
EN PERSPECTIVE : DE LA CODIFICATION DONT LA LANGUE SERAIT POURVUE 376 
LE TRESSAGE VERBAL CHEZ V. KHLEBNIKOV ..... nn nrnrnnnnnnnnnnnnnnnnne 383 
POÉSIE DDC ME tn An ne tr in 383 
SON DISPOSMIFLITTERAIRE Laine end dant entr 384 
QMELQUES ASPECTS BU DIS POSIMTIPE AA Ldain  nnane nn Riel Aus 387 
CONCÉUSION EMA RMS NE name ele 388 
CONCLUSION'GENERALE::::;:::::5550525ns her ain hide t tn seseen ten elennnsbsstetne 390 
LAÉONFINGENCÉ Ann ed dt de nel 390 
ÉÉREPÉTITONS san Ru antenne ne out 392 
CE QU A TRANSMIS MARRON RAA DS RU NT fu 393 
D'UN USAGE DES PROBABILITES EN LINGUISTIQUE....................... 395 
UNE LINGUISTIQUE QUANTITATIVE AUX EFFETS FORCLUSIFS 399 
CONTRE LA LINGUISTIQUEQUANTITATIVE 2 nan na nent ii 401 
ÉCONOMIE DE LA LANGUE ET TRESSAGE 403 
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES nn nrnrnrnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnenenenennnnnnnee 405 
ANNEXE 1: MÉTHODES; utesctreiniienentieni net nninentetrenetie tite naienenten firent 421 
MÉTHODE DELECTURE Lin 2 nine aa ain an dbtantnnnt 421 
MÉTHODE D'ECRITURE in nant Mt di ne end St tinétee 425 
MÉTHODE DE TRAVAIL un Senna dicnanisntes 427 


ANNEXE 2 : CHRONOLOGIE DE CERTAINES PUBLICATIONS DE A.A. MARKOV .. 431 


ANNEXE 3 : SUR LES CHAINES DE MARKOV nn rnnrrsserrsneennnnnnne 434 


1): LECADRE PROBABILISTE 2 nn AR A RS Re AE nc ne un 434 
2), lÉESPROBABILITES CONDITIONNELLES; 2524 nn ua art nd tan 435 
3): JINTRODUCTION AUX GHAINES DE MARRON surtt nee si rt nat Gerets 439 


XVI) ANNEXE 4 : QUATRIEME DE COUVERTURE DE VELIMIR KHLEBNIKOV - ŒUVRES 
1919-1922; VERDIER;2017:icsudreserranenannentianenincauerenezdagatsanenne cent ragcesaste ed eneeéatore she name lac nue et 448 


SOMMAIRE 5. ériaerrrent anne ssnte manne étonne caen int dannnn cc ue nent da tone nent ce ter agac ed agan ee Den taste cage tu tt ant net 449